The Project Gutenberg EBook of Le mort vivant, by Robert Louis Stevenson This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org/license Title: Le mort vivant Author: Robert Louis Stevenson Translator: Téodor de Wyzewa Release Date: September 21, 2013 [EBook #43784] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MORT VIVANT *** Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
R.-L. STEVENSON
ROMAN
Traduit par T. de WYZEWA
PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER
PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35
1905
Tous droits réservés.
DU MÊME AUTEUR:
LE REFLUX, roman, traduit par Teodor de Wyzewa, un volume in-16 | 3 fr. 50 |
LE ROMAN DU PRINCE OTHON, traduit par Egerton Castle, un volume in-16 | 3 fr. 50 |
LE MORT VIVANT
Combien le lecteur,—tandis que, commodément assis au coin de son feu, il s'amuse à feuilleter les pages d'un roman,—combien il se rend peu compte des fatigues et des angoisses de l'auteur! Combien il néglige de se représenter les longues nuits de luttes contre des phrases rétives, les séances de recherches dans les bibliothèques, les correspondances avec d'érudits et illisibles professeurs allemands, en un mot tout l'énorme échafaudage que l'auteur a édifié et puis démoli, simplement pour lui procurer, à lui, lecteur, quelques instants de distraction au coin de son feu, ou encore pour lui tempérer l'ennui d'une heure en wagon!
C'est ainsi que je pourrais fort bien commencer ce récit par une biographie complète de l'Italien Tonti: lieu de naissance, origine et caractère des parents, génie naturel (probablement hérité de la mère), exemples remarquables de précocité, etc. Après quoi je pourrais également infliger au lecteur un traité en règle sur le système économique auquel le susdit Italien a laissé son nom. J'ai là, dans deux tiroirs de mon cartonnier, tous les matériaux dont j'aurais besoin pour ces deux paragraphes; mais je dédaigne de faire étalage d'une science d'emprunt. Tonti est mort; je dois même dire que je n'ai jamais rencontré personne pour le regretter. Et quant au système de la tontine, voici, en quelques mots, tout ce qu'il est nécessaire qu'on en connaisse pour l'intelligence du simple et véridique récit qui va suivre:
Un certain nombre de joyeux jeunes gens mettent en commun une certaine somme, qui est ensuite déposée dans une banque, à intérêts composés. Les déposants vivent leur vie, meurent chacun à son tour; et, quand ils sont tous morts à l'exception d'un seul, c'est à ce dernier survivant qu'échoit toute la somme, intérêts compris. Le survivant en question se trouve être alors, suivant toute vraisemblance, si sourd qu'il ne peut pas même entendre le bruit mené autour de sa bonne aubaine; et, suivant toute vraisemblance, il a lui-même trop peu de temps à vivre pour pouvoir en jouir. Le lecteur comprend maintenant ce que le système a de poétique, pour ne pas dire de comique: mais il y a en même temps, dans ce système, quelque chose de hasardeux, une apparence de sport, qui, jadis, l'a rendu cher à nos grands-parents.
Lorsque Joseph Finsbury et son frère Masterman n'étaient que deux petits garçons en culottes courtes, leur père,—un marchand aisé de Cheapside,—les avait fait souscrire à une petite tontine de trente-sept parts. Chaque part était de mille livres sterling. Joseph Finsbury se rappelle, aujourd'hui encore, la visite au notaire: tous les membres de la tontine,—des gamins comme lui,—rassemblés dans une étude, et venant, chacun à son tour, s'asseoir dans un grand fauteuil pour signer leurs noms, avec l'assistance d'un bon vieux monsieur à lunettes chaussé de bottes à la Wellington. Il se rappelle comment, après la séance, il a joué avec les autres enfants dans une prairie qui se trouvait derrière la maison du notaire, et la magnifique bataille qu'il a engagée contre un de ses co-tontineurs, qui s'était permis de lui tirer le nez. Le fracas de la bataille est venu interrompre le notaire pendant qu'il s'occupait, dans son étude, à régaler les parents de gâteaux et de vin: de telle sorte que les combattants ont été brusquement séparés, et Joseph (qui était le plus petit des deux adversaires) a eu la satisfaction d'entendre louer sa bravoure par le vieux monsieur aux bottes à la Wellington, comme aussi d'apprendre que celui-ci, à son âge, s'était comporté de la même façon. Sur quoi, Joseph s'est demandé si, à son âge, le vieux monsieur avait déjà une petite tête chauve; et de petites bottes à la Wellington.
En 1840, les trente-sept souscripteurs étaient tous vivants; en 1850, leur nombre avait diminué de six; en 1856 et en 1857, la Crimée et la grande Révolte des Indes, aidant le cours naturel des choses, n'emportèrent pas moins de neuf des tontineurs. En 1870, cinq seulement de ceux-ci restaient en vie; et, à la date de mon récit, il n'en restait plus que trois, parmi lesquels Joseph Finsbury et son frère aîné.
A cette date, Masterman Finsbury était dans sa soixante-treizième année. Ayant depuis longtemps ressenti les fâcheux effets de l'âge, il avait fini par se retirer des affaires, et vivait à présent dans une retraite absolue, sous le toit de son fils Michel, l'avoué bien connu. Joseph, d'autre part, était encore sur pied, et n'offrait encore qu'une figure demi-vénérable, dans les rues où il aimait à se promener. La chose était,—je dois ajouter,—d'autant plus scandaleuse que Masterman avait toujours mené (jusque dans les moindres détails) une vie anglaise véritablement modèle. L'activité, la régularité, la décence, et un goût marqué pour le quatre du cent, toutes ces vertus nationales qu'on s'accorde à considérer comme les bases mêmes d'une verte vieillesse, Masterman Finsbury les avait pratiquées à un très haut degré: et voilà où elles l'avaient conduit, à soixante-treize ans! Tandis que Joseph, à peine plus jeune de deux ans, et qui se trouvait dans le plus enviable état de conservation, s'était toute sa vie disqualifié à la fois par la paresse et l'excentricité. Embarqué d'abord dans le commerce des cuirs, il s'était bientôt fatigué des affaires. Une passion malheureuse pour les notions générales, faute d'avoir été réprimée à temps, avait commencé, dès lors, à saper son âge mûr. Il n'y a point de passion plus débilitante pour l'esprit, si ce n'est peut-être cette démangeaison de parler en public qui en est, d'ailleurs, un accompagnement ou un succédané assez ordinaire. Dans le cas de Joseph, du moins, les deux maladies étaient réunies: peu à peu s'était déclarée la période aiguë, celle où le patient fait des conférences gratuites; et, avant que peu d'années se fussent passées, l'infortuné en était arrivé au point d'être prêt à entreprendre un voyage de cinq heures pour parler devant les moutards d'une école primaire.
Non pas que Joseph Finsbury fût, le moins du monde, un savant! Toute son érudition se bornait à ce que lui avaient fourni les manuels élémentaires et les journaux quotidiens. Il ne s'élevait pas même jusqu'aux encyclopédies; c'était «la vie, disait-il, qui était son livre». Il était prêt à reconnaître que ses conférences ne s'adressaient pas aux professeurs des universités: elles s'adressaient, suivant lui, «au grand cœur du peuple». Et son exemple tendrait à faire croire que le «cœur» du peuple est indépendant de sa tête: car le fait est que, malgré leur sottise et leur banalité, les élucubrations de Joseph Finsbury étaient, d'ordinaire, favorablement accueillies. Il citait volontiers, entre autres, le succès de la conférence qu'il avait faite aux ouvriers sans travail, sur: Comment on peut vivre à l'aise avec deux mille francs par an. L'Education, ses buts, ses objets, son utilité et sa portée, avait valu à Joseph, en plusieurs endroits, la considération respectueuse d'une foule d'imbéciles. Et quant à son célèbre discours sur l'Assurance sur la vie envisagée dans ses rapports avec les masses, la Société d'Amélioration Mutuelle des Travailleurs de l'Ile des Chiens, à qui il fut adressé, en fut si charmée,—ce qui donne vraiment une triste idée de l'intelligence collective de cette association,—que, l'année suivante, elle élut Joseph Finsbury pour son président d'honneur: titre qui, en vérité, était moins encore que gratuit, puisqu'il impliquait, de la part de son titulaire, une donation annuelle à la caisse de la Société; mais l'amour-propre du nouveau président d'honneur n'en avait pas moins là de quoi se trouver hautement satisfait.
Or, pendant que Joseph se constituait ainsi une réputation parmi les ignorants d'espèce cultivée, sa vie domestique se trouva brusquement encombrée d'orphelins. La mort de son plus jeune frère, Jacques, fit de lui le tuteur de deux garçons, Maurice et Jean; et, dans le courant de la même année, sa famille s'enfla encore par l'addition d'une petite demoiselle, la fille de John Henry Hazeltine, Esq., homme de fortune modique, et, apparemment, peu pourvu d'amis. Ce Hazeltine n'avait vu Joseph Finsbury qu'une seule fois, dans une salle de conférence de Holloway; mais, au sortir de cette salle, il était allé chez son notaire, avait rédigé un nouveau testament, et avait légué au conférencier le soin de sa fille, ainsi que de la petite fortune de celle-ci. Joseph était ce qu'on peut appeler un «bon enfant»: et cependant ce ne fut qu'à contre-cœur qu'il accepta cette nouvelle responsabilité, inséra une annonce pour demander une gouvernante, et acheta, d'occasion, une voiture de bébé. Bien plus volontiers il avait accueilli, quelques mois auparavant, ses deux neveux, Maurice et Jean; et cela non pas autant à cause des liens de parenté que parce que le commerce des cuirs (où, naturellement, il s'était hâté d'engager les trente mille livres qui formaient la fortune de ses neveux) avait manifesté, depuis peu, d'inexplicables symptômes de déclin. Un jeune, mais capable Ecossais, fut ensuite choisi comme gérant de l'entreprise: et jamais plus, depuis lors, Joseph Finsbury n'eut à se préoccuper de l'ennuyeux souci des affaires. Laissant son commerce et ses pupilles entre les mains du capable Ecossais, il entreprit un long voyage sur le continent et jusqu'en Asie Mineure.
Avec une Bible polyglotte dans une main et un manuel de conversation dans l'autre, il se fraya successivement son chemin à travers les gens de douze langues différentes. Il abusa de la patience des interprètes, sauf à les payer (le juste prix), quand il ne pouvait pas obtenir leurs services gratuitement; et je n'ai pas besoin d'ajouter qu'il remplit une foule de carnets du résultat de ses observations.
Il employa plusieurs années à ces fructueuses consultations du grand livre de la vie humaine, et ne revint en Angleterre que lorsque l'âge de ses pupilles exigea de sa part un surcroît de soins. Les deux garçons avaient été placés dans une école,—à bon marché, cela va de soi,—mais en somme assez bonne, et où ils avaient reçu une saine éducation commerciale: trop saine même, peut-être, étant donné que le commerce des cuirs se trouvait alors dans une situation qui aurait gagné à n'être pas examinée de très près.
Le fait est que, quand Joseph s'était préparé à rendre à ses neveux ses comptes de tutelle, il avait découvert, à son grand chagrin, que l'héritage de son frère Jacques ne s'était pas agrandi, sous son protectorat. En supposant qu'il abandonnât à ses deux neveux jusqu'au dernier centime de sa fortune personnelle, il avait constaté qu'il aurait encore à leur avouer un déficit de sept mille huit cents livres. Et quand ces faits furent communiqués aux deux frères, en présence d'un avoué, Maurice Finsbury menaça son oncle de toutes les sévérités de la loi: je crois bien qu'il n'aurait pas hésité (malgré les liens du sang) à recourir jusqu'aux mesures les plus extrêmes, si son avoué ne l'en avait retenu.
—Jamais vous ne parviendrez à tirer du sang d'une pierre! lui avait dit, judicieusement, cet homme de loi.
Et Maurice comprit la justesse du proverbe, et se résigna à passer un compromis avec son oncle. D'un côté, Joseph renonçait à tout ce qu'il possédait, et reconnaissait à son neveu une forte part dans la tontine, qui commençait à devenir une spéculation des plus sérieuses; de l'autre côté, Maurice s'engageait à entretenir à ses frais son oncle ainsi que miss Hazeltine (dont la petite fortune avait disparu avec le reste), et à leur servir, à chacun, une livre sterling par mois comme monnaie de poche.
Cette subvention était plus que suffisante pour les besoins du vieillard. On a peine à comprendre comment, au contraire, elle pouvait suffire à la jeune fille, qui avait à se vêtir, à se coiffer, etc..., sur ce seul argent; mais elle y parvenait, Dieu sait par quel moyen, et, chose plus étonnante encore, elle ne se plaignait jamais. Elle était d'ailleurs sincèrement attachée à son gardien, en dépit de la parfaite incompétence de celui-ci à veiller sur elle. Du moins ne s'était-il jamais montré dur ni méchant à son égard, et, en fin de compte, il y avait peut-être quelque chose d'attendrissant dans la curiosité enfantine qu'il éprouvait pour toutes les connaissances inutiles, comme aussi dans l'innocent délice que lui procurait le moindre témoignage d'admiration qu'on lui accordait. Toujours est-il que, bien que l'avoué eût loyalement prévenu Julia Hazeltine que la combinaison de Maurice constituait pour elle un dommage, l'excellente fille s'était refusée à compliquer encore les embarras de l'oncle Joseph. Et ainsi le compromis était entré en vigueur.
Dans une grande, sombre, lugubre maison de John Street, Bloomsbury, ces quatre personnes demeuraient ensemble: en apparence une famille, en réalité une association financière. Julia et l'oncle Joseph étaient, naturellement, deux esclaves. Jean, tout absorbé par sa passion pour le banjo, le café-concert, la buvette d'artistes et les journaux de sport, était un personnage condamné de naissance à ne jouer jamais qu'un rôle secondaire. Et, ainsi, toutes les peines et toutes les joies du pouvoir se trouvaient entièrement dévolues à Maurice.
On sait l'habitude qu'ont prise les moralistes de consoler les faibles d'esprit en leur affirmant que, dans toute vie, la somme des peines et celle des joies se balancent, ou à peu de chose près; mais, certes, sans vouloir insister sur l'erreur théorique de cette pieuse mystification, je puis affirmer que, dans le cas de Maurice, la somme des amertumes dépassait de beaucoup celle des douceurs. Le jeune homme ne s'épargnait aucune fatigue à lui-même, et n'en épargnait pas non plus aux autres: c'était lui qui réveillait les domestiques, qui serrait sous clef les restes des repas, qui goûtait les vins, qui comptait les biscuits. Des scènes pénibles avaient lieu, chaque samedi, lors de la revision des factures, et la cuisinière était souvent changée, et souvent les fournisseurs, sur le palier de service, déversaient tout leur répertoire d'injures, à propos d'une différence de trois liards. Aux yeux d'un observateur superficiel, Maurice Finsbury aurait risqué de passer pour un avare; à ses propres yeux, il était simplement un homme qui avait été volé. Le monde lui devait 7.800 livres sterling, et il était bien résolu à se les faire repayer.
Mais c'était surtout dans sa conduite avec Joseph que se manifestait clairement le caractère de Maurice. L'oncle Joseph était un placement sur lequel le jeune homme comptait beaucoup: aussi ne reculait-il devant rien pour se le conserver. Tous les mois, le vieillard, malade ou non, avait à subir l'examen minutieux d'un médecin. Son régime, son vêtement, ses villégiatures, tout cela lui était administré comme la bouillie aux enfants. Pour peu que le temps fût mauvais, défense de sortir. En cas de beau temps, à neuf heures précises du matin l'oncle Joseph devait se trouver dans le vestibule; Maurice voyait s'il avait des gants, et si ses souliers ne prenaient pas l'eau; après quoi, les deux hommes s'en allaient au bureau, bras dessus bras dessous. Promenade qui n'avait sans doute rien de bien gai, car les deux compagnons ne prenaient aucune peine pour affecter vis-à-vis l'un de l'autre des sentiments amicaux: Maurice n'avait jamais cessé de reprocher à son tuteur le déficit des 7.800 livres, ni de déplorer la charge supplémentaire constituée par Miss Hazeltine; et Joseph, tout bon enfant qu'il fût, éprouvait pour son neveu quelque chose qui ressemblait beaucoup à de la haine. Et encore l'aller n'était-il rien en comparaison du retour: car la simple vue du bureau, sans compter tous les détails de ce qui s'y passait, aurait suffi pour empoisonner la vie des deux Finsbury.
Le nom de Joseph était toujours inscrit sur la porte, et c'était toujours encore lui qui avait la signature des chèques; mais tout cela n'était que pure manœuvre politique de la part de Maurice, destinée à décourager les autres membres de la tontine. En réalité, c'était Maurice lui-même qui s'occupait de l'affaire des cuirs; et je dois ajouter que cette affaire était pour lui une source inépuisable de chagrins. Il avait essayé de la vendre, mais n'avait reçu que des offres dérisoires. Il avait essayé de l'étendre, et n'était parvenu qu'à en étendre les charges; de la restreindre, et c'était seulement les profits qu'il était parvenu à restreindre. Personne n'avait jamais su tirer un sou de cette affaire de cuirs, excepté le «capable» Ecossais, qui, lorsque Maurice l'avait congédié, s'était installé dans le voisinage de Banff, et s'était construit un château avec ses bénéfices. La mémoire de ce fallacieux Ecossais, Maurice ne manquait pas un seul jour à la maudire, tandis que, assis dans son cabinet, il ouvrait son courrier, avec le vieux Joseph assis à une autre table, et attendant ses ordres de l'air le plus maussade, ou bien, furieusement, griffonnant sa signature sur il ne savait quoi. Et lorsque l'Ecossais poussa le cynisme jusqu'à envoyer une annonce de son mariage (avec Davida, fille aînée du Révérend Baruch Mac Craw), le malheureux Maurice crut bien qu'il allait avoir une attaque.
Les heures de présence au bureau avaient été, peu à peu, réduites au minimum honnêtement possible. Si profond que fût chez Maurice le sentiment de ses devoirs (envers lui-même), ce sentiment n'allait pas jusqu'à lui donner le courage de s'attarder entre les quatre murs de son bureau, avec l'ombre de la banqueroute s'y allongeant tous les jours. Après quelques heures d'attente, patron et employés poussaient un soupir, s'étiraient, et sortaient, sous prétexte de se recueillir pour l'ennui du lendemain. Alors, le marchand de cuirs ramenait son capital vivant jusqu'à John Street, comme un chien de salon; après quoi, l'ayant emmuré dans la maison, il repartait lui-même pour explorer les boutiques des brocanteurs, en quête de bagues à cachets, l'unique passion de sa vie.
Quant à Joseph, il avait plus que la vanité d'un homme,—il avait la vanité d'un conférencier. Il avouait qu'il avait eu des torts, encore qu'on eût péché contre lui (notamment le «capable» Ecossais) plus qu'il n'avait péché lui-même. Mais il déclarait que, eût-il trempé ses mains dans le sang, il n'aurait tout de même pas mérité d'être ainsi traîné en laisse par un jeune morveux, d'être tenu captif dans le cabinet de sa propre maison de commerce, d'être sans cesse poursuivi de commentaires mortifiants sur toute sa carrière passée, de voir, chaque matin, son costume examiné de haut en bas, son collet relevé, la présence de ses mitaines sur ses mains sévèrement contrôlée, et d'être promené dans la rue et reconduit chez lui comme un bébé aux soins d'une nourrice. A la pensée de tout cela, son âme se gonflait de venin. Il se hâtait d'accrocher à une patère, dans le vestibule, son chapeau, son manteau, et les odieuses mitaines, et puis de monter rejoindre Julia et ses carnets de notes. Le salon de la maison, au moins, était à l'abri de Maurice: il appartenait au vieillard et à la jeune fille. C'était là que celle-ci cousait ses robes; c'était là que l'oncle Joseph tachait d'encre ses lunettes, tout au bonheur d'enregistrer des faits sans conséquences, ou de recueillir les chiffres de statistiques imbéciles.
Souvent, pendant qu'il était au salon avec Julia, il déplorait la fatalité qui avait fait de lui un des membres de la tontine.
—Sans cette maudite tontine, gémissait-il un soir, Maurice ne se soucierait pas de me garder! Je pourrais être un homme libre, Julia! Et il me serait si facile de gagner ma vie en donnant des conférences!
—Certes, cela vous serait facile!—répondait Julia, qui avait un cœur d'or.—Et c'est lâche et vilain, de la part de Maurice, de vous priver d'une chose qui vous amuse tant!
—Vois-tu, mon enfant, c'est un être sans intelligence! s'écriait Joseph. Songe un peu à la magnifique occasion de s'instruire qu'il a ici, sous la main, et que cependant il néglige! La somme de connaissances diverses dont je pourrais lui faire part, Julia, si seulement il consentait à m'écouter, cette somme, il n'y a pas de mots pour t'en donner une idée!
—En tout cas, mon cher oncle, vous devez bien prendre garde de ne pas vous agiter! observait doucement Julia. Car, vous savez, pour peu que vous ayez l'air d'être souffrant, on enverra aussitôt chercher le médecin!
—C'est vrai, mon enfant, tu as raison! répondait le vieillard. Oui, je vais essayer de prendre sur moi! L'étude va me rendre du calme!
Et il allait chercher sa galerie de carnets.
—Je me demande, hasardait-il, je me demande si, pendant que tu travailles de tes mains, cela ne t'intéresserait pas d'entendre...
—Mais oui, mais oui, cela m'intéresserait beaucoup!—s'écriait Julia.—Allons, lisez-moi une de vos observations!
Aussitôt le carnet était ouvert, et les lunettes raffermies sur le nez, comme si le vieillard voulait empêcher toute rétractation possible de la part de son auditrice.
—Ce que je me propose de te lire aujourd'hui, commença-t-il un certain soir, après avoir toussé pour s'éclaircir la voix, ce sera, si tu veux bien me le permettre, les notes recueillies par moi, à la suite d'une très importante conversation avec un courrier syrien appelé David Abbas.—Abbas, tu l'ignores peut-être, est le nom latin d'abbé.—Les résultats de cet entretien compensent bien le prix qu'il m'a coûté, car, comme Abbas paraissait d'abord un peu impatienté des questions que je lui posais sur divers points de statistique régionale, je me suis trouvé amené à le faire boire à mes frais. Tiens, voici ces notes!
Mais au moment où, après avoir de nouveau toussé, il s'apprêtait à entamer sa lecture, Maurice fit irruption dans la maison, appela vivement son oncle, et, dès l'instant suivant, envahit le salon, brandissant dans sa main un journal du soir.
Et, en vérité, il revenait chargé d'une grande nouvelle. Le journal annonçait la mort du lieutenant général sir Glasgow Beggar, K. C. S. I., K. C. M. G., etc. Cela signifiait que la tontine n'avait plus désormais que deux membres: les deux frères Finsbury. Enfin, la chance était venue pour Maurice!
Ce n'était pas que les deux frères fussent, ni eussent jamais été, grands amis. Lorsque le bruit s'était répandu du voyage de Joseph en Asie Mineure, Masterman, casanier et traditionnel, s'était exprimé avec irritation. «Je trouve la conduite de mon frère simplement indécente! avait-il murmuré. Retenez ce que je vous dis: il finira par aller jusqu'au Pôle Nord! Un vrai scandale pour un Finsbury!» Et ces amères paroles avaient été, plus tard, rapportées au voyageur. Affront pire encore, Masterman avait refusé d'assister à la conférence sur l'Education, ses buts, ses objets, son utilité et sa portée, bien qu'une place lui eût été réservée sur l'estrade. Depuis lors, les deux frères ne s'étaient pas revus. Mais, d'autre part, jamais ils ne s'étaient ouvertement querellés: de telle sorte que tout portait à croire qu'un compromis entre eux serait chose facile à conclure. Joseph (de par l'ordre de Maurice) avait à se prévaloir de sa situation de cadet; et Masterman avait toujours eu la réputation de n'être ni avare ni mauvais coucheur. Oui, tous les éléments d'un compromis entre les deux frères se trouvaient réunis! Et Maurice, dès le lendemain,—tout animé par la perspective de pouvoir rentrer enfin dans ses 7.800 livres sterling,—se précipita dans le cabinet de son cousin Michel.
Michel Finsbury était une sorte de personnage célèbre. Lancé de très bonne heure dans la loi, et sans direction, il était devenu le spécialiste des affaires douteuses. On le connaissait comme l'avocat des causes désespérées: on le savait homme à extraire un témoignage d'une bûche, ou à faire produire des intérêts à une mine d'or. Et, en conséquence, son cabinet était assiégé par la nombreuse caste de ceux qui ont encore un peu de réputation à perdre, et qui se trouvent sur le point de perdre ce peu qui leur en reste; de ceux qui ont fait des connaissances fâcheuses, qui ont égaré des papiers compromettants, ou qui ont à souffrir des tentatives de chantage de leurs anciens domestiques. Dans la vie privée, Michel était un homme de plaisir: mais son expérience professionnelle lui avait donné, par contraste, un grand goût des placements solides et de tout repos. Enfin, détail plus encourageant encore, Maurice savait que son cousin avait toujours pesté contre l'histoire de la tontine.
Ce fut donc avec presque la certitude de réussir que Maurice se présenta devant son cousin, ce matin-là, et, fiévreusement, se mit en devoir de lui exposer son plan. Pendant un bon quart d'heure, l'avoué, sans l'interrompre, le laissa insister sur les avantages manifestes d'un compromis qui permettrait aux deux frères de se partager le total de la tontine. Enfin, Maurice vit son cousin se lever de son fauteuil et sonner pour appeler un commis.
—Eh bien! décidément, Maurice, dit Michel, ça ne va pas!
En vain le marchand de cuirs plaida et raisonna, et revint tous les jours suivants pour continuer à plaider et à raisonner. En vain, il offrit un boni de mille, de deux mille, de trois mille livres. En vain, il offrit, au nom de son oncle Joseph, de se contenter d'un tiers de la tontine et de laisser à Michel et à son père les deux autres tiers. Toujours l'avoué lui faisait la même réponse:
—Ça ne va pas!
—Michel! s'écria enfin Maurice, je ne comprends pas où vous voulez en venir! Vous ne répondez pas à mes arguments, vous ne dites pas un mot! Pour ma part, je crois que votre seul objet est de me contrarier!
L'avoué sourit avec bienveillance.
—Il y a une chose que vous pouvez croire, en tout cas, dit-il: c'est que je suis résolu à ne pas tenir compte de votre proposition! Vous voyez que je suis un peu plus expansif, aujourd'hui: parce que c'est la dernière fois que nous causons de ce sujet!
—La dernière fois! s'écria Maurice.
—Oui! mon bon, parfaitement! Le coup de l'étrier! répondit Michel. Je ne peux pas vous sacrifier tout mon temps! Et, à ce propos, vous-même, n'avez-vous donc rien à faire? Le commerce des cuirs va-t-il donc tout seul, sans que vous ayez besoin de vous en occuper?
—Oh! vous ne cherchez qu'à me contrarier! grommela Maurice, furieux. Vous m'avez toujours haï et méprisé, depuis l'enfance!
—Mais non, mais non, je n'ai jamais songé à vous haïr! répliqua Michel de son ton le plus conciliant. Au contraire, j'ai plutôt de l'amitié pour vous: vous êtes un personnage si étonnant, si imprévu, si romantique, au moins à vous voir du dehors!
—Vous avez raison! dit Maurice sans l'écouter. Il est inutile que je revienne ici! Je verrai votre père lui-même!
—Oh! non, vous ne le verrez pas! dit Michel. Personne ne peut le voir!
—Je voudrais bien savoir pourquoi? cria son cousin.
—Pourquoi? Je n'en ai jamais fait un secret: parce qu'il est trop souffrant!
—S'il est aussi souffrant que vous le dites, cria Maurice, raison de plus pour que vous acceptiez ma proposition! Je veux voir votre père!
—Vraiment? demanda Michel.
Sur quoi, se levant, il sonna son commis.
Cependant le moment était venu où, de l'avis de sir Faraday Bond—l'illustre médecin dont tout nos lecteurs connaissent certainement le nom, ne serait-ce que pour l'avoir vu au bas de bulletins de santé publiés dans les journaux—l'infortuné Joseph, cette oie dorée, avait à être transporté à l'air plus pur de Bournemouth. Et, avec lui, toute la famille alla s'installer dans cet élégant désert de villas: Julia ravie, parce qu'il lui arrivait parfois, à Bournemouth, de faire des connaissances; Jean, désolé, car tous ses goûts étaient en ville; Joseph parfaitement indifférent à l'endroit où il se trouvait, pourvu qu'il eût sous la main une plume, de l'encre, et quelques journaux; enfin Maurice lui-même assez content, en somme, d'espacer un peu ses visites au bureau et d'avoir du loisir pour réfléchir à sa situation.
Le pauvre garçon était prêt à tous les sacrifices; tout ce qu'il demandait était de rentrer dans son argent et de pouvoir envoyer promener le commerce des cuirs: de telle sorte que, étant donnée la modération de ses exigences, il lui paraissait bien étrange qu'il ne trouvât pas un moyen d'amener Michel à composition. «Si seulement je pouvais deviner les motifs qui le portent à refuser mon offre!» Il se répétait cela indéfiniment. Et, le jour, en se promenant dans les bois de Branksome, la nuit, en se retournant sur son lit, à table, en oubliant de manger, au bain, en oubliant de se rhabiller, toujours il avait l'esprit hanté de ce problème: «Pourquoi Michel a-t-il refusé?»
Enfin, une nuit, il s'élança dans la chambre de son frère, qu'il réveilla par de fortes secousses.
—Quoi? Qu'est-ce qu'il y a? demanda Jean.
—Julia va repartir demain! répondit Maurice. Elle va rentrer à Londres, mettre la maison en état, et engager une cuisinière. Et, après-demain, nous la suivrons tous!
—Oh! bravo! s'écria Jean. Mais pourquoi?
—Jean, j'ai trouvé! répliqua gravement son frère.
—Trouvé quoi? demanda Jean.
—Trouvé pourquoi Michel ne veut pas accepter mon compromis! dit Maurice. Et c'est parce qu'il ne peut pas l'accepter! C'est parce que l'oncle Masterman est mort, et qu'il le cache!
—Dieu puissant! s'écria l'impressionnable Jean. Mais pour quel motif? Dans quel intérêt?
—Pour nous empêcher de toucher le bénéfice de la tontine! dit son frère.
—Mais il ne le peut pas! objecta Jean. Tu as le droit d'exiger un certificat de médecin!
—Et n'as-tu jamais entendu parler de médecins qui se laissent corrompre? demanda Maurice. Ils sont aussi communs que les fraises dans les bois; tu peux en trouver à volonté pour trois livres et demie par tête.
—Je sais bien que, pour ma part, je ne marcherais pas à moins de cinquante livres! ne put s'empêcher de déclarer Jean.
—Et, ainsi, Michel compte nous mettre dedans! poursuivit Maurice. Sa clientèle diminue, sa réputation baisse, et, évidemment, il a un plan: car le gaillard est terriblement malin. Mais je suis malin, moi aussi, et puis j'ai pour moi la force du désespoir. J'ai perdu 7.800 livres quand je n'étais encore qu'un orphelin en tutelle!
—Oh! ne recommence pas à nous ennuyer avec cette histoire! interrompit Jean. Tu sais bien que tu as déjà perdu bien plus d'argent à vouloir rattraper celui-là!
En conséquence, quelques jours après, les trois membres mâles de cette triste famille auraient pu être observés (par un lecteur de F. du Boisgobey) prenant le train de Londres, à la gare de Bournemouth. Le temps, suivant l'affirmation du baromètre, était «variable», et Joseph portait le costume adapté à cette température dans l'ordonnance de sir Faraday Bond; car cet éminent praticien, comme l'on sait, n'est pas moins strict en matière de vêtement que de régime.
J'ose dire qu'il y a peu de personnes d'une santé délicate qui n'aient au moins essayé de vivre conformément aux prescriptions de sir Faraday Bond. «Evitez les vins rouges, madame,—toutes mes lectrices se sont certainement entendu dire cela,—évitez les vins rouges, le gigot d'agneau, les marmelades d'oranges et le pain non grillé! Mettez-vous au lit tous les soirs, à dix heures trois quarts, et (s'il vous plaît) habillez-vous de flanelle hygiénique du haut en bas! A l'extérieur, la fourrure de martre me paraît indiquée! N'oubliez pas non plus de vous procurer une paire de bottines de la maison Dall et Crumbie!» Et puis, très probablement, après que vous aviez déjà payé votre visite, sir Faraday vous aura rappelée, sur le seuil de son cabinet, pour ajouter, d'un ton particulièrement catégorique: «Encore une précaution indispensable: si vous voulez rester en vie, évitez l'esturgeon bouilli!»
L'infortuné Joseph était soumis avec une rigueur effroyable au régime de sir Faraday Bond. Il avait à ses pieds les bottines de santé; son pantalon et son veston étaient de véritable drap à ventilation; sa chemise était de flanelle hygiénique (d'une qualité quelque peu au rabais, pour dire vrai), et il se trouvait drapé jusqu'aux genoux dans l'inévitable pelisse en fourrure de martre. Les employés même de la gare de Bournemouth pouvaient reconnaître, dans ce vieux monsieur, une créature de sir Faraday, qui, du reste, envoyait tous ses patients vers cette villégiature. Il n'y avait, dans la personne de l'oncle Joseph, qu'un seul indice d'un goût individuel: à savoir, une casquette de touriste, avec une visière pointue. Toutes les instances de Maurice avaient échoué devant l'obstination du vieillard à porter ce couvre-chef, qui lui rappelait l'émotion éprouvée par lui, naguère, lorsqu'il avait fui devant un chacal à moitié mort, dans les plaines d'Ephèse.
Les trois Finsbury montèrent dans leur compartiment, où ils se mirent aussitôt à se quereller: circonstance insignifiante en soi, mais qui se trouva être, tout ensemble, extrêmement malheureuse pour Maurice et—j'ose le croire—heureuse pour mon lecteur. Car si Maurice, au lieu de s'absorber dans sa querelle, s'était penché un moment à la portière de son wagon, l'histoire qu'on va lire n'aurait pas pu être écrite. Maurice, en effet, n'aurait pas manqué d'observer l'arrivée sur le quai et l'entrée dans un compartiment voisin d'un second voyageur vêtu de l'uniforme de sir Faraday Bond. Mais le pauvre garçon avait autre chose en tête, une chose qu'il considérait (et Dieu sait combien il se trompait!) comme bien plus importante que de baguenauder sur le quai avant le départ du train.
—Jamais on n'a vu rien de pareil!—s'écria-t-il, sitôt assis, reprenant une discussion qui n'avait pour ainsi dire pas cessé depuis le matin.—Ce billet n'est pas à vous! Il est à moi!
—Il est à mon nom! répliqua le vieillard avec une obstination mêlée d'amertume. J'ai le droit de faire ce qui me plaît avec mon argent!
Le «billet» était un chèque de huit cents livres sterling, que Maurice, pendant le déjeuner, avait remis à son oncle pour qu'il le signât, et que le vieillard avait, simplement, empoché.
—Tu l'entends, Jean! fit Maurice. Son argent! Mais il n'y a pas jusqu'aux vêtements qu'il a sur le dos qui ne m'appartiennent!
—Laisse-le tranquille! grommela Jean. Vous commencez à m'exaspérer, tous les deux!
—Ce n'est point là une manière convenable de parler à votre oncle, Monsieur! cria Joseph. Je suis résolu à ne plus tolérer ce manque d'égards! Vous êtes une paire de jeunes drôles extrêmement grossiers, impudents, et ignorants; et j'ai décidé de mettre un terme à cet état de choses!
—Peste! fit l'aimable Jean.
Mais Maurice ne prit pas l'affaire avec autant de philosophie. L'acte imprévu d'insubordination de son oncle l'avait tout bouleversé; et les dernières paroles du vieillard ne lui annonçaient rien de bon. Il lançait à l'oncle Joseph des coups d'œil inquiets.
—Bon! bon! finit-il par dire. Nous verrons à régler tout cela quand nous serons à Londres!
Joseph, en réponse, ne l'honora pas même d'un regard. De ses mains tremblantes, il ouvrit un numéro du Mécanicien anglais, et, avec ostentation, se plongea dans l'étude de ce périodique.
—Je me demande ce qui a pu le rendre tout à coup si rebelle? songeait son neveu. Voilà, en tout cas, un incident qui ne me plaît guère!
Et il se grattait le nez, signe habituel d'une lutte intérieure. Cependant, le train poursuivait sa route à travers le monde, emportant avec lui sa charge ordinaire d'humanité, parmi laquelle le vieux Joseph, qui faisait semblant d'être plongé dans son journal, et Jean, qui sommeillait sur les anecdotes soi-disant comiques du Lisez-moi! et Maurice, qui roulait dans sa tête tout un monde de ressentiments, de soupçons, et d'alarmes. C'est ainsi que le train dépassa la plage de Christ-Church, Herne avec ses bois de sapins, Ringswood, d'autres stations encore. Avec un petit retard, mais qui n'avait lui-même rien que de normal, il arriva à une station au milieu de la Forêt-Neuve,—une station que je vais déguiser sous le pseudonyme de Browndean, pour le cas où la Compagnie du South-Western s'aviserait de prendre ombrage de mes révélations.
De nombreux voyageurs mirent le nez à la fenêtre de leur compartiment. De leur nombre fut précisément le vieux monsieur dont Maurice avait négligé d'observer l'entrée dans le train. Et l'on me permettra de profiter de l'occasion pour dire, ici, quelques mots de ce personnage: car, d'abord, cela me dispensera de revenir sur son compte, et puis je crois bien que, durant tout le cours de mon histoire, je ne rencontrerai plus un autre personnage aussi respectable. Son nom n'importe pas à connaître, mais bien sa manière de vivre. Ce vieux gentleman avait passé sa vie à errer à travers l'Europe; et, comme, enfin, trente ans de lecture du Galignani's Messenger lui avaient fatigué la vue, il était tout à coup rentré en Angleterre pour consulter un oculiste. De l'oculiste chez le dentiste, et de celui-ci chez le médecin, c'est la gradation inévitable. Actuellement, notre vieux gentleman était entre les mains de sir Faraday Bond; vêtu de drap à ventilation, et expédié en villégiature à Bournemouth; et il retournait à Londres, sa villégiature achevée, pour rendre compte de sa conduite à l'éminent praticien. C'était un de ces vieux Anglais banals et monotones que nous avons tous vus, cent fois, entrer à la table d'hôte où nous mangions, à Cologne, à Salzbourg, à Venise. Tous les directeurs d'hôtels de l'Europe connaissent par leurs noms la série complète de ces voyageurs, et cependant si, demain, la série complète venait à disparaître d'un seul coup, personne ne s'aviserait de remarquer son absence. Ce voyageur-là, en particulier, était d'une inutilité presque désolante. Il avait réglé sa note, à Bournemouth, avant de partir; tous ses biens meubles se trouvaient déposés, sous les espèces de deux malles, dans le fourgon aux bagages. Au cas de sa brusque disparition, les malles, après le délai réglementaire, seraient vendues à un juif comme bagages non réclamés; le valet de chambre de sir Faraday Bond se verrait privé, à la fin de l'année, de quelques shillings de pourboire; les divers directeurs d'hôtels de l'Europe, à la même date, constateraient une légère diminution dans leurs bénéfices: et ce serait tout, littéralement tout. Et peut-être le vieux gentleman pensait-il à quelque chose comme ce que je viens de dire, car il avait la mine assez mélancolique, lorsqu'il rentra son crâne chauve dans l'intérieur du wagon, et que le train se remit à fumer sous le pont, et au delà, avec une vitesse accélérée, passant tour à tour à travers les fourrés et les clairières de la Forêt-Neuve.
Mais voici que, à quelques centaines de mètres de Browndean, il y eut un arrêt brusque. Maurice Finsbury eut conscience d'un soudain bruit de voix, et se précipita vers la fenêtre. Des femmes hurlaient, des hommes sautaient sur le rebord de la voie; les employés du train leur criaient de rester assis à leurs places. Et puis le train commença lentement à reculer vers Browndean; et puis, la minute suivante, tous ces bruits divers se perdirent dans le sifflement apocalyptique et le choc tonnant de l'express qui accourait en sens opposé.
Le bruit final de la collision, Maurice ne l'entendit pas. Peut-être s'était-il évanoui? Il eut seulement un vague souvenir d'avoir vu, comme dans un rêve, son wagon se renverser et tomber en pièces, comme une tour de cartes. Et le fait est que, lorsqu'il revint à lui, il gisait sur le sol, avec un vilain ciel gris au-dessus de sa tête, qui lui faisait affreusement mal. Il porta la main à son front, et ne fut pas surpris de constater qu'elle était rouge de sang. L'air était rempli d'un bourdonnement intolérable, dont Maurice pensa qu'il cesserait de l'entendre quand la conscience aurait achevé de lui revenir. C'était comme le bruit d'une forge en travail.
Et bientôt, sous l'aiguillon instinctif de la curiosité, il se redressa, s'assit et regarda autour de lui. La voie, en cet endroit, montait avec un brusque détour. Et, de toutes parts, l'environnant, Maurice aperçut les restes du train de Bournemouth. Les débris de l'express descendant étaient, en majeure partie, cachés derrière les arbres; mais, tout juste au tournant, sous des nuages d'une vapeur noire, Maurice vit ce qui restait des deux machines, l'une sur l'autre. Le long de la voie, des gens couraient, çà et là, et criaient en courant; d'autres gisaient, immobiles, comme des vagabonds endormis.
Brusquement Maurice eut une idée: «Il y a eu un accident!» songea-t-il, et la conscience de sa perspicacité lui rendit un peu de courage. Presque au même instant, ses yeux tombèrent sur Jean, étendu près de lui, et d'une pâleur effrayante. «Mon pauvre vieux! mon pauvre copain!» se dit-il, retrouvant je ne sais où un vieux terme d'école. Après quoi, avec une tendresse enfantine, il prit dans sa main la main de son frère. Et bientôt, au contact de cette main, Jean rouvrit les yeux, se rassit en sursaut, et remua les lèvres, sans parvenir à en faire sortir aucun son. «Bis! bis!» proféra-t-il enfin, d'une voix de fantôme.
Le bruit de forge et la fumée persistaient intolérablement. «Fuyons cet enfer!» s'écria Maurice. Et les deux jeunes gens s'aidèrent l'un l'autre à se remettre sur pied, se secouèrent, et considérèrent la scène funèbre, autour d'eux.
Au même instant, un groupe de personnes s'approcha d'eux.
—Etes-vous blessés? leur cria un petit homme dont le visage blême était tout baigné de sueur, et, qui, à la façon dont il dirigeait le groupe, devait évidemment être un médecin.
Maurice montra son front; le petit homme, après avoir haussé les épaules, lui tendit un flacon d'eau-de-vie.
—Tenez, dit-il, buvez une gorgée de ceci, et passez ensuite le flacon à votre ami, qui paraît en avoir encore plus besoin que vous! Et puis, après cela, venez avec nous! Il faut que tout le monde nous aide! Il y a fort à faire! Vous pourrez toujours vous rendre utiles, ne serait-ce qu'en allant chercher des brancards!
A peine le médecin et sa suite s'étaient-ils éloignés que Maurice, sous l'influence vivifiante du cordial, acheva de reprendre conscience de lui-même.
—Seigneur! s'écria-t-il. Et l'oncle Joseph?
—Au fait, dit Jean, où peut-il bien s'être fourré? Il ne doit pas être loin! J'espère que le pauvre vieux n'est pas trop endommagé!
—Viens m'aider à le chercher! dit Maurice, d'un ton tout particulier de farouche résolution.
Puis, soudain, il éclata:
—Et s'il était mort? gémit-il, en montrant le poing au ciel.
Çà et là, les deux frères couraient, examinant les visages des blessés, retournant les morts. Ils avaient passé en revue, de cette façon, une bonne vingtaine de personnes; et toujours aucune trace de l'oncle Joseph. Mais, bientôt, leur enquête les rapprocha du centre de la collision, où les deux machines continuaient à vomir de la fumée avec un vacarme assourdissant. C'était une partie de la voie où le médecin et sa suite n'étaient pas encore parvenus. Le sol, surtout à la marge du bois, était plein d'aspérités: ici un fossé, là une butte surmontée d'un buisson de genêts. Bien des corps pouvaient être cachés dans cet endroit; et les deux jeunes neveux l'explorèrent comme des chiens pointers après une chasse. Et tout à coup Maurice, qui marchait en tête, s'arrêta et étendit son index d'un geste tragique. Jean suivit la direction du doigt de son frère.
Au fond d'un trou de sable gisait quelque chose qui, naguère, avait été une créature humaine. Le visage était affreusement mutilé, au point d'être tout à fait méconnaissable; mais les deux jeunes gens n'avaient pas besoin de reconnaître le visage. Le crâne chauve parsemé de rares cheveux blancs, la pelisse de martre, le drap à ventilation, la flanelle hygiénique,—tout, jusqu'aux bottines de santé de MM. Dall et Crumbie,—tout attestait que ce corps était celui de l'oncle Joseph. Seule, la casquette à visière pointue devait s'être égarée dans le cataclysme, car le mort était tête nue.
—La pauvre vieille bête! fit Jean, avec une pointe de véritable émotion. Je donnerais bien dix livres pour que nous ne l'eussions pas embarqué dans ce train!
Mais c'était une émotion d'une tout autre nature qui se lisait sur le visage de Maurice, pendant qu'il restait penché sur le cadavre. Il songeait à cette nouvelle et suprême injustice de la destinée. Il avait été volé de 7.800 livres pendant qu'il était un orphelin en tutelle; il avait été engagé par force dans une affaire de cuirs qui ne marchait pas; il avait été encombré de Miss Julia; son cousin avait projeté de le dépouiller du bénéfice de la tontine; il avait supporté tout cela,—il pouvait presque dire avec dignité,—et voilà maintenant qu'on lui avait tué son oncle!
—Vite! dit-il à son frère, d'une voix haletante, prends-le par les pieds; il faut que nous le cachions dans le bois! Je ne veux pas que d'autres puissent le trouver!
—Quelle farce! s'écria Jean. A quoi bon?
—Fais ce que je dis! répliqua Maurice en saisissant le cadavre par les épaules. Veux-tu donc que je l'emporte à moi seul?
Ils se trouvaient à la lisière du bois; en dix ou douze pas, ils furent à couvert, et, un peu plus loin, dans une clairière sablonneuse, ils déposèrent leur fardeau; après quoi, s'étant redressés, ils le considérèrent mélancoliquement.
—Qu'est-ce que tu comptes en faire? murmura Jean.
—L'enterrer, naturellement! répondit Maurice.
Il ouvrit son couteau de poche, et commença à creuser le sable.
—Jamais tu n'arriveras à rien avec ton couteau! objecta son frère.
—Si tu ne veux pas m'aider, toi, misérable couard, hurla Maurice, va-t-en à tous les diables!
—C'est la folie la plus ridicule! fit Jean; mais il ne sera pas dit qu'on ait pu m'accuser d'être un couard!
Et il se mit en posture d'aider son frère.
Le sol était sablonneux et léger, mais tout embarrassé de racines des sapins environnants. Les deux jeunes gens s'ensanglantèrent cruellement les mains. Une heure d'un travail héroïque, surtout de la part de Maurice, et à peine si le fossé avait huit à neuf pouces de profondeur. Dans ce fossé, le corps fut plongé, tant bien que mal; le sable fut entassé par-dessus, et puis d'autre sable, qu'on dut prendre ailleurs, non moins péniblement. Hélas! à l'une des extrémités du lugubre tertre, deux pieds continuaient à se projeter hors du sable, chaussés de voyantes bottines de santé.
Mais tant pis! Les nerfs des fossoyeurs étaient à bout. Maurice lui-même n'en pouvait plus. Et, pareils à deux loups, les deux frères s'enfuirent au plus profond du fourré voisin.
—Nous avons fait de notre mieux! dit Maurice.
—Et maintenant, répondit Jean, peut-être auras-tu l'obligeance de me dire ce que tout cela signifie!
—Ma parole, s'écria Maurice, si tu ne le comprends pas de toi-même, je désespère de te le faire comprendre!
—Oh! j'entends bien que c'est quelque chose qui se rapporte à la tontine! répliqua Jean. Mais je te dis que c'est pure folie! La tontine est perdue, voilà tout!
—Je te répète que l'oncle Masterman est mort! cria Maurice. Je le sais; il y a en moi une voix qui me le dit!
—Oui, et l'oncle Joseph est mort aussi! dit Jean.
—Il n'est pas mort si je ne le veux pas! répondit Maurice.
—Eh bien! fit Jean, admettons que l'oncle Masterman soit mort! En ce cas, nous n'avons qu'à dire la vérité, et à sommer Michel de faire de même!
—Tu prends toujours Michel pour un imbécile! ricana Maurice. Ne peux-tu donc pas comprendre qu'il y a des années qu'il a préparé son coup? Il a tout sous la main: la garde-malade, le médecin, le certificat tout prêt, mais avec la date en blanc. Que nous révélions seulement l'affaire qui vient d'arriver, et je te parie que, dans deux jours, nous apprendrons la mort de l'oncle Masterman! Oui, mais écoute bien, Jean! Ce que Michel peut faire, je peux le faire aussi. S'il peut me monter un bluff, je peux, moi aussi, lui en monter un! Si son père doit vivre éternellement, eh bien! par Dieu, mon oncle fera de même!
—Et que fais-tu de la loi, dans tout cela? demanda Jean.
—Un homme doit avoir quelquefois le courage d'obéir à sa conscience! répondit Maurice avec dignité.
—Mais supposons que tu te trompes! Supposons que l'oncle Masterman soit en vie et se porte comme un charme!
—Même en ce cas, répondit Maurice, notre situation n'est point pire qu'avant: en fait, elle est meilleure! L'oncle Masterman doit nécessairement mourir un jour. Tant que l'oncle Joseph vivait, il devait, lui aussi, finir par mourir un jour: tandis que, maintenant, nous n'avons pas à redouter cette alternative. Il n'y a point de limite à la combinaison que je propose: elle peut se prolonger jusqu'au Jugement Dernier!
—Si du moins je voyais ce qu'elle est, ta combinaison! soupira Jean. Mais, tu sais, mon pauvre vieux, tu as toujours été un si terrible rêveur!
—Je voudrais bien savoir quand j'ai jamais rêvé! s'écria Maurice. Je possède la plus belle collection de bagues à cachets qui existe à Londres!
—Oui, mais tu sais, il y a l'affaire des cuirs! suggéra l'autre. Tu ne peux pas nier que ce soit un bouillon!
Maurice donna, en cette circonstance, une preuve remarquable de son empire sur soi: il laissa passer l'allusion de son frère sans s'offenser, sans même répondre.
—Pour ce qui est de l'affaire qui nous occupe en ce moment, reprit-il, une fois que nous tiendrons l'oncle chez nous, à Bloomsbury, nous serons hors d'embarras. Nous l'enterrerons dans la cave, qui paraît avoir été faite expressément pour le recevoir; et je n'aurai plus alors qu'à me mettre en quête d'un médecin que l'on puisse corrompre.
—Et pourquoi ne pas le laisser ici? demanda Jean.
—Parce que nous avons besoin de l'avoir sous la main quand son heure viendra! répliqua Maurice. Et puis, parce que nous ne savons rien de ce pays-ci! Ce bois est peut-être un lieu de promenade favori des amoureux. Non, ne rêve pas à ton tour, et songe avec moi à ce qui constitue la seule difficulté réelle que nous ayons devant nous! Comment allons-nous transporter l'oncle à Bloomsbury?
Plusieurs plans furent soumis, débattus, et rejetés. Il n'y avait pas à penser, naturellement, à la gare de Browndean, qui devait être, à cette heure, un centre de curiosités et de commérages, tandis que l'essentiel était d'expédier le corps à Londres sans que personne eût soupçon de rien. Jean proposa, timidement, un baril à bière; mais les objections étaient si patentes que Maurice dédaigna de les exprimer. L'achat d'une caisse d'emballage parut également impraticable: pourquoi deux gentlemen sans aucun bagage auraient-ils eu besoin d'une caisse de cette sorte?
—Non, nous errons sur une fausse piste! cria enfin Maurice. La chose doit être étudiée avec plus de soin! Suppose maintenant,—reprit-il après un silence, parlant par morceaux de phrases comme s'il pensait tout haut,—suppose que nous louions une villa au mois! Le locataire d'une villa peut acheter une caisse d'emballage sans qu'on s'avise de s'en étonner. Et puis, suppose que nous louions la maison aujourd'hui même, que, ce soir, j'achète la caisse, et que, demain matin, dans une charrette à bras que je me charge parfaitement de conduire seul, j'emmène la caisse à Ringwood, ou à Lyndhurst, ou, enfin, à n'importe quelle gare! Rien ne nous empêche d'inscrire dessus: Echantillons, hein? Johnny, je crois que, cette fois, j'ai mis le doigt sur le joint!
—Au fait, cela paraît faisable! reconnut Jean.
—Il va sans dire que nous prenons des pseudonymes! poursuivit Maurice. Ce ne serait pas à faire, de garder nos vrais noms! Que penserais-tu de «Masterman», par exemple? Cela vous a un air digne et posé!
—Ta, ta, ta! je ne veux pas m'appeler Masterman! répliqua son frère. Tu peux prendre le nom pour toi, si cela te plaît! Quant à moi, je m'appellerai Vance, le Grand Vance: «sans rémission les six derniers soirs»! Voilà un nom, au moins!
—Vance! s'écria Maurice. Un nom de clown! Te figures-tu donc que nous jouions une pantomime pour nous amuser? Personne ne s'est jamais appelé Vance qu'au café-concert!
—Oui, et voilà précisément ce qui me plaît dans ce nom! répondit Jean. Cela vous donne tout de suite une allure artiste! Pour toi, tu peux t'appeler comme tu voudras; je tiens à Vance, et je n'en démordrai pas!
—Mais il y a une foule d'autres noms de théâtre! supplia Maurice; il y a Leybourne, Irving, Brough, Toole...
—C'est le nom de Vance que je veux, mille diables! répondit Jean. Je me suis mis en tête de prendre ce nom, et j'en verrai la farce!
—Soit! dit Maurice, qui sentait bien que tout effort échouerait contre l'obstination de son frère. Je serai donc, moi-même, Robert Vance!
—Et moi, je serai Georges Vance! s'écria Jean, le seul original Georges Vance! En avant la musique pour le «seul original»!
Ayant réparé du mieux qu'ils purent le désordre de leur costume, les deux frères Finsbury revinrent, par un détour, à Browndean, en quête d'un repas et d'une villa à louer. Ce n'est pas toujours chose facile de découvrir, au pied levé, une maison meublée, dans un endroit qui ne fait point profession de recevoir des étrangers. Mais la bonne fortune de nos héros leur permit de rencontrer un vieux charpentier, effroyablement sourd, qui se trouvait disposer d'une maison à louer. Cette maison, située à environ un kilomètre et demi de tout voisinage, leur parut si appropriée à leur besoin qu'ils échangèrent, en l'apercevant, un coup d'œil d'espérance. A être vue de plus près, cependant, elle n'était pas sans présenter quelques inconvénients. Sa position, d'abord; car elle était placée dans le creux d'une façon de marécage desséché, avec des arbres faisant ombre de tous les côtés, de telle sorte qu'on avait peine à y voir clair en plein jour. Et les murs étaient tachés de plaques vertes dont l'aspect seul aurait suffi à rendre malade. Les chambres étaient petites, les plafonds bas, le mobilier purement nominal; un étrange parfum d'humidité remplissait la cuisine, et l'unique chambre à coucher ne possédait qu'un unique lit.
Maurice, dans l'espoir d'obtenir un rabais, signala au vieux charpentier ce dernier inconvénient.
—Ma foi! répliqua l'homme, quand enfin il eut entendu, si vous ne savez pas dormir à deux dans le même lit, vous feriez peut-être mieux de chercher à louer un château!
—Et puis, poursuivit Maurice, il n'y a pas d'eau! Comment se procure-t-on de l'eau?
—On n'a qu'à remplir ceci à la source qui est à deux pas! répondit le charpentier en tapant, de sa grosse main noire, sur un baril vide installé près de la porte. Tenez! voilà un seau pour aller à la source! Ça vraiment, c'est plutôt un plaisir!
Maurice cligna de l'œil à son frère, et procéda à l'examen du baril. Il était presque neuf, et semblait solidement construit. S'ils n'avaient pas été résolus d'avance à louer cette maison, le baril aurait achevé de les décider. Le marché fut donc aussitôt conclu, la location du premier mois fut payée séance tenante, et, une heure après, on aurait pu observer les frères Finsbury rentrant dans leur aimable cottage, avec une énorme clef, symbole de leur location, une lampe à alcool, qui devait leur servir de cuisine, un respectable carré de porc, et un litre du plus mauvais whisky de tout le Hampshire. Et déjà ils avaient retenu, pour le lendemain (sous le prétexte qu'ils étaient deux peintres de paysage), une légère mais solide brouette; de telle manière que, lorsqu'ils prirent possession de leur nouvelle demeure, ils furent en droit de se dire que le plus gros de leur affaire se trouvait réglé.
Jean procéda à la confection du thé, pendant que Maurice, à force d'explorer la maison, avait le bonheur de retrouver le couvercle du baril, sur une des planches de la cuisine. Ainsi le matériel d'emballage était là, au complet! A défaut de paille, les couvertures du lit pourraient fort bien servir à caler l'objet dans le baril; aussi bien ces couvertures étaient si sales que les deux frères ne pouvaient songer à en faire un meilleur usage. Maurice, voyant les obstacles s'aplanir, se sentit pénétré d'un sentiment qui ressemblait à de l'exaltation.
Et cependant il y avait encore un obstacle à aplanir: Jean allait-il consentir à demeurer seul dans le cottage? Maurice hésita longtemps avant d'oser lui poser la question.
N'importe: ce fut avec une bonne humeur réelle que les deux frères s'assirent aux deux côtés de la table en bois blanc, et attaquèrent le carré de porc. Maurice triomphait de sa conquête du couvercle; et le Grand Vance se plaisait à approuver les paroles de son frère, dans le véritable style du café-concert, en cognant en cadence son verre sur la table.
—L'affaire est dans le sac! s'écria-t-il enfin. Je t'avais toujours dit que c'était un baril qui convenait, pour l'expédition du colis!
—Oui, c'est vrai, tu avais raison! reprit son frère, estimant l'occasion favorable pour l'amadouer. Et maintenant, tu sais, il faudra que tu restes ici jusqu'à ce que je t'aie fait signe! Je dirai que l'oncle Joseph se repose à l'air reconstituant de la Forêt-Neuve. Impossible que nous rentrions à Londres ensemble, toi et moi: jamais nous ne pourrions expliquer l'absence de l'oncle!
Le nez de Jean s'allongea.
—Hé là, mon petit! déclara-t-il. Pas de ça, hein! Tu n'as qu'à rester toi-même dans ce trou! Moi, je ne veux pas!
Maurice eut conscience qu'il rougissait. Coûte que coûte, il fallait que Jean acceptât de rester!
—Je te prie, Jeannot, dit-il, de te rappeler le montant de la tontine! Si je réussis, nous aurons chacun vingt mille livres à placer en banque! oui, et même plus près de trente que de vingt, avec les intérêts!
—Oui, mais si tu échoues! répliqua Jean. Qu'arrivera-t-il en ce cas? Quelle sera la couleur du placement en banque?
—Je me chargerai de tous les frais! déclara Maurice, après une longue pause. Tu ne perdras pas un sou!
—Allons! dit Jean avec un gros rire, si toutes les dépenses sont pour toi, et pour moi la moitié du profit, je veux bien consentir à rester ici un jour ou deux.
—Un jour ou deux! s'exclama Maurice, qui commençait à se fâcher et ne se contenait plus que malaisément. Hé! mais tu en ferais davantage pour gagner cinq livres sur un cheval!
—Oui, peut-être! répondit le Grand Vance; mais cela, c'est mon tempérament d'artiste!
—C'est-à-dire que ta conduite est simplement monstrueuse! reprit Maurice. Je prends sur moi tous les risques, je paie tous les frais, je te donne la moitié des bénéfices, et tu refuses de t'imposer la moindre peine pour me venir en aide! Ce n'est pas convenable, ce n'est pas même gentil!
La véhémence de Maurice ne fut pas sans faire quelque impression sur l'excellent Vance.
—Mais, supposons, dit-il enfin, que l'oncle Masterman soit en vie, et qu'il vive encore dix ans: est-ce qu'il faudra que je pourrisse ici pendant tout ce temps-là!
—Mais non, mais non, évidemment non! reprit Maurice, d'un ton plus conciliant. Je te demande seulement un mois, au maximum. Et si l'oncle Masterman n'est pas mort au bout d'un mois, tu pourras filer à l'étranger!
—A l'étranger? répéta vivement Jean. Hé! mais, pourquoi ne pourrais-je pas y filer tout de suite? Qu'est-ce qui t'empêcherait de dire que l'oncle Joseph et moi sommes allés reprendre des forces à Paris?
—Allons! ne dis pas de folies! répliqua Maurice.
—Non! mais enfin, réfléchis un peu! fit Jean. Regarde un peu autour de toi! Cette maison est une vraie étable à porcs, et si lugubre, et si humide! Tu l'as dit toi-même, tout à l'heure, qu'elle était humide!
—Seulement au charpentier! précisa Maurice; et je ne l'ai dit que pour obtenir un rabais! En vérité, maintenant que nous sommes ici, je dois avouer qu'on a vu pis que cela!
—Et que ferai-je de moi? gémit la victime. Pourrai-je au moins inviter un camarade?
—Mon cher Jean, si tu ne juges pas que la tontine mérite un léger sacrifice, dis-le, et j'envoie l'affaire au diable!
—Es-tu bien sûr des chiffres, au moins? demanda Jean. Allons! poursuivit-il avec un profond soupir, aie soin de m'envoyer régulièrement le Lisez-moi! et tous les journaux pour rire! Et, ma foi, en avant la musique!
A mesure que l'après-midi s'avançait, le cottage se souvenait plus intimement de son marais natal; un froid aigre envahissait toutes ses pièces; la cheminée fumait; et, bientôt, un coup de vent envoya dans la grande chambre, à travers les fentes des fenêtres, une véritable averse de pluie. Par intervalles, lorsque la mélancolie des deux locataires risquait de tourner au désespoir, Maurice débouchait la bouteille de whisky; et, d'abord, Jean accueillait avec joie cette diversion. Mais le plaisir de la diversion fut de courte durée. J'ai dit déjà que ce whisky était le plus mauvais de tout le Hampshire; ceux-là seuls qui connaissent le Hampshire pourront apprécier l'exacte valeur de ce superlatif; et, à la fin, le Grand Vance lui-même,—qui n'était cependant pas un connaisseur,—ne trouva plus le courage d'approcher de ses lèvres l'infecte décoction. Qu'on imagine, s'ajoutant à tout cela, la venue des ténèbres, faiblement combattues par une misérable chandelle qui s'obstinait à ne brûler que d'un côté: et l'on comprendra que, tout à coup, Jean se soit arrêté de siffler entre ses doigts, exercice auquel il se livrait depuis une heure pour essayer de trouver un peu d'oubli dans les joies de l'art.
—Jamais je ne pourrai rester un mois ici! déclara-t-il. Personne n'en serait capable! Toute ton affaire est folle, Maurice! Allons-nous en d'ici tout de suite!
Avec une admirable affectation d'indifférence, Maurice proposa une partie de bouchon. A quelles concessions un diplomate est-il parfois forcé de descendre! C'était d'ailleurs le jeu favori de Jean (les autres lui paraissant trop intellectuels), et il y jouait avec autant de chance que de dextérité. Le pauvre Maurice, au contraire, lançait mal les sous, avait une malchance congénitale, et, de plus, appartenait à l'espèce des joueurs qui ne peuvent pas supporter de perdre. Mais, ce soir-là, il était prêt d'avance à tous les sacrifices.
Vers les sept heures, Maurice, après des tortures atroces, avait perdu cinq ou six shillings. Même avec la tontine devant les yeux, c'était la limite de ce qu'il pouvait souffrir. Il promit de prendre sa revanche une autre fois, et, en attendant, proposa un petit souper accompagné d'un grog.
Et lorsque les deux frères eurent achevé cette dernière récréation, l'heure vint pour eux de se mettre au travail. Le baril à eau fut vidé, roulé devant le feu de la cuisine, soigneusement séché; et les deux frères se glissèrent dehors, sous un ciel sans étoiles, pour aller déterrer leur oncle Joseph.
Les philosophes devraient bien prendre la peine, un de ces jours, de rechercher sérieusement si, oui ou non, les hommes sont capables de s'accommoder du bonheur. Le fait est que pas un mois ne se passe sans qu'un fils de famille se sauve de chez lui pour s'engager à bord d'un bateau marchand, ou qu'un mari choyé décampe à destination du Texas avec sa cuisinière. On a vu des pasteurs s'enfuir de chez leurs paroissiens; et il s'est même trouvé des juges pour sortir volontairement de la magistrature.
En tout cas, le lecteur ne sera point trop surpris si je lui dis que Joseph Finsbury avait maintes fois médité des projets d'évasion. La destinée de cet excellent vieillard—je crois pouvoir l'affirmer—ne réalisait pas l'idéal du bonheur. Certes, M. Maurice, que j'ai souvent le plaisir de rencontrer dans le Métropolitain, est un gentleman des plus estimables; mais, en tant que neveu, je n'oserais pas le proposer comme modèle. Quant à son frère Jean, c'était, naturellement, un brave garçon; mais si, vous-mêmes, vous n'aviez pas d'autre attache que lui pour vous retenir à votre foyer, j'imagine que vous ne tarderiez pas à caresser le projet d'un voyage à l'étranger. Il est vrai que le vieux Joseph avait une attache plus solide que la présence de ses deux neveux, pour le retenir à Bloomsbury; et cette attache n'était point, comme l'on pourrait penser, la société de Julia Hazeltine (encore que le vieillard aimât assez sa pupille), mais bien l'énorme collection de carnets de notes où il avait concentré sa vie tout entière. Que Joseph Finsbury se soit résigné à se séparer de cette collection, c'est là une circonstance qui, en vérité, ne fait que peu d'honneur aux vertus familiales de ses deux neveux.
Oui, la tentation de la fuite était déjà vieille de plusieurs mois, dans l'âme de l'oncle; et lorsque celui-ci se trouva tout à coup tenir en mains un chèque de 800 livres, à lui payable, la tentation se changea aussitôt en une résolution formelle. Il garda le chèque, qui, pour un homme d'habitudes frugales comme lui, signifiait la richesse; et il se promit de disparaître dans la foule dès l'arrivée à Londres, ou bien, s'il n'y parvenait pas, de se glisser hors de la maison au cours de la soirée, et de fondre comme un rêve dans les millions des habitants de la capitale. Tel était son projet: la coïncidence particulière de la volonté de Dieu et d'une erreur d'aiguillage fit qu'il n'eut pas même à attendre aussi longtemps pour le réaliser.
Il fut un des premiers à revenir à lui et à se retrouver sur pied, après la catastrophe de Browndean; et il n'eut pas plutôt découvert l'état de prostration de ses deux neveux que, comprenant sa chance, il détala aussi vite qu'il put. Un homme de soixante-dix ans passés, qui vient d'être victime d'un accident de chemin de fer, et qui a encore le malheur d'être encombré de l'uniforme complet des patients de sir Faraday Bond, on ne saurait exiger d'un tel homme une course bien fournie; mais le bois était à deux pas, et offrait au fugitif un abri, tout au moins temporaire. Vers cet abri, le vieillard se réfugia avec une célérité étonnante; et puis, se sentant quelque peu moulu, après la secousse, il s'étendit par terre, au milieu d'un fourré, et ne tarda pas à s'endormir très profondément.
Les voies du destin offrent souvent un spectacle des plus divertissants à l'observateur désintéressé. Je ne puis, je l'avoue, m'empêcher de sourire en songeant que, pendant que Maurice et Jean s'ensanglantaient les mains pour cacher dans le sable le corps d'un homme qui ne leur était rien, leur oncle dormait d'un bon sommeil reconstituant à quelques cents pas d'eux.
Il fut réveillé par l'agréable son d'une trompe, venant de la grand'route voisine, où un mail-coach promenait un groupe de touristes attardés. Le son égaya le vieux cœur de Joseph, et dirigea ses pas par-dessus le marché, si bien qu'il ne tarda pas, lui-même, à se trouver sur la grand'route, regardant à droite et à gauche, sous sa visière, et se demandant ce qu'il devait faire de lui. Bientôt un bruit de roues s'éleva dans le lointain, et Joseph vit approcher un chariot de camionnage, chargé de colis, conduit par un cocher d'apparence bienveillante, et portant imprimée sur ses deux côtés la légende: J. Chandler, camionneur. Fût-ce un vague (et bien imprévu) instinct poétique qui suggéra à l'oncle Joseph l'idée de poursuivre son évasion dans le chariot de M. Chandler? Je croirais plutôt à des considérations d'ordre plus foncièrement pratique. Le voyage se ferait à bon marché; peut-être même, avec un peu d'adresse, Joseph pourrait-il obtenir de voyager gratuitement. Restait bien la perspective de prendre froid sur le siège; mais, après des années de mitaines et de flanelle hygiénique, le cœur de Joseph aspirait avidement au risque d'un rhume de cerveau.
Et peut-être M. Chandler fut-il d'abord un peu surpris de trouver, à un endroit aussi solitaire de la grand'route, un gentleman aussi vieux, aussi étrangement vêtu, et qui le priait aussi aimablement de vouloir bien le recueillir sur le siège de sa voiture. Mais le camionneur était, en effet, un brave homme, toujours heureux de rendre service; de telle sorte qu'il recueillit volontiers l'étranger. Et puis, comme il tenait la discrétion pour la règle essentielle de la politesse, il se défendit de lui faire aucune question. Le silence, d'ailleurs, ne déplaisait pas à M. Chandler; mais à peine la voiture avait-elle commencé à se remettre en mouvement que le digne camionneur se trouva contraint de subir le choc inattendu d'une conférence.
—Le mélange de caisses et de paquets que contient votre voiture, dit aussitôt l'étranger, ainsi que la vue de la bonne jument flamande qui nous conduit, me font conjecturer que vous occupez l'emploi de camionneur, dans ce grand système de transports publics qui, avec toutes ses lacunes, n'en est pas moins l'orgueil de notre pays!
—Oui, monsieur! répondit vaguement M. Chandler, qui ne savait pas trop ce qu'il devait répondre. Mais l'institution des colis postaux nous a déjà fait bien du tort, dans notre partie!
—Je suis un homme libre de préjugés, poursuivit Joseph Finsbury. Dans ma jeunesse, j'ai fait de nombreux voyages. Rien n'était trop petit pour ma curiosité. En mer, j'ai étudié les différentes façons de nouer les câbles, et me suis mis au courant de tous les termes techniques. A Naples, j'ai appris l'art de préparer le macaroni; à Cannes, je me suis instruit des principes de la fabrication des fruits confits. Jamais je ne suis allé entendre un opéra sans avoir d'abord acheté le livret, et même sans avoir fait connaissance avec les principaux airs, en les jouant d'un seul doigt sur un piano.
—Vous devez avoir vu bien des choses, monsieur! déclara le camionneur en fouettant sa bête.
—Savez-vous combien de fois le mot fouet revient dans l'Ancien Testament? reprit le vieux gentleman. Il revient cent et (si ma mémoire ne me trompe pas) quarante-sept fois!
—Vraiment, monsieur! dit M. Chandler. Voilà ce que je n'aurais jamais cru!
—La Bible contient trois millions cinq cent un mille deux cent quarante-neuf lettres. Quant aux versets je crois qu'il y en a plus de dix-huit mille. Il y a eu beaucoup d'éditions de la Bible; Wiclif a été le premier à l'introduire en Angleterre, vers l'an mille trois cents. La Paragraph Bible, comme on l'appelle, est une des éditions les plus connues, et doit son nom à ce qu'elle est divisée en paragraphes.
Le camionneur se borna à répondre, sèchement, que «c'était bien possible», et appliqua son attention à la tâche plus familière d'éviter une charrette de foin qui venait en sens inverse, tâche assez malaisée, d'ailleurs, car la route était étroite, avec des fossés sur les deux côtés.
—Je vois, commença M. Finsbury, lorsque la charrette fut heureusement dépassée, que vous tenez vos rênes d'une seule main. Vous devriez les tenir des deux mains!
—Ah! par exemple, j'aime bien ça! s'écria dédaigneusement le camionneur. Et pourquoi donc?
—Ce que je vous dis est un fait scientifique, reprit M. Finsbury, et repose sur la théorie du levier, qui est une des branches de la mécanique. Il existe, sur ce domaine de la science, de très intéressants petits ouvrages à douze sous, que j'estime qu'un homme de votre condition aurait profit à lire. Je crains que vous n'ayez guère pratiqué le grand art de l'observation! Voici près d'une demi-heure que nous sommes ensemble, et vous n'avez pas encore émis un seul fait! C'est là un bien grave défaut, mon cher ami! Par exemple, je ne sais pas si vous avez observé que, tout à l'heure, en passant près de cette charrette à foin, vous avez pris à gauche?
—Mais, naturellement, je l'ai observé! s'écria M. Chandler, qui devenait d'humeur belligérante. Le charretier m'aurait fait dresser procès-verbal, si je n'avais pas pris à gauche!
—Eh bien! en France, poursuivit le vieillard, en France, et aussi, je crois, aux Etats-Unis,—en Amérique,—vous auriez pris à droite!
—Je vous assure bien que non! déclara M. Chandler avec indignation. J'aurais pris à gauche!
—Je note,—poursuivit M. Finsbury, dédaignant de répondre,—que vous raccommodez vos harnais avec du gros fil. J'ai toujours protesté contre la négligence et la routine des classes pauvres, en Angleterre. Dans une allocution que j'ai prononcée, un jour, devant un public éclairé...
—Ce n'est pas du gros fil, interrompit hargneusement le camionneur: c'est de la ficelle!
—J'ai toujours soutenu, reprit le vieillard, que, dans leur vie privée et domestique, aussi bien que dans la pratique de leurs professions, les classes inférieures de ce pays sont imprévoyantes, routinières, et inintelligentes. C'est ainsi, pour m'en tenir à un exemple...
—Que diable est-ce que vous entendez par vos «classes inférieures»? cria M. Chandler. C'est vous-même qui êtes une classe inférieure. Si j'avais pu penser que vous étiez un pareil aristo, je ne vous aurais pas laissé monter dans ma voiture!
Ces paroles furent prononcées avec une intention désagréable la moins déguisée du monde: évidemment les deux hommes n'étaient pas faits pour s'entendre. A prolonger la conversation, il n'y fallait pas penser, même pour un homme aussi loquace que l'était M. Finsbury. Le vieillard se borna à renfoncer sur ses yeux la visière de sa casquette, d'un geste résigné; après quoi, ayant tiré de sa poche un carnet de notes et un crayon bleu, il ne tarda pas à se plonger dans une statistique.
Le camionneur, de son côté, se remit à siffler avec énergie. Que si, de temps à autre, il jetait un coup d'œil sur son compagnon, c'était avec un mélange de triomphe et de crainte; de triomphe, parce qu'il avait réussi à arrêter cette averse de paroles; de crainte, car il se demandait si, tout à coup, l'averse en question n'allait pas recommencer. Il n'y eut pas jusqu'à une véritable averse, un grain qui s'abattit brusquement sur eux et puis cessa brusquement, il n'y eut pas jusqu'à cet accident qu'ils n'endurassent en silence. Et c'est encore en silence qu'ils firent leur entrée dans la ville de Southampton.
La nuit était venue, les vitrines des boutiques brillaient dans les rues de la vieille ville; dans les maisons particulières, des lampes éclairaient le repas du soir; et M. Finsbury commença à songer avec complaisance qu'il allait pouvoir s'installer dans une chambre où le voisinage de ses neveux ne risquait pas de troubler son sommeil. Il classa soigneusement ses papiers, les remit dans sa poche, toussa pour s'éclaircir la gorge, et lança un regard hésitant sur M. Chandler.
—Seriez-vous assez aimable,—hasarda-t-il,—pour m'indiquer une hôtellerie?
M. Chandler réfléchit un moment.
—Eh bien! dit-il, je me demande si les Armes de Tregonwell ne feraient pas l'affaire?
—Les Armes de Tregonwell feront parfaitement mon affaire, répondit le vieillard, si c'est une maison propre, et peu coûteuse, et si les gens y sont polis!
—Oh! ce n'était pas à vous que je pensais! repartit ingénument M. Chandler. Je pensais à mon ami Watts, qui tient la maison. C'est un vieil ami à moi, voyez-vous? et qui m'a rendu un grand service l'année passée. Et je me demande, à présent, si je dois, en conscience, encombrer un aussi brave homme d'un client tel que vous, qui risque de l'assommer avec ses explications. Oui, je me demande si ce serait bien de ma part?—ajouta M. Chandler, avec tout le ton d'un homme que tourmente un grave scrupule de conscience.
—Ecoutez ce que je vais vous dire, mon ami! fit le vieillard. Vous avez eu l'obligeance de me prendre gratuitement dans votre voiture; mais cela ne vous donne pas le droit de me parler sur ce ton! Tenez, voici un shilling pour votre peine! Et puis, si vous ne voulez pas me conduire aux Armes de Tregonwell, j'irai à pied jusque-là, voilà tout!
La vigueur de cette apostrophe intimida M. Chandler. Il murmura quelque chose qui ressemblait à une excuse, retourna le shilling entre ses doigts, engagea sa voiture, en silence, dans une ruelle tournante, puis dans d'autres, et s'arrêta enfin devant les fenêtres vivement éclairées d'une auberge. De son siège, il appela: Watts!
—C'est vous, Jem? cria une voix amicale, du fond de l'écurie. Entrez, mon vieux, et venez vous chauffer!
—Oh! merci! répondit le camionneur. Je m'arrête seulement une minute, au passage, pour faire descendre un vieux monsieur qui veut dîner et se loger. Mais, vous savez, prenez garde à lui! Il est pire qu'un membre de la Ligue anti-alcoolique!
M. Finsbury eut quelque peine à descendre; car la longue immobilité, sur le siège, l'avait engourdi, et puis il ressentait encore la secousse de la catastrophe. L'amical M. Watts, malgré l'avertissement du camionneur, le reçut avec une courtoisie parfaite, et le fit entrer dans la petite salle du fond, où il y avait un excellent feu dans la cheminée. Bientôt, une table fut servie, dans cette même salle, et le vieillard fut invité à s'asseoir devant une volaille étuvée—qui paraissait l'avoir attendu depuis plusieurs jours—et un grand pot d'ale fraîchement tirée du tonneau.
Ce souper lui rendit toute sa verdeur: de telle sorte que, lorsqu'il eut achevé de se régaler, il alla s'installer plus près du feu, et se mit à examiner les personnes assises aux tables voisines. Il y avait là une dizaine de buveurs, d'âge mûr pour la plupart, et—Joseph Finsbury eut une véritable satisfaction à le constater—appartenant tous à la classe ouvrière. Souvent déjà le vieux conférencier avait eu l'occasion de constater deux des traits les plus constants du caractère des hommes de cette classe, à savoir leur appétit pour de menus faits sans lien, et leur culte par les raisonnements en l'air. Aussi notre ami résolut-il aussitôt de s'offrir encore, avant la fin de cette mémorable journée, la saine jouissance d'une allocution. Il tira ses lunettes de leur étui, les affermit sur son nez, prit dans sa poche une liasse de papiers et les répandit, devant lui, sur une table. Il les déplia, les aplanit d'un geste complaisant. Tantôt il les soulevait jusqu'à la hauteur de son nez, évidemment ravi de leur contenu; tantôt, les sourcils froncés, il paraissait absorbé dans l'étude de quelque détail important. Un coup d'œil furtif dans la salle lui suffit pour s'assurer du succès de sa manœuvre: tous les yeux étaient tournés vers lui; les bouches béaient, les pipes reposaient sur les tables; les oiseaux se trouvaient charmés. Et, au même moment, l'entrée de M. Watts vint fournir à l'orateur la matière de son exorde:
—J'observe, Monsieur,—dit-il en s'adressant à l'aubergiste, mais avec un regard encourageant pour le reste de l'auditoire, comme s'il avait voulu faire entendre que chacun était le bienvenu dans sa confidence,—j'observe que quelques-uns de ces messieurs me considèrent avec curiosité; et c'est, en effet, chose peu commune de voir un homme s'occuper à des recherches intellectuelles dans la salle publique d'une taverne. Mais je n'ai pu m'empêcher de relire certains calculs que j'ai faits, ce matin même, sur le prix moyen de la vie dans ce pays-ci et dans d'autres pays: un sujet (ai-je besoin de le dire?) particulièrement intéressant pour des représentants des classes laborieuses. Oui, j'ai calculé d'après une échelle de revenus allant de quatre-vingts à deux cent quarante livres par an. Le revenu de quatre-vingts livres n'a pas été sans m'embarrasser très longtemps; et, maintenant encore, mes chiffres, en ce qui le touche, comportent une légère part d'aléa; car les différents modes du blanchissage, par exemple, suffisent pour créer de sérieuses différences dans les frais généraux. Au reste, je vais vous demander la permission de vous lire le résultat de mes recherches; et j'espère que vous ne vous ferez pas scrupule de me signaler les menues erreurs que j'aurai pu commettre, soit par insuffisance d'information ou par négligence. Je débuterai, messieurs, par le revenu de quatre-vingts livres!
Sur quoi le vieillard, avec moins de pitié pour ces pauvres diables qu'il en aurait eu pour des animaux, s'épancha de ses fastidieuses et ineptes statistiques. Il donnait, de chaque revenu, neuf versions successives, transportant tour à tour son personnage imaginaire à Londres, Paris, Bagdad, Spitzbergen, Bassorah, Cork, Cincinnati, Tokyo, et Nijni-Novgorod. Et l'on ne s'étonnera pas d'apprendre que, aujourd'hui encore, ses auditeurs de Southampton se rappellent cette soirée comme la plus mortellement ennuyeuse de toute leur vie.
Longtemps avant que M. Finsbury fût parvenu jusqu'à Nijni-Novgorod en compagnie d'un homme absolument fictif possédant un revenu de cent livres, tout son auditoire s'était éclipsé discrètement, à l'exception de deux vieux ivrognes et de M. Watts, ce dernier supportant son ennui avec un courage admirable. A tout instant, de nouveaux clients entraient dans la salle, mais, sitôt servis, se hâtaient d'avaler leur liqueur, et repartaient au plus vite vers une autre taverne.
M. Watts fut seul à savoir ce que pouvait être, à Bagdad, la vie d'un homme jouissant d'un revenu de deux cent quarante livres. Et à peine cette entité venait-elle de transporter sa vie imaginaire à Bassorah, que l'aubergiste lui-même, malgré tout son courage, dut quitter la salle.
M. Finsbury dormit profondément, après les multiples fatigues de sa journée. Il se leva le lendemain vers dix heures et, s'étant encore muni d'un excellent déjeuner, demanda au domestique de lui apporter sa note. C'est alors qu'il s'aperçut d'une vérité dont bien d'autres que lui se sont aperçus: il découvrit que demander sa note et payer cette même note étaient deux choses différentes. Les détails de la note étaient d'ailleurs extrêmement modérés, et l'ensemble ne s'élevait qu'à cinq ou six shillings. Mais le vieillard eut beau scruter avec le plus grand soin le contenu de ses poches: le total de sa fortune présente, en espèces du moins, ne dépassait pas un shilling et neuf pence. Il pria qu'on lui fît venir M. Watts.
—Voici, dit-il à l'aubergiste, un chèque de huit cents livres, payable à Londres! Je crains de ne pas pouvoir en toucher le montant avant un jour ou deux, à moins que vous ne puissiez me l'escompter vous-même!
M. Watts prit le chèque, le tourna et le retourna, le palpa entre ses doigts:
—Vous dites que vous aurez à attendre un jour ou deux? fit-il enfin. Vous n'avez pas d'autre argent?
—Un peu de monnaie! répondit Joseph. A peine quelques shillings!
—En ce cas, vous pourrez m'envoyer le montant de ma note. Je m'en remets à vous!
—Pour vous parler franchement, poursuivit le vieillard, je suis assez tenté de prolonger mon séjour ici. J'ai besoin d'argent pour continuer mon voyage.
—Si un prêt de dix shillings peut vous aider, je les tiens à votre service! reprit M. Watts avec empressement.
—Non, merci! dit Joseph. Je crois que je vais plutôt rester quelques jours chez vous, et me faire escompter mon billet avant de repartir.
—Vous ne resterez pas un jour de plus dans ma maison! s'écria M. Watts. C'est la dernière fois que vous aurez eu un lit aux Armes de Tregonwell!
—J'entends rester chez vous! répliqua M. Finsbury. Les lois de mon pays me donnent le droit de rester. Faites-moi sortir de force, si vous l'osez!
—Alors, payez votre note! dit M. Watts.
—Prenez ceci! cria le vieillard, lui fourrant en main le chèque négociable.
—Ce n'est pas de l'argent légal! répondit M. Watts. Vous allez sortir de chez moi, et tout de suite!
—Je ne saurais vous donner une idée du mépris que vous m'inspirez, monsieur Watts! reprit le vieillard, comprenant qu'il devait se résigner aux circonstances. Mais, dans ces conditions, je vous préviens que je me refuse à payer votre note!
—Peu m'importe ma note! répondit M. Watts. Ce qu'il me faut, c'est votre départ d'ici!
—Eh bien! monsieur, vous serez satisfait!—prononça emphatiquement M. Finsbury. Après quoi, saisissant sa casquette à visière pointue, il se l'enfonça sur la tête.
—Insolent comme vous l'êtes, ajouta-t-il, vous ne voudrez peut-être pas m'indiquer l'heure du prochain train pour Londres?
—Oh! monsieur, il y a un excellent train dans trois quarts d'heure!—répliqua l'aubergiste, redevenu aimable, et avec plus d'empressement qu'il n'en avait mis à offrir les dix shillings.—Vous pourrez le prendre sans avoir besoin de vous presser!
La position de Joseph était des plus embarrassantes. D'une part, il aurait aimé à pouvoir éviter la grande ligne de Londres, car il craignait fort que ses neveux ne fussent embusqués dans la gare, guettant son arrivée pour s'emparer de lui; mais, d'autre part, c'était pour lui chose éminemment désirable, et même rigoureusement indispensable, de faire escompter son chèque avant que ses neveux eussent le temps de s'y opposer. Il résolut donc de se rendre à Londres par le premier train. Et un seul point lui resta à considérer: le point de savoir comment il s'arrangerait pour payer son voyage.
Joseph Finsbury avait presque toujours les mains sales, et je doute que, à voir, par exemple, la façon dont il mangeait, vous l'eussiez pris pour un gentleman. Mais il avait mieux que l'apparence d'un gentleman: il avait dans toute sa personne un je ne sais quoi de digne à la fois et de séduisant qui, pour peu qu'il le voulût, ne manquait jamais à produire son effet. Et lorsque, ce jour-là, il aborda le chef de gare de Southampton, son salamalek fut véritablement oriental: le petit bureau du chef de gare sembla tout à coup s'être changé en un bosquet de palmiers, où le simoon et le bulbul... mais je vais laisser, à ceux de mes lecteurs qui connaissent l'Orient mieux que moi, le soin de poursuivre et de compléter cette métaphore. La mise du vieillard, en outre, prévenait en sa faveur: l'uniforme de sir Faraday Bond, pour incommode et voyant qu'il fût, n'était certainement pas une tenue qui risquât d'être adoptée par des chevaliers d'industrie; et l'exhibition d'une montre, mais surtout d'un chèque de huit cents livres, acheva ce qu'avaient commencé les belles manières de notre héros. De telle sorte que, un quart d'heure plus tard, lorsqu'arriva le train de Londres, M. Finsbury fut recommandé au conducteur du train par le chef de gare, et respectueusement installé dans un compartiment de première.
Pendant que le vieux gentleman attendait le départ du train, il fut témoin d'un incident de peu d'intérêt en soi, mais qui devait avoir une influence décisive sur les destinées ultérieures de la famille Finsbury. Une caisse d'emballage gigantesque fut amenée sur le quai par une douzaine de porteurs, et, à grand'peine, hissée par eux dans le fourgon aux bagages. C'est souvent la tâche consolante de l'historien, de diriger l'attention de ses lecteurs sur les desseins ou (révérence parler) les artifices de la Providence. Dans ce fourgon à bagages du train qui menait Joseph Finsbury de Southampton-Est à Londres, l'œuf de ce roman se trouvait, pour ainsi dire, à l'état incouvé. L'énorme caisse était adressée à un certain William Dent Pitman, «en gare à la station de Waterloo»; et le colis qui l'avoisinait, dans le fourgon, était un solide baril, de dimensions moyennes, très soigneusement fermé, et portant l'adresse: M. Finsbury, 16, John Street, Bloomsbury.—Port payé.
La juxtaposition de ces deux colis, c'était une traînée de poudre ingénieusement préparée par la Providence: il ne manquait plus qu'une main d'enfant pour y mettre le feu.
La cité de Winchester est renommée comme possédant une cathédrale, un évêque (mais qui, malheureusement, est mort, il y a plusieurs années, d'une chute de cheval; tout porte à croire, d'ailleurs, qu'il doit avoir été remplacé depuis lors), un collège, un assortiment considérable de militaires, et une gare où passent infatigablement les trains montants et descendants de la ligne London and South Western. Le souvenir de ces divers «faits» n'aurait certainement pas manqué de s'offrir à l'esprit de Joseph Finsbury, lorsque le train qui le conduisait à Londres s'arrêta pour quelques instants dans la gare susdite; mais le bon vieillard s'était endormi presque depuis Southampton. Son âme, quittant le coupé du wagon, s'était provisoirement envolée dans un ciel tout rempli de populeuses salles de conférences, avec des discours se succédant à l'infini. Et, pendant ce temps, son corps reposait sur les coussins du wagon, les jambes repliées, la casquette rejetée en arrière, une main serrant sur la poitrine un numéro du Lloyd's Weekly Newspaper.
La portière s'ouvre. Deux voyageurs entrent, et, aussitôt, sortent de nouveau. Dieu sait pourtant que ces deux voyageurs n'étaient pas en avance pour prendre le train! Un tandem poussé jusqu'à sa dernière vitesse, une invasion sauvage du guichet aux billets, et puis encore une course folle leur avaient permis d'atteindre le quai à l'instant même où la machine émettait les premiers ronflements du départ. Un seul coupé se trouvant à leur portée, ils s'y étaient élancés; et déjà l'aîné des deux hommes avait posé sa canne sur l'une des banquettes quand il avait remarqué le vieux Finsbury.
—Bon Dieu! s'était-il écrié. L'oncle Joseph! Pas moyen de rester ici!
Après quoi, il était redescendu, renversant presque son compagnon, et s'était empressé de refermer la portière sur le patriarche endormi.
Dès l'instant suivant, les deux compagnons se trouvaient installés dans le fourgon aux bagages.
—Pourquoi diable n'avez-vous pas voulu monter près de votre oncle? demanda le plus jeune voyageur, tout en essuyant la sueur de ses tempes. Vous croyez qu'il ne vous aurait pas permis de fumer?
—Oh non! je ne sache pas que la fumée le dérange! répondit l'autre. Ce n'est d'ailleurs pas le premier venu, je vous assure, mon oncle Joseph! Un vieux gentleman des plus respectables: a été intéressé dans le commerce des cuirs; a fait un voyage en Asie Mineure; célibataire, brave homme; mais une langue, mon cher Wickham, une langue plus pointue que la dent d'un serpent!
—Un vieux débineur, hein? suggéra Wickham.
—Pas du tout! répondit l'autre. C'est simplement un homme doué d'un talent extraordinaire pour ennuyer quiconque l'approche. Un raseur absolument effroyable! Je ne dis pas que, sur une île déserte, on ne finirait pas par s'accommoder de sa société; mais pour un voyage en chemin de fer, non, il n'y a pas à y penser! Je voudrais que vous l'entendissiez sur Tonti, le sinistre idiot qui a inventé les tontines! Une fois lâché là-dessus, il n'en finit plus.
—Mais, au fait! dit Wickham, vous êtes intéressé, vous aussi, dans cette histoire de la tontine Finsbury, dont les journaux ont parlé! Je n'avais pas encore songé à cela!
—Hé! reprit l'autre, savez-vous que cette vieille bête qui dort là, à côté de nous, vaut pour moi cinquante mille livres? Ou, du moins, ce serait sa mort qui me les vaudrait! Et il était là, endormi, sans personne que vous pour nous voir! Mais je l'ai épargné, parce que je commence décidément à devenir un vrai conservateur!
Pendant ce temps, M. Wickham, ravi de se trouver dans un fourgon à bagages, sautillait çà et là, comme un aristocratique papillon.
—Tiens! s'écria-t-il, voici quelque chose pour vous! M. Finsbury, 16, John Street, Bloomsbury, Londres. Ce M., c'est évidemment Michel, pas de doute possible! Et ainsi, vous avez deux domiciles à Londres, vieux coquin?
—Oh! le colis sera sans doute pour Maurice!—répondit Michel, de l'autre extrémité du fourgon, où il s'était commodément étendu sur des sacs.—C'est un cousin à moi, et que je ne déteste pas, car il a affreusement peur de moi. C'est lui qui habite Bloomsbury; et je sais qu'il y fait une collection d'une espèce particulière,—des œufs d'oiseaux, ou des boutons de guêtres, enfin quelque chose de tout à fait idiot, que j'ai oublié!
Mais M. Wickham ne l'écoutait plus. Une idée magnifique lui était venue en tête.
—Par Saint-Georges, se disait-il, voici une bonne farce à faire! Si seulement, avec le marteau et les tenailles que j'aperçois là-bas, je pouvais changer quelques étiquettes, et expédier ces colis l'un à la place de l'autre!
En cet instant, le gardien du fourgon, ayant entendu la voix de Michel Finsbury, ouvrit la porte de sa petite cabine.
—Vous feriez mieux d'entrer ici, messieurs! dit-il aux deux voyageurs, lorsque ceux-ci lui eurent expliqué le motif de leur intrusion.
—Venez-vous, Wickham? demanda Michel.
—Non, merci! je m'amuse follement, à voyager dans un fourgon! répondit le jeune homme.
Et ainsi, Michel étant entré dans la cabine avec le gardien, et la porte de communication ayant été refermée, M. Wickham resta seul parmi les bagages, libre de s'amuser à sa fantaisie.
—Nous arrivons à Bishopstoke, monsieur!—dit le gardien à Michel quand, un quart d'heure plus tard, le train siffla et commença à ralentir sa marche.—On va s'arrêter trois minutes. Vous n'aurez pas de peine à trouver de la place dans un compartiment!
M. Wickham,—que nous avons laissé s'apprêtant à jouer aux propos interrompus avec les étiquettes des colis,—était un jeune gentleman fort riche, d'apparence agréable, et doué de l'esprit le plus inoccupé. Peu de mois auparavant, à Paris, il s'était exposé à subir toute une série de chantages de la part du neveu d'un hospodar valaque résidant (pour des motifs politiques, naturellement) dans la joyeuse capitale française. Un ami commun, à qui il avait confié sa détresse, lui avait recommandé de s'adresser à Michel Finsbury, et, en effet, l'avoué, dès qu'il avait été mis au courant des faits, avait immédiatement assumé l'offensive, avait foncé sur le flanc des forces valaques, et, dans l'espace de trois jours, avait eu la satisfaction de contraindre celles-ci à repasser le Danube. Ce n'est point affaire à nous de les suivre dans cette retraite, effectuée sous la paternelle présidence de la police. Bornons-nous à ajouter que, ainsi délivré de ce qu'il se plaisait à appeler «l'atrocité bulgare», M. Wickham était revenu à Londres avec les sentiments les plus embarrassants de gratitude et d'admiration pour son avoué. Sentiments qui n'étaient guère payés de retour, car Michel éprouvait même une certaine honte de l'amitié de son nouveau client, et ce n'était qu'après de nombreux refus qu'il s'était enfin résigné à aller passer une journée à Wickham Manor, dans le domaine familial de son jeune client. Mais il avait dû enfin s'y résigner, et son hôte, à présent, le reconduisait jusqu'à Londres.
Un penseur judicieux (probablement Aristote) a noté que la Providence ne dédaignait pas d'employer à ses fins les instruments même les plus humbles: le fait est que le sceptique le plus endurci sera désormais forcé de reconnaître que Wickham et l'hospodar valaque étaient bien des instruments providentiels, élus et préparés de toute éternité.
Désireux de se montrer à ses propres yeux un personnage plein d'esprit et de ressources, le jeune gentleman (qui exerçait, en outre, les fonctions de magistrat dans son comté natal) n'avait pas été plus tôt seul dans le fourgon qu'il s'était abattu sur les étiquettes des colis, avec tout le zèle d'un réformateur. Et lorsque, à la station de Bishopstoke, il sortit du fourgon aux bagages pour aller s'installer avec Michel Finsbury dans un coupé de première classe, son visage rayonnait à la fois de fatigue et d'orgueil.
—Je viens de faire une farce admirable! ne put-il s'empêcher de dire à son avoué.
Puis, saisi tout à coup d'un scrupule:
—Dites donc: pour une petite farce inoffensive, hein? je ne risque pas de perdre mon poste de magistrat?
—Mon cher ami, répliqua distraitement Michel, je vous ai toujours prédit que vous finiriez par vous faire pendre!
J'ai déjà dit que, à Bournemouth, Julia Hazeltine avait quelquefois l'occasion de faire des connaissances. Il est vrai que c'était à peine si elle avait le temps de les entrevoir avant que, de nouveau, les portes de la maison de Bloomsbury se refermassent sur elle jusqu'à l'été suivant; mais ces connaissances éphémères n'en étaient pas moins une distraction pour la pauvre fille, sans parler de la provision de souvenirs et d'espérances qu'elles avaient, en outre, le mérite de lui fournir. Or, parmi les personnes qu'elle avait ainsi rencontrées à Bournemouth, l'été précédent, se trouvait un jeune avocat nommé Gédéon Forsyth.
Dans l'après-midi même du jour mémorable où le magistrat s'était amusé à changer les étiquettes, vers quatre heures, une promenade quelque peu rêveuse et mélancolique avait par hasard conduit M. Forsyth sur le trottoir de John Street, à Bloomsbury; et, à peu près au même moment, Miss Hazeltine fut appelée à la porte du numéro 16 de cette rue par un coup de sonnette d'une énergie foudroyante.
M. Gédéon Forsyth était un jeune homme assez heureux, mais qui aurait été plus heureux encore avec de l'argent en plus et un oncle en moins. Cent vingt livres par an constituaient tout son revenu; mais son oncle, M. Edouard H. Bloomfield, renforçait ce revenu d'une légère subvention et d'une masse énorme de bons conseils, exprimés dans un langage qui aurait probablement paru d'une violence excessive à bord même d'un bateau de pirates.
Ce M. Bloomfield était, en vérité, une figure essentiellement propre à l'époque de M. Gladstone. Ayant acquis de l'âge sans acquérir la moindre expérience, il joignait aux sentiments politiques du parti radical une exubérance passionnée qu'on est plus habitué à regarder comme l'apanage traditionnel de nos vieux conservateurs. Il admirait le pugilat, il portait un formidable gourdin à nœuds, il était assidu aux services religieux: et l'on aurait eu de la peine à dire contre qui sa colère sévissait le plus volontiers, de ceux qui se permettaient de défendre l'Eglise Etablie ou de ceux qui négligeaient de prendre part à ses cérémonies. Il avait, en outre, quelques épithètes favorites qui inspiraient une légitime frayeur à ses connaissances: lorsqu'il ne pouvait pas aller jusqu'à déclarer que telle ou telle mesure «n'était pas anglaise», du moins ne manquait-il pas à la dénoncer comme «n'étant pas pratique». C'est sous le ban de cette dernière excommunication qu'était tombé son pauvre neveu. La façon dont Gédéon entendait l'étude de la loi avait été décidément reconnue «non pratique»; et son oncle lui avait en conséquence signifié, au cours d'une bruyante entrevue rythmée avec le gourdin à nœuds, qu'il devait soit trouver au plus vite une ou deux causes à défendre, ou bien se préparer à vivre désormais de ses propres fonds.
Aussi ne s'étonnera-t-on point que Gédéon, malgré une nature plutôt joyeuse, se sentît envahi de mélancolie. Car, d'abord, il n'avait pas le moindre désir de pousser plus loin qu'il n'avait fait déjà l'étude de la loi; et puis, en supposant même qu'il s'y résignât, il y avait toujours encore une partie du programme qui restait indépendante de sa volonté. Comment trouver des clients, des causes à défendre? La question était là.
Tout à coup, pendant qu'il se désespérait de ne pouvoir pas la résoudre, il trouva son passage barré par un rassemblement. Une voiture de camionnage était arrêtée devant une maison; six athlètes, ruisselants de sueur, s'occupaient à en retirer la plus gigantesque caisse d'emballage qu'ils eussent jamais vue; et, sur les degrés du perron, la massive figure du cocher et la frêle figure d'une jeune fille se tenaient debout, comme sur une scène, se querellant.
—Cela ne peut pas être pour nous! affirmait la jeune fille. Je vous prie de remporter cette caisse! Elle ne pourrait pas entrer dans la maison, si même vous arriviez à la retirer de votre voiture!
—Alors je vais la laisser sur le trottoir, répondait le cocher, et M. Finsbury s'arrangera comme il voudra avec la police!
—Mais je ne suis pas M. Finsbury! protestait la jeune fille.
—Peu m'importe de savoir qui vous êtes! répondait le camionneur.
—Voudriez-vous me permettre de vous venir en aide, miss Hazeltine? dit Gédéon, en s'avançant.
Julia poussa un petit cri de plaisir.
—Oh! monsieur Forsyth, s'écria-t-elle, je suis si heureuse de vous voir! Figurez-vous qu'on veut m'obliger à faire entrer dans la maison cette horrible chose, qui ne peut être venue ici que par erreur! Le cocher déclare qu'il faut que nous défassions les portes, ou bien qu'un maçon démolisse un pan de mur entre deux fenêtres, faute de quoi la voirie va nous intenter un procès, pour laisser nos meubles sur le pavé!
Les six hommes, pendant ce temps, avaient enfin réussi à déposer la caisse sur le trottoir; et maintenant ils se tenaient debout, appuyés contre elle, et considérant, avec une détresse manifeste, la porte de la maison où cette caisse monstrueuse avait à pénétrer. Ai-je besoin d'ajouter que toutes les fenêtres des maisons voisines s'étaient garnies, comme par enchantement, de spectateurs curieux et amusés?
Ayant pris l'air le plus scientifique qu'il pût se donner, Gédéon mesura avec sa canne les dimensions de la porte, pendant que Julia notait, sur son album à aquarelle, le résultat des évaluations. Puis Gédéon, en mesurant la caisse et en comparant les deux séries de chiffres, découvrit qu'il y avait tout juste assez d'espace pour que la caisse pût entrer. Après quoi, s'étant dévêtu de son veston et de son gilet, il aida les hommes à enlever de leurs gonds les battants de la porte. Et, enfin, grâce à la collaboration presque forcée de quelques-uns des assistants, la caisse monta péniblement les marches, grinça en se frottant aux murs, et se trouva installée à l'entrée du vestibule, le bloquant à peu près dans toute sa largeur. Alors les artisans de cette victoire se regardèrent les uns les autres avec un sourire de triomphe. Ils avaient, en vérité, cassé un buste d'Apollon, et creusé dans le mur de profondes ornières; mais, du moins, ils avaient cessé d'être un des spectacles publics de Londres!
—Ma parole, monsieur, dit le cocher, jamais je n'ai vu un colis pareil!
Gédéon lui exprima éloquemment sa sympathie en lui glissant dans la main deux pièces de dix shillings.
—Allons, patron, cinq shillings de plus, et je me charge de régler le compte de tous les camarades! s'écria le cocher.
Ainsi fut fait; sur quoi toute la troupe des porteurs improvisés grimpa dans la voiture, qui détala dans la direction de la taverne la plus proche. Gédéon referma la porte, et se tourna vers miss Hazeltine. Leurs yeux se rencontrèrent; et une folle envie de rire les saisit tous les deux. Puis, peu à peu, la curiosité s'éveilla dans l'esprit de la jeune fille. Elle s'approcha de la caisse, la tâta dans tous les sens, examina l'étiquette.
—C'est la chose la plus étrange que l'on puisse rêver! dit-elle, avec un nouvel éclat de rire. L'écriture est certainement de la main de Maurice, et j'ai reçu une lettre de lui, ce matin même, me disant de me préparer à recevoir un baril. Croyez-vous que ceci puisse être considéré comme un baril, monsieur Forsyth?
—Statue, à manier avec précaution, fragile, lut tout haut Gédéon, sur un des côtés de la caisse. Vous êtes bien sûre que vous n'avez pas été prévenue de l'arrivée d'une statue?
—Non, certainement! répondit Julia. Oh! monsieur Forsyth, ne pensez-vous pas que nous puissions jeter un coup d'œil à l'intérieur de la caisse?
—Et pourquoi pas? s'écria Gédéon. Dites-moi seulement où je pourrai trouver un marteau!
—Venez avec moi, dans la cuisine, et je vous montrerai où sont les marteaux! dit Julia. La planche où on les met est trop haute pour moi!
—Elle ouvrit la porte de la cuisine et y fit entrer Gédéon. Un marteau fut vite trouvé, ainsi qu'un ciseau: mais Gédéon fut surpris de n'apercevoir aucune trace d'une cuisinière. Il découvrit également, par contre, que miss Julia avait un très petit pied et une cheville très fine; découverte qui l'embarrassa si fort qu'il fut tout heureux de pouvoir s'attaquer au plus vite à la caisse d'emballage.
Il travaillait ferme,—et chacun de ses coups de marteau avait une précision admirable,—pendant que Julia, debout près de lui, en silence considérait plutôt l'ouvrier que l'ouvrage. Elle songeait que M. Forsyth était un fort bel homme; jamais encore elle n'avait vu des bras aussi vigoureux. Et tout à coup Gédéon, comme s'il avait deviné ses pensées, se retourna vers elle et lui sourit. Elle sourit aussi, et rougit: et ce double changement lui seyait si bien que Gédéon oublia de regarder où il frappait, de telle sorte que, quelques secondes après, le pauvre garçon assénait un coup terrible sur ses propres doigts. Avec une présence d'esprit touchante, il parvint, non seulement à retenir, mais à changer même en une plainte anodine le pittoresque juron qui allait sortir de ses lèvres. Mais la douleur était vive; la secousse nerveuse avait été trop forte: et, après quelques essais, il s'aperçut qu'il ne pouvait pas songer à poursuivre l'opération.
Aussitôt Julia courut dans sa chambre, apporta une éponge, de l'eau, une serviette, et commença à baigner la main blessée du jeune homme.
—Je regrette, infiniment! s'excusait Gédéon. Si j'avais eu le moindre savoir-vivre, j'aurais ouvert la caisse d'abord, et me serais ensuite écrasé les doigts! Oh! ça va déjà beaucoup mieux! ajoutait-il. Je vous assure que ça va beaucoup mieux!
—Oui, je crois que, maintenant, vous allez assez bien pour être en état de diriger le travail! dit enfin Julia. Commandez-moi, et c'est moi qui serai votre ouvrière!
—Une délicieuse ouvrière, en vérité!—déclara Gédéon, oubliant tout à fait les convenances. La jeune fille se retourna, et le regarda avec un petit soupçon de froncement de sourcils; mais l'impertinent jeune homme se hâta de détourner son attention sur la caisse d'emballage. Le plus gros du travail, d'ailleurs, se trouvait fait. Julia ne tarda pas à soulever la première planche du couvercle, ce qui mit au jour une couche de paille. Une minute après les deux jeunes gens étaient à genoux, l'un près de l'autre, comme des paysans occupés à retourner le foin; et, dès la minute suivante, ils furent récompensés de leurs efforts par la vue de quelque chose de blanc et de poli. C'était, sans erreur possible, un énorme pied de marbre.
—Voilà un personnage vraiment esthétique! dit Julia.
—Jamais je n'ai rien vu de pareil! répondit Gédéon. Il a un mollet comme un sac de gros sous!
Bientôt se découvrit un second pied, et puis quelque chose qui semblait bien en être un troisième. Mais ce quelque chose se trouva être, en fin de compte, une massue reposant sur un piédestal.
—Hé! parbleu! c'est un Hercule! s'écria Gédéon. J'aurais dû le deviner à la vue de son mollet! Et je puis affirmer en toute confiance—ajouta-t-il en regardant les deux jambes colossales—que c'est ici le plus grand à la fois et le plus laid de tous les Hercule de l'Europe entière! Qu'est-ce qui peut l'avoir décidé à venir chez vous?
—Je suppose que personne autre n'en aura voulu! dit Julia. Et je dois ajouter que, nous-mêmes, nous nous serions parfaitement passés de lui.
—Oh! ne dites pas cela, mademoiselle! répliqua Gédéon. Il m'a valu une des plus mémorables séances de toute ma vie!
—En tout cas, une séance que vous ne pourrez pas oublier de sitôt! fit Julia. Vos malheureux doigts vous la rappelleront!
—Et maintenant, je crois qu'il faut que je m'en aille! dit tristement Gédéon.
—Non! non! plaida Julia. Pourquoi vous en aller? Restez encore un moment, et prenez une tasse de thé avec moi!
—Si je pouvais penser que, réellement, cela vous fût agréable, dit Gédéon en faisant tourner son chapeau dans ses doigts, il va de soi que j'en serais ravi!
—Mais, certes, cela me sera agréable! répondit la jeune fille. Et, de plus, j'ai besoin de gâteaux pour manger le thé, et je n'ai personne que je puisse envoyer chez le pâtissier. Tenez voici la clef de la maison!
Gédéon se hâta de mettre son chapeau et de courir chez le pâtissier, d'où il revint avec un grand sac en papier tout rempli de choux à la crème, d'éclairs, et de tartelettes. Il trouva Julia occupée à préparer une petite table à thé dans le vestibule.
—Les chambres sont dans un tel désordre, dit-elle, que j'ai pensé que nous serions plus à l'aise ici, à l'ombre de notre statue!
—Parfait! s'écria Gédéon enchanté.
—Oh! quelles adorables tartelettes à la crème! fit Julia en ouvrant le sac. Et quels délicieux choux aux fraises!
—Oui! dit Gédéon, essayant de cacher sa déconvenue. J'ai bien prévu que le mélange produirait quelque chose de très beau. D'ailleurs, la pâtissière l'a prévu aussi.
—Et maintenant, dit Julia après avoir mangé une demi-douzaine de gâteaux, je vais vous montrer la lettre de Maurice. Lisez-la tout haut: peut-être y a-t-il des détails qui m'ont échappé?
Gédéon prit la lettre, la déplia sur un de ses genoux, et lut ce qui suit:
«Chère Julia, je vous écris de Browndean, où nous nous sommes arrêtés pour quelques jours. L'oncle a été très secoué par ce terrible accident, dont, sans doute, vous aurez lu le récit dans le journal. Demain, je compte le laisser ici avec Jean, et rentrer seul à Londres; mais, avant mon arrivée, vous allez recevoir un baril contenant des échantillons pour un ami. Ne l'ouvrez à aucun prix, mais laissez-le dans le vestibule jusqu'à mon arrivée!
«Votre, en grande hâte,
«M. FINSBURY.
«P. S.—N'oubliez pas de laisser le baril dans le vestibule!»
—Non, dit Gédéon, je ne vois rien là qui se rapporte au monument!—Et, en disant cela, il désignait les jambes de marbre.—Miss Hazeltine, poursuivit-il, me permettez-vous de vous adresser quelques questions?
—Mais volontiers! répondit la jeune fille. Et si vous réussissez à m'expliquer pourquoi Maurice m'a envoyé une statue d'Hercule au lieu d'un baril contenant des «échantillons pour un ami», je vous en serai reconnaissante jusqu'à mon dernier jour. Mais, d'abord, qu'est-ce que cela peut-être, «des échantillons pour un ami»?
—Je n'en ai pas la moindre idée! dit Gédéon. Je sais bien que les marbriers envoient souvent des échantillons; mais je crois que, en général, ce sont des morceaux de marbre plus petits que notre ami le monument. Au reste, mes questions portent sur d'autres sujets. En premier lieu, est-ce que vous êtes tout à fait seule, dans cette maison?
—Oui, pour le moment! répondit Julia. Je suis arrivée avant-hier pour mettre la maison en état et pour chercher une cuisinière. Mais je n'en ai trouvé aucune qui me plût.
—Ainsi vous êtes absolument seule! dit Gédéon, stupéfait. Et vous n'avez pas peur?
—Oh! pas du tout! répondit Julia. Je ne sais pas de quoi j'aurais peur. Je me suis simplement acheté un revolver, d'un bon marché fantastique, et j'ai demandé au marchand de me montrer la manière de m'en servir. Et puis, avant de me coucher, j'ai bien soin de barricader ma porte avec des tiroirs et des chaises.
—C'est égal, je suis heureux de penser que votre monde va bientôt rentrer! dit Gédéon. Votre isolement m'inquiète beaucoup. S'il devait se prolonger, je pourrais vous pourvoir d'une vieille tante à moi, ou encore de ma femme de ménage, à votre choix.
—Me prêter une tante! s'écria Julia. Oh! quelle générosité! Je commence à croire que c'est vous qui m'avez envoyé l'Hercule!
—Je vous donne ma parole d'honneur que non! protesta le jeune homme. Je vous admire bien trop pour avoir pu vous envoyer une œuvre d'art aussi monstrueuse!
Julia allait répondre, lorsque les deux amis tressautèrent: un coup violent avait été frappé à la porte.
—Oh! monsieur Forsyth!
—Ne craignez rien, ma chère enfant! dit Gédéon appuyant tendrement sa main sur le bras de la jeune fille.
—Je sais ce que c'est! murmura-t-elle. C'est la police! Elle vient se plaindre au sujet de la statue!
Nouveau coup à la porte, plus violent, et plus impatient.
—Mon Dieu! c'est Maurice! s'écria la jeune fille. Elle courut à la porte et ouvrit.
C'était en effet Maurice qui apparaissait sur le seuil: non pas le Maurice des jours ordinaires, mais un homme d'aspect sauvage, pâle et hagard, avec des yeux injectés de sang, et une barbe de deux jours au menton.
—Le baril? s'écria-t-il. Où est le baril qui est arrivé ce matin?
Il regardait autour de lui, dans le vestibule, et ses yeux lui sortirent de la tête, littéralement, lorsqu'il aperçut les jambes de l'Hercule.
—Qu'est-ce que c'est que ça? hurla-t-il. Qu'est-ce que c'est que ce mannequin de cire? Qu'est-ce que c'est? Et où est le baril? Le tonneau à eau?
—Aucun baril n'est venu, Maurice! répondit froidement Julia. Voici le seul colis qu'on ait apporté!
—Ça? s'écria le malheureux. Je n'ai jamais entendu parler de ça!
—C'est cependant arrivé avec une adresse écrite de votre main! répondit Julia. Nous avons presque été forcés de démolir la maison pour le faire entrer. Et je ne puis rien vous dire de plus!
Maurice la considéra avec un égarement sans limites. Il passa une de ses mains sur son front, et puis s'appuya contre le mur, comme un homme qui va s'évanouir. Mais, peu à peu, sa langue se délia, et il se mit à accabler la jeune fille d'un torrent d'injures. Jamais jusqu'alors Maurice lui-même ne se serait supposé capable d'autant de feu, d'autant de verve, ni d'une telle variété de locutions grossières. La jeune fille tremblait et chancelait sous cette fureur insensée.
—Je ne souffrirai point que vous parliez davantage à miss Hazeltine sur un ton pareil! dit enfin Gédéon, s'interposant avec résolution.
—Je lui parlerai sur le ton qui me plaira, répliqua Maurice, dans un nouvel élan de fureur. Je parlerai à cette misérable mendiante comme elle le mérite!
—Pas un mot de plus, monsieur, pas un mot!—s'écria Gédéon.—Miss Hazeltine, poursuivit-il en s'adressant à la jeune fille, vous ne pouvez pas rester davantage sous le même toit que cet individu! Voici mon bras! Permettez-moi de vous conduire en un lieu où vous soyez à l'abri de l'insulte!
—Monsieur Forsyth, dit Julia, vous avez raison! Je ne saurais rester ici un seul moment de plus, et je sais que je me confie à un homme d'honneur!
Pâle et résolu, Gédéon offrit son bras, et les deux jeunes gens descendirent les marches du perron, poursuivis par Maurice, qui réclamait la clef de la porte d'entrée.
Julia venait à peine de lui remettre son trousseau de clefs, lorsqu'un fiacre vide passa rapidement devant eux. Il fut hélé, simultanément, par Maurice et par Gédéon. Mais, au moment où le cocher arrêtait son cheval, Maurice se précipita dans la voiture.
—Dix sous de pourboire! cria-t-il. Gare de Waterloo, aussi vite que possible! Dix sous pour vous!
—Mettez un shilling, monsieur! dit le cocher. L'autre gentleman m'a retenu avant vous!
—Eh bien! soit, un shilling!—cria Maurice, tout en songeant, à part lui, qu'il examinerait de nouveau la question en arrivant à la gare. Et le cocher fouetta sa bête, et le fiacre tourna au premier coin de rue.
Pendant que le fiacre filait par les rues de Londres, Maurice s'évertuait à rallier toutes les forces de son esprit. 1o le baril contenant le cadavre s'était égaré; 2o il y avait nécessité absolue à le retrouver. Ces deux points étaient clairs; et si, par une chance providentielle, le baril se trouvait encore à la gare, tout pouvait aller bien. Si le baril n'était pas à la gare, et qu'il se trouvât déjà entre les mains d'autres personnes l'ayant reçu par erreur, la chose prenait une tournure plus fâcheuse. Les personnes qui reçoivent des colis dont elles ne s'expliquent pas la nature sont en général portées à les ouvrir tout de suite. L'exemple de Miss Hazeltine (que Maurice maudit une fois de plus) ne confirmait que trop ce principe général. Et si quelqu'un avait déjà ouvert le baril... «Seigneur Dieu!» s'écria Maurice à cette pensée, en portant la main à son front tout gonflé de sueur.
La première conception d'un manquement à la loi a volontiers, pour l'imagination, quelque chose d'excitant: le projet, encore à l'état d'ébauche, s'offre sous des couleurs vives et attrayantes. Mais il n'en est pas de même lorsque, plus tard, l'attention du criminel se tourne vers ses rapports possibles avec la police. Maurice, à présent, se disait qu'il n'avait peut-être pas suffisamment pris en considération l'existence de la police, lorsqu'il s'était embarqué dans son entreprise. «Je vais avoir à jouer très serré!» songea-t-il; et un petit frisson de peur courut tout le long de son épine dorsale.
—Les grandes lignes, ou la banlieue? lui demanda tout à coup le cocher, à travers le petit guichet du plafond.
—Grandes lignes! répondit Maurice. Après quoi il décida que cet homme aurait, tout de même, son shilling de pourboire.
«Ce serait folie d'attirer l'attention sur moi en ce moment!» se dit-il. «Mais la somme que cette affaire-là va me coûter, au bout du compte, commence à me faire l'effet d'un cauchemar!»
Il traversa la salle des billets, et, misérablement, erra sur le quai. Il y avait, en cet instant, un petit arrêt dans le mouvement de la gare; peu de gens sur le quai, à peine quelques voyageurs attendant, çà et là. Maurice constata qu'il n'attirait point l'attention, ce qui lui parut une chose excellente; mais, d'autre part, il songea que son enquête n'avançait pas beaucoup. De toute nécessité, il devait faire quelque chose, risquer quelque chose: chaque instant qui passait ajoutait au danger. Enfin, recueillant tout son courage, il arrêta un porteur et lui demanda si, par hasard, il ne se souvenait pas d'avoir vu arriver un baril, au train du matin: ajoutant qu'il était anxieux de se renseigner, car le baril appartenait à un de ses amis. «Et l'affaire est des plus importantes, ajouta-t-il encore, car ce baril contient des échantillons!»
—Je n'étais pas là ce matin, monsieur, répondit le porteur; mais je vais demander à Bill. Hé! Bill! dis-donc, te souviens-tu d'avoir vu arriver de Bournemouth, ce matin, un baril contenant des échantillons?
—Je ne peux rien dire au sujet des échantillons! répliqua Bill. Mais le bourgeois qui a reçu le baril nous a fait un joli tapage!
—Quoi? Comment? s'écria Maurice, en même temps que, fiévreusement, il glissait deux sous dans la main du porteur.
—Eh bien! monsieur, il y a un baril qui est arrivé à une heure trente, et qui est resté au dépôt jusque vers les trois heures. A ce moment-là, voilà qu'arrive un petit homme, d'un air tout malingre.—j'ai bien idée que ce doit être quelque vicaire,—et qu'il me dit: «Vous n'auriez pas reçu quelque chose pour Pitman?»—William Bent Pitman, si je me rappelle bien le nom.—«Je ne sais pas au juste, monsieur, que je lui réponds; mais je crois bien que c'est le nom qui est écrit sur ce baril!» Le petit homme va voir le baril, et fait une mine ahurie quand il aperçoit l'adresse. Et le voilà qui se met à nous reprocher de ne pas lui avoir apporté ce qu'il voulait. «Eh! peu m'importe ce que vous voulez, monsieur, que je lui dis; mais si c'est vous qui êtes William Bent Pitman, il faut que vous emportiez ce baril!»
—Et l'a-t-il emporté? s'écria Maurice, respirant à peine.
—Eh bien! monsieur, reprit tranquillement Bill, il paraît que c'était une grande caisse d'emballage que ce monsieur attendait. Et cette caisse est bien arrivée; je le sais, parce que c'est le plus grand colis que j'aie jamais vu. Alors, en apprenant ça, ce Pitman a de nouveau fait la grimace. Il a demandé à parler au chef de service, et on a fait venir Tom, le facteur, celui qui avait conduit la caisse. Eh bien! monsieur—poursuivit Bill avec un sourire—jamais je n'ai vu un homme dans un état pareil! Ivre-mort, monsieur! A ce que j'ai cru comprendre, il y avait eu un monsieur, évidemment fou, qui avait donné à ce brave Tom une livre sterling de pourboire, et voilà d'où était venu tout le mal, comprenez-vous?
—Mais enfin, qu'est-ce qu'il a dit? haleta Maurice.
—Ma foi! monsieur, il n'était guère en état de dire grand'chose! répondit Bill. Mais il a offert de se battre à coups de poing avec ce Pitman pour une pinte de bière. Il avait perdu son livre, aussi, et ses reçus; et son compagnon était encore plus saoul que lui, si possible. Oh! monsieur, ils étaient tous les deux comme... comme des lords! Et le chef de service leur a réglé leur compte séance tenante.
«Allons! voilà qui n'est point si mauvais!» songea Maurice, avec un soupir de soulagement. Puis, s'adressant au porteur:
—Et ainsi, ces deux hommes n'ont pas pu dire où ils avaient conduit la caisse?
—Non, répondit Bill, ni ça ni autre chose!
—Et... qu'est-ce qu'a fait Pitman? demanda Maurice.
—Il a emporté le baril dans un fiacre à quatre roues, répondit Bill. Le pauvre homme était tout tremblant. Je ne crois pas qu'il ait beaucoup de santé!
—Et ainsi, murmura Maurice, le baril est parti?
—De ça, vous pouvez en être bien sûr! dit le porteur. Mais vous feriez mieux de voir le chef de service!
—Oh! pas du tout, la chose n'a aucune importance! protesta Maurice. Ce baril ne contenait que des échantillons!
Et il se hâta d'opérer sa sortie.
Enfermé dans un fiacre, une fois de plus, il s'efforça de jeter un nouveau regard d'ensemble sur sa position. «Supposons, se dit-il, supposons que j'accepte ma défaite et aille tout de suite déclarer la mort de mon oncle!» Il y perdrait la tontine, et, avec celle-ci, sa dernière chance de recouvrer ses 7.800 livres. Mais, d'autre part, depuis le shilling de pourboire donné au cocher de fiacre, il avait commencé à constater que le crime était coûteux dans sa pratique, et, depuis la perte du baril, que le crime était incertain dans ses conséquences. Avec calme, d'abord, puis sans cesse avec plus de chaleur, il envisagea les avantages qu'il y aurait pour lui à abandonner son entreprise. Cet abandon impliquait pour lui une perte d'argent: mais, en somme, et après tout, pas une très grosse perte: celle seulement de la tontine, sur laquelle il n'avait jamais compté tout à fait. Il retrouva au fond de sa mémoire certains traits établissant qu'en effet jamais il n'avait cru bien sérieusement aux profits de la tontine. Non, jamais il n'y avait cru, jamais il n'avait eu l'espoir certain de recouvrer ses 7.800 livres; et, s'il s'était embarqué dans cette aventure, c'était uniquement pour parer à la déloyauté, trop manifeste, de son cousin Michel. Il le voyait clairement à présent: mieux valait pour lui se retirer au plus vite de l'aventure, pour transporter tous ses efforts sur l'affaire des cuirs...
—Seigneur! s'écria-t-il tout à coup en bondissant dans son fiacre comme un diable dans sa boîte à malice. Seigneur! Mais je n'ai pas seulement perdu la tontine! J'ai encore perdu l'affaire des cuirs par-dessus le marché!
Pour monstrueux que fût le fait, il était rigoureusement vrai. Maurice n'avait point pouvoir pour signer, au nom de son oncle. Il ne pouvait pas même émettre un chèque de trente shillings. Aussi longtemps qu'il n'aurait pas produit une preuve légale de la mort de son oncle, il n'était qu'un paria sans le sou: et, dès qu'il aurait produit cette preuve légale, le bénéfice de la tontine était, pour lui, irrémédiablement perdu! Mais bah! Maurice n'avait pas le droit d'hésiter! Il devait laisser tomber la tontine comme un marron trop chaud, et concentrer toutes ses forces sur la maison de cuirs, ainsi que sur le reste de son petit, mais légitime, héritage! Sa résolution fut prise en un instant. Mais, dès l'instant suivant, soudain, se découvrit à lui l'étendue tout entière de sa calamité. Déclarer la mort de son oncle, il ne le pouvait pas! Depuis que le cadavre s'était perdu, l'oncle Joseph était (au point de vue de la loi) devenu immortel.
Il n'y avait pas au monde une voiture assez grande pour contenir Maurice avec son désespoir. Le pauvre garçon fit arrêter le fiacre, descendit, paya, et se mit à marcher il ne savait où.
—Je commence à croire que je me suis embarqué dans cette affaire avec trop de précipitation! se dit-il, avec un soupir funèbre. Je crains que l'affaire ne soit trop compliquée pour un homme de mes capacités intellectuelles!
Tout à coup, un des aphorismes de son oncle Joseph lui revint à l'esprit: «Si vous voulez penser clairement, couchez vos arguments par écrit!» répétait volontiers le vieillard. «Hé! cette vieille bête avait tout de même quelques bonnes idées! songea Maurice. Je vais employer son système, pour voir!»
Il entra dans une taverne, commanda du fromage, du pain, de quoi écrire, et s'installa solennellement devant une feuille de papier blanc. Il essaya la plume; chose à peine croyable, elle allait parfaitement. Mais qu'allait-il écrire?
—J'y suis! s'écria enfin Maurice. Je vais faire comme Robinson Crusoé, avec ses deux colonnes!
Aussitôt il plia son papier, conformément à ce modèle classique, et commença ainsi:
MAUVAIS | BON |
---|---|
1. J'ai perdu le corps de mon oncle. | 1. Mais Pitman l'a trouvé. |
—Halte-là! se dit Maurice. Je me laisse entraîner trop loin par le génie de l'antithèse. Recommençons:
MAUVAIS | BON |
---|---|
1. J'ai perdu le corps de mon oncle. | 1. Mais, de cette façon, je n'ai plus à m'inquiéter de l'enterrer. |
2. J'ai perdu la tontine. | 2. Mais je puis encore la sauver si Pitman fait disparaître le corps, et que je trouve un médecin tout à fait sans scrupules. |
3. J'ai perdu le commerce de cuirs, et tout le reste de la succession de mon oncle. | 3. Mais je ne les ai point perdus si Pitman livre le corps à la police. |
«Oui, mais, en ce cas, je vais en prison! J'oubliais cela! songea Maurice. Au fait, je crois que je ferai mieux de ne pas m'arrêter à cette hypothèse. Les gens qui n'ont rien à craindre pour eux-mêmes sont à l'aise pour recommander aux autres d'envisager toutes les pires extrémités: mais j'estime que, dans un cas comme celui-ci, mon premier devoir est d'éviter toute occasion de me décourager. Non, il doit y avoir une autre réponse au numéro 3 de droite! Il doit y avoir un bon faisant contrepoids à ce mauvais! Ou bien, sans cela, à quoi servirait l'invention de cette double colonne? Eh! par saint Georges, j'y suis! La réponse au numéro 3 est exactement la même qu'au numéro 2!»
Et il se hâta de récrire le passage:
MAUVAIS | BON |
---|---|
3. J'ai perdu le commerce de cuirs, et tout le reste de la succession de mon oncle. | 3. Mais je ne les ai point perdus si je parviens à découvrir un médecin qui soit tout à fait sans scrupules. |
«Ce médecin vénal est décidément bien à désirer pour moi! se dit-il. J'ai besoin de lui, d'abord, pour me donner un certificat attestant que mon oncle est mort, afin que je puisse reprendre l'affaire des cuirs; et puis j'ai besoin de lui pour me donner un certificat attestant que mon oncle est vivant... Mais voilà de nouveau que je tombe dans une antinomie!»
Et il revint à ses confrontations:
MAUVAIS | BON |
---|---|
4. Je n'ai presque plus d'argent. | 4. Mais il y en a beaucoup, à la Banque. |
5. Oui, mais je ne peux pas toucher l'argent qui est à la Banque. | 5. Mais... Au fait, cela paraît malheureusement incontestable. |
6. J'ai laissé dans la poche de l'oncle Joseph le chèque de huit cent livres. | 6. Mais, pour peu que Pitman soit un malhonnête homme, la découverte de ce chèque le décidera à garder la chose secrète et à jeter le corps à l'égout. |
7. Oui, mais si Pitman est un malhonnête homme et qu'il découvre le chèque, il saura qui est l'oncle Joseph, et pourra me faire chanter. | 7. Oui, mais si je ne me trompe pas dans ma conjecture au sujet de l'oncle Masterman, je pourrai, à mon tour, faire chanter mon cousin Michel. |
8. Mais je ne puis pas faire chanter Michel avant d'avoir des preuves de la mort de son père. (Et puis, faire chanter Michel ne laisse pas d'être une entreprise assez dangereuse.) | 8. Tant pis! |
9. La maison de cuirs aura bientôt besoin d'argent pour les dépenses courantes, et je n'en ai pas à donner. | 9. Mais la maison de cuirs est un bateau qui se noie. |
10. Oui, mais ce n'en est pas moins le seul bateau qui me reste. | 10. Exact. |
11. Jean aura bientôt besoin d'argent, et je n'en ai pas à lui donner. | 11. |
12. Et le médecin vénal voudra se faire payer d'avance. | 12. |
13. Et si Pitman est malhonnête et ne m'envoie pas en prison, il exigera de moi des sommes énormes. | 13. |
—Oh! mais je vois que l'affaire est bien unilatérale! s'écria Maurice. Décidément, cette méthode n'a pas autant de valeur que j'avais supposé!
Il chiffonna la feuille de papier et la mit dans sa poche: puis, aussitôt, il la retira de sa poche, la déplia, et la relut d'un bout à l'autre.
—D'après ce résumé des faits, se dit-il, je vois que c'est au point de vue financier que ma position est le plus faible. N'y aurait-il donc vraiment aucun moyen de trouver des fonds? Dans une grande ville comme Londres, et entouré de toutes les ressources de la civilisation, on ne me fera pas croire qu'une chose aussi simple me soit impossible. Allons! allons! pas tant de précipitation! D'abord, n'y a-t-il rien que je puisse vendre? Ma collection de bagues à cachets?
Mais à la pensée de se séparer de ces chers trésors, Maurice sentit que le sang lui affluait aux joues.
—Non! j'aimerais mieux mourir! se dit-il.
Et, jetant sur la table une pièce d'un shilling, il s'enfuit dans la rue.
—Il faut absolument que je trouve des fonds! reprit-il. Mon oncle étant mort, l'argent déposé à la banque est à moi: je veux dire qu'il devrait être à moi, sans cette maudite fatalité qui me poursuit depuis que j'étais un orphelin en tutelle! Je sais bien ce que ferait, à ma place, tout autre homme dans la chrétienté! Tout autre homme, à ma place, ferait des faux: excepté que, dans mon cas, cela ne pourrait pas s'appeler des faux, puisque l'oncle Joseph est mort, et que l'argent m'appartient. Quand je pense à cela, quand je pense que mon oncle est mort sous mes yeux, et que je ne peux pas prouver qu'il est mort, ma gorge se serre en présence d'une telle injustice! Autrefois, je me sentais rempli d'amertume au souvenir de mes 7.800 livres: qu'était-ce que cette misérable somme, en comparaison de ce que je perds à présent? C'est-à-dire que, jusqu'au jour d'avant-hier, j'étais parfaitement heureux!»
Et Maurice arpentait les trottoirs, avec de profonds soupirs.
«Et puis ce n'est pas tout! songeait-il. Mais pourrai-je faire ces faux? Arriverai-je à contrefaire l'écriture de mon oncle? En serai-je capable? Pourquoi n'ai-je pas pris plus de leçons d'écriture, quand j'étais enfant? Ah! comme je comprends maintenant les admonitions de mes professeurs, nous prédisant que nous regretterions plus tard de n'avoir pas mieux profité de leurs enseignements! Ma seule consolation est que, même si j'échoue, je n'aurai rien à craindre,—de la part de ma conscience, du moins. Et si je réussis, et que Pitman soit le noir coquin que je suppose, eh bien! je n'aurais plus qu'à essayer de découvrir un médecin vénal, chose qui ne doit pas être difficile à découvrir dans une ville comme Londres. La ville doit en être remplie, c'est bien certain! Je ne vais pas, bien sûr! mettre une annonce dans les journaux pour demander un médecin à corrompre: non, je n'aurai qu'à entrer tour à tour chez différents médecins, à les juger d'après leur accueil, et puis, quand j'en aurai trouvé un qui me paraîtra pouvoir me convenir, à lui exposer simplement mon affaire... Encore que, même cela, au fond, ce soit une démarche assez délicate!»
Après de longs détours, il se trouvait aux environs de John Street; il s'en aperçut tout à coup et résolut de rentrer chez lui. Mais, pendant qu'il faisait tourner la clef dans la serrure, une nouvelle réflexion mortifiante lui vint à l'esprit: «Cette maison même n'est pas à moi, tant que je ne pourrai pas prouver la mort de mon oncle!» se dit-il. Et il referma si violemment la porte, derrière lui, que tous les contrevents des fenêtres claquèrent.
Dans les ténèbres du vestibule, par un comble de malchance, Maurice fit un faux pas, et tomba lourdement sur le socle de l'Hercule. La vive douleur qu'il ressentit acheva de l'exaspérer. Dans un accès soudain de fureur impulsive, il saisit le marteau que Gédéon Forsyth avait laissé à terre, et, sans voir ce qu'il faisait, asséna un coup dans la direction de la statue. Il entendit un craquement sec.
«Mon Dieu! qu'est-ce que j'ai encore fait?» gémit Maurice. Il alluma une allumette et courut chercher un bougeoir, dans la cuisine. «Oui, se dit-il en considérant, à la lueur de sa bougie, le pied de l'Hercule, qu'il venait de briser, oui, je viens de mutiler un chef-d'œuvre antique. Je vais en avoir pour des milliers de livres!»
Mais, tout à coup, un espoir sauvage l'illumina: «Voyons un peu! reprit-il. Je suis débarrassé de Julia; je n'ai rien à démêler avec cet idiot de Forsyth; les porteurs étaient ivres-morts; les deux camionneurs ont été congédiés; parfait! Je vais simplement tout nier! Ni vu, ni connu; je dirai que je ne sais rien!»
Dès la minute suivante, il était debout, de nouveau, en face de l'Hercule, les lèvres serrées, brandissant dans sa main droite le marteau à casser le charbon, et, dans l'autre main, un massif hache-viande. Une minute encore, et il s'attaqua résolument à la caisse d'emballage. Deux ou trois coups bien appliqués lui suffirent pour achever le travail de Gédéon: la caisse se brisa, se répandit sur Maurice en une averse de planches suivie d'une avalanche de paille.
Et alors le marchand de cuirs put apprécier pleinement la difficulté de la tâche qu'il avait entreprise; peu s'en fallut qu'il ne perdît courage. Il était seul; il ne disposait que d'armes insignifiantes; il n'avait aucune expérience de l'art du mineur ni de celui du casseur de pierres; comment parviendrait-il à avoir raison d'un monstre colossal, tout en marbre, et assez solide pour s'être conservé intact depuis (peut-être) Phidias? Mais la lutte était moins inégale qu'il ne l'imaginait dans sa modestie; d'un côté, la force matérielle, oui, mais, de l'autre côté, la force morale, cette flamme héroïque qui assure la victoire.
—Je finirai bien par t'abattre tout de même, sale grosse bête! cria Maurice, avec une passion pareille à celle qui devait animer jadis les vainqueurs de la Bastille. Je finirai par t'abattre, entends-tu, et pas plus tard que cette nuit! Je ne veux pas de toi dans mon antichambre!
Le visage de l'Hercule, avec son indécente expression de jovialité, excitait tout particulièrement la rage de Maurice: et ce fut par l'attaque du visage qu'il ouvrit ses opérations. La hauteur du demi-dieu (car le socle lui-même était fort élevé) risquait de constituer, pour l'assaillant, un obstacle sérieux. Mais, dès cette première escarmouche, l'intelligence affirma son triomphe sur la matière. Maurice se rappela que son oncle défunt avait, dans sa bibliothèque, un petit escalier mobile, sur lequel il faisait monter Julia pour prendre des livres aux rayons supérieurs. Il courut chercher ce précieux instrument de guerre, et bientôt, avec le hache-viande, il eut la joie de décapiter son stupide ennemi.
Deux heures plus tard, ce qui avait été l'image d'un immense portefaix n'était plus qu'un informe amas de membres brisés. Le torse s'appuyait contre le piédestal, le visage tournait son ricanement vers l'escalier du sous-sol; les jambes, les bras, les mains, gisaient pêle-mêle dans la paille, encombrant le vestibule. Une demi-heure plus tard encore, tous les débris se trouvaient déposés dans un coin de la cave; et Maurice, avec un délicieux sentiment de triomphe, considérait la scène où avaient eu lieu ses exploits. Oui, désormais, il allait pouvoir nier en toute sécurité: rien dans le vestibule, à cela près qu'il était dans un état de délabrement extraordinaire, ne trahissait plus le passage d'un des plus gigantesques produits de la sculpture antique. Mais ce fut un Maurice bien fatigué qui, vers une heure du matin, se laissa tomber sur son lit, sans avoir même la force de se dévêtir. Ses bras et ses épaules lui faisaient affreusement mal; les paumes de ses mains brûlaient; ses jambes refusaient de se plier. Et longtemps Morphée tarda à venir visiter le jeune héros; et, au premier rayon de l'aube, déjà Morphée de nouveau l'avait fui.
La matinée s'annonçait lamentablement. Un vilain vent d'est hurlait dans la rue; à tout moment les fenêtres vibraient sous des douches de pluie, et Maurice, en s'habillant, sentait des courants d'air glacé lui frôler les jambes.
«Tout de même, se dit-il avec une amère tristesse, tout de même, étant donné ce que j'ai déjà à supporter, j'aurais au moins le droit d'avoir du beau temps!»
Il n'y avait pas de pain dans la maison; car miss Hazeltine (comme toutes les femmes, quand elles vivent seules) ne s'était nourrie que de gâteaux. Mais Maurice finit par découvrir une tranche de biscuit qui, assaisonnée d'un grand verre d'eau, lui constitua un semblant de déjeuner; après quoi, il se mit résolument à l'ouvrage.
Rien n'est plus curieux que le mystère des signatures humaines. Que vous signiez votre nom avant ou après vos repas, pendant une indigestion ou en état de faim, pendant que vous tremblez pour la vie d'un enfant ou lorsque vous venez de gagner aux courses, dans le cabinet d'un juge d'instruction ou sous les yeux de votre bien-aimée; pour le vulgaire, vos signatures différeront l'une de l'autre; mais pour l'expert, pour le graphologue, pour le caissier de banque, elles resteront toujours un seul et même phénomène, comme l'étoile du Nord pour les astronomes.
Et Maurice savait cela. Les entretiens de son oncle Joseph lui avaient fait entrer (de force) dans la tête la théorie de l'écriture, comme aussi la théorie de cet art ingénieux du faux en écritures, où il s'occupait maintenant à préparer ses débuts. Mais,—heureusement pour le bon ordre des transactions commerciales,—le faux en écritures est surtout affaire de pratique. Et pendant que Maurice était assis à sa table, ce jour-là, entouré de signatures authentiques de son oncle et d'essais d'imitation, hélas! pitoyables, plus d'une fois il fut sur le point de désespérer; de temps en temps, le vent lui envoyait un mugissement lugubre, par la cheminée; de temps en temps, se répandait sur Bloomsbury une brume si épaisse qu'il avait à se lever de son fauteuil pour rallumer le gaz; autour de lui régnaient la froideur et le désordre d'une maison longtemps inhabitée,—le plancher sans tapis, le sofa encombré de livres et de linge, les plumes rouillées, le papier glacé d'une épaisse couche de poussière; mais tout cela n'était que de petites misères à côté, et la vraie source de la dépression de Maurice consistait dans ces faux avortés qui, peu à peu, commençaient à épuiser toute la provision du papier à lettres.
«C'est la chose la plus extraordinaire du monde!» gémissait-il. «Tous les éléments de la signature y sont, les jambages, les liaisons; et l'ensemble s'obstine à ne pas marcher! Le premier commis de banque venu flairera le faux! Allons, je vois que je vais avoir à calquer!»
Il attendit la fin d'une averse, s'appuya contre la fenêtre, et, à la vue de tout John Street, calqua la signature de son oncle. Encore n'en produisit-il qu'un bien pauvre décalque, timide, maladroit, avec toute sorte d'hésitations et de reprises dénonciatrices.
«N'importe! Il faudra que cela passe! se dit-il en considérant tristement son œuvre. De toute façon, l'oncle Joseph est mort!»
Après quoi il remplit le chèque, ainsi orné d'une fausse signature: deux cents livres sterling, y inscrivit-il; et il courut à la banque Anglo-Patagonienne, où étaient déposés les fonds de la maison de cuirs.
Là, de l'air le plus indifférent qu'il put se donner, il présenta son faux au gros Ecossais roux à qui il avait affaire, d'habitude, lorsqu'il venait toucher ou déposer des fonds. L'Ecossais parut surpris à la vue du chèque; puis il le retourna dans un sens et dans l'autre, examina même la signature à travers une loupe; et sa surprise sembla se changer en un sentiment plus défavorable encore. «Voudriez-vous m'excuser un moment?» dit-il enfin au malheureux Maurice, en s'enfonçant dans les plus lointaines profondeurs de la maison de banque. Et, lorsqu'il revint, après un intervalle assez long, il était accompagné d'un de ses chefs, un petit monsieur vieillot et grassouillet, mais, cependant, de ceux dont on dit qu'ils sont «hommes du monde jusqu'au bout des doigts».
—M. Maurice Finsbury, je crois? demanda le petit homme du monde en mettant son lorgnon sur son nez pour mieux voir Maurice.
—Oui, monsieur! répondit Maurice en tremblant. Y a-t-il... est-ce qu'il y a quelque chose qui ne va pas?
—C'est que... voilà ce que c'est, monsieur Finsbury: nous sommes un peu étonnés de recevoir ceci! expliqua le banquier, en désignant le chèque. Pas plus tard qu'hier, nous avons été prévenus de n'avoir plus à vous délivrer d'argent!
—Prévenus! s'écria Maurice.
—Par votre oncle lui-même! poursuivit le banquier. Et nous avons également escompté à monsieur votre oncle un chèque de... voyons! de combien était le chèque, monsieur Bell?
—De huit cents livres, monsieur Judkin! répondit l'employé.
—Bent Pitman! murmura Maurice, dont les jambes chancelaient.
—Comment, monsieur? Je n'ai pas entendu! dit M. Judkin.
—Oh! ce n'est rien... une simple façon de parler!
—J'espère qu'il ne vous arrive rien de fâcheux, monsieur Finsbury? dit aimablement M. Bell.
—Tout ce que je puis vous dire—proféra Maurice avec un ricanement sinistre,—c'est que la chose est absolument impossible! Mon oncle est à Bournemouth, malade, incapable de remuer!
—Vraiment! fit M. Bell, en reprenant le chèque des mains de son chef. Mais ce chèque est daté d'aujourd'hui, et de Londres! Comment expliquez-vous cela, monsieur?
—Oh! c'est une erreur de date! bredouilla Maurice, pendant qu'un vif afflux de sang lui colorait le visage.
—Sans doute! sans doute! lui dit M. Judkin, en fixant de nouveau sur lui son terrible regard.
—Et puis, risqua Maurice, si même vous ne pouvez pas me remettre de grosses sommes, ceci n'est qu'une bagatelle... ces deux cents livres!
—Sans doute, monsieur Finsbury! répondit M. Judkin. Ce que vous dites est vrai; et, si vous insistez, je ne manquerai pas de soumettre votre demande à notre conseil d'administration. Mais je crains bien... en un mot, monsieur Finsbury, je crains que cette signature ne soit pas aussi correcte que nous sommes en droit de la désirer...
—Oh! cela n'a aucune importance! murmura précipitamment Maurice. Je vais demander à mon oncle de la recommencer. Voyez-vous, poursuivit-il en reprenant un peu d'assurance,—voyez-vous, monsieur, mon oncle est si souffrant qu'il n'a pas eu la force de signer ce chèque sans recourir à mon assistance; et j'imagine que les différences dans la signature viennent de ce que j'ai dû lui tenir la main.
M. Judkin lança un regard aigu, droit dans les yeux de Maurice. Puis il se retourna vers M. Bell.
—Eh bien! dit-il, je commence à croire que nous avons été dupés, hier, par un escroc qui a réussi à se faire passer pour M. Joseph! Dites à Monsieur votre oncle que nous allons tout de suite avertir la police! Quant à ce chèque, je suis désolé d'avoir à vous répéter que, en raison de la manière dont il a été signé, la banque ne peut pas prendre sur elle... notre responsabilité... vous nous excuserez!
Et il tendit le chèque à Maurice, à travers le comptoir. Maurice le saisit machinalement: sa pensée était tout entière à un autre sujet.
—Dans un cas comme celui-là, dit-il, la perte incombe uniquement à nous, c'est-à-dire à mon oncle et à moi!
—Pas du tout, monsieur, pas du tout! C'est la banque qui est responsable. Ou bien nous recouvrerons ces huit cents livres, ou bien nous vous les rembourserons sur nos profits et pertes: vous pouvez y compter!
Le nez de Maurice s'allongea encore; puis un nouveau rayon d'espoir s'offrit à lui.
—Ecoutez! dit-il. Laissez-moi le soin de régler cette affaire! Je m'en charge. J'ai une piste! Et puis, les détectives, ça coûte si cher!
—La banque ne l'entend pas ainsi, monsieur! répliqua M. Judkin. La banque supportera tous les frais de l'enquête; nous dépenserons tout l'argent qu'il faudra. Un escroc non découvert constitue un danger permanent. Nous éclaircirons cette affaire à fond, monsieur Finsbury; vous pouvez compter sur nous, et vous mettre l'esprit en repos là-dessus!
—Eh bien! je prends sur moi toute la perte! déclara hardiment Maurice. Je vous demande d'abandonner l'affaire!
A tout prix, il était résolu à empêcher l'enquête.
—Je vous demande pardon, reprit l'impitoyable M. Judkin; mais vous n'avez rien à voir dans cette affaire, qui est toute entre nous et monsieur votre oncle. Si celui-ci partage votre avis, et qu'il vienne nous le dire, ou qu'il consente à me recevoir auprès de lui...
—Tout à fait impossible! s'écria Maurice.
—Eh bien! vous voyez que nous avons les mains liées! Il faut que nous mettions aussitôt la police en mouvement!
Maurice, machinalement, replia le chèque et le serra dans son portefeuille.
—Bonjour! dit-il. Et il sortit, il s'enfuit de la banque.
«Je me demande ce qu'ils soupçonnent! songea-t-il. Je n'y comprends rien! Leur conduite a quelque chose d'inexplicable. Mais, d'ailleurs, peu importe. Tout est perdu! Le chèque a été touché. La police va être sur pied. Dans deux heures, cet idiot de Pitman sera en prison, et toute l'histoire du cadavre figurera dans les journaux du soir!»
Si, cependant, le pauvre garçon avait pu entendre le dialogue qui avait eu lieu à la banque, après son départ, il aurait été sans doute moins effrayé; mais peut-être, en échange, se serait-il senti encore plus mortifié.
—Voilà une affaire bien curieuse, monsieur Bell! avait dit M. Judkin.
—Oui, monsieur, avait répondu M. Bell; mais je crois que nous lui avons donné une bonne alarme!
—Oh! nous n'entendrons plus parler de M. Maurice Finsbury! avait repris M. Judkin. Ce n'était qu'une première tentative de sa part, et nous avons eu tant de bons rapports avec la maison Finsbury que j'ai cru plus charitable d'agir doucement. Mais vous pensez bien comme moi, monsieur Bell, qu'il n'y a pas d'erreur possible sur la visite d'hier? C'est bien le vieux M. Finsbury lui-même qui est venu toucher ses huit cents livres, n'est-ce pas?
—Aucune erreur possible, monsieur! fit M. Bell avec un sourire. C'était bien M. Finsbury! Il m'a expliqué tout au long les principes de l'escompte!
—Fort bien! fort bien! conclut M. Judkin. La prochaine fois que M. Joseph Finsbury viendra, priez-le de passer dans mon cabinet! Je redoute un peu sa conversation; mais j'estime, dans le cas présent, que nous avons absolument le devoir de le mettre en garde!
Norfolk-Street n'est pas une grande rue; et ce n'est pas non plus une belle rue. On en voit sortir surtout des bonnes à tout faire, sales, dépeignées, évidemment engagées au rabais: on les voit, le matin, aller chercher des provisions dans la rue voisine, ou, le soir, se promener de long en large, écoutant la voix de l'amour. Deux fois par jour, on voit passer le marchand de mou pour les chats. Parfois un novice joueur d'orgue de Barbarie se risque dans la rue, et aussitôt se remet en route, dégoûté. Les jours de fête, Norfolk-Street sert d'arène aux jeunes sportsmen du voisinage, et les locataires ont l'occasion d'étudier les diverses méthodes possibles de l'attaque et de la défense individuelles. Et tout cela, d'ailleurs, n'empêche pas cette rue d'avoir le droit de passer pour «respectable»; car, étant très courte et très peu passagère, elle ne contient pas une seule boutique.
Au temps où se passe l'action de notre récit, le numéro 7 de Norfolk-Street avait à sa porte une plaque de cuivre avec ces mots: W.-D. Pitman, artiste. Cette plaque ne se faisait pas remarquer par sa propreté; et de la maison, dans son ensemble, je ne puis pas dire qu'elle eût rien de particulièrement engageant. Et cependant, cette maison, à un certain point de vue, était une des curiosités de notre capitale; car elle avait pour locataire un artiste,—et même un artiste distingué, n'eût-il, pour le distinguer, que son insuccès,—à qui jamais aucune revue illustrée n'avait consacré un article! Jamais aucun graveur sur bois n'avait reproduit «un coin du petit salon» de cette maison, ni «la cheminée monumentale du grand salon»; aucune jeune dame, débutant dans les lettres, n'avait célébré «la simplicité pleine de naturel» avec laquelle le maître W. D. Pitman l'avait reçue, «au milieu de ses trésors». Mais, d'ailleurs, moi-même, à mon vif regret, je ne vais pas avoir le loisir de combler cette lacune; car je n'ai affaire que dans l'antichambre, l'atelier, et le pitoyable «jardin» de l'esthétique demeure du maître Pitman.
Le jardin en question possédait une fontaine en plâtre (sans eau, du reste), quelques fleurs incolores dans des pots, et deux ou trois statues d'après l'antique, représentant des satyres et des nymphes d'une exécution plus médiocre que tout ce que mon lecteur pourra imaginer. D'un côté, ce jardin était ombragé par deux petits ateliers, sous-loués par Pitman aux plus obscurs et maladroits représentants de notre art national. De l'autre côté s'élevait un bâtiment un peu moins lugubre, avec une porte de derrière donnant sur une ruelle; c'était là que M. Pitman se livrait, chaque soir, aux joies de la création artistique. Toute la journée, il enseignait l'art à des jeunes filles, dans un pensionnat de Kensington; mais ses soirées du moins lui appartenaient, et il les prolongeait fort avant dans la nuit. Tantôt il peignait un Paysage avec cascade, à l'huile; tantôt il sculptait, gratuitement et de son plein gré (mais «en marbre», comme il aimait à le faire remarquer), le buste de quelque personnage public; tantôt encore il modelait en plâtre une nymphe («pouvant servir de lampadaire pour le gaz dans un escalier, monsieur!») ou bien un Samuel enfant, grandeur trois quarts de nature, qu'on aurait pu lui acheter pour le salon d'un bureau de nourrices.
M. Pitman avait étudié autrefois à Paris, et même à Rome, aux frais d'un marchand de corsets, son cousin, qui malheureusement n'avait pas tardé à faire faillite; et bien que personne jamais n'eût poussé l'incompétence artistique jusqu'à lui soupçonner le moindre talent, on avait pu supposer qu'il avait un peu appris son métier. Mais dix-huit ans d'enseignement l'avaient dépouillé du maigre bagage de ses connaissances. Parfois les artistes à qui il sous-louait des ateliers ne pouvaient s'empêcher de le raisonner; ils lui remontraient, par exemple, combien c'était chose impossible de peindre de bons tableaux à la lumière du gaz, ou des nymphes grandeur nature sans le secours d'un modèle. «Oui, je sais cela! répondait-il. Personne ne le sait mieux que moi dans tout Norfolk-Street. Et je vous assure que, si j'étais riche, je n'hésiterais pas à employer les meilleurs modèles de Londres. Mais, étant pauvre, j'ai dû apprendre à me passer d'eux! Un modèle qui viendrait de temps à autre, voyez-vous? ne servirait qu'à troubler ma conception idéale de la figure humaine; loin d'être un avantage, ce serait un réel danger pour ma carrière d'artiste. Et quant à mon habitude de peindre à la lumière artificielle du gaz, je reconnais qu'elle n'est pas sans inconvénients; mais j'ai bien été forcé de l'adopter, puisque toutes mes journées se trouvent consacrées à des travaux d'enseignement!»
Dans l'instant précis où je dois le présenter à mes lecteurs, Pitman se trouvait seul dans son atelier, sous la lueur mourante d'un morne jour d'octobre. Il était assis dans un fauteuil Windsor (avec une «simplicité pleine de naturel», certes), la tête coiffée de son chapeau de feutre noir. C'était un pauvre petit homme brun, maigre, inoffensif, touchant, avec ses habits de deuil, avec sa redingote trop longue, son faux-col droit et bas, avec son aspect vaguement ecclésiastique,—qui l'aurait été plus nettement encore sans une longue barbe se terminant en pointe. Et il y avait bien des fils d'argent dans ses cheveux et sa barbe. Il n'était plus tout jeune, le pauvre homme: et le veuvage, et la pauvreté, et une humble ambition toujours contrariée, tout cela n'était point fait pour le rajeunir!
En face de lui, dans un coin près de la porte, se dressait un solide baril. Et Pitman avait beau se retourner dans son fauteuil: c'était toujours ce baril qui s'offrait à ses yeux comme à ses pensées.
«Dois-je l'ouvrir? Dois-je le renvoyer? Dois-je prévenir de suite M. Semitopolis!» se demandait-il. «Non! décida-t-il enfin. Ne faisons rien sans avoir l'avis de M. Finsbury!» Après quoi il se leva et alla prendre, dans un tiroir, un buvard de cuir, tout usé. Il le posa sur la table, devant la fenêtre, en tira une feuille de ce papier à lettres couleur café au lait qui lui servait pour ses relations écrites avec la directrice du pensionnat où il donnait des leçons, et, laborieusement, il parvint à rédiger la lettre suivante:
«Cher monsieur Finsbury, serait-ce trop présumer de votre obligeance que de vous prier de venir me voir un moment, ce soir même? Le sujet qui me préoccupe, et sur lequel j'ai à vous demander conseil, est des plus importants: car il s'agit de la statue d'Hercule, appartenant à M. Semitopolis, dont j'ai déjà eu l'occasion de vous parler. Je vous écris dans un grand état d'agitation et d'inquiétude: je crains, en vérité, que ce chef-d'œuvre de l'art antique ne se soit égaré. Et j'ai en outre pour m'affoler une autre perplexité qui, d'ailleurs, se rattache à celle-là. Veuillez, je vous en prie, excuser l'inélégance de ce griffonnage, et croyez-moi votre tout dévoué
«WILLIAM D. PITMAN.»
Muni de cette lettre, il se mit en route, et alla sonner à la porte du numéro 233, dans King's Road, la rue voisine: c'est à cette adresse que l'avoué Michel Finsbury avait son domicile particulier. Pitman avait rencontré l'avoué, quatre ans auparavant, à Chelsea, dans une réunion d'artistes; ils étaient revenus ensemble, étant voisins; et Michel, qui était, au fond, un excellent garçon, n'avait point cessé, depuis lors, d'accorder à son petit voisin une amitié un peu dédaigneuse, mais secourable et sûre.
—Non! dit la vieille femme de ménage des Finsbury, qui était venue ouvrir la porte, M. Michel n'est pas encore rentré! Mais vous paraissez tout mal à l'aise, monsieur Pitman! Venez prendre un verre de sherry, monsieur, pour vous remonter!
—Merci, madame! pas aujourd'hui! répondit l'artiste. Vous êtes bien bonne, mais je me sens trop déprimé pour boire du sherry. Veuillez seulement, sans faute, remettre ce billet à M. Michel, et priez-le de passer un instant chez moi! Qu'il vienne par la porte de derrière, donnant sur la ruelle: je resterai toute la soirée dans mon atelier!
Et il s'en retourna dans sa rue, et, lentement, rentra chez lui. Au coin de King's Road, la vitrine d'un coiffeur attira son attention. Longtemps il considéra la fière, noble, superbe dame en cire qui évoluait au centre de cette vitrine. Et, à ce spectacle, l'artiste se réveilla en Pitman, malgré les angoisses de l'homme privé.
«On a beau jeu à se moquer de ceux qui font ces choses-là! se dit-il; mais il y a tout de même quelque chose, là-dedans! Il y a, dans cette figure, un je ne sais quoi d'altier, de grand, de vraiment distingué! C'est précisément le même je ne sais quoi que j'ai essayé d'exprimer dans mon Impératrice Eugénie!» soupira-t-il.
Et, tout le long de son chemin, jusqu'à son atelier, il songea à ce «je ne sais quoi».
«Ce contact immédiat de la réalité, se dit-il, voilà ce qu'on ne vous apprend pas à Paris! C'est un art anglais, purement anglais! Allons mon pauvre vieux, tu t'es laissé encroûter! secoue-toi! Vise plus haut, Pitman, vise plus haut!»
Tout le temps de son thé, et, plus tard, pendant qu'il donnait à son fils sa leçon de violon, l'âme de Pitman oublia ses soucis pour s'envoler au pays de l'idéal. Et, dès qu'il eut achevé la leçon, il courut s'enfermer dans son atelier.
La vue même du baril ne parvint pas à abattre son élan. Il se donna tout entier à son œuvre—un buste de M. Gladstone, d'après une photographie. Avec un succès extraordinaire, il vainquit la difficulté que lui offrait, en l'absence de tout document, le derrière de la tête de son illustre modèle; et il allait attaquer les mémorables pointes du col de chemise, lorsque l'entrée de Michel Finsbury vint brusquement le rappeler à la réalité.
—Eh bien! qu'est-ce qu'il y a qui ne va pas? demanda Michel, en s'avançant vers la cheminée, où Pitman, à son intention, avait préparé un excellent feu.
—Aucun mot ne suffirait à vous exprimer mon embarras! dit l'artiste. La statue de M. Semitopolis n'est pas arrivée, et je crains qu'on ne me rende responsable de sa perte. Encore n'est-ce pas la question d'argent qui m'inquiète! Ce qui m'inquiète, monsieur Finsbury, c'est la perspective du scandale! Cet Hercule, comme vous savez, a quitté l'Italie en contrebande. Les princes romains qui le possédaient n'avaient pas le droit de s'en dessaisir, et c'est pour détourner les soupçons que M. Semitopolis m'a demandé, moyennant une petite commission, de permettre que le colis me fût adressé. Si la statue est restée en route, tout va se découvrir, et je vais être forcé d'avouer ma participation à cette illégalité!
—Voilà qui me paraît une affaire des plus graves! déclara l'avoué. Je prévois qu'elle va exiger beaucoup de boisson, Pitman!
—J'ai pris la liberté de... de tout préparer pour vous à cette intention! répondit l'artiste, en désignant, sur la table, une lampe à esprit de vin, une bouteille de gin, un citron, et des verres.
Michel se confectionna un grog et offrit un cigare à son ami.
—Non, merci! dit Pitman. J'avais la faiblesse d'aimer beaucoup le tabac, autrefois; mais, vous savez, l'odeur est si tenace, sur les habits!
—Parfait! dit l'avoué. Maintenant, je suis en état de vous écouter. Allez-y de votre histoire!
Et le pauvre Pitman, complaisamment, étala ses angoisses. Il était allé tout à l'heure à la Gare de Waterloo, espérant y trouver son Hercule; et on lui avait donné, au lieu du colosse attendu, un baril à peine assez grand pour contenir le Discobole. Pourtant, chose tout à fait extraordinaire, le baril lui était adressé, et venait de Marseille,—d'où devait venir l'Hercule;—et l'adresse était bien de la main de son correspondant italien. Et puis, chose plus extraordinaire encore, il avait appris qu'une caisse d'emballage gigantesque était arrivée par le même train, mais ayant une autre adresse, et une adresse désormais impossible à découvrir. «Le camionneur chargé de la porter s'est saoulé, et a répondu à mes questions en des termes que je rougirais de vous répéter. Il a été aussitôt mis à pied par le chef de service, qui a, d'ailleurs, été très aimable, et m'a promis de prendre des renseignements à Southampton. Mais, en attendant, que devais-je faire? J'ai laissé mon adresse et ai ramené le baril ici; après quoi, me rappelant un vieil adage, j'ai décidé de ne l'ouvrir qu'en présence de mon homme de loi.
—Et c'est tout? fit Michel. Je ne vois pas, dans tout cela, le moindre sujet d'inquiétude. L'Hercule se sera attardé en route. Il vous arrivera demain, ou le jour d'après. Et quant à ce baril,—croyez-moi!—c'est un souvenir d'une de vos jeunes élèves. Suivant toute probabilité, il contient des huîtres!
—Oh! ne parlez pas si haut! s'écria le petit artiste. Si l'on vous entendait vous moquer de ces demoiselles, je perdrais aussitôt ma place. Et puis, pourquoi m'enverrait-on des huîtres, de Marseille? Et pourquoi me les aurait-on fait adresser de la main même de M. Ricardi, le partenaire de M. Semitopolis?
—Voyons un peu l'objet en question! dit Michel. Roulez-le jusqu'ici, sous le bec de gaz!
Les deux hommes roulèrent le baril à travers l'atelier.
—Le fait est qu'il est bien lourd pour contenir des huîtres! observa judicieusement Michel.
—Si nous l'ouvrions, sans plus tarder? proposa Pitman, à qui l'influence combinée de la conversation et du grog avait rendu toute sa bonne humeur.
Après quoi, sans attendre la réponse, il retroussa ses manches comme pour un concours de boxe, lança dans la corbeille à papier son faux-col de clergyman, et, tenant un ciseau d'une main et un marteau de l'autre, attaqua vigoureusement le baril mystérieux.
—Bravo! William Dent! voilà de bon ouvrage! criait Michel. Quel admirable bûcheron on pourrait faire de vous! Et savez-vous ce que je crois? Je crois que c'est une de vos jeunes élèves qui, pour parvenir jusqu'à vous, s'est enfermée elle-même dans ce baril! Est-ce qu'il n'y a pas une aventure comme ça dans l'histoire de Cléopâtre? Prenez bien garde à ne pas enfoncer votre ciseau dans la tête de la belle!
Mais le spectacle de l'activité de Pitman était contagieux. Bientôt l'avoué ne put plus résister au désir de prendre sa part de la fête. Jetant son cigare au feu, il arracha les outils des mains de son ami, et se mit à défoncer le baril, à son tour. Et bientôt la sueur découla, en gros grains de chapelet, sur son large front; son pantalon, à la dernière mode, se couvrit de taches de rouille; et tout l'atelier vibrait à chacun de ses coups.
Un tonneau bardé de fer n'est point chose facile à ouvrir, même quand on s'y prend de la bonne façon, mais, quand on ne s'y prend pas de la bonne façon, il y a bien des chances que, au lieu de s'ouvrir, le tonneau finisse par se briser tout entier. C'est précisément ce qui arriva au tonneau en question. Tout à coup, le dernier cercle de fer tomba; et ce qui avait été un solide baril, un spécimen magnifique de notre tonnellerie provinciale, ne fut plus qu'un tas confus de planches cassées.
Au milieu d'elles, un étrange paquet de couvertures resta debout, quelques secondes, et puis s'affaissa lourdement sur la dalle de marbre de la cheminée. Et, en ce même instant, les couvertures s'écartèrent, et un lorgnon d'écaille vint rouler aux pieds de Pitman effaré.
—Silence! dit Michel.
Il courut à la porte de l'atelier, qu'il ferma au verrou. Puis, tout pâle, il revint vers la cheminée, acheva d'écarter les couvertures, et recula en frissonnant.
Il y eut un long silence dans l'atelier.
—Dites-moi la vérité! demanda enfin Michel, à voix basse. Est-ce vous qui avez fait ce coup-là?
Et, du doigt, il désignait le cadavre.
Le petit artiste ne parvint à émettre que des sons inarticulés.
Michel versa du gin dans un verre. «Tenez, dit-il, buvez ça! Et n'ayez pas peur de tout m'avouer! Vous savez que je resterai toujours votre ami!
Mais Pitman reposa le verre sur la table sans avoir eu le courage d'y goûter.
—Je vous jure devant Dieu, dit-il, que ceci est pour moi un nouveau mystère! Dans mes pires cauchemars, je n'ai jamais rêvé rien de pareil. Je vous jure que je ne serais pas homme à écraser une mouche!
—Ça va bien! répondit Michel avec un profond soupir de soulagement. Je vous crois, mon pauvre vieux!—Et il serra énergiquement la main de son ami.—Excusez-moi, reprit-il un moment après: mais l'idée m'était venue que vous vous étiez peut-être débarrassé de M. Semitopolis!
—Ma situation n'aurait pas été plus affreuse si même je l'avais fait! gémit Pitman. Je suis un homme perdu! Tout est fini pour moi!
—En premier lieu, dit Michel, éloignons ceci de notre vue: car je dois vous avouer, mon cher Pitman, que cette visite de votre ami ne me revient que médiocrement. (Et il frissonnait de nouveau.) Où allons-nous pouvoir le fourrer?
—Vous pourriez peut-être transporter la chose dans le cabinet qui est là, si du moins vous avez le courage d'y toucher! murmura Pitman.
—Hé! mon pauvre Pitman, il faut bien que l'un de nous deux ait ce courage, et je crains que ce ne soit pas vous qui l'ayez jamais! Passez de l'autre côté de la table, tournez le dos, et préparez-moi un grog! C'est ce qu'on appelle la division du travail!
Deux minutes après, Pitman entendit refermer la porte du cabinet.
—Là! déclara Michel. Voilà qui a tout de suite un air plus intime! Vous pouvez vous retourner, intrépide Pitman! Est-ce mon grog?—demanda-t-il en prenant un verre des mains de l'artiste.
—Mais, que le ciel me pardonne, c'est une limonade!
—Oh! Finsbury, par pitié, qu'allons-nous faire de cela? murmura Pitman en posant sa main sur l'épaule de son ami.
—Ce que nous allons en faire? L'enterrer au milieu de votre jardin, et, par-dessus, ériger une de vos statues en manière de monument funèbre! Mais, d'abord, mettez-moi un peu de gin là-dedans!
—Monsieur Finsbury, par pitié, ne vous moquez pas de mon malheur! cria l'artiste. Vous voyez devant vous un homme qui a été toute sa vie—je n'hésite pas à le dire—éminemment respectable. A l'exception de la petite contrebande de l'Hercule (et de cela même je me repens humblement!) jamais je n'ai rien fait qui ne pût être étalé au grand jour. Jamais je n'ai redouté la lumière! gémit le petit homme. Et maintenant, maintenant...
—Allons! un peu plus de nerf, mille diables! s'écria Michel. Je vous assure que des histoires comme celle-là arrivent tous les jours! C'est la chose la plus commune du monde et la plus insignifiante! Si seulement vous êtes tout à fait sûr de n'avoir pris aucune part à...
—Quels mots trouverai-je pour vous l'affirmer? commença Pitman.
—Je vous crois, je vous crois! reprit Michel. On voit bien que vous n'avez pas l'expérience que supposerait un acte comme celui-là. Mais voici ce que je voulais dire: si—ou plutôt puisque—vous ne savez rien du crime, puisque le... l'objet qui se trouve dans votre cabinet n'est ni votre père, ni votre frère, ni votre créancier, ni votre belle-mère, ni ce qu'on appelle un «mari outragé»...
—Oh! monsieur, interjeta Pitman, scandalisé.
—Puisque, en un mot, poursuivit l'avoué, vous n'avez eu aucun intérêt possible à ce crime, le champ, devant nous, est entièrement libre. Je dirai même que le problème est des plus passionnants. Et j'entends vous aider à le résoudre, Pitman, vous y aider jusqu'au bout! Voyons un peu! Il y a longtemps que je n'ai pas eu un jour de congé; demain matin, je préviendrai à mon bureau qu'on ne m'attende pas de toute la journée. De cette façon tout mon temps vous appartiendra, et nous pourrons remettre l'affaire en d'autres mains!
—Que voulez-vous dire? demanda Pitman. En quelles autres mains? Aux mains d'un inspecteur de police?
—Au diable l'inspecteur de police! répliqua Michel. Si vous ne voulez pas employer le moyen le plus court, qui consisterait à enterrer l'objet, dès ce soir, dans votre jardin, il faudra que nous trouvions quelqu'un qui consente à l'enterrer dans le sien. Bref, nous aurons à transmettre le dépôt aux mains de quelqu'un qui possède plus de ressources avec moins de scrupules.
—Un détective privé, peut-être? suggéra Pitman.
—Ecoutez, mon cher, il y a des moments où vous me remplissez de pitié! répondit l'avocat. Et, à propos, ajouta-t-il sur un autre ton, j'ai toujours regretté que vous n'eussiez pas un piano, ici, dans votre caverne! Si vous ne savez pas en jouer vous-même, vos amis pourraient au moins se distraire en faisant de la musique, pendant que vous seriez occupé à tripoter de la boue!
—Je puis me procurer un piano, si cela vous convient! dit nerveusement Pitman, désireux de plaire. Vous savez, du reste, que je joue un peu du violon...
—Oui, je sais cela! dit Michel. Mais qu'est-ce qu'un violon, surtout étant donnée la manière dont vous en jouez? Non, ce qu'il faut, c'est un instrument polyphonique! Un bon contre-point, voilà le rêve! Et, en conséquence, je vais vous dire: puisqu'il est un peu trop tard, ce soir, pour que vous puissiez acheter un piano, je vais vous en donner un!
—Je vous remercie beaucoup! répondit Pitman ahuri. Vous voulez me donner votre piano? Je vous en suis vraiment bien reconnaissant!
—Mais oui, je vais vous donner un de mes deux pianos, poursuivit Michel, pour que, demain, l'inspecteur de police s'amuse à faire des arpèges pendant que ses détectives fouilleront dans votre cabinet!
Pitman le considérait avec ébahissement.
—Je plaisante! reprit Michel. Mais, aussi, vous ne comprenez rien sans qu'on soit forcé de vous mettre tous les points sur les i! Attention, Pitman, suivez bien mon argumentation! Je compte mettre à profit ce fait—très avantageux, en vérité—que vous et moi nous sommes absolument innocents du meurtre. Rien ne nous rattache à cet accident que la présence de... vous savez de quoi. Que nous parvenions à nous débarrasser de... de cela, et nous n'aurons plus aucune crainte à avoir. Eh bien! je vais donc vous donner mon piano! Demain, nous arrachons toutes les cordes, nous déposons... notre ami... à leur place, nous fermons l'instrument à clef, nous le mettons sur un chariot, et nous l'introduisons dans le salon d'un jeune monsieur que je connais de vue.
—Que vous connaissez de vue?... répéta Pitman.
—Mais surtout, reprit Michel, dont je connais mieux l'appartement qu'il ne le connaît lui-même. Cet appartement a eu autrefois pour locataire un de mes amis—je l'appelle «mon ami» pour abréger, il est présentement au bagne. Je l'ai défendu, je lui ai sauvé la vie, et le pauvre diable, en récompense, m'a laissé tout ce qu'il avait, y compris les clefs de son appartement. C'est là que je me propose de transporter votre... mettons: votre Cléopâtre! Comprenez-vous?
—Tout cela me semble bien étrange! murmura Pitman. Et qu'adviendra-t-il de ce pauvre monsieur que vous connaissez de vue?
—Oh! je fais cela pour son bien! répondit gaiement Michel. Il a besoin d'une secousse pour lui donner de l'entrain!
—Mais, mon cher ami, ne croyez-vous pas qu'il tombe sous le risque d'une accusation de... d'une accusation d'assassinat? balbutia Pitman.
—Hé! il en sera tout juste au point où nous en sommes! répondit l'avoué. Il est aussi innocent que vous, je puis vous l'affirmer! Ce qui fait pendre les gens, mon cher Pitman, c'est moins l'accusation que cette malheureuse circonstance aggravante qu'on appelle la culpabilité!
—Mais, vraiment! vraiment! insista Pitman, tout votre plan me paraît si étrange! Ne vaudrait-il pas mieux, en fin de compte, prévenir la police?
—Et amener un scandale! riposta Michel. Le mystère de Norfolk-Street. Fortes présomptions d'innocence en faveur de Pitman. Hein! quel effet cela ferait-il dans votre pensionnat?
—Cela y aurait pour conséquence mon expulsion immédiate! admit l'artiste. Oui, sans aucun doute!
—Et puis, d'ailleurs, dit Finsbury, vous supposez bien que je ne vais pas m'embarquer dans une affaire comme celle-là sans m'offrir un peu d'amusement, en échange de mes peines!
—Oh! mon cher monsieur Finsbury! est-ce là une bonne disposition pour venir à bout d'une affaire aussi grave? s'écria le malheureux Pitman.
—Allons! allons! je n'ai dit cela que pour vous remonter! répondit Michel, imperturbable. Croyez-moi, Pitman, rien n'est tel dans la vie qu'une judicieuse légèreté! Mais inutile de discuter davantage. Si vous consentez à suivre mon avis, sortons tout de suite et allons chercher le piano! Si vous n'y consentez pas, dites-le, et je vous laisserai terminer la chose à votre fantaisie!
—Vous savez bien que je dépends absolument de vous! répondit Pitman. Mais, oh! oh! quelle nuit je vais avoir à passer, avec cette... cette horreur dans mon atelier! Comment vais-je pouvoir penser à cela, sur mon oreiller?
—En tout cas, mon piano sera dans votre atelier aussi! répondit Michel. Pensez à lui, ça fera contrepoids!
Une heure après, une charrette pénétra dans la ruelle; et le piano de Michel, un Erard à grande queue, d'ailleurs très défraîchi, fut déposé par les deux amis dans l'atelier de Pitman.
A huit heures sonnantes, le lendemain matin, Michel sonna à la porte de l'atelier. Il trouva l'artiste pitoyablement changé, blêmi, voûté, affaissé, avec des yeux hagards, qui sans cesse se dirigeaient vers la porte du petit cabinet de débarras. Et Pitman, de son côté, fut bien plus surpris encore du changement qu'il découvrait chez son ami. Michel, d'ordinaire,—peut-être l'ai-je déjà dit?—se piquait d'être vêtu à la dernière mode, et le fait est que sa mise était toujours d'une élégance irréprochable, à cela près qu'elle lui donnait un tout petit peu l'air d'un homme invité à une noce. Or, le matin en question, il était aussi éloigné que possible d'avoir ce petit air-là. Il portait une chemise de flanelle, une veste et un pantalon de grosse étoffe commune; ses pieds étaient chaussés de bottes éculées, et un vieil ulster dépenaillé achevait de le faire ressembler à un marchand d'allumettes ambulant.
—Me voici, William Dent! s'écria-t-il en ôtant le chapeau de feutre mou dont il s'était coiffé.
Après quoi, tirant de sa poche deux mèches de poils rouges, il se les colla sur les joues, en manière de favoris, et se mit à danser d'un bout à l'autre de l'atelier, avec les grâces affectées d'une ballerine.
Pitman sourit tristement.
—Jamais je ne vous aurais reconnu! dit-il.
—Voilà dont je suis bien aise! répondit Michel, en refourrant ses favoris dans sa poche. Mais à présent nous allons passer en revue votre garde-robe, car c'est à votre tour de vous déguiser!
—Me déguiser? gémit l'artiste. Est-ce qu'il faut vraiment que je me déguise? Les choses en sont-elles donc là?
—Mon cher ami, répliqua Michel, le déguisement est le charme de la vie. Qu'est-ce que la vie, comme le dit très bien le grand philosophe français, sans les plaisirs des déguisements? Mais d'ailleurs nous n'avons pas le choix: la nécessité est là! Il faut que nous soyons méconnaissables pour nombre de personnes, aujourd'hui, et en particulier pour M. Gédéon Forsyth,—c'est le nom du jeune homme que je connais de vue,—pour le cas où il se trouverait chez lui lorsque nous y viendrons!
—Mais s'il se trouve chez lui à ce moment, balbutia Pitman, nous sommes perdus!
—Bah! nous nous en tirerons bien! répondit légèrement Michel. Allons, faites-moi voir vos frusques, pour que j'avise à vous transformer en un nouvel homme!
Dans la chambre à coucher de Pitman, Michel, après un long et minutieux examen, choisit une petite jaquette d'alpaga noir, ainsi qu'un pantalon d'été de nuance caca d'oie. Puis, avec ces deux objets sur le bras, il procéda à l'examen de la personne même de son ami.
—Vous avez là un faux-col clérical qui ne me plaît guère! observa-t-il. Vous ne voyez rien qui puisse le remplacer?
Le professeur de dessin réfléchit un moment.
—J'ai, quelque part, deux chemises à col rabattu que je portais à Paris, quand j'étudiais la peinture!
—Parfait! s'écria Michel. Vous allez être d'un cocasse impayable! Tiens, des guêtres de chasse! poursuivit-il, tout en fourrageant dans le fond d'un placard. Oh! les guêtres sont absolument de rigueur! Et maintenant, mon vieux, vous allez mettre tout cela sur vous, et puis vous vous assoirez dans ce fauteuil, et vous réfléchirez à quelque problème d'esthétique pendant une bonne demi-heure! Après quoi, vous pourrez venir me rejoindre dans votre atelier!
La matinée n'avait rien de séduisant. Dans le jardin de Pitman, le vent d'est soufflait par rafales, entre les statues, et lançait des flaques de pluie sur le vitrage de l'atelier. C'était l'instant où Maurice, à Bloomsbury, attaquait la centième version de la signature de son oncle. Au même instant, Michel, dans l'atelier de Norfolk Street, s'occupait non moins activement à arracher les cordes de son grand Erard.
Une demi-heure plus tard, Pitman, en rentrant dans son atelier, trouva la porte du cabinet ouverte au large, et le coffre du piano discrètement fermé.
—Oh! mais c'est qu'il s'agit de vous débarrasser tout de suite de cette barbe que vous avez là! s'écria Michel, dès qu'il aperçut son ami.
—Ma barbe! fit Pitman, épouvanté. Non, je ne puis pas raser ma barbe! Je perdrais ma place au pensionnat! La directrice est très stricte pour tout ce qui est de l'apparence extérieure du personnel enseignant. Ma barbe m'est positivement indispensable!
—Vous pourrez la laisser repousser! répliqua Michel. Et, en attendant, vous serez si laid qu'on vous augmentera votre traitement!
—Mais c'est que je ne veux pas être trop laid! supplia l'artiste.
—Allons, pas d'enfantillages! dit Michel, qui détestait les barbes, et était heureux de pouvoir en supprimer une. Allons, soyez homme, faites ce sacrifice!
—Si vous le jugez absolument nécessaire!... murmura Pitman.
Avec un profond soupir, il alla chercher de l'eau chaude dans la cuisine, installa un miroir sur son chevalet, et procéda au douloureux sacrifice. Michel était enchanté.
—Une transformation miraculeuse, ma parole d'honneur! déclara-t-il. Quand je vous aurai donné les lunettes en verre de vitre que j'ai dans ma poche, vous deviendrez le type parfait du commis voyageur allemand!
Pitman, sans répondre, continuait à regarder misérablement, dans la glace, l'image de l'homme nouveau qu'il était devenu. Et Michel comprit qu'il avait le devoir de le réconforter.
—Savez-vous, lui demanda-t-il, ce que le gouverneur de la Caroline du Sud dit un jour au gouverneur de la Caroline du Nord? «Je trouve, dit ce puissant penseur, que le temps est toujours bien long entre deux verres d'eau-de-vie!» Eh bien! Pitman, si vous voulez bien chercher dans la poche gauche de mon ulster, j'ai l'idée que vous y trouverez un flacon de whisky. C'est cela, merci!—ajouta-t-il en remplissant deux verres.—Buvez-moi cela, et vous m'en direz des nouvelles!
L'artiste étendait la main vers le pot à eau, mais Michel se hâta d'arrêter son mouvement.
—Pas même si vous me le demandiez à genoux! cria-t-il. C'est la plus belle qualité de whisky de table qu'on puisse trouver dans tout le Royaume-Uni!
Pitman but une gorgée, reposa le verre sur la table, et soupira.
—En vérité, vous êtes bien le plus triste compagnon que l'on puisse rêver pour un jour de congé! s'écria Michel. Si c'est là tout ce que vous entendez au whisky, fini, mon vieux, vous n'en aurez plus; et, pendant que j'achèverai la bouteille, vous allez à votre tour vous mettre à l'ouvrage! car,—poursuivit-il,—j'ai fait une gaffe abominable: j'aurais dû vous envoyer commander la charrette avant votre déguisement! Mais aussi, Pitman, mon ami, il faut bien dire que vous n'êtes bon à rien! Pourquoi ne m'avez-vous pas fait penser à cela?
—Je ne savais pas même qu'il y avait une charrette à commander! gémit l'artiste. Mais, si vous voulez, je puis encore enlever mon déguisement!
—Vous auriez de la peine, en tous cas, à remettre votre barbe! observa Michel. Non, voyez-vous, c'est une gaffe: une de ces gaffes qui font pendre les gens, mon pauvre Pitman! Courez vite à l'agence de transports de King's Road! Vous direz qu'on vienne enlever le piano d'ici, qu'on le conduise à la Gare de Victoria et que, de là, on l'expédie par le chemin de fer à la gare de Cannon Street, où il devra être tenu à la disposition de monsieur... Que penseriez-vous de monsieur Victor Hugo?
—N'est-ce pas un nom un peu bien voyant? insinua Pitman.
—Voyant? répliqua dédaigneusement Michel. C'est-à-dire qu'un tel nom suffirait pour nous faire pendre tous les deux! «Brown», voilà qui est à la fois plus sûr et plus facile à prononcer! N'oubliez-pas de dire que ce piano doit être remis à M. Brown!
—Je voudrais, murmura Pitman, que, par pitié pour moi, vous ne fissiez pas autant d'allusions à la pendaison!
—Oh! d'y faire allusion, ce n'est pas encore un grand mal, mon ami! repartit Michel. Mais allons, vite, mettez votre chapeau et filez! Et ne manquez pas de tout payer d'avance!
Abandonné à lui-même, l'avoué commença par diriger toute son attention sur le flacon de whisky, ce qui eut encore pour effet de rehausser considérablement l'état de bonne humeur où il se trouvait depuis le matin. Puis, lorsqu'il eut vidé le flacon, il s'occupa à ajuster ses favoris, devant la glace.
—Epatant! se dit-il avec orgueil, après s'être longuement contemplé; j'ai l'air d'un commis d'économat!
Tout à coup lui revinrent à l'esprit les lunettes en verres de vitre (précédemment destinées à Pitman) qu'il avait dans sa poche. Il les mit sur son nez, et fut aussitôt ravi de l'effet.
«Exactement ce qui me manquait! reprit-il. Je me demande de quoi j'ai l'air à présent?» Et il prit diverses poses, devant la glace, se les définissant tout haut au fur et à mesure. «Imitation d'un fournisseur de nouvelles à la main pour les journaux comiques. (Mais, pour cela, il me faudrait un parapluie.) Imitation d'un commis d'économat. Imitation d'un colon australien revenu en Angleterre pour visiter les lieux de son enfance! Parfait, voilà ce qu'il me faut!»
Il en était à ce point de ses raisonnements lorsque ses yeux tombèrent sur le piano. Et, aussitôt, une impulsion irrésistible s'empara de lui. Il rouvrit le clavier, et, les yeux levés au plafond, fit courir ses doigts sur les touches muettes.
Quand M. Pitman rentra dans l'atelier, il trouva son guide et sauveur occupé à accomplir des prodiges de virtuosité sur l'Erard silencieux.
—Que le ciel me vienne en aide! songea le petit homme. Il a bu toute la bouteille, et le voilà complètement ivre!
—Monsieur Finsbury! dit-il tout haut.
Et Michel, sans se relever, tourna vers lui un visage fortement rougi, que bordaient les touffes rouges des favoris, et au milieu duquel s'étalaient les majestueuses lunettes.
—Capriccio en sol mineur sur le départ d'un ami! se borna-t-il à répondre, tout en continuant la série de ses arpèges.
Mais, soudain, l'indignation s'était éveillée dans l'âme de Pitman.
—Pardon! s'écria-t-il. Ces lunettes devaient être pour moi! Elles forment une partie essentielle de mon déguisement!
—Je suis résolu à les porter moi-même! répondit Michel.
Après quoi il ajouta, non sans une certaine apparence de vérité:
—Et les gens seraient capables de soupçonner quelque chose si nous étions tous deux avec des lunettes!
—Soit! admit le bon Pitman. J'avais un peu compté sur ces lunettes: mais, naturellement, puisque vous insistez! Et voici un camion devant la porte!
Pendant tout le temps que dura l'enlèvement du piano, Michel se tint caché dans le cabinet. Puis, dès que l'instrument fut parti, les deux amis sortirent par la porte principale de la maison, sautèrent dans un fiacre, et ne tardèrent pas à rouler vers le centre de la ville. La journée restait froide et aigre; mais, malgré la pluie et le vent, Michel refusa de fermer les vitres de la voiture. Il avait tout à coup imaginé d'assumer le rôle d'un cicérone et, sur son passage, désignait et commentait à Pitman les curiosités de Londres!
—Ma parole, mon cher ami, disait-il, vous me paraissez ne rien connaître de votre ville natale! Que penseriez-vous d'une visite à la Tour de Londres? Non? Au fait, cela nous écarterait peut-être un peu trop. Mais, du moins... Hé, cocher, faites le tour par Trafalgar Square!
J'aurais peine à vous donner une idée de ce que souffrit Pitman, dans ce fiacre. Le froid, l'humidité, l'épouvante, une méfiance croissante à l'égard du chef sous les ordres duquel il s'était engagé, un sentiment de gêne, presque de honte, provoqué par l'absence du respectable faux-col, et un sentiment, plus amer encore, de dégradation, produit sans doute par la brusque suppression de la barbe: tels étaient les principaux ingrédients qui se mêlaient dans l'âme du malheureux artiste.
Un premier soulagement fut, pour lui, d'arriver enfin au restaurant où ils devaient déjeuner. Un second soulagement lui fut d'entendre Michel demander un cabinet particulier. Et tandis que les deux hommes grimpaient l'escalier, sous la conduite d'un garçon étranger, Pitman nota avec satisfaction que non seulement le restaurant était presque vide, mais que la plupart des clients qui s'y trouvaient étaient des exilés du beau pays de France. Aucun d'eux, suivant toute probabilité, n'était en relation avec le pensionnat où Pitman donnait des leçons: car le professeur de français lui-même, bien qu'il fût soupçonné d'être catholique, n'était guère homme à fréquenter un établissement aussi interlope!
Le garçon introduisit les deux amis dans une petite chambre nue, avec une table, un sofa, et le fantôme d'un feu. Sur quoi Michel se hâta de commander un supplément de charbon, ainsi que deux verres d'eau-de-vie avec un siphon d'eau de seltz.
—Oh! non! lui murmura Pitman. Plus d'eau-de-vie!
—Vous êtes vraiment extraordinaire! se récria Michel. Il faut pourtant bien que nous fassions quelque chose; et vous n'êtes pas sans savoir qu'on ne doit pas fumer avant les repas. Vous me paraissez absolument dépourvu de toute notion d'hygiène, mon pauvre vieux!
Et il alla regarder tomber la pluie, à la fenêtre.
Pitman, lui, se replongea dans sa triste rêverie. Ainsi donc c'était bien lui qui se trouvait grotesquement rasé, absurdement déguisé, en compagnie d'un homme ivre en lunettes, dans un restaurant étranger! Que dirait la directrice de son pensionnat, si elle pouvait le voir en cet état? Mais surtout que dirait-elle si elle pouvait savoir à quelle tragique et criminelle entreprise il se préparait?
L'avoué, voyant que son ami était bien décidé à ne pas boire le verre d'eau-de-vie qu'on venait de lui servir, ne put cependant pas se résigner à boire seul.
—Tenez, dit-il au garçon, avalez-moi ça!
Et le garçon engloutit tout le contenu du verre, en deux gorgées, ce qui lui valut la plus vive sympathie de Michel.
—Jamais je n'ai vu un homme boire plus vite! déclara-t-il à Pitman, quand le garçon fut sorti. Un tel spectacle rend confiance dans l'espèce humaine!
Le déjeuner fut excellent, et Michel le mangea d'un excellent appétit. Mais, du ton le plus formel, il refusa à son compagnon la permission de boire plus d'un seul verre de la bouteille de champagne qui arrosait le repas.
—Non, non! lui dit-il confidentiellement. Il faut que l'un de nous deux ne soit pas tout à fait ivre! Comme dit le proverbe: «Un homme ivre, excellente affaire; deux hommes ivres, tout est perdu!»
Après le café, Michel fit un effort admirable pour prendre une mine grave. Il regarda son ami bien en face, et, d'une voix un peu pâteuse, mais sévère, s'adressa à lui:
—Assez de folies! commença-t-il, très judicieusement. Arrivons à notre affaire! Pitman, écoutez bien ce que je vais vous dire! Sachez que je suis un Australien, un colon australien! Mon nom est John Dickson, entendez-vous cela? Et vous aurez certainement plaisir à apprendre que je suis riche, monsieur, très riche! Le genre d'entreprises que nous méditons, Pitman, ne saurait être préparé avec trop de soin. Tout le secret du succès est dans la préparation. Aussi me suis-je constitué, depuis hier soir, une biographie complète, et je vous l'exposerais bien volontiers, si, par malheur, je ne venais pas de l'oublier tout à coup!
—Je ne sais pas si c'est que je suis idiot... balbutia Pitman.
—C'est cela même! s'écria Michel. Complètement idiot; mais riche, aussi, encore plus riche que moi! J'ai supposé que cela vous ferait plaisir, Pitman, et j'ai décidé que vous nageriez littéralement dans l'or. Mais, par contre, je dois vous avouer que vous n'êtes qu'un Américain, et un fabricant de galoches en caoutchouc, par-dessus le marché. Encore n'est-ce point là tout votre malheur! Sachez, mon pauvre ami, que vous vous appelez Ezra Thomas! Et maintenant, ajouta Michel de son ton le plus sérieux, dites-moi qui nous sommes, vous et moi!
L'infortuné petit homme fut interrogé trois fois de suite, avant d'avoir bien appris par cœur la double leçon.
—Voilà! s'écria enfin l'avoué. Nos plans sont prêts. Ne pas se contredire, c'est cela qui est l'essentiel.
—Mais je ne comprends pas très bien?... objecta Pitman.
—Oh! vous en comprendrez assez quand le moment sera venu! dit Michel en se levant.
—Mais c'est que vous ne m'avez dit que nos noms? reprit Pitman. Je ne vois toujours pas quelle histoire nous aurons à raconter?
—Hé! puisque je vous dis que j'en avais une et que je l'ai oubliée! reprit Michel. Nous en serons quitte pour en inventer une autre!
—Mais c'est que je ne sais pas inventer! protesta Pitman. Jamais je n'ai pu rien inventer, de toute ma vie!
—Eh bien! vous aurez à commencer aujourd'hui, mon petit! répondit simplement Michel. Après quoi il sonna, pour demander l'addition.
Le pauvre Pitman n'était guère plus rassuré qu'avant le repas.
«Je sais qu'il est très intelligent, songeait-il, mais, en conscience, puis-je me fier à un homme dans l'état où il est?»
Et, lorsque de nouveau les deux amis se retrouvèrent dans un fiacre, il ne put s'empêcher de tenter un dernier effort.
—Ne croyez-vous pas, bégaya-t-il, que peut-être, tout bien considéré, nous ferions mieux d'ajourner cette affaire?
—Ajourner à demain ce qui peut être fait aujourd'hui! s'écria Michel, indigné. Allons, allons, Pitman, égayez-vous un peu! Encore une heure ou deux de patience, et la victoire nous appartiendra!
A la gare de Cannon-Street, les deux amis s'informèrent du piano de M. Brown, et furent ravis d'apprendre qu'il était parfaitement arrivé. Ils se rendirent alors chez un loueur du voisinage de la gare, se munirent d'une grande charrette à bras, et revinrent prendre possession du piano. Après un court débat, il fut convenu que Michel traînerait la charrette, et que le rôle de Pitman consisterait à la pousser par derrière.
La maison habitée par Gédéon Forsyth était d'ailleurs tout proche, de telle sorte que le voyage du piano dans la charrette put s'achever sans trop de mésaventures. Au coin de la rue où demeurait Gédéon, les deux amis confièrent la charrette à la garde d'un commissionnaire patenté; et, sans hâte, ils se dirigèrent vers le but final de leur expédition. Pour la première fois, Michel laissa voir une ombre d'embarras.
—Vous êtes bien sûr que mes favoris sont bien en place? demanda-t-il. Ce serait diablement ennuyeux, si j'étais reconnu!
—Vos favoris sont parfaitement en place! répondit Pitman après un scrupuleux examen. Mais moi, mon déguisement pourra-t-il m'empêcher d'être reconnu? Pourvu que je ne rencontre pas quelqu'un de mon pensionnat!
—Oh! l'absence de votre barbe suffit à vous rendre méconnaissable! Je vous recommande seulement de ne pas oublier de parler avec lenteur: et tâchez aussi, si vous pouvez, à parler un peu moins du nez qu'à votre ordinaire!
—Mais j'espère bien que ce jeune homme ne sera pas chez lui! soupira Pitman.
—Et moi, j'espère bien qu'il y sera, à la condition pourtant qu'il soit tout seul! répondit Michel. Cela nous simplifiera diantrement nos opérations!
Et, en effet, lorsqu'ils eurent frappé à la porte d'un petit appartement du rez-de-chaussée, ce fut Gédéon en personne qui vint leur ouvrir. Il les fit entrer dans une chambre assez pauvrement meublée, à l'exception, toutefois, du manteau de la cheminée, qui se trouvait absolument encombré d'un assortiment varié de pipes, de paquets de tabac, de boîtes de cigares, et de romans français à couvertures jaunes.
—Monsieur Forsyth, je crois?—C'était Michel qui ouvrait ainsi l'attaque.—Monsieur, nous sommes venus vous prier de vouloir bien vous charger d'une petite affaire. Je crains d'être indiscret...
—Vous savez que, en principe, vous devriez être accompagné de votre avoué... risqua Gédéon.
—Sans doute, sans doute: vous nous désignerez votre avoué ordinaire, et, de cette façon, l'affaire pourra être mise sur un pied plus régulier dès demain!—répondit Michel en s'asseyant, et en signifiant à Pitman de s'asseoir aussi.—Mais, voyez-vous, nous ne connaissons aucun avoué dans cette ville; et comme on nous a parlé de vous, et que le temps presse, nous nous sommes permis de venir vous trouver!
—Puis-je demander, messieurs, reprit Gédéon, à qui je suis redevable de la recommandation?
—Vous pouvez parfaitement nous le demander, répliqua Michel avec un sourire malin; mais on nous a priés de ne pas vous le dire... au moins pour le moment!
—Une attention charitable de mon oncle, évidemment! se dit Gédéon.
—Je m'appelle John Dickson, poursuivit Michel, un nom bien connu à Ballarat, j'ose le dire! Et mon ami que voici est M. Ezra Thomas, des Etats-Unis d'Amérique, le riche manufacturier de galoches en caoutchouc.
—Voulez-vous attendre un instant, que j'aie pris note de cela? dit Gédéon, en s'efforçant de se donner l'air d'un vieux praticien.
—Peut-être cela ne vous dérangerait-il pas trop si j'allumais un cigare? demanda Michel.
Car il avait fait un vigoureux effort pour reprendre son sang-froid en entrant chez son jeune confrère; mais, à présent, son cerveau recommençait à se voiler, en même temps qu'une terrible envie de dormir l'envahissait; et il espérait (comme tant d'autres l'ont espéré en pareil cas!) qu'un cigare lui éclaircirait les idées.
—-Oh! certes non! s'écria Gédéon, infiniment aimable. Tenez, goûtez un de ceux-ci: je puis vous les recommander en confiance!
Il prit une boîte de cigares sur la cheminée et la présenta à son client.
—Monsieur, recommença l'Australien, pour le cas où vous ne me trouveriez point tout à fait clair dans mes explications, peut-être vaut-il mieux vous avouer d'avance que je viens de faire un bon déjeuner. Après tout, c'est une chose qui peut arriver à chacun!
—Oh! certainement! répondit le prévenant avocat. Mais, je vous en prie, ne vous pressez pas! Je puis vous donner...—et il s'arrêta pour consulter pensivement sa montre,—oui, il se trouve que je puis vous donner toute l'après-midi!
—L'affaire qui m'amène ici, monsieur, reprit l'Australien, est diablement délicate, je peux bien vous le dire! Mon ami, M. Thomas, étant un Américain d'origine portugaise, et un riche fabricant de pianos Erard...
—De pianos Erard? s'écria Gédéon avec quelque surprise. M. Thomas serait-il un des chefs de la maison Erard?
—Oh! des Erard de contrefaçon, naturellement! répliqua Michel. Mon ami est l'Erard américain.
—Mais je croyais vous avoir entendu dire, objecta Gédéon, oui, j'ai certainement inscrit sur mon carnet... que votre ami était fabricant de galoches en caoutchouc?
—Oui, je sais que cela peut étonner à première vue! répondit l'Australien avec un sourire rayonnant. Mais, mon ami... Bref, il combine les deux professions! Et beaucoup d'autres encore, beaucoup, beaucoup, beaucoup d'autres! répéta M. Dickson, avec une solennité d'ivrogne. Les moulins de coton de M. Thomas sont une des curiosités de Tallahassee, les moulins de tabac de M. Thomas sont l'orgueil de Richmond, Va! Bref, c'est un de mes plus vieux amis, monsieur Forsyth, et vous m'excuserez de ne pas pouvoir contenir mon émotion en vous exposant son affaire!
Le jeune avocat, pendant ce discours, considérait M. Thomas, et était bien agréablement impressionné par l'attitude modeste, presque timide, de ce petit homme, la simplicité et la gaucherie de ses manières.
—Quelle race étonnante que ces Américains! songeait-il. Regardez-un peu ce petit homme tout effarouché, vêtu comme un musicien ambulant, et pensez à la multiplicité des intérêts qu'il tient dans ses mains!
—Mais, reprit-il tout haut, ne ferions-nous pas bien d'en venir directement aux faits?
—Monsieur est un homme pratique, à ce que je vois! dit l'Australien. Eh bien! oui, j'en arrive aux faits. Sachez donc, monsieur, qu'il s'agit d'une rupture de promesse de mariage!
Le malheureux Pitman était si peu préparé à cette situation nouvelle qu'il eut peine à retenir un cri.
—Mon Dieu! dit Gédéon, les affaires de ce genre sont souvent très ennuyeuses! Exposez-moi tous les détails du cas! ajouta-t-il avec bonté. Si vous voulez que je vous vienne en aide, ne me cachez rien!
—Dites-lui tout vous-même! dit à son compagnon Michel, qui, apparemment, avait conscience d'avoir achevé sa part du rôle. Mon ami va vous raconter tout cela! ajouta-t-il en se tournant vers Gédéon, avec un bâillement. Et vous m'excuserez, n'est-ce pas? si je ferme les yeux pour un instant! J'ai passé la nuit au chevet d'un ami malade.
Pitman, absolument ahuri, regardait droit devant lui. La rage et le désespoir se mêlaient dans son âme innocente. Des idées de fuite, des idées même de suicide lui venaient, repartaient, et lui revenaient. Et toujours l'avocat attendait avec patience, et toujours l'artiste s'efforçait vainement de trouver des mots, n'importe lesquels.
—Oui, monsieur! Il s'agit d'une rupture de promesse de mariage! dit-il enfin à voix basse. Je... suis menacé d'un procès pour rupture de promesse de mariage!...
Arrivé à ce point de son discours, il voulut se tirer la barbe, en quête d'une inspiration nouvelle. Ses doigts se refermèrent sur le poli inaccoutumé d'un menton rasé; et, du même coup, il sentit que tout ce qui lui restait d'espoir et de courage l'abandonnait irrémédiablement. Il se tourna vers Michel, et le secoua de toutes ses forces:
—Réveillez-vous! lui cria-t-il avec colère. Je n'en viens pas à bout, et vous le savez bien!
—Il faut que vous excusiez mon ami, monsieur! dit aussitôt Michel. Le fait est qu'il n'a pas été doué par la nature pour la narration. Mais au reste,—poursuivit-il,—l'affaire est des plus simples. Mon ami est un homme d'un tempérament passionné, et accoutumé à la vie patriarcale de son pays. Vous voyez la chose d'ici: un malheureux voyage en Europe, suivi de la malheureuse rencontre avec un soi-disant comte étranger, qui a une très jolie fille. M. Thomas a tout à fait perdu la tête. Il s'est offert, il a été accepté, et il a écrit,—écrit sur un ton que je suis sûr qu'il doit bien regretter à présent! Si ces lettres étaient jamais produites en justice, c'en serait fait de l'honneur de M. Thomas!
—Dois-je comprendre... commença Gédéon.
—Non, non cher monsieur, reprit gravement l'Australien, il est impossible que vous compreniez tant que vous n'aurez pas vu les lettres en question!
—Voilà, en vérité, une circonstance fâcheuse! dit Gédéon.
Plein de pitié, il lança un coup d'œil sur le coupable; puis, voyant sur le visage de celui-ci toutes les marques d'une confusion affreuse, il se hâta de détourner les yeux.
—Mais cela ne serait encore rien, poursuivit sévèrement M. Dickson: et, certes, monsieur, certes, j'aurais souhaité de tout mon cœur que M. Thomas ne se fût point déshonoré comme il l'a fait. Il est sans excuse, monsieur! Car il était fiancé, à ce moment,—il l'est même encore,—à la plus belle jeune fille de Constantinople, Ga.
—Ga? demanda Gédéon, étonné.
—Mais oui, une abréviation courante! dit Michel. On dit Ga, pour Georgia, de la façon que nous disons Co pour Compagnie.
—Je savais bien qu'on écrivait parfois ainsi, dit Gédéon, mais j'ignorais qu'on le prononçât de même!
—Oh! vous pouvez bien me croire quand je vous le dis! répondit Michel. Et maintenant, monsieur, vous pouvez comprendre par vous-même que, pour sauver mon malheureux ami, il va falloir déployer une habileté infernale! Pour de l'argent, il y en a, et à volonté! M. Thomas est tout prêt à souscrire, dès demain, un chèque de cent mille livres. Mais, au reste, monsieur Forsyth, nous avons mieux que ça! Ce comte étranger, le comte Tarnow, comme il s'appelle, a tenu autrefois un magasin de cigares à Bayswater, sous le nom plus modeste de Schmidt. Sa fille,—si toutefois c'est sa fille, prenez bien note de ce point, monsieur!—sa fille servait les clients dans le magasin. Et c'est elle qui, à présent, prétend épouser un homme de la situation sociale de M. Thomas! Eh bien! voyez-vous enfin ce que nous voulons? Nous savons que ces misérables méditent un coup, et nous désirons les prévenir. Courez bien vite à Hampton-Court, où demeurent les Tarnow, et employez la menace, ou la corruption, ou bien les deux moyens, jusqu'à ce que vous vous soyez fait remettre les lettres! Que si vous n'y parvenez pas, mon ami Thomas devra passer en justice, et perdre son honneur. Je serais moi-même forcé, en ce cas, de rompre toute relation avec lui! ajouta le peu chevaleresque ami.
—Je crois bien qu'il y a quelques chances de succès pour nous, dans tout cela! dit Gédéon. Savez-vous si ce Schmidt est connu de la police?
—Nous l'espérons bien! dit Michel. Nous avons bien des raisons de le supposer! Remarquez déjà le fait que ces gens ont habité Bayswater! Est-ce que le choix de ce quartier ne vous paraît pas bien suggestif?
Pour la cinquième ou sixième fois depuis le commencement de cette remarquable entrevue, Gédéon se demanda s'il ne rêvait pas. «Mais non, se dit-il, l'excellent Australien aura sans doute trop copieusement déjeuné!» Et il ajouta tout haut: «Jusqu'à quelle somme pourrai-je aller?»
—J'ai l'idée que cinq mille livres suffiraient pour aujourd'hui! dit Michel. Et maintenant, monsieur, que nous ne vous retenions pas davantage! L'après-midi s'avance; il y a des trains pour Hampton-Court toutes les demi-heures, et je n'ai pas besoin de vous décrire l'impatience de mon ami. Tenez! voici un billet de cinq livres pour les premiers frais! Et voici l'adresse!
Et Michel commença à écrire; puis il s'arrêta, déchira le papier, et en mit les morceaux dans sa poche.—Non, dit-il, j'aime mieux vous dicter l'adresse; mon écriture est trop illisible!
Gédéon inscrivit soigneusement l'adresse: «Comte Tarnow, villa Kurnaul, Hampton Court.» Il prit ensuite une autre feuille de papier, et y écrivit encore quelques mots.
—Vous m'avez dit que vous n'avez pas fait choix d'un avoué! reprit-il. Voici l'adresse d'un avoué, qui, pour un cas de ce genre, est l'homme le plus habile de Londres!
Et il tendit le papier à Michel.
—Ah! vraiment! s'écria Michel, en lisant sa propre adresse sur le papier.
—Oui, je sais, vous aurez vu son nom mêlé à des affaires assez malpropres! dit Gédéon; mais lui-même est un homme parfaitement honorable, et d'une capacité reconnue. Il ne me reste plus, messieurs, qu'à vous demander où je pourrai vous retrouver, à mon retour de Hampton Court?
—Au Grand-Hôtel Langham, naturellement! répliqua Michel. Et, sans faute, à ce soir!
—Sans faute! répondit Gédéon en souriant. Je puis venir à n'importe quelle heure, n'est-ce pas?
—Absolument, absolument! s'écria Michel, déjà debout pour prendre congé.
—Eh bien! que pensez-vous de ce jeune homme? demanda-t-il à Pitman, dès qu'ils se retrouvèrent dans la rue.
Pitman murmura quelque chose comme: «Un parfait idiot!»
—Pas du tout! se récria Michel. Il sait quel est le meilleur avoué de Londres, et cela seul suffirait pour faire son éloge! Mais, dites donc, hein, ai-je été assez brillant?
Pitman ne répondit rien.
—Holà! dit Michel en lui posant la main sur l'épaule. Pourrait-on savoir quel est le nouveau grief de Pitman?
—Vous n'aviez pas le droit de parler de moi comme vous l'avez fait! s'écria l'artiste. Votre langage a été tout à fait odieux! Vous m'avez blessé profondément.
—Moi! mais je n'ai pas dit un seul mot de vous! protesta Michel. J'ai parlé d'Ezra Thomas; et je vous prie de vouloir bien vous rappeler qu'il n'existe personne de ce nom!
—N'importe! vous m'en faites supporter de dures! murmura l'artiste.
Cependant les deux amis étaient parvenus au coin de la rue, et là, sous la garde du fidèle commissionnaire, veillant sur lui avec un grand air de vertueuse dignité, là les attendait le piano, qui semblait un peu s'ennuyer dans la solitude de la charrette, tandis que la pluie découlait le long de ses pieds élégamment vernis.
Ce fut encore le commissionnaire qui fut mis en réquisition pour aller chercher cinq ou six robustes gaillards au cabaret le plus voisin, et, avec leur aide, s'engagea la dernière bataille de cette mémorable campagne. Tout porte à croire que M. Gédéon Forsyth ne s'était pas encore installé dans son compartiment du train de Hampton Court lorsque Michel ouvrit la porte de l'appartement du jeune voyageur, et que les porteurs, avec des grognements professionnels, déposèrent le grand Erard au milieu de la chambre.
—Voilà, dit triomphalement Michel à Pitman après avoir congédié les hommes. Et maintenant, une précaution suprême! Il faut que nous lui laissions la clef du piano, et de telle manière qu'il ne manque pas à la trouver! Voyons un peu!
Au centre du couvercle, sur le piano, il construisit une tour carrée avec des cigares et déposa la clef à l'intérieur du petit monument ainsi construit.
—Le pauvre jeune homme! dit l'artiste, quand ils se retrouvèrent de nouveau dans la rue.
—Le fait est qu'il est dans une diable de position! reconnut sèchement Michel. Tant mieux, tant mieux! ça le remontera!
—Et à ce propos, reprit l'excellent Pitman, je crains de vous avoir montré tout à l'heure un bien mauvais caractère, et bien de l'ingratitude! Je n'avais aucun droit, je le vois à présent, de m'offenser d'expressions qui ne s'adressaient pas directement à moi!
—C'est bon! dit Michel en se rattelant à la charrette. Pas un mot de plus, Pitman! Votre sentiment vous honore. Un honnête homme ne peut manquer de souffrir quand il entend insulter son alter ego.
La pluie avait presque cessé; Michel était presque dégrisé, le «dépôt» avait été livré en d'autres mains, et les amis étaient réconciliés: aussi le retour chez le loueur leur parut-il, en comparaison avec les aventures précédentes de la journée, une véritable partie de plaisir. Et lorsqu'ils se retrouvèrent se promenant dans le Strand, bras dessus bras dessous, sans l'ombre d'un soupçon qui pesât sur eux, Pitman émit un profond soupir de soulagement.
—Maintenant, dit-il, nous pouvons rentrer à la maison!
—Pitman, dit l'avoué en s'arrêtant court, vous me désolez! Quoi! nous avons été à la pluie à peu près toute la journée, et vous proposez sérieusement de rentrer à la maison? Non, monsieur! Un grog au whisky nous est absolument indispensable!
Il reprit le bras de son ami, et le conduisit inflexiblement dans une taverne d'apparence engageante, et je dois ajouter (à mon vif regret, d'ailleurs) que Pitman s'y laissa conduire assez volontiers. Maintenant que la paix était restaurée à l'horizon, une certaine jovialité innocente commençait à poindre dans les manières de l'artiste: et quand il leva son verre brûlant pour trinquer avec Michel, le fait est qu'il apporta à ce geste toute la pétulance d'une petite pensionnaire romanesque assistant à son premier pique-nique.
Michel était, comme je l'ai déjà dit, un excellent garçon, et qui aimait à dépenser son argent, autant et peut-être plus encore qu'à le gagner. Mais il ne recevait ses amis qu'au restaurant, et les portes de son domicile particulier restaient presque toujours closes. Le premier étage, ayant plus d'air et de lumière, servait d'habitation au vieux Masterman; le salon ne s'ouvrait presque jamais; et c'était la salle à manger qui formait le séjour ordinaire de l'avoué. C'est là précisément, dans cette salle à manger du rez-de-chaussée, que nous retrouvons Michel s'asseyant à table pour le dîner, le soir du glorieux jour de congé qu'il avait consacré à son ami Pitman. Une vieille gouvernante écossaise, avec des yeux très brillants et une petite bouche volontiers moqueuse, était chargée du bon ordre de la maison: elle se tenait debout, près de la table, pendant que son jeune maître déroulait sa serviette.
—Je crois, hasarda timidement Michel, que je prendrais volontiers un peu d'eau-de-vie avec de l'eau de seltz.
—Pas du tout, monsieur Michel! répondit promptement la gouvernante. Du vin rouge et de l'eau!
—Bien, bien, Catherine, on vous obéira! dit l'avoué. Et pourtant, si vous saviez ce que la journée a été fatigante, au bureau!
—Quoi? fit la vieille Catherine. Mais vous n'avez pas mis le pied au bureau, de toute la journée!
—Et comment va le vieux? demanda Michel, pour détourner la conversation.
—Oh! c'est toujours la même chose, monsieur Michel! répondit la gouvernante. Je crois bien que, maintenant, ça ira toujours de même jusqu'à la fin du pauvre monsieur! Mais savez-vous que vous n'êtes pas le premier à me faire cette question aujourd'hui?
—Bah! s'écria Michel. Et qui donc vous l'a faite avant moi?
—Un de vos bons amis, répondit Catherine en souriant: votre cousin, M. Maurice!
—Maurice! qu'est-ce que ce mendiant est venu chercher ici? demanda Michel.
—Il m'a dit qu'il venait faire une visite, en passant, à M. Masterman! reprit la gouvernante. Mais moi, voyez-vous, j'ai mon idée sur ce qu'il venait faire. Il a essayé de me corrompre, monsieur Michel! Me corrompre!—répéta-t-elle, avec un accès de dédain inimitable.
—Vraiment? dit Michel. Je parie au moins qu'il n'a pas dû vous offrir une grosse somme!
—Peu importe la somme! répliqua discrètement Catherine. Mais le fait est que je l'ai renvoyé à ses affaires comme il convenait! Il ne se pressera pas de revenir ici!
—Vous savez qu'il ne faut pas qu'il voie mon père! dit Michel. Je n'entends pas exhiber le pauvre vieux à un petit crétin comme lui!
—Vous pouvez être sans crainte de ce côté! répondit la fidèle servante. Mais ce qu'il y a de comique, monsieur Michel,—faites donc attention à ne pas renverser de la sauce sur la nappe!—ce qu'il y a de comique, c'est qu'il s'imagine que votre père est mort, et que vous tenez la chose secrète!
Michel fredonna un air.
—L'animal me paiera tout cela! dit-il.
—Est-ce que, avec la loi, vous ne pourriez rien contre lui? suggéra Catherine.
—Non, pas pour le moment du moins! répondit Michel. Mais, dites donc, Catherine! Vraiment je ne trouve pas que ce vin rouge soit une boisson bien saine! Allons! ayez un peu de cœur, et donnez-moi un verre d'eau-de-vie!
Le visage de Catherine prit la dureté du diamant.
—Eh bien! puisque c'est ainsi, grommela Michel, je ne mangerai plus rien!
—Ce sera comme vous voudrez, monsieur Michel! dit Catherine.
Après quoi elle se mit tranquillement à desservir la table.
«Comme je voudrais que cette Catherine fût une servante moins dévouée!» soupira Michel en refermant sur lui la porte de la maison.
La pluie avait cessé. Le vent soufflait encore, mais plus doucement, et avec une fraîcheur qui n'était pas sans charme. Arrivé au coin de King's Road, Michel se rappela tout à coup son verre d'eau-de-vie, et entra dans une taverne brillamment éclairée. La taverne se trouvait presque remplie. Il y avait là deux cochers de fiacre, une demi-douzaine de sans-travail professionnels; dans un coin, un élégant gentleman essayait de vendre à un autre gentleman, beaucoup plus jeune, quelques photographies esthétiques qu'il tirait mystérieusement d'une boîte de cuir; dans un autre coin, deux amoureux discutaient la question de savoir dans quel parc ils trouveraient le plus d'ombrage pour achever la soirée. Mais le morceau central et la grande attraction de la taverne était un petit vieillard vêtu d'une longue redingote noire, achetée toute faite, et sans doute d'acquisition récente. Sur la table de marbre, devant lui, entre des sandwichs et un verre de bière, s'étalaient des feuilles de papier couvertes d'écriture. Sa main se balançait en l'air avec des gestes oratoires, sa voix, naturellement aigre, était mise au ton de la salle de conférences; et, par des artifices comparables à ceux des antiques sirènes, ce vieillard tenait sous une fascination irrésistible la servante du bar, les deux cochers, un groupe de joueurs, et quatre des ouvriers sans travail.
—J'ai examiné tous les théâtres de Londres, disait-il, et, en mesurant avec mon parapluie la largeur des portes, j'ai constaté qu'elles étaient beaucoup trop étroites. Personne de vous évidemment n'a eu, comme moi, l'occasion de connaître les pays étrangers. Mais, franchement, croyez-vous que, dans un pays bien gouverné, de tels abus pourraient exister? Votre intelligence, si simple et inculte qu'elle soit, suffit à vous affirmer le contraire. L'Autriche elle-même, qui pourtant ne se pique pas d'être un peuple libre, commence à se soulever contre l'incurie qui laisse subsister des abus de ce genre. J'ai précisément là une coupure d'un journal de Vienne, sur ce sujet: je vais essayer de vous la lire, en vous la traduisant au fur et à mesure. Vous pouvez vous rendre compte par vous-mêmes: c'est imprimé en caractères allemands!
Et il tendait à son auditoire le morceau de journal en question, comme un prestidigitateur fait passer dans la salle l'orange qu'il s'apprête à escamoter.
—Holà! mon vieux, c'est vous? dit tout à coup Michel, en posant sa main sur l'épaule de l'orateur.
Celui-ci tourna vers lui un visage tout convulsé d'épouvante: c'était le visage de M. Joseph Finsbury.
—Michel! s'écria-t-il. Vous êtes seul?
—Mais oui! répondit Michel, après avoir commandé son verre d'eau-de-vie. Je suis seul. Qui donc attendiez-vous?
—Je pensais à Maurice ou à Jean, répondit le vieillard, manifestement soulagé d'un grand poids.
—Que voulez-vous que je fasse de Maurice ou de Jean? répondit le neveu.
—Oui, c'est vrai! répondit Joseph. Et je crois que je puis avoir confiance en vous! n'est-ce pas? Je crois que vous serez de mon côté?
—Je ne comprends rien à ce que vous voulez dire! répliqua Michel. Mais si c'est de l'argent qu'il vous faut, j'ai toujours une livre ou deux à votre disposition!
—Non, non, ce n'est pas cela, mon cher enfant! dit l'oncle, en lui serrant vivement la main. Je vous raconterai tout cela plus tard!
—Parfait! répondit le neveu. Mais, en attendant, que puis-je vous offrir?
—Eh bien! dit modestement le vieillard, j'accepterais volontiers une autre sandwich. Je suis sûr que vous devez être très surpris, poursuivit-il, de ma présence dans un lieu de ce genre. Mais le fait est que, en cela, je me fonde sur un principe très sage, mais peu connu...
—Oh! il est beaucoup plus connu que vous ne le supposez! s'empressa de répondre Michel, entre deux gorgées de son eau-de-vie. C'est sur ce principe que je me fonde toujours moi-même quand l'envie me vient de boire un verre!
Le vieillard, qui était anxieux de se gagner la faveur de Michel, se mit à rire, d'un rire sans gaieté.
—Vous avez tant de verve, dit-il, que souvent vous m'amusez à entendre! Mais j'en reviens à ce principe dont je voulais vous parler. Il consiste, en somme, à s'adapter toujours aux coutumes du pays où l'on est. Or, en France, par exemple, ceux qui veulent manger vont au café ou au restaurant; en Angleterre, c'est dans des endroits comme celui-ci que le peuple a l'habitude de venir se rafraîchir. J'ai calculé que, avec des sandwichs, du thé, et un verre de bière à l'occasion, un homme seul peut vivre très commodément à Londres pour quatorze livres douze shillings par an!
—Oui, je sais! répondit Michel. Mais vous avez oublié de compter les vêtements, le linge, et la chaussure. Quant à moi, en comptant les cigares et une petite partie de plaisir de temps à autre, j'arrive fort bien à me tirer d'affaire avec sept ou huit cents livres par an. Ne manquez pas de prendre note de cela, sur vos papiers!
Ce fut la dernière interruption de Michel. En bon neveu, il se résigna à écouter docilement le reste de la conférence qui, de l'économie politique, s'embrancha sur la réforme électorale, puis sur la théorie du baromètre, pour arriver ensuite à l'enseignement de l'arithmétique dans les écoles des sourds-muets. Là-dessus, la nouvelle sandwich étant achevée, les deux hommes sortirent de la taverne et se promenèrent lentement sur le trottoir de King's Road.
—Michel dit l'oncle, savez-vous pourquoi je suis ici? C'est parce que je ne peux plus supporter mes deux gredins de neveux! Je les trouve intolérables!
—Je vous comprends fort bien! approuva Michel. Ne comptez pas sur moi pour prendre leur défense!
—Figurez-vous qu'ils ne voulaient jamais me laisser parler! poursuivit amèrement le vieillard. Ils refusaient de me fournir plus d'un crayon par semaine! Le journal, tous les soirs, ils l'emportaient dans leurs chambres pour m'empêcher d'y prendre des notes! Or, Michel, vous me connaissez! Vous savez que je ne vis que pour mes calculs! J'ai besoin de jouir du spectacle varié et complexe de la vie, tel qu'il se révèle à moi dans les journaux quotidiens! Et ainsi mon existence avait fini par devenir un véritable enfer lorsque, dans le désordre de ce bienheureux tamponnement de Browndean, j'ai pu m'échapper. Les deux misérables doivent croire que je suis mort, et essayer de cacher la chose pour ne pas perdre la tontine!
—Et, à ce propos, où en êtes-vous pour ce qui en est de l'argent? demanda complaisamment Michel.
—Oh! je suis riche! répondit le vieillard. J'ai touché huit cents livres, de quoi vivre pendant huit ans. J'ai des plumes et des crayons à volonté; j'ai à ma disposition le British Museum, avec ses livres. Mais c'est extraordinaire combien un homme d'une intelligence raffinée a peu besoin de livres, à un certain âge! Les journaux suffisent parfaitement à l'instruire de tout!
—Savez-vous quoi? dit Michel. Venez demeurer chez moi!
—Michel, répondit l'oncle Joseph, voilà qui est très gentil de votre part: mais vous ne vous rendez pas compte de ce que ma position a de particulier. Il y a, voyez-vous, quelques petites complications financières qui m'empêchent de disposer de moi aussi librement que je le devrais. Comme tuteur, vous savez, mes efforts n'ont pas été bénis du ciel; et, pour vous dire la chose bien exactement, je me trouve tout à fait à la merci de cette bête brute de Maurice!
—Vous n'aurez qu'à vous déguiser! s'écria Michel. Je puis vous prêter tout de suite une paire de lunettes en verres à vitre, ainsi que de magnifiques favoris rouges.
—J'ai déjà caressé cette idée, répondit le vieillard; mais j'ai craint de provoquer des soupçons dans le modeste hôtel meublé que j'habite. J'ai constaté, à ce propos, que le séjour des hôtels meublés...
—Mais, dites-moi! interrompit Michel. Comment diable avez-vous pu vous procurer de l'argent? N'essayez pas de me traiter en étranger, mon oncle! Vous savez que je connais tous les détails du compromis, et de la tutelle, et de la situation où vous êtes vis-à-vis de Maurice!
Joseph raconta sa visite à la banque, ainsi que la façon dont il y avait touché le chèque, et défendu que l'on avançât désormais aucun argent à ses neveux.
—Ah! mais pardon! Ça ne peut pas aller comme ça! s'écria Michel. Vous n'aviez pas le droit d'agir ainsi!
—Mais tout l'argent est à moi, Michel! protesta le vieillard. C'est moi qui ai fondé la maison de cuirs sur des principes de mon invention!
—Tout cela est bel et bon! dit l'avoué. Mais vous avez signé un compromis avec votre neveu, vous lui avez fait abandon de vos droits: savez-vous, mon cher oncle, que cela signifie simplement les galères, pour vous?
—Ce n'est pas possible! s'écria Joseph. Il est impossible que la loi pousse l'injustice jusque-là!
—Et le plus cocasse de l'affaire, reprit Michel avec un éclat de rire soudain, c'est que, par-dessus le marché, vous avez coulé la maison de cuirs! En vérité, mon cher oncle, vous avez une singulière façon de comprendre la loi: mais, pour ce qui est de l'humour, vous êtes impayable!
—Je ne vois rien là dont on ait à rire! observa sèchement M. Finsbury.
—Et vous dites que Maurice n'a pas pouvoir pour signer? demanda Michel.
—Moi seul ai pouvoir pour signer! répondit Joseph.
—Le malheureux Maurice! Oh! le malheureux Maurice! s'écria l'avoué, en sautant de plaisir. Et lui qui, en outre, s'imagine que vous êtes mort, et pense aux moyens de cacher la nouvelle!... Mais, dites-moi, mon oncle, qu'avez-vous fait de tout cet argent?
—Je l'ai déposé dans une banque, et j'ai gardé vingt livres! répondit M. Finsbury. Pourquoi me demandez-vous ça?
—Voici pourquoi! dit Michel. Demain, un de mes clercs vous apportera un chèque de cent livres, en échange duquel vous lui remettrez le reçu de la Banque, afin qu'il aille au plus vite rapporter les huit cents livres à la Banque Anglo-Patagonienne, en fournissant une explication quelconque que je me chargerai d'inventer pour vous. De cette façon, votre situation sera plus nette; et comme Maurice, tout de même, ne pourra pas toucher un sou en banque, à moins de faire un faux, vous voyez que vous n'aurez pas de remords à avoir de ce côté-là!
—C'est égal, j'aimerais mieux ne pas dépendre de votre bonté! répondit Joseph en se grattant le nez. J'aimerais mieux pouvoir vivre de mon propre argent, maintenant que je l'ai!
Mais Michel lui secoua le bras.
—Il n'y aura donc pas moyen, lui cria-t-il, de vous faire comprendre que je travaille en ce moment à vous épargner le bagne!
Cela était dit avec tant de sérieux que le vieillard en fut effrayé.
—Il faudra, dit-il, que je tourne mon attention du côté de la loi; ce sera pour moi un champ nouveau à explorer. Car bien que, naturellement, je comprenne les principes généraux de la législation, il y a beaucoup de ses détails que j'ai jusqu'à présent négligé d'examiner, et ce que vous m'apprenez là, par exemple, me surprend tout à fait. Cependant il se peut que vous ayez raison, et le fait est qu'à mon âge un long emprisonnement risquerait de m'être quelque peu préjudiciable. Mais avec tout cela, mon cher neveu, je n'ai aucun droit à vivre de votre argent!
—Ne vous inquiétez pas de cela! fit Michel. Je trouverai bien un moyen de rentrer dans mes fonds!
Après quoi, ayant noté l'adresse du vieillard, il prit congé de lui au coin d'une rue.
«Quel vieux coquin, en vérité! se dit-il. Et puis, comme la vie est une chose singulière! Je commence à croire pour de bon que la providence m'a expressément choisi, aujourd'hui, pour la seconder. Voyons un peu! Qu'ai-je fait depuis ce matin? J'ai sauvé Pitman, j'ai enseveli un mort, j'ai sauvé mon oncle Joseph, j'ai remonté Forsyth, et j'ai bu d'innombrables verres de diverses liqueurs. Si maintenant, pour finir la soirée, j'allais faire une visite à mes cousins, et poursuivre auprès d'eux mon rôle providentiel? Dès demain matin, je verrai sérieusement à tirer mon profit de tous ces événements nouveaux; mais, ce soir, que la charité seule inspire ma conduite!»
Vingt minutes après, et pendant que toutes les horloges sonnaient onze heures, le représentant de la Providence descendit d'un fiacre, ordonna au cocher de l'attendre, et sonna à la porte du numéro 16, dans John Street.
La porte fut aussitôt ouverte par Maurice lui-même.
—Oh! c'est vous, Michel? dit-il, en bloquant soigneusement l'étroite ouverture. Il est bien tard!
Sans répondre, Michel s'avança, saisit la main de Maurice, et la serra si vigoureusement que le pauvre garçon fit, malgré lui, un mouvement de recul, ce dont son cousin profita pour entrer dans l'antichambre et pour passer ensuite dans la salle à manger, avec Maurice sur ses talons.
—Où est mon oncle Joseph? demanda-t-il, en s'installant dans le meilleur fauteuil.
—Il a été assez souffrant, ces jours derniers! répondit Maurice. Il est resté à Browndean. Il prend soin de lui, et je suis seul ici, comme vous voyez!
Michel eut un sourire mystérieux.
—C'est que j'ai besoin de le voir pour une affaire pressante! dit-il.
—Il n'y a pas de raison pour que je vous laisse voir mon oncle, tandis que vous ne me laissez pas voir votre père! répliqua Maurice.
—Ta, ta, ta! dit Michel. Mon père est mon père; mais le vieux Joseph est mon oncle à moi aussi bien que le vôtre, et vous n'avez aucun droit de le séquestrer!
—Je ne le séquestre pas! dit Maurice, enragé. Il est souffrant; il est dangereusement malade, et personne ne peut le voir!
—Eh bien! je vais vous dire ce qui en est! déclara Michel. Je suis venu pour m'entendre avec vous, Maurice! ce compromis que vous m'avez proposé, au sujet de la tontine, je l'accepte!
Le malheureux Maurice devint pâle comme un mort, et puis rougit jusqu'aux tempes, dans un soudain accès de fureur contre l'injustice monstrueuse de la destinée humaine.
—Que voulez-vous dire? s'écria-t-il. Je n'en crois pas un mot!
Et lorsque Michel l'eut assuré qu'il parlait sérieusement:
—En ce cas, s'écria-t-il en rougissant de nouveau, sachez que je refuse! Voilà! Vous pouvez mettre cela dans votre pipe, et le fumer!
—Oh! oh! fit aigrement Michel. Vous dites que votre oncle est dangereusement malade, et cependant vous ne voulez plus du compromis que vous m'avez vous-même proposé quand il était bien portant! Il y a quelque chose de louche, là-dessous!
—Qu'entendez-vous par là? hurla Maurice.
—Je veux dire simplement qu'il y a là-dessous quelque chose qui n'est pas clair! expliqua Michel.
—Oseriez-vous faire une insinuation à mon adresse? reprit Maurice, qui commençait à entrevoir la possibilité d'intimider son cousin.
—Une insinuation? répéta Michel. Oh! ne nous mettons pas à employer de grands mots comme celui-là! Non, Maurice, essayons plutôt de noyer notre querelle dans une bouteille, comme deux galants cousins! Les Deux galants cousins, comédie, parfois attribuée à Shakespeare! ajouta-t-il.
Le cerveau de Maurice travaillait comme un moulin. «Soupçonne-t-il vraiment quelque chose? Ou bien ne fait-il que parler au hasard? et que dois-je faire? Savonner, ou bien attaquer à fond? En somme, savonner vaut mieux: cela me fera toujours gagner du temps!»
—Eh bien!—dit-il tout haut, et avec une pénible affectation de cordialité,—il y a longtemps que nous n'avons point passé une soirée ensemble, Michel, et quoique mes habitudes, comme vous savez, soient extrêmement tempérées, je vais faire aujourd'hui une exception pour vous. Excusez-moi un moment! Je vais aller chercher dans la cave une bouteille de whisky!
—Pas de whisky pour moi! dit Michel. Un peu du vieux champagne de l'oncle Joseph, ou rien du tout!
Pendant une seconde, Maurice hésita, car il n'avait plus que quelques bouteilles de ce vieux vin, et y tenait beaucoup; mais, dès la seconde suivante, il sortit sans répondre un mot. Il avait compris que, en le dépouillant ainsi de la crème de sa cave, Michel s'était imprudemment exposé, et livré à lui.
«Une bouteille? se dit-il. Par saint Georges, je vais lui en donner deux! Ce n'est pas le moment de faire des économies; et, une fois que l'animal sera complètement ivre, ce sera bien le diable si je n'arrive pas à lui arracher son secret!»
Ce fut donc avec une bouteille sous chaque bras qu'il rentra dans la salle à manger. Il prit deux verres dans le buffet, et les remplit avec une grâce hospitalière.
—Je bois à votre santé, mon cousin! s'écria-t-il gaiement. N'épargnez pas le vin, dans ma maison!
Debout près de la table, Michel vida son verre. Il le remplit de nouveau, et revint s'asseoir dans son fauteuil, emportant la bouteille avec lui. Et bientôt trois verres de vieux champagne, absorbés coup sur coup, produisaient un changement notable dans sa manière d'être.
—Savez-vous que vous manquez de vivacité d'esprit, Maurice! observa-t-il. Vous êtes profond, c'est possible: mais je veux être pendu si vous avez l'esprit vif!
—Et qu'est-ce qui vous fait croire que je sois profond? demanda Maurice avec un air de simplicité amusée.
—Le fait que vous ne voulez pas d'un compromis avec moi! répondit Michel, qui commençait à s'exprimer avec beaucoup de difficulté. Vous êtes profond, Maurice, très profond, de ne pas vouloir de ce compromis! Et vous avez là un vin qui est bien bon! Ce vin est le seul trait respectable de la famille Finsbury. Savez-vous que c'est encore plus rare qu'un titre! bien plus rare! Seulement, quand un homme a dans sa cave du vin comme celui-là, je me demande pourquoi il ne veut pas d'un compromis!
—Mais, vous-même, vous n'en vouliez pas, jusqu'ici! dit Maurice, toujours souriant. A chacun son tour!
—Je me demande pourquoi je n'en ai pas voulu! Je me demande pourquoi vous n'en voulez pas! reprit Michel. Je me demande pourquoi chacun de nous pense que l'autre n'a pas voulu du compromis! Dites donc, savez-vous que c'est là un problème très... très re... très remarquable? ajouta-t-il, non sans orgueil d'avoir enfin triomphé de tous les obstacles oraux qu'il avait trouvés sur sa route.
—Et quelle raison croyez-vous que j'aie pour refuser? demanda adroitement Maurice.
Michel le regarda bien en face, puis cligna d'un œil.
—Ah! vous êtes un malin! dit-il. Tout à l'heure vous allez me demander de vous aider à sortir de votre pétrin. Et le fait est que je sais bien que je suis l'émissaire de la Providence; mais, tout de même, pas de cette manière-là! Vous aurez à vous en tirer tout seul, mon bon ami, ça vous remontera! Quel terrible pétrin cela doit être, pour un jeune orphelin de quarante ans: la maison de cuirs, la banque, et tout le reste!
—J'avoue que je ne comprends rien à ce que vous voulez dire! déclara Maurice.
—Je ne suis pas sûr d'y comprendre grand'chose moi-même! dit Michel. Voici un vin excellent, monsieur, ex'lent vin. Mais revenons un peu à votre affaire, hein? Donc, voilà un oncle de prix qui a disparu! Eh bien! tout ce que je veux savoir, c'est ceci: où est cet oncle de prix?
—Je vous l'ai dit; il est à Browndean! répondit Maurice, en essuyant son front à la dérobée, car ces petites attaques répétées commençaient à le fatiguer réellement.
—Facile à dire, Brown... Brown... Hé, après tout, pas si facile à dire que çà! s'écria Michel, irrité. Je veux dire que vous avez beau jeu à me répondre n'importe quoi. Mais ce qui ne me plaît pas là-dedans, c'est cette disparition complète d'un oncle! Franchement, Maurice, est-ce commercial?
Et il hochait la tête, tristement.
—Rien n'est plus simple, ni plus clair! répondit Maurice, avec un calme chèrement payé. Pas l'ombre d'un mystère, dans tout cela! Mon oncle se repose, à Browndean, pour se remettre de la secousse qu'il a subie dans l'accident!
—Ah! oui, dit Michel, une rude secousse!
—Pourquoi dites-vous cela? s'écria vivement Maurice.
—Oh! je le dis en m'appuyant sur la meilleure autorité possible! C'est vous-même qui venez de me le dire! répliqua Michel. Mais si vous me dites le contraire, à présent, naturellement j'aurai à choisir entre les deux versions. Le fait est que... que j'ai renversé du vin sur le tapis; on dit que ça leur fait du bien, aux tapis! Le fait est que notre cher oncle... Mort, hein?... Enterré?
Maurice se dressa sur ses pieds.
—Qu'est-ce que vous dites? hurla-t-il.
—Je dis que j'ai renversé du vin sur le tapis! répondit Michel en se levant aussi. Mais c'est égal, je n'ai pas tout renversé! Bien des amitiés au cher oncle, n'est-ce pas?
—Vous voulez vous en aller? demanda Maurice.
—Hé! mon pauvre vieux, il le faut! Forcé d'aller veiller un ami malade! répondit Michel, en se tenant à la table pour ne pas tomber.
—Vous ne partirez pas d'ici avant de m'avoir expliqué vos allusions! déclara Maurice d'un ton féroce. Qu'avez-vous voulu dire? Pourquoi êtes-vous venu ici?
Mais l'avoué était déjà parvenu jusqu'à la porte du vestibule.
—Je suis venu sans aucune mauvaise intention, je vous assure! dit-il en mettant la main sur son cœur. Je vous jure que je n'ai pas eu d'autre intention que de remplir mon rôle d'agent de la Providence!
Puis il parvint jusqu'à la porte de la rue, l'ouvrit, non sans peine, et descendit vers le fiacre, qui l'attendait. Le cocher, brusquement réveillé d'un somme, lui demanda où il fallait le conduire.
Michel s'aperçut que Maurice l'avait suivi sur le seuil de la maison; et une brillante inspiration lui vint à l'esprit.
«Ce garçon-là a besoin d'être remonté sérieusement!» songea-t-il.
—Cocher, conduisez-moi à Scotland-Yard1! dit-il tout haut, en se tenant à la roue. Car, enfin, cocher, il y a quelque chose de louche dans cet oncle et son accident! Tout cela mérite d'être tiré au clair! Conduisez-moi à Scotland-Yard!
[1] La préfecture de police.
—Vous ne pouvez pas me demander cela pour de bon! dit le cocher, avec la cordiale sympathie qu'ont toujours ses pareils pour un homme du monde en état d'ivresse. Ecoutez, monsieur, vous feriez mieux de vous faire ramener chez vous! Demain matin, vous pourrez toujours aller à Scotland-Yard!
—Vous croyez? demanda Michel. Allons, en ce cas, conduisez-moi plutôt au Bar de la Gaîté!
—Le Bar de la Gaîté est fermé, monsieur!
—Eh bien, alors, chez moi! dit Michel, résigné.
—Mais où cela, monsieur?
—Ma foi, vraiment, mon ami, je ne sais pas! dit Michel en s'asseyant dans le fiacre. Conduisez-moi à Scotland-Yard, et, là-bas, nous demanderons!
—Mais vous devez bien avoir une carte de visite, dit l'homme à travers le guichet du plafond. Donnez-moi votre porte-cartes!
—Quelle prodigieuse intelligence, pour un cocher de fiacre! s'écria Michel, en passant son porte-cartes au cocher.
Et celui-ci lut tout haut, à la lumière du gaz:
—Michel Finsbury, 233, King's Road, Chelsea. Est-ce bien cela, monsieur?
—Parfait! s'écria Michel. Conduisez-moi là, si vous y voyez suffisamment, avec toutes ces maisons qui s'obstinent à rester sens dessus dessous!
Je suis bien sûr que personne d'entre vous n'a lu le Mystère de l'Omnibus, par E. H. B., un roman qui a figuré pendant plusieurs jours aux devantures des libraires, et puis qui a entièrement disparu de la surface du globe. Ce que deviennent les livres, une semaine ou deux après leur publication, où ils vont, à quel usage on les emploie: ce sont là autant de problèmes qui, bien souvent, m'ont tourmenté pendant des nuits d'insomnie. Le fait est que personne, à ma connaissance, n'a lu le Mystère de l'Omnibus, par E. H. B., cependant j'ai pu m'assurer qu'il n'existe plus aujourd'hui que trois exemplaires de cet ouvrage. L'un se trouve à la bibliothèque du British Museum, d'ailleurs à jamais rendu inabordable par suite d'une erreur d'inscription au catalogue; un autre se trouve dans les caves de débarras de la Bibliothèque des Avocats, à Edimbourg; enfin, le troisième, relié en maroquin, appartient à notre ami Gédéon Forsyth. Pour vous expliquer le placement actuel de ce troisième exemplaire, vous allez évidemment supposer que Gédéon a beaucoup admiré le roman d'E. H. B. Et, je puis vous le dire, vous ne vous tromperez pas dans cette supposition. Gédéon, aujourd'hui encore, continue à admirer le Mystère de l'Omnibus: il l'admire et il l'aime, avec une tendresse toute paternelle, car c'est lui-même qui en est l'auteur. Il l'a signé des initiales de son oncle, M. Edouard Hugues Bloomfield; mais c'est lui seul qui l'a écrit en entier. Il s'était d'abord demandé, avant la publication, s'il n'allait pas tout au moins confier à quelques amis le secret de sa paternité; mais après la publication, et l'insuccès monumental qui l'a accueillie, la modestie du jeune romancier est devenue plus pressante; et, sans la révélation que je vous fais aujourd'hui, le nom de l'auteur de ce remarquable ouvrage aurait risqué de demeurer à jamais inconnu.
Cependant, le jour déjà lointain où Michel Finsbury prit son fameux congé, le livre de Gédéon venait à peine de paraître, et un de ses exemplaires se trouvait exposé à l'étalage de la marchande de journaux, dans la Gare de Waterloo: de telle sorte que Gédéon put le voir, avant de monter dans le train qui allait le conduire à Hampton-Court. Mais, le croira-t-on? la vue de son œuvre ne provoqua chez lui qu'un sourire dédaigneux. «Quelle vaine ambition de paresseux, se dit-il, que celle d'un faiseur de livres!» Il eut honte de s'être abaissé jusqu'à la pratique d'un art aussi enfantin. Tout entier à la pensée de sa première cause, il se sentait enfin devenu un homme. Et la muse qui préside au roman-feuilleton (une dame qui doit être sans doute d'origine française) s'envola d'auprès de lui, pour aller se mêler de nouveau à la danse de ses sœurs, autour des immortelles fontaines de l'Hélicon.
Durant toute la demi-heure du voyage, de saines et robustes réflexions pratiques égayèrent l'âme du jeune avocat. A tout instant, il se choisissait, par la portière du wagon, la petite maison de campagne qui allait bientôt devenir l'asile de sa vie. Et déjà, en parfait propriétaire, il projetait des améliorations aux maisons qu'il voyait; à l'une, il ajoutait une écurie; à l'autre, un jeu de tennis; il s'imaginait le charmant aspect qu'aurait une troisième, lorsque, en face d'elle, sur la rivière, il se serait fait construire un pavillon de bois. «Et quand je pense, se disait-il, qu'il y a une heure à peine j'étais encore un insouciant jeune sot, uniquement occupé de canotage et de romans-feuilletons! Je passais à côté des plus ravissantes maisons de campagne sans même les honorer d'un regard! Comme il faut peu de temps pour mûrir un homme!»
Le lecteur intelligent reconnaîtra tout de suite, et d'après ce simple monologue, les ravages causés dans le cœur de Gédéon par les beaux yeux de Mlle Hazeltine. L'avocat, au sortir de John Street, avait conduit la jeune fille dans la maison de son oncle, M. Bloomfield; et ce personnage, ayant appris de son neveu qu'elle était victime d'une double oppression, l'avait prise bruyamment sous sa protection.
—Je me demande qui est le pire des deux, s'était-il écrié: ce vieil oncle sans scrupules, ou ce grossier jeune coquin de neveu! En tout cas, je vais tout de suite écrire au Pall Mall, pour les dénoncer! Quoi! Vous dites que non? Pardon, monsieur, il faut qu'ils soient dénoncés! C'est un devoir public... Comment? Vous dites que cet oncle est un conférencier radical? En ce cas, oui, vous avez raison, la chose doit être menée avec plus de réserve! Je suis sûr que ce pauvre oncle aura été scandaleusement trompé!
De tout cela résulta que M. Bloomfield ne mit pas à exécution son projet de lettre à la Pall Mall Gazette. Il déclara seulement que miss Hazeltine avait à être tenue à l'abri des recherches probables de ses persécuteurs; et comme il se trouvait posséder un yacht, il jugea qu'aucune autre retraite ne pouvait être plus sûre pour l'infortunée jeune fille. Le matin même du jour où Gédéon se rendait à Hampton Court, Julia, en compagnie de M. et de Mme Bloomfield, avait quitté Londres à bord du yacht familial. Et Gédéon, comme l'on pense, aurait bien aimé être du voyage: mais son oncle n'avait pas cru devoir lui accorder cette faveur. «Non, Gid! lui avait-il dit. On va évidemment te filer; il ne faut pas qu'on te voie avec nous!» Et le jeune homme n'avait pas osé contester cette étrange illusion; car il craignait que son oncle ne se relâchât de son beau zèle pour la protection de Julia, s'il découvrait que l'affaire n'était pas aussi romanesque qu'il se l'était figurée. Au reste, la discrétion de Gédéon avait eu sa récompense; car le vieux Bloomfield, en lui posant sur l'épaule sa pesante main, avait ajouté ces mots, dont la signification avait été aussitôt comprise: «Je devine bien ce que tu as en tête, Gédéon! Mais si tu veux obtenir cette jeune fille, il faudra que tu travailles, mon gaillard, entends-tu?»
Ces agréables paroles avaient déjà contribué à égayer l'avocat lorsque, ayant pris congé des voyageurs, il était retourné chez lui pour lire des romans; et, maintenant, pendant que le train l'emportait à Hampton Court, c'étaient elles encore qui formaient la base fondamentale de ses viriles rêveries. Et quand il descendit du train et commença à se recueillir, pour la délicate mission dont il s'était chargé, toujours encore il avait dans les yeux le fin visage de Julia, et dans les oreilles les paroles d'adieu de son oncle Edouard.
Mais bientôt de grosses surprises commencèrent à pleuvoir sur lui. Il apprit d'abord que, dans tout Hampton Court, il n'y avait aucune villa Kurnaul, aucun comte Tarnow, ni même absolument aucun comte du tout. Cela était fort étrange, mais, en somme, il ne le jugea point tout à fait inexplicable. M. Dickson avait si bien déjeuné qu'il pouvait s'être trompé en lui donnant l'adresse. «Que doit faire, en pareille circonstance, un homme pratique, avisé, et ayant l'habitude des affaires?» se demanda Gédéon. Et il se répondit aussitôt: «Télégraphier une dépêche brève et nette!» Dix minutes après, nos fils télégraphiques nationaux transmettaient à Londres l'importante missive que voici: «Dickson, Hôtel Langham, Londres. Villa et personne inconnues ici; suppose erreur d'adresse; arriverai par train suivant. Forsyth.» Et, en effet, Gédéon lui-même ne tarda pas à descendre d'un fiacre devant le perron de l'Hôtel Langham, avec, sur son front, les marques combinées d'une extrême hâte et d'un grand effort intellectuel.
Je ne crois pas que Gédéon oublie jamais l'Hôtel Langham. Il y apprit que, de même que le comte Tarnow, John Dickson et Ezra Thomas n'existaient pas. Comment? Pourquoi? Ces deux questions dansaient dans le cerveau troublé du jeune homme; et, avant que le tourbillon de ses pensées se fût calmé, il se trouva déposé par un autre fiacre devant la porte de sa maison. Là, du moins, s'offrait à lui une retraite accueillante et tranquille! Là, du moins, il pourrait réfléchir à son aise. Il franchit le corridor, mit sa clef dans la serrure, et ouvrit la porte, déjà rasséréné. La chambre était toute noire, car la nuit était venue. Mais Gédéon connaissait sa chambre, il savait où se trouvaient les allumettes, dans le coin droit, sur la cheminée. Et il s'avança résolument, et, ce faisant, il se cogna contre un corps lourd, à un endroit où aucun corps de ce genre n'aurait dû exister. Il n'y avait rien dans cet endroit, quand Gédéon était sorti. Il avait fermé la porte à clef, derrière lui; il l'avait trouvée fermée à clef quand il était revenu; personne ne pouvait être entré; et ce n'était guère probable, non plus, que les meubles pussent, d'eux-mêmes, changer leur position. Et cependant, sans l'ombre d'un doute, il y avait quelque chose là! Gédéon étendit ses mains, dans les ténèbres. Oui, il y avait quelque chose, quelque chose de grand, quelque chose de poli, quelque chose de froid!
«Que le ciel me pardonne! songea Gédéon; on dirait un piano!»
Il se rappela qu'il avait des allumettes dans la poche de son gilet, et en alluma une.
Ce fut effectivement un piano qui s'offrit à son regard stupéfait; un vaste et solennel instrument, encore tout humide d'avoir été exposé à la pluie. Gédéon laissa brûler l'allumette jusqu'au bout, et puis, de nouveau, les ténèbres se refermèrent autour de son ahurissement. Alors, d'une main tremblante, il alluma sa lampe, et s'approcha. De près ou de loin, le doute n'était pas permis: l'objet était bien un piano. C'était bien un piano qui se tenait là, impudemment, dans un endroit où sa présence était un démenti à toutes les lois naturelles!
Gédéon ouvrit le clavier et frappa un accord. Aucun son ne troubla le silence de la chambre. «Serais-je malade?» se dit le jeune homme, pendant que son cœur s'arrêtait de battre. Il s'assit devant le piano, s'obstina rageusement dans ses tentatives pour rompre le silence, tantôt au moyen de brillants arpèges, tantôt au moyen d'une sonate de Beethoven, que jadis (dans des temps plus heureux) il avait connue comme l'une des œuvres les plus sonores de ce puissant compositeur. Et toujours pas un son! Il donna sur les touches deux grands coups de ses poings fermés. La chambre resta silencieuse comme un tombeau.
Le jeune avocat se redressa en sursaut.
—Je suis devenu complètement sourd, s'écria-t-il tout haut, et personne ne le sait que moi! La pire des malédictions de Dieu s'est abattue sur moi!
Ses doigts rencontrèrent la chaîne de sa montre. Aussitôt, il tira sa montre, et l'appliqua à son oreille: il en entendait parfaitement le tic-tac.
—Je ne suis pas sourd! dit-il. C'est pis encore, je suis fou! Ma raison m'a abandonné pour toujours!
Il promena autour de lui, dans la chambre, un regard inquiet, et aperçut notamment le fauteuil dans lequel M. Dickson s'était installé. Un bout de cigare traînait encore au pied du fauteuil.
«Non, songea-t-il, cela ne peut avoir été un rêve. C'est ma tête qui déménage, évidemment! Ainsi, par exemple, il me semble que j'ai faim; ce sera sans doute encore une hallucination! Mais, tout de même, je vais faire l'expérience. Je vais m'offrir encore un bon dîner! Je vais aller dîner au Café Royal, d'où il est bien possible que j'aie à être directement transporté dans un asile.»
Tout le long de son chemin, dans la rue, avec une curiosité morbide, il se demanda comment allait se trahir son terrible mal. Allait-il assommer un garçon? ou vouloir manger son verre? Et c'est ainsi qu'il se dirigea en courant vers le Café Royal, avec la crainte angoissante de découvrir que l'existence de cet établissement était, elle aussi, une hallucination.
Mais la lumière, le mouvement, le bruit joyeux du café eurent vite fait de le réconforter. Il eut en outre la satisfaction de reconnaître le garçon qui le servait d'ordinaire. Le dîner qu'il commanda ne lui fit pas l'effet d'être trop incohérent, et il éprouva, à le manger, une satisfaction où il ne put découvrir rien d'anormal. «Ma parole, se dit-il, je renais à l'espoir. Peut-être me suis-je affolé trop tôt? En pareille circonstance, qu'aurait fait Robert Skill?» Ce Robert Skill était, ai-je besoin de vous le dire? le principal héros du Mystère de l'Omnibus. Gédéon avait incarné en lui son idéal d'intelligence subtile et de ferme décision. Aussi ne pouvait-il pas douter que Robert Skill, dans une circonstance pareille à celle où il se trouvait lui-même, aurait certainement agi de la façon la plus sage et la meilleure possible. Restait seulement à savoir ce qu'il aurait fait. «Quelle qu'eût été sa décision, se dit encore le jeune romancier, Robert Skill l'eût exécutée séance tenante.» Mais lui-même, malheureusement, ne voyait devant lui, pour l'instant qu'une seule chose à faire, qui était de s'en retourner dans sa chambre, son dîner fini. Et c'est donc ce qu'il fit séance tenante, à l'imitation de son noble héros.
Mais, quand il fut rentré chez lui, il s'aperçut que décidément aucune inspiration ne lui venait en aide. Et il se tint debout, sur le seuil, considérant avec stupeur l'instrument mystérieux. Toucher au clavier, une fois de plus, c'était au-dessus de ses forces: que le piano eût gardé son incompréhensible silence, ou qu'il lui eût répondu par tous les fracas des trompettes du jugement dernier, il sentait que sa frayeur n'aurait pu que s'en accroître. «Ce doit être une farce qu'on m'aura faite! songea-t-il, encore qu'elle me semble bien laborieuse et bien coûteuse! Mais si ce n'est pas une farce, qu'est-ce que cela peut être? En procédant par élimination, comme a procédé Robert Skill pour découvrir l'auteur de l'assassinat de lord Bellew, je suis forcément amené à conclure que ceci ne peut être qu'une farce!»
Pendant qu'il raisonnait ainsi, ses yeux tombèrent sur un objet qui lui parut une nouvelle confirmation de son hypothèse: à savoir, la pagode de cigares que Michel avait construite sur le piano. «Qu'est-ce que cela?» se demanda Gédéon. Et, s'approchant, il démolit la pagode, d'un coup de poing. «Une clef? se dit-il ensuite. Quelle singulière façon de la déposer là!»
Il fit le tour de l'instrument, et aperçut, sur le côté, la serrure du couvercle. «Ah! ah! voici à quoi correspond cette clef! poursuivit-il. Evidemment, ces deux farceurs auront voulu que je regarde à l'intérieur du piano! Etrange, en vérité, de plus en plus étrange!» Sur quoi, il tourna la clef dans la serrure, et souleva le couvercle.
Dans quelles angoisses, dans quels accès de résolution fugitive, dans quels abîmes de désespoir Gédéon passa la nuit qui suivit, je préfère que mes lecteurs ne le sachent jamais.
La petite chanson des moineaux de Londres, le lendemain matin, le trouva épuisé, harassé, anéanti, et avec un esprit toujours vide du moindre projet. Il se leva, et, misérablement, regarda des fenêtres closes, une rue déserte, la lutte du gris de l'aube avec le jaune des becs de gaz. Il y a des matinées où la ville tout entière semble s'éveiller avec une migraine: c'était une de ces matinées-là, et la migraine tenaillait également la nuque et les tempes du pauvre Gédéon.
«Déjà le jour! se dit-il, et je n'ai encore rien trouvé! Il faut que cela finisse!» Il referma le piano, mit la clef dans sa poche, et sortit pour aller prendre son café au lait. Pour la centième fois son cerveau tournait comme une roue de moulin, broyant un mélange de terreurs, de dégoûts, et de regrets. Appeler la police, lui livrer le cadavre, couvrir les murs de Londres d'affiches décrivant John Dickson et Ezra Thomas, remplir les journaux de paragraphes intitulés: le Mystère du Temple, le Piano macabre, M. Forsyth admis à fournir caution: c'était là une ligne de conduite possible, facile, et même, en fin de compte, assez sûre; mais, à bien y réfléchir, elle ne laissait pas d'avoir ses inconvénients. Agir ainsi, n'était-ce pas révéler au monde toute une série de détails sur Gédéon lui-même qui n'avaient rien à gagner à être révélés? Car, enfin, un enfant se serait méfié de l'histoire des deux aventuriers, et lui, Gédéon, tout de suite il l'avait avalée. Le plus misérable avocaillon aurait refusé d'écouter des clients qui se présentaient à lui dans des conditions aussi irrégulières; et lui, il les avait complaisamment écoutés. Et si encore il s'était borné à les écouter! Mais il s'était mis en route pour la commission dont ils l'avaient chargé: lui, un avocat, il avait entrepris une commission bonne tout au plus pour un détective privé! Et pour comble, hélas! il avait consenti à prendre l'argent que lui offraient ses visiteurs! «Non, non, se dit-il. La chose est trop claire, je vais être déshonoré! J'ai brisé ma carrière pour un billet de cinq livres!»
Après trois gorgées de cette chaude, visqueuse, et boueuse tisane qui passe, dans les tavernes de Londres, pour une décoction de la graine du caféier, Gédéon comprit qu'il y avait tout au moins un point sur lequel aucune hésitation n'était possible pour lui. La chose avait à être réglée sans le secours de la police! Mais encore avait-elle à être réglée d'une façon quelconque et sans retard. De nouveau Gédéon se demanda ce qu'aurait fait Robert Skill: que peut faire un homme d'honneur pour se débarrasser d'un cadavre honorablement acquis? Aller le déposer au coin de la rue voisine? c'était soulever dans le cœur des passants une curiosité désastreuse. Le jeter dans une des cheminées de la ville? toute sorte d'obstacles matériels rendaient une telle entreprise presque impraticable. Lancer le corps par la portière d'un wagon, ou bien du haut de l'impériale d'un omnibus: hélas! il n'y fallait point penser. Amener le corps sur un yacht et le noyer ensuite, oui, cela se concevait déjà mieux: mais que de dépenses, pour un homme de ressources restreintes! La location du yacht, l'entretien de l'équipage, tout cela aurait été ruineux même pour un capitaliste. Soudain, Gédéon se rappela les pavillons, en forme de bateaux, qu'il avait vus la veille sur la Tamise. Et ce souvenir fut pour lui un trait de lumière.
Un compositeur de musique—appelé, par exemple, Jimson,—pouvait fort bien, comme jadis le musicien immortalisé par Hogarth, souffrir dans son inspiration du tapage de Londres. Il pouvait fort bien être pressé par le temps, pour achever un opéra: par exemple, un opéra-comique intitulé Orange Pekoe; une légère fantaisie chinoise dans le genre du Mikado. Orange Pekoe, musique de Jimson—«le jeune maëstro, un des maîtres les mieux doués de notre nouvelle école anglaise—le ravissant quintette des mandarins, une vigoureuse entrée des batteries, etc., etc.,» d'un seul coup, le personnage complet de Jimson, avec sa musique, se dressa en pied dans l'esprit de Gédéon. Quoi de plus naturel, quoi de plus acceptable, que l'arrivée soudaine de Jimson dans un tranquille village des bords de l'eau, en compagnie d'un grand piano à queue et de la partition inachevée d'Orange Pekoe? La disparition du susdit maëstro, quelques jours plus tard, ne laissant derrière lui qu'un piano, vidé de ses cordes; cela, assurément, paraîtrait moins naturel. Mais cela même ne serait pas tout à fait inexplicable. On pourrait fort bien, en somme, supposer que Jimson, devenu fou par suite des difficultés d'un chœur en double fugue, avait commencé par détruire son piano, et s'était enfin jeté lui-même dans la rivière. N'était-ce pas là, en vérité, une catastrophe tout à fait digne d'un jeune musicien de la nouvelle école?
«Pardieu, il faudra bien que ça marche comme ça! s'écria Gédéon. Jimson va nous tirer d'affaire!»
M. Edouard Hugues Bloomfield ayant annoncé l'intention de diriger son yacht du côté de Maidenhead, on ne s'étonnera pas que le maëstro Jimson ait porté son choix vers une direction opposée. Dans le voisinage de la gentille bourgade riveraine de Padwick, il se souvenait d'avoir vu, récemment encore, un ancien pavillon sur pilotis, poétiquement abrité par un bouquet de saules. Ce pavillon l'avait toujours séduit par un certain air d'abandon et de solitude, lorsque, dans ses parties de canotage, il était passé près de lui; et il avait même eu l'intention d'y placer une des scènes du Mystère de l'Omnibus; mais il avait dû y renoncer, au dernier moment, en raison des difficultés imprévues que lui avait présentées la nécessité d'une description appropriée au charme de l'endroit. Il y avait renoncé, et maintenant il s'en félicitait en songeant qu'il allait avoir à se servir du pavillon pour un usage infiniment plus sérieux.
Jimson, personnage de la mise la plus banale, mais de manières particulièrement insinuantes, n'eut pas de peine à obtenir que le propriétaire du pavillon le lui louât pour une durée d'un mois. Le prix du loyer, d'ailleurs insignifiant, fut convenu aussitôt, la clef fut échangée contre une petite avance d'argent, et Jimson se hâta de revenir à Londres, pour s'occuper du transport du piano.
—Je serai de retour demain matin, sans faute! déclara-t-il au propriétaire. On attend mon opéra avec tant d'impatience, voyez-vous? que je n'ai pas une minute à perdre pour le terminer!
Et, en effet, vers une heure de l'après-midi, le lendemain, vous auriez pu voir Jimson cheminant sur la route qui longe le fleuve, entre Padwick et Haverham. Dans une de ses mains il tenait un panier, renfermant des provisions; dans l'autre, une petite valise où se trouvait sans doute la partition inachevée. On était au début d'octobre; le ciel, d'un gris de pierre, était parsemé d'alouettes, la Tamise brillait faiblement comme un miroir de plomb, et les feuilles jaunes des marronniers craquaient sous les pieds du compositeur. Il n'y a point de saison, en Angleterre, qui stimule davantage les forces vitales, et Jimson, bien qu'il ne fût pas sans quelques ennuis, fredonnait un air (de sa composition, peut-être?) tout en marchant.
A deux ou trois milles au-dessus de Padwick, la berge de la Tamise est particulièrement solitaire. Sur la berge opposée, les arbres d'un parc arrêtent l'horizon, ne laissant entrevoir que le haut des cheminées d'une vieille maison de campagne. Sur la berge de Padwick, entre les saules, s'avance le pavillon, un ancien bateau hors d'usage, et si souillé par les larmes des saules avoisinants, si dégradé, si battu des vents, si négligé, si hanté de rats, si manifestement transformé en un magasin de rhumatismes que j'aurais, pour ma part, une forte répugnance à m'y installer.
Et pour Jimson aussi ce fut un moment assez lugubre, celui où il enleva la planche qui servait de pont-levis à sa nouvelle demeure, et où il se trouva seul dans cette malsaine forteresse. Il entendait les rats courir et sauter sous le plancher, les gonds de la porte gémissaient comme des âmes en peine; le petit salon était encombré de poussière, et avait une affreuse odeur d'eau moisie. Non, on ne pouvait point considérer cela comme un domicile bien gai, même pour un compositeur absorbé dans une œuvre chérie; mais combien moins gai encore pour un jeune homme tout bourrelé d'alarmes, et occupé à attendre l'arrivée d'un cadavre!
Il s'assit, nettoya de son mieux une moitié de la table, et attaqua le déjeuner froid que contenait son panier. En prévision d'une enquête possible sur le sort de Jimson, il avait jugé indispensable de ne pas se laisser voir: de telle sorte qu'il était résolu à passer la journée entière sans sortir du pavillon. Et, toujours afin de corroborer sa fable, il avait apporté dans sa valise non seulement de l'encre et des plumes, mais un gros cahier de papier à musique, du format le plus imposant qu'il avait pu trouver.
«Et maintenant, à l'ouvrage!» se dit-il, dès qu'il eut satisfait son appétit. «Il faut que je laisse des traces de l'activité de mon personnage!» Et il écrivit, en belles lettres rondes:
ORANGE PEKOE
Op. 17
J.-B. JIMSON
PARTITION DE PIANO ET CHANT
«Je ne suppose pas que les grands compositeurs commencent leur travail de cette manière-là, songea Gédéon; mais Jimson est un original, et d'ailleurs je serais bien en peine de commencer autrement. Une dédicace, à présent, voilà qui ferait un excellent effet. Par exemple: Dédié à... voyons!... Dédié à William Ewart Gladstone, par son respectueux serviteur J.-B. J. Allons, il faut tout de même y ajouter un peu de musique! Je ferai mieux d'éviter l'ouverture: je crains que cette partie n'offre trop de difficultés. Si j'essayais d'un air pour le ténor? A la clef,—oh! soyons ultra-moderne!—sept bémols!»
Il fit comme il disait, non sans peine, puis s'arrêta et se mit à mâchonner le bout de son porte-plume. La vue d'une feuille de papier réglé ne suffit pas toujours pour provoquer l'inspiration, surtout chez un simple amateur; et la présence de sept bémols à la clef n'est pas non plus un encouragement à l'improvisation. Gédéon jeta sous la table la feuille commencée.
«Ces ébauches jetées sous la table aideront à reconstituer la personnalité artistique de Jimson!» se dit-il pour se consoler. Et de nouveau il sollicita la muse, en divers tons et sur diverses feuilles de papier; mais tout cela avec si peu de résultats qu'il en fut effaré. «C'est étrange comme il y a des jours où on n'est pas en train! se dit-il; et pourtant il faut absolument que Jimson laisse quelque chose!» Et de nouveau il trima sur sa tâche.
Bientôt la fraîcheur pénétrante du pavillon commença à l'envahir tout entier. Il se leva, et, à la contrariété évidente des rats, marcha de long en large dans la chambre. Hélas! il ne parvenait pas à se réchauffer. «C'est absurde! se dit-il. Tous les risques me sont indifférents, mais je ne veux pas attraper une bronchite. Il faut que je sorte de cette caverne!»
Il s'avança sur le balcon, et, pour la première fois, regarda du côté de la rivière. Et aussitôt il tressaillit de surprise. A quelques cents pas plus loin, un yacht reposait à l'ombre des saules. Un élégant canot se balançait à côté du yacht; les fenêtres de celui-ci étaient cachées par des rideaux d'une blancheur de neige; et un drapeau flottait à la poupe. Et plus Gédéon considérait ce yacht, plus son dépit se mêlait de stupéfaction. Ce yacht ressemblait extrêmement à celui de son oncle: Gédéon aurait même juré que c'était bien celui de son oncle, sans deux détails qui rendaient l'identification impossible. Le premier détail, c'était que son oncle s'était dirigé vers Maidenhead, et ne pouvait donc se trouver à Padwick; le second, encore plus probant, c'était que le drapeau attaché à l'arrière était le drapeau américain.
«Tout de même, quelle singulière ressemblance!» songea Gédéon.
Et, pendant qu'ainsi il regardait et réfléchissait, une porte s'ouvrit, et une jeune dame s'avança sur le pont. En un clin d'œil, l'avocat était rentré dans son pavillon: il venait de reconnaître Julia Hazeltine. Et, l'observant par la fenêtre, il vit qu'elle descendait dans le canot, prenait les rames en main, et venait résolument vers l'endroit où il se trouvait.
«Allons! je suis perdu!» se dit-il. Et il se laissa tomber sur sa chaise.
—Bonjour, mademoiselle, dit, du rivage, une voix que Gédéon reconnut comme étant celle de son propriétaire.
—Bonjour, monsieur! répondit Julia. Mais je ne vous reconnais pas: qui êtes-vous? Oh! oui, je me rappelle! C'est vous qui m'avez permis, hier, de venir peindre à l'aquarelle, dans ce vieux pavillon!
Le cœur de Gédéon bondit d'épouvante.
—Mais oui, c'est moi! répondit l'homme. Et ce que je voulais vous dire à présent, c'est que je ne pouvais plus vous le permettre! Mon pavillon est loué!
—Loué? s'écria Julia.
—Loué pour un mois! reprit l'homme. Ça vous paraît drôle, hein? Je me demande ce que ce monsieur peut bien vouloir en faire?
—Quelle idée romantique! murmura Julia. C'est un monsieur? Comment est-il?
Ce dialogue entre le canot et le rivage avait lieu tout contre le pavillon: pas un mot n'en était perdu pour le jeune maëstro.
—C'est un homme à musique, répondit le propriétaire, ou tout au moins voilà ce qu'il m'a dit! Venu ici pour écrire un opéra!
—Vraiment? s'écria Julia. Jamais je n'ai rien rêvé d'aussi délicieux. Mais alors, nous pourrons nous glisser jusqu'ici la nuit, et l'entendre improviser! Comment s'appelle-t-il?
—Jimson! dit l'homme.
—Jimson? répéta Julia, en interrogeant vainement sa mémoire.
Mais, en vérité, notre jeune école de musique anglaise possède tant de beaux génies que nous n'apprenons guère leurs noms que lorsque la reine les nomme baronets.
—Vous êtes sûr que c'est bien ce nom-là? reprit Julia.
—Il me l'a épelé lui-même! répondit le propriétaire. Et son opéra s'appelle... attendez donc... une espèce de thé!
—Une Espèce de Thé! s'écria la jeune fille. Quel titre singulier pour un opéra! Mon Dieu! que je voudrais en connaître le sujet!—Et Gédéon entendait flotter dans l'air son charmant petit rire.—Il faut absolument que nous fassions connaissance avec ce M. Jimson! Je suis sûr qu'il doit être bien intéressant!
—Pardon, mademoiselle, mais il faut que je m'en aille! On m'attend à Haverham!
—Oh! que je ne vous retienne pas, mon brave homme! dit Julia. Bon après-midi!
—Et à vous pareillement, mademoiselle!
Gédéon se tenait assis dans sa cabine, en proie aux pensées les plus harcelantes. Il se voyait ancré à ce pavillon pourri, attendant la venue d'un cadavre intempestif: et voilà que, autour de lui, les curiosités s'agitaient, voilà que de jeunes dames se proposaient de venir l'épier la nuit, en façon de partie de plaisir! Cela signifiait les galères pour lui; mais ce n'était pas cela encore qui l'affligeait le plus. Ce qui l'affligeait surtout, c'était l'impardonnable légèreté de Julia. Cette jeune fille était prête à faire connaissance avec le premier venu; elle n'avait aucune réserve, rien de l'émail d'une personne comme il faut! Elle causait familièrement avec la brute qu'était son propriétaire; elle se prenait d'un intérêt immédiat et franchement avoué pour la misérable créature qu'était Jimson! Déjà, sans doute, elle avait formé le projet d'inviter Jimson à venir prendre le thé avec elle! Et c'était pour une jeune fille comme celle-là qu'un homme comme lui, Gédéon... «Honte à toi, cœur viril!»
Il fut interrompu dans ses songeries par un bruit qui, aussitôt, le décida à se cacher derrière la porte. Miss Hazeltine, sans se préoccuper de la défense du propriétaire, venait de grimper à bord de son pavillon. Son projet d'aquarelle lui tenait au cœur; et comme, à en juger par le silence du pavillon, elle supposait que Jimson n'était pas encore arrivé, elle résolut de profiter de l'occasion pour achever l'œuvre d'art commencée la veille. Et elle s'assit sur le balcon, installa son album et sa boîte de couleurs, et bientôt Gédéon l'entendit chantant sur son travail. De temps à autre, seulement, sa chanson s'interrompait. C'était quand Julia ne retrouvait plus, dans sa mémoire, quelqu'une de ces aimables petites recettes qui servent à la pratique du jeu de l'aquarelle, ou du moins qui y servaient dans notre bon vieux temps; car on m'a dit que les jeunes fille d'à présent se sont émancipées de ces recettes où dix générations de leurs mères et grand'mères s'étaient fidèlement soumises; mais Julia, qui probablement avait étudié sous Pitman, était encore de la vieille école.
Gédéon, pendant tout ce temps, se tenait derrière la porte, craignant de bouger, craignant de respirer, craignant de penser à ce qui allait suivre. Chaque minute de son incarcération lui valait un surcroît d'ennuis et de détresse. Du moins se disait-il, avec gratitude, que cette phase spéciale de sa vie ne pouvait pas durer éternellement; et il se disait que, quoi qu'il dût lui arriver ensuite (fût-ce le bagne! ajoutait-il avec amertume, et d'ailleurs avec irréflexion), il ne pourrait manquer de s'en trouver soulagé. Il se rappela que, au collège, de longues additions mentales lui avaient souvent servi de refuge contre l'ennui du piquet ou du cabinet noir, et, cette fois encore, il essaya de se distraire en additionnant indéfiniment le chiffre deux à tous les chiffres formés par des additions antérieures.
Ainsi s'occupaient ces deux jeunes personnes,—Gédéon procédant résolument à ses additions, Julia déposant vigoureusement sur son album des couleurs qui gémissaient de se trouver réunies,—lorsque la Providence envoya dans leurs eaux un paquebot à vapeur qui, en soufflant, remontait la Tamise. Tout le long des berges, l'eau s'enflait et retombait, les roseaux bruissaient; le pavillon lui-même, ce vieux bateau depuis longtemps accoutumé au repos, retrouva soudain son humeur voyageuse d'autrefois, et se mit à exécuter un petit tangage. Puis le paquebot passa, les vagues s'aplanirent, et Gédéon, tout à coup, entendit un cri poussé par Julia. Regardant par la fenêtre, il vit la jeune fille debout sur le balcon, occupée à suivre des yeux son canot, qui, entraîné par le courant, s'en retournait vers le yacht. Et je dois dire que l'avocat, en cette occasion, déploya une promptitude d'esprit digne de son héros, Robert Skill. D'un seul effort de sa pensée, il prévit ce qui allait suivre; d'un seul mouvement de son corps, il se jeta à terre, et se cacha sous la table.
Julia, de son côté, ne se rendait pas entièrement compte de la gravité de sa situation. Elle voyait bien qu'elle avait perdu le canot, et elle n'était pas sans inquiétude au sujet de sa prochaine entrevue avec M. Bloomfield; mais elle ne doutait pas de pouvoir sortir du pavillon, car elle connaissait l'existence de la planche pont-levis, donnant sur la berge.
Elle fit le tour du balcon, mais pour trouver la porte du pavillon ouverte, et la planche ôtée. D'où elle conclut avec certitude que Jimson devait être arrivé, et, par conséquent, se trouvait dans le pavillon. Ce Jimson devait être un homme bien timide, pour avoir souffert une telle invasion de sa résidence sans faire aucun signe: et cette pensée releva le courage de Julia, car, à présent, la jeune fille était forcée de recourir à l'assistance du musicien, la planche étant trop lourde pour ses seules forces. Elle frappa donc sur la porte ouverte. Puis elle frappa de nouveau.
—Monsieur Jimson, cria-t-elle, venez, je vous en prie! Il faut que vous veniez, tôt ou tard, puisque je ne puis pas sortir d'ici sans votre aide! Allons, ne soyez pas si agaçant! Venez, je vous en prie!
Mais toujours pas de réponse.
«S'il est là, il faut qu'il soit fou!» se dit-elle avec un petit frisson. Mais elle songea ensuite qu'il était peut-être allé se promener en bateau, comme elle avait fait elle-même. En ce cas, forcée qu'elle était à attendre, elle pouvait fort bien visiter la cabine: sur quoi, sans autre réflexion, elle entra. Et je n'ai pas besoin de dire que, sous la table où il gisait dans la poussière, Gédéon sentit que son cœur s'arrêtait de battre.
En premier lieu, Julia aperçut les restes du déjeuner de Jimson. «Du pâté, des fruits, des gâteaux! songea-t-elle. Il mange de gentilles choses! Je suis sûre que c'est un homme délicieux. Je me demande s'il a aussi bonne apparence que M. Forsyth? Mme Jimson, je ne crois pas que cela sonne aussi bien que Mme Forsyth! Mais, d'autre part, il y a ce prénom de Gédéon qui est vraiment affreux! Oh! et voici un peu de sa musique, aussi! c'est charmant! Orange Pekoe, c'était donc cela que le vieux bonhomme appelait une espèce de thé!» Et Gédéon entendit un petit rire. «Adagio molto expressivo, siempre legato,» lut-elle ensuite (car j'ai oublié de vous dire que Gédéon était très suffisamment outillé pour toute la partie littéraire du métier de compositeur). «Comme c'est singulier, de donner toutes ces indications et de n'écrire que deux ou trois notes! Oh! mais voici une feuille où il y en a davantage! Andante patetico.» Et elle commença à examiner la musique. «Mon Dieu, se dit-elle, cela doit être terriblement moderne, avec tous ces bémols! Voyons un peu l'air? C'est étrange, mais il me semble le connaître!» Elle commença à le fredonner, et, tout à coup, éclata de rire. «Mais c'est Tommy, dérange-toi donc pour ton oncle!» s'écria-t-elle tout haut, remplissant d'amertume l'âme de Gédéon. «Et Andante patetico, et sept bémols! cet homme doit être un simple imposteur!»
Au même instant lui arriva, de sous la table, un bruit confus et bizarre, comme celui que ferait une poule qui éternuerait; et cet éternuement fut suivi du bruit d'un choc, comme si quelque chose s'était heurté à la table; et le choc lui-même fut suivi d'un sourd grognement.
Julia s'enfuit vers la porte; mais, arrivée là, elle se retourna, résignée à braver le danger. Personne ne la poursuivait. Seuls, les bruits continuaient: sous la table, quelque chose se livrait à une série indéfinie d'éternuements: et voilà tout!
«Certes, songea Julia, c'est là une conduite bien étrange! Ce Jimson ne peut pas être un homme du monde!»
Le premier éternuement du jeune avocat avait troublé, dans leur ancien repos, les innombrables grains de poussière qui sommeillaient sous la table: à présent, un fort accès de toux avait succédé aux éternuements.
Julia commençait à éprouver une certaine compassion.
—Je crains que vous ne soyez vraiment souffrant! dit-elle en s'approchant un peu. Je vous en supplie, ne restez pas plus longtemps sous cette table, monsieur Jimson! Vraiment, cela ne vous vaut rien.
Le maëstro ne répondit que par une toux désolante. Mais, dès l'instant suivant, l'intrépide jeune fille était à genoux devant la table, et les deux visages se trouvaient face à face.
—Dieu puissant! s'écria miss Hazeltine en se redressant d'un bond. M. Forsyth qui est devenu fou!
—Je ne suis pas fou! dit le jeune homme en se dégageant misérablement de sa cachette. Bien chère miss Hazeltine, je vous jure, à deux genoux, que je ne suis pas fou!
—Vous êtes fou! s'écria-t-elle, toute haletante.
—Je sais, dit-il, que, pour un œil superficiel, ma conduite peut sembler singulière!
—Si vous n'êtes pas fou, votre conduite était monstrueuse, s'écria la jeune fille en rougissant, et prouvait que vous ne vous souciiez pas le moins du monde de mes tourments!
—Je sais... j'admets cela! dit courageusement Gédéon.
—C'était une conduite abominable! insista Julia.
—Je sais qu'elle doit avoir ébranlé votre estime pour moi! répondit l'avocat. Mais, chère miss Hazeltine, je vous supplie de m'entendre jusqu'au bout! Ma manière d'agir, pour étrange qu'elle paraisse, n'est cependant pas incapable d'explication. Et le fait est que je ne veux pas et ne puis pas continuer à exister sans... sans l'estime d'une personne que j'admire... Le moment est mal choisi pour parler de cela, je le sens bien, mais je répète mon expression: sans l'estime de la seule personne que j'admire!
Un reflet de satisfaction se montra sur le visage de miss Hazeltine.
—Fort bien! dit-elle. Sortons de cette froide caverne, et allons nous asseoir sur le balcon... Là! Et maintenant, reprit-elle en s'installant, parlez! Je veux tout savoir!
Elle releva les yeux sur le jeune homme; et, en le voyant debout devant elle avec une mine toute décontenancée, la folle enfant éclata de rire. Son rire était une chose bien faite pour ravir le cœur d'un amoureux: il sonnait légèrement, sur la rivière, comme un chant d'oiseau, répété plus loin par les échos du rivage. Et cependant il y avait une créature que ce rire n'égayait pas: cette créature était l'infortuné admirateur de la jeune fille.
—Miss Hazeltine, dit-il d'une voix ennuyée, Dieu sait que je vous parle sans mauvais vouloir; mais je trouve que vous montrez en tout cela bien de la légèreté!
Julia ouvrit sur lui de grands yeux.
—Je ne puis retirer le mot! dit-il. Déjà vous m'avez fait une peine atroce lorsque je vous ai entendue bavarder, tantôt, avec le vieux pêcheur. Vous faisiez voir une curiosité au sujet de Jimson...
—Mais Jimson se trouve être vous-même! objecta Julia.
—Admettons cela! s'écria l'avocat; mais, tout à l'heure, vous ne le saviez pas! Qu'était pour vous Jimson? En quoi pouvait-il vous intéresser? Miss Hazeltine, vous m'avez déchiré le cœur!
—Oh! par exemple, ceci est trop fort! répliqua sévèrement Julia. Quoi? Après vous être conduit de la façon la plus extraordinaire, vous prétendez être capable de m'expliquer votre conduite, et voilà que, au lieu de l'expliquer, vous vous mettez à m'insulter!
—C'est juste! répondit le pauvre Gédéon. Je... Je vais tout vous confier! Quand vous saurez toute l'histoire, vous pourrez m'excuser.
Et, s'asseyant près d'elle sur le banc, il étala devant elle sa misérable histoire.
—Oh! monsieur Forsyth, s'écria-t-elle quand il eut fini, je regrette si fort mon rire de tout à l'heure! Vous étiez bien drôle, c'est certain; mais je vous assure que je regrette d'avoir ri!
Et elle lui tendit sa main, que Gédéon garda dans la sienne.
—Tout ceci ne va pas vous donner trop mauvaise opinion de moi? demanda-t-il tendrement.
—Le fait que vous ayez tant d'ennuis et de misères? Non, certes, monsieur, non! s'écria-t-elle.—Et, dans l'ardeur de son mouvement, elle tendit vers lui son autre main, dont il s'empara également.—Vous pouvez compter sur moi! ajouta-t-elle.
—Vraiment? fit Gédéon. Eh bien! j'y compterai! Je reconnais que l'instant n'est peut-être pas très bien choisi pour parler de tout cela! Mais je n'ai aucun ami...
—Ni moi non plus! dit Julia. Mais ne croyez-vous pas qu'il serait temps pour vous de me rendre mes mains?
—La ci darem la mano! répondit l'avocat. Laissez-les-moi une minute encore! J'ai si peu d'amis! reprit-il.
—Je croyais que c'était une mauvaise note, pour un jeune homme, de n'avoir pas d'amis! observa Julia.
—Oh! mais j'ai des masses d'amis! s'écria Gédéon. Ce n'était pas cela que je voulais dire! Je sens que le moment est mal choisi! Mais, oh! Julia, si vous pouviez seulement vous voir telle que vous êtes!
—Monsieur Forsyth!...
—Ne m'appelez pas de ce sale nom! s'écria le jeune homme. Appelez-moi Gédéon!
—Oh! jamais cela! laissa échapper Julia. Et puis il y a si peu de temps encore que nous nous connaissons!
—Mais pas du tout! protesta Gédéon. Il y a très longtemps que nous nous sommes rencontrés à Bournemouth! Jamais, depuis lors, je ne vous ai oubliée! Dites-moi que vous ne m'avez jamais oublié non plus! Dites-moi que vous ne m'avez jamais oublié, et appelez-moi Gédéon!
Et comme la jeune fille ne répondait rien:
—Oui, ma Julia, reprit-il, je sais que je ne suis qu'un âne, mais j'entends vous conquérir! J'ai une affaire infernale sur les bras, je n'ai pas un sou à moi, et je me suis montré à vous tout à l'heure sous l'aspect le plus ridicule: et cependant, Julia, je suis résolu à vous conquérir! Regardez-moi bien en face, et dites-moi que vous me le défendez, si vous l'osez!
Elle le regarda: et, quoi que ses yeux lui eussent dit, certainement leur message ne lui fut pas désagréable, car il resta longtemps tout occupé à le lire.
—Et puis, dit-il enfin, en attendant que je sois parvenu à faire fortune, l'oncle Edouard nous donnera de l'argent pour notre ménage!
—Ah! bien, par exemple, celle-là est raide! dit une grosse voix derrière son épaule.
Gédéon et Julia se séparèrent l'un de l'autre plus rapidement que si un ressort électrique les avait désunis; mais tous deux présentèrent des visages singulièrement colorés aux yeux de M. Edouard Hugues Bloomfield.
Ce vieux gentleman, voyant arriver la barque errante, avait imaginé de venir discrètement jeter un coup d'œil sur l'aquarelle de miss Hazeltine. Mais voilà que, d'un seul coup de pierre, il avait attrapé deux oiseaux; et son premier mouvement avait été pour se fâcher, ce qui d'ailleurs était son mouvement naturel. Mais bientôt, à la vue du jeune couple rougissant et effrayé, son cœur consentit à se radoucir.
—Parfaitement, elle est raide! répéta-t-il. Vous avez l'air de compter bien sûrement sur votre oncle Edouard! Mais voyons, Gédéon, je croyais vous avoir dit de vous tenir au large de nous?
—Vous m'avez dit de me tenir au large de Maidenhead! répondit Gédéon. Mais comment pouvais-je m'attendre à vous retrouver ici?
—Il y a du vrai dans ce que vous dites! admit M. Bloomfield. C'est que, voyez-vous, j'ai cru préférable de cacher notre véritable destination, même à vous! Ces ténébreux coquins, les Finsbury, auraient été capables de vous l'arracher de force. Et c'est encore pour les dépister que j'ai hissé sur mon yacht cet abominable drapeau étranger! Mais ce n'est pas tout, Gédéon! Vous m'avez promis de vous mettre au travail: et je vous retrouve ici, à Padwick, en train de faire l'imbécile!
—Par pitié, monsieur Bloomfield, ne soyez pas trop sévère pour M. Forsyth! implora Julia. Le pauvre garçon est dans un embarras terrible!
—Qu'est-ce donc, Gédéon? demanda l'oncle. Vous vous êtes battu? ou bien est-ce une note à payer?
Ces deux alternatives résumaient, dans la pensée du vieux radical, tous les malheurs pouvant arriver à un gentleman.
—Hélas! mon oncle, dit Gédéon, c'est pis encore que cela! Une combinaison de circonstances d'une injustice vraiment... vraiment providentielle! Le fait est qu'un syndicat d'assassins se seront aperçus, je ne sais comment, de mon habileté virtuelle à les débarrasser des traces de leurs crimes! C'est tout de même un hommage rendu à mes capacités de légiste, voyez-vous!
Sur quoi Gédéon, pour la seconde fois depuis une heure, se mit à raconter tout au long les aventures du grand Erard.
—Il faut que j'écrive cela au Times! s'écria M. Bloomfield.
—Vous voulez donc que je sois disqualifié? demanda Gédéon.
—Disqualifié! bah, sois sans crainte! dit son oncle. Le ministère est libéral! certainement il ne refusera pas de m'écouter! Dieu merci, les jours de l'oppression tory sont finis!
—Non, cela n'ira pas! mon oncle, dit Gédéon.
—Mais vous n'êtes pas assez fou pour persister à vouloir vous défaire vous-même de ce cadavre? s'écria M. Bloomfield.
—Je ne vois pas d'autre issue devant moi! dit Gédéon.
—Mais c'est absurde, et je ne peux pas en entendre parler! reprit M. Bloomfield. Je vous ordonne positivement, Gédéon, de vous désister de cette ingérence criminelle!
—Fort bien! dit Gédéon, en ce cas, je vous transmets la chose, pour que vous fassiez du cadavre ce que bon vous semblera!
—A Dieu ne plaise! s'écria le président du Radical-Club. Je ne veux avoir rien à démêler avec cette horreur!
—En ce cas, il faut bien que vous me laissiez faire de mon mieux pour m'en débarrasser! répliqua son neveu. Croyez-moi, c'est le parti le plus raisonnable!
—Ne pourrions-nous pas faire déposer secrètement le cadavre au Club Conservateur? suggéra M. Bloomfield. Avec de bons articles que nous ferions écrire ensuite dans nos journaux radicaux, ce serait un véritable service à rendre à la nation!
—Si vous voyez un profit politique à tirer de mon... objet! dit Gédéon, raison de plus pour que je vous le cède!
—Oh! non! non! Gédéon! Non, je pensais que vous, peut-être, vous pourriez entreprendre cette opération. Et j'ajoute même que, tout bien réfléchi, je trouve qu'il est éminemment inutile que miss Hazeltine et moi prolongions notre séjour ici, près de vous! On pourrait nous voir!—poursuivit le vénérable président, en regardant avec méfiance à droite et à gauche.—Vous comprenez, en ma qualité d'homme public, j'ai des précautions exceptionnelles à prendre! Me compromettre, ce serait compromettre tout le parti! Et puis, de toute façon, l'heure du dîner approche!
—Quoi? s'écria Gédéon en consultant sa montre. Ma foi, oui, c'est vrai! Mais, grand Dieu! le piano devrait être ici depuis des heures!
M. Bloomfield se dirigeait déjà vers sa barque; mais, à ces mots, il s'arrêta.
—Oui! reprit Gédéon; j'ai vu moi-même le piano arriver à la gare de Padwick. J'ai moi-même prévenu le camionneur d'avoir à me l'amener ici. Il m'a dit qu'il avait d'abord une autre commission à faire, mais qu'il serait sans faute ici à quatre heures, au plus tard. Il n'y a pas de doute, le piano a été ouvert et on a trouvé le corps!
—Il faut que vous fuyiez tout de suite! déclara M. Bloomfield. C'est, dans l'espèce, la seule conduite digne d'un homme!
—Mais supposons que je me trompe! gémit Gédéon. Supposons que le piano arrive, et que je ne sois pas là pour le recevoir! Je serai la première victime de ma lâcheté! Non, mon oncle: il faut aller nous renseigner à Padwick! Moi, naturellement, je ne puis pas m'en charger: mais vous, rien ne vous en empêche. Rien ne vous empêche d'aller un peu tourner autour du bureau de police, comprenez-vous?
—Non, Gédéon, non, mon cher neveu!—dit M. Bloomfield, de la voix d'un homme fort embarrassé.—Vous savez que j'éprouve pour vous l'affection la plus sincère. Et je sais, de mon côté, que j'ai le bonheur d'être un Anglais, et tous les devoirs que m'impose ce titre. Mais non, pas la police, Gédéon!
—Ainsi, vous me lâchez? demanda Gédéon. Dites-le franchement!
—Loin de là, mon enfant! Bien loin de là! protesta le malheureux oncle. Je me borne à proposer de la prudence. Le bon sens, mon cher Gédéon, doit toujours rester le guide d'un véritable Anglais!
—Me permettrez-vous de dire mon avis? s'interposa Julia. Mon avis est que Gédéon... je veux dire M. Forsyth... ferait mieux de sortir de cet affreux pavillon, et d'aller attendre là-bas, sous les saules. Si le piano arrive, M. Forsyth pourra s'approcher et le faire entrer. Et si c'est, au contraire, la police qui vient, il pourra monter à bord de notre yacht: et il n'y aura plus de M. Jimson! Sur le yacht, il n'y aura rien à craindre! M. Bloomfield est un homme si respectable et une personnalité si éminente que personne ne pourra jamais imaginer qu'il ait été mêlé à une telle affaire!
—Cette jeune fille a énormément de bon sens! déclara le président du Radical-Club.
—Oui, mais si je ne vois arriver ni le piano ni la police, demanda Gédéon, que dois-je faire, en ce cas?
—En ce cas, dit Julia, vous irez au village quand il fera tout à fait nuit. Et j'irai avec vous! Et je suis bien sûre qu'on ne pensera pas à vous soupçonner. Mais même si quelqu'un vous soupçonnait, je me chargerais de lui faire comprendre qu'il s'est trompé.
—Voilà ce que je ne saurais permettre! Je ne saurais autoriser miss Hazeltine à aller avec vous! s'écria M. Bloomfield.
—Et pourquoi donc? demanda Julia.
Or, M. Bloomfield n'avait aucunement envie de lui dire pourquoi: car son véritable motif était qu'il craignait d'être, lui-même, impliqué dans l'imbroglio. Mais, suivant la tactique ordinaire de l'homme qui a honte de soi, il le prit de très haut:
—A Dieu ne plaise, ma chère miss Hazeltine, que je dicte à une jeune fille bien élevée les prescriptions des convenances! commença-t-il. Mais enfin...
—Oh! n'est-ce que cela? interrompit Julia. Eh bien! alors, allons à Padwick tous les trois ensemble!
—Pincé! songea tristement le vieux radical.
On dit volontiers que les Anglais sont un peuple sans musique: mais, pour ne point parler de la faveur exceptionnelle accordée par ce peuple aux virtuoses de l'orgue de Barbarie, il y a tout au moins un instrument que nous pouvons considérer comme national dans toute l'acception de ce mot: c'est, à savoir, le flageolet, communément appelé le sifflet d'un sou. Le jeune pâtre des bruyères,—déjà musical au temps de nos plus anciens poètes,—réveille (et peut-être désole) l'alouette avec son flageolet; et je voudrais qu'on me citât un seul briquetier ne sachant pas exécuter, sur le sifflet d'un sou, les Grenadiers anglais ou Cerise mûre. Ce dernier air est, en vérité le morceau classique du joueur de flageolet, de telle sorte que je me suis souvent demandé s'il n'avait pas été, à l'origine, composé pour cet instrument. L'Angleterre est en tout cas le seul pays du monde où un très grand nombre d'hommes trouvent à gagner leur vie simplement par leur talent à jouer du flageolet, et encore à n'y jouer qu'un seul air, l'inévitable Cerise mûre.
Mais, d'autre part, on doit reconnaître que le flageolet est un instrument sinon mystérieux, du moins entouré d'une épaisse couche de mystère. Pourquoi, par exemple, l'appelle-t-on le «sifflet d'un sou», tandis que je ne vois pas que quelqu'un ait eu jamais un de ces instruments pour un sou? On l'appelle aussi parfois le «sifflet d'étain»: et cependant, ou bien je me trompe fort, ou l'étain n'a point de place dans sa composition. Et enfin, je voudrais bien savoir dans quelle sourde catacombe, dans quel désert hors de portée de l'oreille humaine s'accomplit l'apprentissage du joueur de flageolet? Chacun de nous a entendu des personnes apprenant le piano, le violon, ou le cor de chasse: mais le petit du joueur de flageolet (comme celui du saumon) se dérobe à notre observation. Jamais nous ne l'entendons avant qu'il soit parvenu à la pleine maîtrise.
D'autant plus remarquable était le phénomène qui se produisait, certain soir d'octobre, sur une route traversant une verte prairie, non loin de Padwick. Sur le siège d'une grande carriole couverte, un jeune homme d'apparence modeste (et quelque peu stupide, disons le mot!) se tenait assis; les rênes reposaient mollement sur ses genoux; le fouet gisait derrière lui, à l'intérieur de la carriole; le cheval s'avançait sans avoir besoin de direction ni d'encouragement; et le jeune cocher, transporté dans une sphère supérieure à celle de ses occupations journalières, les yeux levés au ciel, se consacrait entièrement à un flageolet en ré, tout battant neuf, dont il s'efforçait péniblement d'extraire l'aimable mélodie du Garçon de charrue. Et vraiment, pour un observateur que le hasard aurait amené sur cette prairie, cet instant aurait été d'un intérêt inoubliable. «Enfin, aurait-il pu se dire, enfin voici le débutant du flageolet!»
Le bon et stupide jeune homme (qui s'appelait Harker, et était employé chez un loueur de voitures de Padwick) venait de se bisser lui-même pour la dix-neuvième fois, lorsqu'il fut plongé dans un grand état de confusion en s'apercevant qu'il n'était pas seul.
—Bravo! s'écria une voix virile, du rebord de la route. Voilà qui fait du bien à entendre! Peut-être seulement encore un peu de rudesse, au refrain!—suggéra la voix, sur un ton connaisseur.—Allons, encore une fois!
Du fond de son humiliation, Harker considéra l'homme qui venait de parler. Il vit un solide gaillard d'une quarantaine d'années, hâlé de soleil, rasé, et qui escortait la carriole avec une démarche toute militaire, en faisant tourner un gourdin dans sa main. Ses vêtements étaient en très mauvais état: mais il paraissait propre et plein de dignité.
—Je ne suis qu'un pauvre commençant, murmura le pauvre Harker, je ne croyais pas que quelqu'un m'entendît!
—Eh bien! vous me plaisez ainsi! dit l'homme. Vous commencez peut-être un peu tard, mais ce n'est pas un mal. Allons, je vais moi-même vous aider un peu! faites-moi une place à côté de vous!
Dès l'instant suivant, l'homme à l'allure militaire était assis sur le siège, et tenait en main le flageolet. Il secoua d'abord l'instrument, en mouilla l'embouchure, à la manière des artistes éprouvés, parut attendre l'inspiration d'en haut, et se lança enfin dans la Fille que j'ai laissée derrière moi. Son exécution manquait peut-être un peu de finesse: il ne savait pas donner au flageolet cette aérienne douceur qui, entre certaines mains, fait de lui le digne équivalent des oiseaux des bois. Mais pour le feu, la vitesse, et l'aisance coulante du jeu, il était sans rival. Et Harker l'écoutait de toutes ses oreilles. La Fille que j'ai laissée derrière moi, d'abord, le pénétra de désespoir, en lui donnant conscience de sa propre infériorité. Mais le Plaisir du soldat, ensuite, le souleva, par-dessus la jalousie, jusqu'à l'enthousiasme le plus généreux.
—A votre tour! lui dit l'homme à l'allure militaire, en lui offrant le flageolet.
—Oh! non, pas après vous! s'écria Harker. Vous êtes un artiste!
—Pas du tout! répondit modestement l'inconnu: un simple amateur, tout comme vous. Et je vais vous dire mieux que cela! J'ai une manière à moi de jouer du flageolet: vous, vous en avez une autre, et je préfère la vôtre à la mienne. Mais, voyez-vous, j'ai commencé quand je n'étais encore qu'un gamin, avant de me former le goût! Allons, jouez-nous encore cet air! Comment donc cela est-il?...
Et il affecta de faire un grand effort pour se rappeler le Garçon de charrue.
Un timide espoir (et d'ailleurs insensé) jaillit dans la poitrine de Harker. Etait-ce possible? Y avait-il vraiment «quelque chose» dans son jeu? Le fait est que lui-même, parfois, avait eu l'impression d'une certaine richesse poétique, dans les sons qu'il émettait. Serait-il, par hasard, un génie? Et, pendant qu'il se posait cette question, l'inconnu continuait vainement à tâtonner, sans pouvoir retrouver l'air du Garçon de charrue.
—Non! dit enfin le pauvre Harker. Ce n'est pas tout à fait ça! Tenez, voici comment ça commence!... Oh! rien que pour vous montrer!
Et il prit le flageolet entre ses lèvres. Il joua l'air tout entier, puis une seconde fois, puis une troisième; son compagnon essaya de nouveau de le jouer, et échoua de nouveau. Et quand Harker comprit que lui, le timide débutant, était en train de donner une véritable leçon à ce flûtiste expérimenté, et que ce flûtiste, son élève, ne parvenait toujours pas à l'égaler, comment vous dirai-je de quels rayons glorieux s'illumina pour lui la campagne qui l'entourait? comment,—à moins que le lecteur ne soit lui-même un flûtiste amateur,—comment pourrai-je lui faire entendre le degré d'idiote vanité où atteignit le malheureux garçon? Mais, au reste, un seul fait suffira à dépeindre la situation: désormais, ce fut Harker qui joua, et son compagnon se borna à écouter, et à approuver.
Tout en écoutant, cependant, il n'oubliait pas cette habitude de prudence militaire qui consiste à regarder toujours devant et derrière soi. Il regardait derrière lui, et comptait la valeur des colis divers que contenait la carriole, s'efforçant de deviner le contenu des nombreux paquets entourés de papier gris, de l'importante corbeille, de la caisse de bois blanc; et se disant que le grand piano, soigneusement emballé dans sa caisse toute neuve, pourrait être en somme une assez bonne affaire, s'il n'y avait pas, du fait de ses dimensions, une difficulté considérable à l'utiliser. Et l'inconnu regardait devant lui, et il apercevait, dans un coin de la prairie, un petit cabaret rustique tout entouré de roses. «Ma foi, je vais toujours essayer le coup!» conclut-il. Et, aussitôt, il proposa un verre d'eau-de-vie.
—C'est que... je ne suis pas buveur! dit Harker.
—Ecoutez-moi! interrompit son compagnon. Je vais vous dire qui je suis! Je suis le sergent Brand, de l'armée coloniale. Cela vous suffira pour savoir si je suis ou non un buveur!
Peut-être la révélation du sergent Brand n'était-elle pas aussi significative qu'il le supposait. Et c'est dans une circonstance comme celle-là que le chœur des tragédies grecques aurait pu intervenir avec avantage, pour nous faire remarquer que le discours de l'inconnu ne nous expliquait que très insuffisamment ce qu'un sergent de l'armée coloniale avait à faire, le soir, vêtu de haillons, sur une route de village. Personne mieux que ce chœur ne nous aurait donné à entendre que, suivant toute vraisemblance, le sergent Brand devait avoir renoncé depuis quelque temps déjà à la grande œuvre de la défense nationale, et, suivant toute vraisemblance, devait, à présent, se livrer à l'industrie toute personnelle de la maraude et du cambriolage. Mais il n'y avait point de chœur grec présent en ce lieu; et le guerrier, sans autres explications autobiographiques, se contenta d'établir que c'étaient deux choses très différentes, de s'enivrer régulièrement et de trinquer avec un ami.
Au cabaret du Lion Bleu, le sergent Brand présenta à son nouvel ami, M. Harker, un grand nombre d'ingénieux mélanges destinés à empêcher l'approche de l'intoxication. Il lui expliqua que l'emploi de ces mélanges était indispensable, au régiment, car, sans eux, pas un seul officier ne serait dans un état de sobriété suffisante pour assister, par exemple, aux revues hebdomadaires. Et le plus efficace de ces mélanges se trouvait être de combiner une pinte d'ale doux avec quatre sous de gin authentique. J'espère que, même dans le civil, mon lecteur saura tirer profit de cette recette, pour lui-même, ou pour un ami: car l'effet qu'elle produisit sur M. Harker fut vraiment celui d'une révolution. Le brave garçon eut à être hissé sur son siège, où il déploya dès lors une disposition d'esprit entièrement partagée entre le rire et la musique. Aussi le sergent se trouva-t-il tout naturellement amené à prendre les rênes de la voiture. Et, sans doute, avec l'humeur poétique de tous les artistes, avait-il un penchant tout particulier pour les beautés les plus solitaires du paysage anglais: car, après que la carriole eût voyagé pendant quelque temps sous sa direction, sans cesse les chemins qu'elle suivait étaient plus déserts, plus ombreux, plus éloignés des routes passantes.
Au reste, pour vous donner une idée des méandres que suivit la carriole, sous la conduite du sergent, je devrais publier ici un plan topographique du comté de Middlesex, et ce genre de plan est malheureusement bien coûteux à reproduire. Qu'il vous suffise donc d'apprendre que, peu de temps après la tombée de la nuit, la carriole s'arrêta au milieu d'un bois, et que, là, avec une tendre sollicitude, le sergent souleva d'entre les paquets, et déposa sur un tas de feuilles sèches, la forme inanimée du jeune Harker.
«Et si tu te réveilles avant demain matin, mon petit, songea le sergent, il y aura quelqu'un qui en sera bien surpris!»
De toutes les poches du camionneur endormi, il retira doucement ce qu'elles contenaient, c'est-à-dire, surtout, une somme de dix-sept shillings et huit pence. Après quoi, remontant sur le siège, il remit le cheval en marche. «Si seulement je savais un peu où je suis, ce serait une bien bonne farce! se dit-il. D'ailleurs, voici un tournant!»
Il le tourna, et se trouva sur la berge de la Tamise. A cent pas de lui, les lumières d'un yacht brillaient gaiement; et tout près de lui, si près qu'il ne pouvait songer à n'en être pas vu, trois personnes, une dame et deux messieurs, allaient délibérément à sa rencontre. Le sergent hésita une seconde: puis, se fiant à l'obscurité, il s'avança. Alors un des deux hommes, qui était de l'apparence la plus imposante, s'avança au milieu du chemin et leva en l'air une grosse canne par manière de signal.
—Mon brave homme, cria-t-il, n'auriez-vous pas rencontré la voiture d'un camionneur?
Le sergent Brand ne laissa pas d'accueillir cette question avec un certain embarras.
—La voiture d'un camionneur? répéta-t-il d'une voix incertaine. Ma foi, non, monsieur!
—Ah! fit l'imposant gentleman, en s'écartant pour laisser passer le sergent. La dame et le second des deux hommes se penchèrent en avant, et parurent examiner la carriole avec la plus vive curiosité.
«Je me demande ce que diable ils peuvent avoir?» songea le sergent Brand. Il pressa son cheval, mais non sans se retourner discrètement une fois encore, ce qui lui permit de voir le trio debout au milieu de la route, avec tout l'air d'une active délibération. Aussi ne s'étonnera-t-on pas que, parmi les grognements articulés qui sortirent alors de la bouche du camionneur improvisé, le mot «police» ait figuré au premier plan. Et Brand fouettait sa bête, et celle-ci, galopant de son mieux (ce qui n'était encore qu'un galop très relatif), courait dans la direction de Great Hamerham. Peu à peu, le bruit des sabots et le grincement des roues s'affaiblirent; et le silence entoura le trio debout sur la berge.
—C'est la chose la plus extraordinaire du monde! s'écriait le plus mince des deux hommes. J'ai parfaitement reconnu la voiture!
—Et moi, j'ai vu un piano! disait la jeune fille.
—C'est certainement la même voiture! reprenait le jeune homme. Et ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est que ce n'est pas le même cocher!
—Ce doit être le même cocher, Gid! déclarait l'autre homme.
—Mais alors, demandait Gédéon, pourquoi s'est-il sauvé?
—Je suppose que son cheval sera parti tout seul! suggérait le vieux radical.
—Mais pas du tout! j'ai entendu le fouet vibrer comme un fléau! disait Gédéon. En vérité, ceci dépasse la raison humaine!
—Je vais vous dire quoi! s'écria enfin la jeune fille. Nous allons courir et—comment appelle-t-on ça dans les romans?—suivre sa piste! ou plutôt nous allons aller dans le sens d'où il est venu! Il doit y avoir là quelqu'un qui l'aura vu et qui pourra nous renseigner!
—Oui, très bien, faisons cela, ne serait-ce que pour la drôlerie de la chose! dit Gédéon.
La «drôlerie de la chose» consistait sans doute, pour lui, en ce que cette course lui permettait de se sentir tout proche de miss Hazeltine. Quant à l'oncle Edouard, ce projet d'excursion lui souriait infiniment moins. Et quand ils eurent fait une centaine de pas, dans les ténèbres, sur une route déserte, entre un mur, d'un côté, et un fossé, de l'autre, le président du Radical Club donna le signal du repos.
—Ce que nous faisons n'a pas le sens commun! dit-il.
Mais alors, quand eut cessé le bruit de leurs pas, un autre bruit parvint à leurs oreilles. Il sortait de l'intérieur du bois, mystérieusement.
—Oh! qu'est-ce que c'est? s'écria Julia.
—Je n'en ai aucune idée! dit Gédéon, en faisant mine de vouloir entrer dans le bois.
Le radical brandit sa canne, à la façon d'une épée.
—Gédéon! commença-t-il, mon cher Gédéon...
—Oh! monsieur Forsyth, par pitié, n'avancez pas! fit Julia. Vous ne savez pas ce que cela peut être! J'ai si peur pour vous!
—Quand ce serait le diable lui-même, répondit Gédéon en se dégageant, je veux aller voir ce qui en est!
—Pas de précipitation, Gédéon! criait l'oncle.
L'avocat marcha dans la direction du bruit, qui était effectivement d'un caractère monstrueux. On y trouvait mélangées les voix caractéristiques de la vache, de la sirène de bateau, et du moustique, mais tout cela combiné de la façon la moins naturelle. Une masse noire, non sans quelque ressemblance avec une forme humaine, gisait parmi les arbres.
—C'est un homme, dit Gédéon; ce n'est qu'un homme! Il est endormi et ronfle! Holà! ajouta-t-il un instant après, il ne veut pas se réveiller!
Gédéon frotta une allumette, et, à sa lueur, il reconnut la tête rousse du charretier qui s'était engagé à lui amener le piano.
—Voici mon homme, dit-il, et ivre comme un porc! Je commence à entrevoir ce qui se sera passé!
Et il exposa à ses deux compagnons, qui maintenant s'étaient enhardis à le rejoindre, son hypothèse sur la façon dont le charretier avait été conduit à se séparer de sa carriole.
—L'abominable brute! dit l'oncle Edouard. Secouons-le, et administrons-lui la correction qu'il mérite!
—Gardez-vous-en, pour l'amour du ciel! dit Gédéon. Nous n'avons pas à désirer qu'il nous voie ensemble! Et puis, vraiment, mon oncle, je dois à ce brave homme la plus vive reconnaissance: car ceci est la chose la plus heureuse de tout ce qui pouvait m'arriver. Il me semble, mon cher oncle Edouard, il me semble, en vérité, que me voici délivré!
—Délivré de quoi? demanda le radical.
—Mais de toute l'affaire! s'écria Gédéon. Cet homme a été assez fou pour voler la carriole, avec le piano et ce qu'il contenait; ce qu'il espère en faire, je ne le sais, ni ne me soucie de le savoir. Mes mains sont libres! Jimson cesse d'exister; plus de Jimson! Félicitez-moi, oncle Edouard!... Julia, ma chère Julia, je...
—Gédéon! Gédéon! fit l'oncle.
—Oh! il n'y a pas de mal, mon oncle, puisque nous allons nous marier bientôt! dit Gédéon. Vous savez bien que vous nous l'avez dit vous-même, tout à l'heure, dans le pavillon!
—Moi? demanda l'oncle, très surpris, je suis bien sûr de n'avoir dit rien de pareil!
—Suppliez-le, jurez-lui qu'il l'a dit, faites appel à son cœur! s'écriait Gédéon en s'adressant à Julia. Il n'a pas son pareil au monde quand il laisse parler son cœur!
—Mon cher monsieur Bloomfield, dit Julia, Gédéon est un si brave garçon, et il m'a promis de tant plaider, et je vois bien qu'il le fera! Je sais que c'est un grand malheur que je n'aie pas d'argent! ajouta-t-elle.
—L'oncle Edouard en a pour deux, ma chère demoiselle, comme ce jeune coquin vous le disait tout à l'heure! répondit le radical. Et je ne puis pas oublier que vous avez été honteusement dépossédée de votre fortune! Donc, pendant que personne ne nous regarde, embrassez votre oncle Edouard!... Quant à vous, misérable—reprit-il lorsque cette cérémonie eut été dûment accomplie—cette charmante jeune dame est à vous, et c'est à coup sûr beaucoup plus que vous ne méritez! Mais maintenant, retournons bien vite au pavillon, puis chauffons le yacht et rentrons à Londres!
—Voilà qui est parfait! s'écria Gédéon. Et demain il n'y aura plus de Jimson, ni de carriole, ni de piano! Et quand ce brave homme se réveillera, il pourra se dire que toute l'affaire n'a été qu'un rêve!
—Oui, dit l'oncle Edouard, mais il y aura un autre homme qui aura un réveil bien différent! Le gaillard qui a volé la carriole s'apercevra qu'il a été trop malin!
—Mon cher oncle, dit Gédéon, je suis heureux comme un roi, mon cœur saute comme une balle, mes talons sont légers comme des plumes; je suis délivré de tous mes embarras, et je tiens la main de Julia dans la mienne! Dans ces conditions, comment trouverais-je la force d'avoir de mauvais sentiments? Non il n'y a de place en moi que pour une bonté angélique! Et quand je pense à ce pauvre malheureux diable avec sa carriole, c'est de tout mon cœur que je m'écrie: «Que Dieu lui vienne en aide!»
—Amen! répondit l'oncle Edouard.
Si notre littérature avait conservé ses vieilles traditions de réserve et de politesse classiques, je ne dégraderais pas ma dignité d'écrivain jusqu'à vous décrire les angoisses de Maurice; c'est là un de ces sujets que l'intensité même de leur réalisme devrait faire exclure d'une œuvre d'art un peu digne de ce nom. Mais le goût est aujourd'hui aux sujets de ce genre: le lecteur aime à être introduit dans les recoins les plus secrets de l'âme d'un héros de roman, et rien ne lui plaît autant que le spectacle d'un cœur tout sanglant, étalé devant lui dans sa nudité. Encore cette considération ne suffirait-elle pas à me décider si le repoussant sujet que je vais traiter n'avait, en outre, l'avantage d'une éminente portée moralisatrice. Puisse mon récit empêcher ne fût-ce qu'un seul de mes lecteurs de se plonger dans le crime à la légère, sans s'être suffisamment entouré de précautions: et j'aurai conscience de n'avoir pas travaillé en vain!
Le lendemain de la visite de Michel, quand Maurice se réveilla du profond sommeil du désespoir, ce fut pour constater que ses mains tremblaient, que ses yeux avaient peine à s'ouvrir, que sa gorge brûlait, et que sa digestion était paralysée. «Et Dieu sait pourtant que ce n'est pas à force d'avoir mangé!» se dit l'infortuné. Après quoi il se leva, afin de réfléchir plus froidement à sa position. Rien ne pourra mieux vous dépeindre les eaux troublées où naviguait sa pensée qu'un exposé méthodique des diverses anxiétés qui se dressaient devant lui.
Aussi, pour la convenance du lecteur, vais-je classer par numéros ces anxiétés: mais je n'ai pas besoin de dire que, dans le cerveau de Maurice, elles se mêlaient et tournoyaient toutes ensemble comme une trombe de poussière. Et, toujours pour la commodité du lecteur, je vais donner des titres à chacune d'elles. Qu'on veuille bien observer que chacune d'elles, à elle seule, suffirait à assurer le succès d'un roman-feuilleton!
Anxiété no 1: Où est le cadavre? ou le Mystère de Bent Pitman. C'était désormais chose certaine, pour Maurice, que Bent Pitman appartenait à l'espèce la plus ténébreuse des professionnels du crime. Un homme tant soit peu honnête n'aurait pas touché le chèque; un homme doué de la moindre dose d'humanité n'aurait pas accepté en silence le tragique contenu du baril; et seul un assassin éprouvé avait pu trouver les moyens de faire disparaître le cadavre sans qu'on en sût rien. Cette série de déductions eut pour effet de fournir à Maurice la plus sinistre image d'un monstre, Bent Pitman. Evidemment cet être infernal n'avait eu, pour se débarrasser du cadavre, qu'à le précipiter dans une trappe de son arrière-cuisine (Maurice avait lu quelque chose de semblable dans un roman par livraisons): et maintenant cet homme vivait dans une orgie de luxe, sur le montant du chèque. Jusque-là, c'était d'ailleurs ce que Maurice pouvait souhaiter de mieux. Oui, mais avec les habitudes de folle prodigalité d'un homme tel que Bent Pitman, huit cents livres pouvaient fort bien ne pas même durer une semaine. Et quand cette somme aurait fondu, que ferait ensuite l'effrayant personnage? Et une voix diabolique, du fond de la poitrine de Maurice, lui répondait: «Ce qu'il fera ensuite? Il te fera chanter!»
Anxiété no 2: La fraude de la tontine, ou l'oncle Masterman est-il mort? Inquiétant problème, et dont dépendaient pourtant tous les espoirs de Maurice! Il avait essayé d'intimider Catherine, il avait essayé de la corrompre: et ses tentatives n'avaient rien donné. Il gardait toujours la conviction «morale» que son oncle Masterman était mort; mais ce n'est point chose facile de faire chanter un subtil homme de loi en s'appuyant seulement sur une conviction morale. Sans compter que, depuis la visite de Michel, ce projet de chantage souriait moins encore qu'auparavant à l'imagination de Maurice. «Michel est-il bien un homme qu'on puisse faire chanter? se demandait-il. Et suis-je bien l'homme qu'il faut pour faire chanter Michel?» Graves, solennelles, terribles questions. «Ce n'est pas que j'aie peur de lui,—ajoutait Maurice, pour se rassurer;—mais j'aime à être sûr de mon terrain, et le malheur est que je ne vois guère la manière d'arriver à cela! Tout de même, comme la vie réelle est différente des romans! Dans un roman, j'aurais à peine entrepris toute cette affaire que j'aurais rencontré, sur mon chemin, un sombre et mystérieux gaillard qui serait devenu mon complice, et qui aurait vu tout de suite ce qu'il y avait à faire, et qui, probablement, se serait introduit dans la maison de Michel, où il n'aurait trouvé qu'une statue de cire; après quoi, du reste, ce complice n'aurait pas manqué de me faire chanter, et de m'assassiner par-dessus le marché. Tandis que, dans la réalité, je pourrais bien arpenter les rues de Londres jour et nuit, jusqu'à crever de fatigue, sans qu'un seul criminel daignât seulement faire attention à moi!... Et cependant, à ce point de vue, il y a toujours Bent Pitman qui tient à peu près ce rôle-là!» reprit-il, songeusement.
Anxiété no 3: Le cottage de Browndean, ou le complice récalcitrant. Car il y avait aussi un complice: et ce complice était en train de moisir dans un marais du Hampshire, avec les poches vides. Que pouvait-on faire de ce côté? Maurice se dit qu'il aurait dû envoyer au moins quelque chose à son frère, n'importe quoi, un simple mandat de cinq shillings, de manière à lui faire prendre patience en l'approvisionnant d'espoir, de bière, et de tabac. «Mais comment aurais-je pu lui envoyer quelque chose?» gémit le pauvre garçon en explorant ses poches, d'où il retira tout juste quatre pièces d'un shilling et dix-huit sous en monnaie de billon. Pour un homme dans la situation de Maurice, en guerre avec la société, et ayant à tenir, de sa main inexpérimentée, les fils de l'intrigue la plus embrouillée, on doit avouer que cette somme était à peine suffisante. Tant pis! Jean aurait à se débrouiller tout seul! «Oui, mais—reprenait alors la voix diabolique—comment veux-tu qu'il se débrouille, fût-il même cent fois moins stupide qu'il l'est?»
Anxiété no 4: La maison de cuirs, ou Enfin nous avons fait faillite! Mœurs londoniennes. Sur ce point particulier, Maurice était sans nouvelles. Il n'avait pas encore osé mettre les pieds à son bureau: et cependant il sentait qu'il allait être forcé d'y passer sans plus de retard. Bon! Mais que ferait-il, quand il serait au bureau? Il n'avait le droit de rien signer en son propre nom; et, avec la meilleure volonté du monde, il commençait à se dire que jamais il ne réussirait à contrefaire la signature de son oncle. Dans ces conditions, il ne pouvait rien pour arrêter la débâcle. Et lorsque la débâcle se serait enfin produite, lorsque des yeux scrutateurs examineraient jusqu'aux moindres détails les comptes de la maison, deux questions ne manqueraient pas d'être posées à l'effaré et piteux insolvable: 1o Où est M. Joseph Finsbury? 2o Que signifiait certaine visite à la banque? Questions combien faciles à poser! et grand Dieu! combien il était impossible d'y répondre! Et l'homme à qui elles seraient adressées, s'il n'y répondait pas, irait certainement en prison, irait probablement—eh! oui!—aux galères. Maurice était en train de se raser lorsque cette éventualité s'offrit à sa pensée: il se hâta de déposer son rasoir. Voici, d'une part, suivant l'expression de Maurice, «la disparition totale d'un oncle de prix»; d'autre part, voici toute une série d'actes étranges et inexplicables, accomplis par un neveu de cet oncle, et un neveu dont on sait qu'il avait, à l'endroit du disparu, une haine sans pitié: quel admirable concours de chances pour une erreur judiciaire! «Non, se dit Maurice, ils n'oseront tout de même pas aller jusqu'à me considérer comme un assassin! Mais, franchement, il n'y a pas dans le code un seul crime (excepté peut-être celui d'incendie) que, aux yeux de la loi, je n'aie l'apparence d'avoir commis! Et pourtant je suis un parfait honnête homme, qui n'a jamais désiré que de rentrer dans son dû! Ah! la loi, en vérité, c'est du propre!»
C'est avec cette conclusion bien assise dans son esprit que Maurice descendit l'escalier de sa maison de John Street; il n'était toujours encore qu'à moitié rasé. Dans la boîte, une lettre. Il reconnut l'écriture: c'était Jean qui s'impatientait!
«Vraiment, la destinée aurait pu m'épargner au moins cela!» se dit-il amèrement, et il déchira l'enveloppe.
«Cher Maurice, lut-il, je commence à croire que tu te paies ma tête! Je suis ici dans une purée noire; sais-tu que je suis forcé de vivre à l'œil, et encore avec une difficulté sans cesse plus grande? Je n'ai pas de draps de lit, pense bien à ça! Il me faut de la galette, entends-tu? J'en ai assez, de cette blague-là! Tout le monde en aurait assez, à ma place. Je me serais déjà défilé depuis deux jours, si seulement j'avais eu de quoi prendre le train. Allons! mon vieux Maurice, ne t'entête pas dans ta folie! Essaie un peu de comprendre mon affreuse position! Le timbre de cette lettre, je vais avoir à me le procurer à l'œil! Ma parole d'honneur! Ton frère bien affectueux, J. FINSBURY.»
«Quelle brute! songea Maurice en mettant la lettre dans sa poche. Que veut-il que je fasse pour lui? Je vais avoir à me faire raser chez un coiffeur, ma main n'est pas assez ferme! Comment trouverais-je «de la galette» à envoyer à quelqu'un? Sa position n'est pas drôle, je le reconnais: mais moi, se figure-t-il que je suis à la fête?... Du moins il y a dans sa lettre une chose qui me console: il n'a pas le sou, impossible qu'il bouge! Bon gré, mal gré, il est cloué là-bas!»
Puis, dans un nouvel élan d'indignation: «Il ose se plaindre, l'animal! Et il n'a même jamais entendu le nom de Bent Pitman! Que ferait-il, que ferait-il, je me le demande, s'il avait sur le dos tout ce que j'y ai?»
Mais ce n'étaient point là des arguments d'une honnêteté irréprochable, et le scrupuleux Maurice s'en rendait bien compte. Il ne pouvait se dissimuler que son frère Jean n'était pas du tout «à la fête», lui non plus, dans le marécageux cottage de Browndean, sans nouvelles, sans argent, sans draps de lit, sans l'ombre d'une société ou d'une distraction. De telle sorte que, lorsqu'il eut été rasé, Maurice en arriva à concevoir la nécessité d'un compromis.
«Le pauvre Jeannot, se dit-il, est vraiment dans une noire purée! Je ne peux pas lui envoyer d'argent; mais je sais ce que je vais faire pour lui, je vais lui envoyer le Lisez-moi! Ça le remontera, et puis on lui fera plus volontiers crédit quand on verra qu'il reçoit quelque chose par la poste!»
En conséquence de quoi, sur le chemin de son bureau, Maurice acheta et expédia à son frère un numéro de ce réconfortant périodique, auquel (dans un accès de remords) il joignit, au hasard, l'Athenæum, la Vie chrétienne, et la Petite Semaine pittoresque. Ainsi Jean se trouva pourvu de littérature, et Maurice eut la satisfaction de se sentir un baume sur la conscience.
Comme si le ciel avait voulu le récompenser, il eut la surprise, en arrivant à son bureau, d'y trouver d'excellentes nouvelles. Les commandes affluaient; les magasins se vidaient, et le prix du cuir ne cessait pas de monter. Le gérant lui-même avait l'air ravi. Quant à Maurice,—qui avait presque oublié qu'il y eût au monde quelque chose comme de bonnes nouvelles,—il aurait volontiers sangloté de bonheur, comme un enfant; volontiers il aurait pressé sur sa poitrine le gérant de la maison, un vieux bonhomme tout sec, avec des sourcils en broussaille; volontiers il serait allé jusqu'à donner à chacun des employés de ses bureaux une gratification (oh! une petite somme!). Et pendant qu'assis devant sa table il ouvrait son courrier, un chœur d'oiseaux légers chantait dans son cerveau, sur un rythme charmant: «Cette vieille affaire des cuirs peut encore avoir du bon, avoir du bon, avoir du bon!»
C'est au milieu de cette oasis morale que le trouva un certain Rogerson, un des créanciers de la maison; mais Rogerson n'était pas un créancier inquiétant, car ses relations avec la maison Finsbury dataient de loin, et plus d'une fois déjà il avait consenti à de longs délais.
—Mon cher Finsbury,—dit-il, non sans embarras,—j'ai à vous prévenir d'une chose qui risque de vous ennuyer! Le fait est... je me suis vu à court d'argent... beaucoup de capitaux dehors... vous savez ce que c'est... et... en un mot...
—Vous savez que nous n'avons jamais eu l'habitude de vous payer à la première échéance! répondit Maurice, en pâlissant. Mais donnez-moi le temps de me retourner, et je verrai ce que je puis faire! Je crois pouvoir vous promettre que vous aurez au moins un fort acompte!
—Mais c'est que... voilà... balbutia Rogerson, je me suis laissé tenter! J'ai cédé ma créance!
—Cédé votre créance! répéta Maurice. Voilà un procédé auquel nous ne pouvions pas nous attendre de votre part, monsieur Rogerson!
—Hé! on m'en a offert cent pour cent, rubis sur l'ongle, en espèces! murmura Rogerson.
—Cent pour cent! s'écria Maurice. Mais cela vous fait quelque chose comme trente pour cent de bénéfice! Singulière chose! Et qui est l'acheteur?
—Un homme que je ne connais pas! répondit le créancier. Un nommé Moss!
«Un juif!» songea Maurice, quand son visiteur l'eut quitté. Que pouvait bien avoir à faire un Juif d'une créance sur la maison Finsbury? Et quel intérêt pouvait-il bien avoir à la payer d'un tel prix? Ce prix justifiait Rogerson: oui, Maurice lui-même était prêt à en convenir. Mais il prouvait, en même temps, de la part de Moss, un étrange désir de devenir créancier de la maison de cuirs. La créance pouvait être présentée d'un jour à l'autre, ce même jour, ce même matin! Et pourquoi? Le mystère de Moss menaçait de constituer un triste pendant au mystère de Pitman. «Et cela au moment où tout paraissait vouloir aller mieux!» gémit Maurice, en se cognant la tête contre le mur. Au même instant, on vint lui annoncer la visite de M. Moss.
M. Moss était un juif du genre rayonnant, avec une élégance choquante et une politesse offensive. Il déclara qu'il agissait, en tout cela, au nom d'une tierce partie; lui-même ne comprenait rien à l'affaire en question; son client lui avait donné des ordres formels. Le susdit client tenait à rentrer dans ses fonds; mais, si la chose était tout à fait impossible pour l'instant, il accepterait un chèque payable dans soixante jours...
—Je ne sais pas ce que tout cela signifie! dit Maurice. Quel motif a bien pu vous pousser à racheter cette créance, et à un taux comme celui-là?
M. Moss n'en avait pas la moindre idée: il s'était borné à exécuter les ordres de son client.
—Tout cela est absolument irrégulier! dit enfin Maurice. C'est contraire aux usages commerciaux. Quelles sont vos instructions pour le cas où je refuserais?
—J'ai l'ordre, en ce cas, de m'adresser à M. Joseph Finsbury, le chef de votre maison! répondit le juif. Mon client a tout particulièrement insisté sur ce point. Il m'a dit que c'était M. Joseph Finsbury qui seul avait titre, ici... excusez-moi, l'expression n'est pas de moi!
—Il est impossible que vous voyiez M. Joseph: il est souffrant! dit Maurice.
—En ce cas, j'ai ordre de remettre l'affaire aux mains d'un avoué. Voyons un peu!—poursuivit M. Moss, en consultant son portefeuille.—Ah! Voici! M. Michel Finsbury! Un de vos parents, peut-être? J'en serais fort heureux, car, si cela était, l'affaire pourrait sans doute s'arranger à l'amiable!
Tomber aux mains de Michel: c'était trop, pour Maurice. Il se risqua. Un chèque à soixante jours? En somme, qu'avait-il à craindre? Dans soixante jours, il serait probablement mort, ou tout au moins en prison! De telle sorte qu'il ordonna à son gérant de donner à M. Moss un fauteuil et un journal.
—Je vais aller faire signer le chèque par M. Joseph Finsbury! dit-il. Mon oncle est couché, souffrant, dans notre maison de John-Street!
Un fiacre pour l'aller, un fiacre pour le retour: encore deux fortes entailles aux quatre shillings de son capital! Il calcula que, après le départ de M. Moss, il aurait pour toute fortune au monde dix-sept sous. Mais ce qui était plus fâcheux encore, c'est que, pour se tirer d'embarras, il avait dû maintenant transporter son oncle Joseph à Bloomsbury.
«Hélas! se disait-il, inutile désormais pour le pauvre Jeannot de s'enfermer dans le Hampshire! Et quant à savoir comment je pourrai faire durer la farce, je veux être pendu si j'en ai la moindre idée! Avec mon oncle à Browndean, c'était déjà à peine possible: avec mon oncle à Bloomsbury, cela me paraît au-dessus des forces humaines. Au-dessus de mes forces à moi, en tout cas: car enfin, c'est ce que fait Michel, avec le corps de mon oncle Masterman! Mais lui, voilà! il a des complices, cette vieille gouvernante, et sans doute bien des coquins de sa clientèle. Ah! si seulement je pouvais trouver des complices!»
La nécessité est la mère de tous les arts humains. Eperonné par elle, Maurice se surprit lui-même, en constatant la hâte, la décision et, au total, l'excellente apparence de son nouveau faux. Trois quarts d'heure après, il remettait à M. Moss un chèque où s'étalait, hardiment, la signature de l'oncle Joseph.
—Voilà qui est parfait! déclara le gentleman israélite en se levant. Et maintenant j'ai l'ordre de vous dire que ce chèque ne vous sera pas présenté à l'échéance, mais que vous ferez sagement de prendre garde, de prendre bien garde!
Toute la chambre se mit à nager autour de Maurice.
—Quoi? Que dites-vous? s'écria-t-il, en se retenant à la table. Que voulez-vous dire?... Que le chèque ne sera pas présenté?... Pourquoi aurais-je à prendre garde? Qu'est-ce que toute cette folie?
—Pas la moindre idée, ma parole, monsieur Finsbury! répondit l'hébreu, avec un bon sourire. C'est simplement un message dont on m'a chargé! On m'a mis en bouche les expressions qui semblent vous agiter si fort!
—Le nom de votre client? demanda Maurice.
—Mon client tient provisoirement à ce que son nom reste un secret! répondit M. Moss.
Maurice se pencha sur lui.
—Ce n'est pas... Ce n'est pas la banque? murmura-t-il d'une voix étranglée.
—Bien au regret de n'avoir pas l'autorisation de vous en dire davantage! répondit M. Moss. Et maintenant, si vous le voulez bien, je vais vous souhaiter une bonne journée!
«Me souhaiter une bonne journée!» songea Maurice, resté seul. Dès la minute suivante, il avait empoigné son chapeau, et s'était enfui de son cabinet, comme un fou. Ce ne fut qu'au bout de trois rues qu'il s'arrêta, pour grogner: «Mon Dieu! grogna-t-il, j'aurais dû emprunter de l'argent au gérant! Mais, à présent, il est trop tard. Impossible de retourner pour cela! Non, c'est clair! Je suis sans le sou, absolument sans le sou, comme les ouvriers sans travail!»
Il rentra chez lui, et s'assit mélancoliquement dans la salle à manger. Jamais Newton n'a fait un effort de pensée aussi vigoureux que celui que fit alors cette victime des circonstances: et cependant l'effort resta stérile. «Je ne sais pas si cela tient à un défaut de mon esprit, se dit-il: mais le fait est que je trouve que ma malchance a quelque chose de contre-nature. Ça vaudrait la peine d'écrire au Times, pour signaler le cas! Que dis-je? Ça vaudrait la peine de faire une révolution! Et le plus clair de l'affaire, c'est qu'il me faut tout de suite de l'argent! La moralité, je n'ai plus à m'en occuper: j'ai depuis longtemps dépassé cette phase! C'est de l'argent qu'il me faut, et tout de suite; et la seule chance que j'aie de m'en procurer, c'est Bent Pitman! Bent Pitman est un criminel: et, par conséquent, sa position a des côtés faibles! Il doit avoir encore gardé une partie des huit cents livres. Il faut, à tout prix, que je l'oblige à partager avec moi ce qui lui en reste! Et, même s'il ne lui en reste plus rien, eh bien! je lui raconterai l'affaire de la tontine: et alors, avec un bravo comme ce Pitman dans mon jeu, ce sera bien le diable si je n'arrive pas à un résultat!»
Tout cela était bel et bon. Mais encore s'agissait-il de mettre la main sur Bent Pitman: et Maurice n'en voyait pas très clairement le moyen. Une annonce dans les journaux, oui, c'était la seule façon possible d'atteindre Pitman. Oui, mais en quels termes rédiger la demande d'un rendez-vous, au nom de quoi, et où? Faire venir Pitman à Bloomsbury, dans la maison de John Street, serait bien dangereux avec un gaillard de cette sorte, qui, du même coup, apprendrait l'adresse de Maurice, et n'était pas homme à n'en point profiter plus tard contre lui. Fixer le rendez-vous dans la maison de Pitman? Bien dangereux, cela aussi. Maurice se représentait trop bien ce que devait être cette maison, une sinistre tanière, dans Holloway, avec une trappe secrète dans chacune des chambres; une maison où l'on pouvait entrer en pardessus d'été et en bottines vernies, pour en sortir, une heure plus tard, sous la forme d'un hachis de viande dans un panier de boucher! C'était là, d'ailleurs, l'inconvénient fatal d'une liaison avec un complice trop entreprenant: Maurice s'en rendait compte, non sans un petit frisson. «Jamais je n'aurais rêvé que je dusse en venir un jour à désirer une société comme celle-là!» se disait-il.
Enfin une brillante idée lui surgit à l'esprit. La Gare de Waterloo, un lieu public, et cependant suffisamment désert à de certaines heures! Et ce n'était pas tout! Mais aussi un lieu dont le nom seul devait faire battre plus fort le cœur de Pitman; un lieu dont le choix, pour le rendez-vous, allait suggérer au ruffian qu'on connaissait au moins un de ses coupables secrets!
Maurice prit donc une feuille de papier, et se mit à rédiger l'esquisse d'une annonce:
AVIS.—WILLIAM BENT PITMAN, si ses yeux tombent par hasard sur le présent avis, est informé qu'il pourra apprendre quelque chose d'avantageux pour lui, dimanche prochain, de deux heures à quatre heures de l'après-midi, sur le quai de départ des lignes de banlieue, à la Gare de Waterloo.
Maurice relut avec la plus vive satisfaction le petit morceau de littérature qu'il venait d'improviser. «Pas mal, vraiment! se dit-il. Quelque chose d'avantageux pour lui n'est peut-être pas d'une exactitude rigoureuse; mais c'est tentant, c'est original, et, en somme, on n'a pas à prêter serment avant d'être admis à faire passer une annonce! Tout ce que je demande au ciel, jusqu'à dimanche, c'est de pouvoir me procurer un peu d'argent de poche pour mes repas, pour les frais de l'annonce, et aussi pour... Mais non, ne gaspillons pas nos fonds en envoyant des mandats à Jean! Je lui enverrai simplement encore quelques journaux comiques. Oui, mais où trouver de l'argent?»
Il s'approcha de l'armoire où était renfermée sa collection de bagues à cachets... Mais, soudain, le collectionneur se révolte en lui: «Non, non; je ne veux pas! s'écria-t-il. Pour rien au monde je ne dépareillerai ma série! Plutôt voler!»
Il s'élança dans le salon, et y prit en hâte quelques curiosités rapportées jadis par l'oncle Joseph, une paire de babouches turques, un éventail de Smyrne, un narghilé égyptien, un mousqueton garanti comme ayant appartenu à un bandit de Thrace, et une poignée de coquillages, avec leurs noms écrits en latin sur des étiquettes.
Le dimanche matin, William Dent Pitman se leva à son heure habituelle, mais dans une disposition un peu moins mélancolique que celle où il avait vécu depuis la malencontreuse arrivée du baril. C'est que, la veille de ce dimanche, une fructueuse addition avait été faite à sa famille, sous les espèces d'un pensionnaire. Le pensionnaire avait été amené par Michel Finsbury, qui avait aussi fixé le prix de la pension, et en avait garanti le paiement régulier; mais, sans doute par un nouvel effet de son irrésistible manie de mystification, Michel avait fait à Pitman un portrait le moins engageant possible du vieillard qu'il installait à son foyer. Il avait laissé à entendre à l'artiste que ce vieillard, qui d'ailleurs était de ses proches parents, ne devait être traité qu'avec une grande méfiance. «Ayez soin d'éviter toute familiarité avec lui! avait-il dit; je connais peu d'hommes dont le commerce soit plus dangereux!» De telle sorte que Pitman, d'abord, n'avait abordé son pensionnaire que très timidement: et grande avait été sa surprise à découvrir que ce vieillard, qu'on lui avait dit terrible, était en réalité un excellent homme.
Au dîner, le pensionnaire avait poussé la complaisance jusqu'à s'occuper des trois enfants de Pitman, à qui il avait appris une foule de menus détails curieux sur divers sujets; et jusqu'à une heure du matin, ensuite, il s'était entretenu avec l'artiste, dans l'atelier de celui-ci, l'éblouissant par la variété et la sûreté de ses connaissances. En un mot, le bon Pitman avait été ravi, et, maintenant encore, lorsqu'il se rappelait l'excellente soirée de la veille, un sourire, depuis longtemps envolé, reparaissait dans ses yeux. «Ce vieux M. Finsbury est pour nous une acquisition des plus précieuses!» songeait-il en se rasant devant la fenêtre. Et quand, sa toilette achevée, il entra dans la petite salle à manger, où le couvert se trouvait déjà mis pour le déjeuner, c'est presque avec une cordialité de vieil ami qu'il serra la main de son pensionnaire.
—Je suis enchanté de vous voir, mon cher monsieur! dit-il. J'espère que vous n'avez pas trop mal dormi?
—Les personnes de mœurs sédentaires se plaignent volontiers du trouble qu'apporte à leur sommeil l'obligation de dormir dans un nouveau lit! répondit le pensionnaire. Et je sais bien que ces personnes, d'après la statistique, forment une majorité plus considérable encore qu'on ne pourrait le supposer. Et quand je dis: «l'obligation de dormir dans un nouveau lit,» vous entendez naturellement que ce n'est là qu'une manière de parler; car le lit peut être ancien, encore que, pour celui qui y couche, il paraisse nouveau! Nous avons ainsi dans notre langue une foule de locutions singulières, et qui vaudraient la peine d'être rectifiées. Mais pour ce qui est de moi, monsieur, accoutumé, comme je l'ai été longtemps, à une vie de changement presque continuel, je dois dire que j'ai, en somme, parfaitement dormi!
—Je suis ravi de l'apprendre! dit avec chaleur le professeur de dessin. Mais je vois, monsieur, que je vous ai interrompu dans la lecture de votre journal!
—Le journal du dimanche est une des nouveautés de notre temps! répondit M. Finsbury. On dit qu'en Amérique il a encore pris plus d'importance que chez nous. Bon nombre de journaux du dimanche, en Amérique, ont des centaines de colonnes, dont la moitié au moins, d'ailleurs, est réservée aux annonces. Dans d'autres pays, les journaux quotidiens paraissent même le dimanche, de telle sorte que des journaux spéciaux comme ceux-ci n'y ont point de raison d'être. Le journalisme contemporain, monsieur, se manifeste sous une infinité de formes différentes: ce qui ne l'empêche pas d'être partout, au même degré, le grand agent de l'éducation et du progrès humains. Qui pourrait croire, monsieur, qu'une chose aussi indispensable, qu'une telle chose, dis-je, n'ait pas existé de tout temps? Et cependant les journaux sont d'une invention relativement récente: le premier en date... Mais tout cela, pour intéressant que cela soit à connaître, n'est, de ma part, qu'une digression. Ce que je voulais vous demander, monsieur, était ceci: êtes-vous, comme moi, un lecteur assidu de notre presse nationale?
—Oh! vous savez, s'excusa Pitman, pour nous, artistes, la presse ne saurait avoir le même intérêt que pour...
—En ce cas, interrompit Joseph, il se peut que vous ayez laissé échapper sans la remarquer une annonce qui a paru dans divers journaux, les jours passés, et que je retrouve, ce matin, dans le Sunday Times! Le nom, sauf une variante de peu d'importance, ressemble fort à votre nom. Si vous voulez bien, je vais vous lire cela tout haut!
Et, du ton qui lui servait pour ses citations publiques, il lut:
AVIS.—WILLIAM BENT PITMAN, si ses yeux tombent par hasard sur le présent avis, est informé qu'il pourra apprendre quelque chose d'avantageux pour lui, dimanche prochain, de deux heures à quatre heures de l'après-midi, sur le quai de départ des lignes de banlieue, à la Gare de Waterloo.
—Est-ce que vraiment c'est imprimé sur le journal? s'écria Pitman. Voyons! Bent? Cela doit être une faute d'impression. Quelque chose d'avantageux pour moi? Monsieur Finsbury, permettez-moi de vous demander une faveur! Je sais combien ce que je vais vous dire sonnera étrangement à vos oreilles; mais, voyez-vous, il y a des raisons d'ordre tout intime qui me font désirer que cette petite affaire reste absolument entre nous! Je voudrais beaucoup que mes enfants... Je vous assure, cher monsieur, qu'il n'y a, dans ce secret, rien de déshonorant pour moi: des raisons d'ordre intime, rien de plus! Et d'ailleurs j'achèverai de mettre votre conscience en repos quand je vous aurai dit que l'affaire en question est connue de notre ami commun, M. Michel, qui, la connaissant, n'a pas cru devoir me retirer sa précieuse estime!
—Un seul mot suffisait, monsieur Pitman! répondit Joseph avec une de ses révérences orientales.
Une demi-heure plus tard, le professeur de dessin trouva Michel dans son lit avec un livre; l'avoué offrait une parfaite image du repos et de la bonne humeur.
—Salut, Pitman, dit-il! en déposant son livre. Quel vent vous amène, à cette heure du jour? Vous devriez être à l'église, mon ami!
—Je ne suis guère en train d'aller à l'église aujourd'hui, monsieur Finsbury! répondit l'artiste. Une nouvelle catastrophe menace de fondre sur moi, monsieur!
Et il tendit à Michel l'annonce du journal.
—Quoi? Qu'est-ce que c'est que ça? s'écria Michel en sursautant dans son lit.
Puis, après avoir étudié l'annonce pendant un instant:
—Pitman, je me moque tout à fait du document que voici!
—Et, cependant, je ne crois pas qu'on puisse le négliger! murmura Pitman.
—Je supposais que vous aviez eu assez déjà de la Gare de Waterloo! répondit l'avoué. Y seriez-vous attiré par une impulsion morbide? Au fait, vous êtes devenu tout drôle, depuis que vous avez perdu votre barbe! Je commence à croire que c'était dans votre barbe que vous gardiez votre bon sens!
—Monsieur Finsbury, dit le professeur de dessin, j'ai beaucoup réfléchi à la nouvelle complication qui vient de se produire dans ma vie, du fait de cette annonce: et, si vous voulez bien me le permettre, je vais vous exposer les résultats de mes réflexions!
—Allez-y! fit Michel. Mais n'oubliez pas que c'est aujourd'hui dimanche! Pas de gros mots, ni de bavardage inutile!
—Nous nous trouvons en présence de trois hypothèses possibles, commença Pitman: 1o cette annonce peut se rattacher à l'affaire du baril; 2o elle peut se rapporter à la statue de M. Semitopolis; enfin, 3o elle peut émaner du frère de ma défunte femme, qui est parti il y a vingt ans pour l'Australie et n'a plus jamais donné de ses nouvelles. Dans le premier cas,—affaire du baril,—j'admets que l'abstention serait, pour moi, le parti le plus sage.
—La cour est de votre avis jusque-là, maître Pitman! dit Michel. Veuillez continuer.
—Dans le second cas, poursuivit Pitman, j'ai le devoir de ne rien négliger de ce qui peut m'aider à retrouver l'antique malencontreusement égaré!
—Mais, mon cher ami, vous m'avez dit vous-même, avant-hier, que M. Semitopolis vous avait déchargé de toute responsabilité dans l'accident! Que voulez-vous de plus?
—Je suis d'avis, monsieur, sauf erreur, que l'irréprochable correction de la conduite de M. Semitopolis m'impose, plus impérieusement encore, le devoir de rechercher l'Hercule! répondit le professeur de dessin. Je me rends bien compte de tout ce que mon attitude a eu, dès le début, d'illégal et de répréhensible: raison de plus pour que, désormais, je m'efforce d'agir en gentleman!
Et Pitman rougit jusqu'aux oreilles.
—A cela non plus je ne vois pas d'objection! déclara Michel. J'ai souvent pensé moi-même que j'aimerais, un jour, à essayer d'agir en gentleman. Mais ce sera pour plus tard, quand je me serai retiré des affaires. Ma profession, hélas! me rend provisoirement la chose presque impraticable!
—Et dans la troisième hypothèse, poursuivit Pitman, si l'auteur de l'annonce est mon beau-frère Tim, eh bien, naturellement, cela signifie la fortune pour nous!
—Oui, mais malheureusement l'auteur de l'annonce n'est pas votre beau-frère Tim! dit l'avoué.
—Vous êtes-vous aperçu, monsieur, d'une expression qui me paraît des plus remarquables, dans cette annonce: quelque chose d'avantageux pour lui?—demanda Pitman, avec un sourire malin.
—Innocent agneau que vous êtes! répondit Michel. Cette expression est le lieu commun le plus éculé de notre langue anglaise; elle prouve simplement que l'auteur de l'annonce est un imbécile! Voyons! Voulez-vous que, tout de suite, je vous démolisse votre château de cartes? Eh bien! est-ce que votre beau-frère Tim serait homme à faire cette erreur, dans la façon d'écrire votre nom! Bent au lieu de Dent? Ce n'est pas que, en soi, la correction me déplaise! Je la trouve au contraire admirablement judicieuse2, et suis bien résolu à l'adopter désormais moi-même, dans mes rapports avec vous! Mais trouvez-vous vraisemblable qu'elle vienne de votre beau-frère?
[2] Bent, en anglais, signifie penché, voûté, déprimé. (Note du traducteur.)
—Non, en effet, elle ne paraît pas très naturelle de sa part! reconnut Pitman. Mais qui sait si le pauvre homme n'a pas eu l'esprit troublé en Australie?
—A raisonner de cette façon-là, Pitman, dit Michel, on pourrait également supposer que l'auteur de l'annonce est Sa Majesté la reine Victoria, tout enflammée du désir de vous créer baron. Je vous laisse décider vous-même si cela est probable, et cependant, de même que votre hypothèse touchant l'esprit de votre beau-frère, cela n'a rien de contraire aux lois naturelles. Mais nous n'avons à considérer ici que les hypothèses probables; de telle sorte que, avec votre permission, nous allons éliminer, d'emblée, Sa Majesté Victoria et votre beau-frère Tim! Vient maintenant votre seconde idée, à savoir que l'annonce se rapporterait à la perte de la statue. Cela, c'est possible; mais, en ce cas, de qui viendrait l'annonce? Pas de l'Italien, puisqu'il sait votre adresse, et pas davantage de la personne qui a reçu la caisse, puisque cette personne ne sait pas votre nom. Le facteur du chemin de fer?—me direz-vous dans un éclair de lucidité. Oui, cet homme peut avoir appris votre nom au bureau de la gare, il peut s'être trompé sur un de vos prénoms, il peut ne pas connaître votre adresse. Admettons donc le facteur du chemin de fer! Mais voici une question: éprouvez-vous réellement un grand désir de vous rencontrer avec ce personnage?
—Et pourquoi ne l'éprouverais-je pas? demanda Pitman.
—Si le susdit facteur souhaite de vous voir, répondit Michel, c'est—aucun doute là-dessus!—c'est parce qu'il a retrouvé son livre, est allé à la maison où il avait déposé la statue, et—notez bien ceci, Pitman!—agit maintenant à l'instigation de l'assassin!
—Je serais désolé qu'il en fût ainsi! dit Pitman. Mais je continue à penser que j'ai le devoir, vis-à-vis de M. Semitopolis...
—Pitman, interrompit Michel, pas de blagues! N'essayez pas d'en conter à votre conseil légal! N'essayez pas de vous faire passer pour feu Régulus! Allons! je parie un dîner que j'ai deviné votre véritable pensée! La vérité, Pitman, c'est que vous croyez toujours que l'annonce vient de votre beau-frère Tim!
—Monsieur Finsbury,—répondit le professeur de dessin, dont l'honnête petit visage s'était coloré de nouveau,—vous n'êtes point père de famille et en peine de gagner votre pain quotidien! Gwendoline, ma fille, grandit; elle a été confirmée cette année. Une enfant de grandes promesses, autant que j'en puis juger! Eh bien! monsieur et ami, vous comprendrez mes sentiments de père quand je vous aurai dit que cette pauvre enfant, faute de leçons, ne sait pas encore danser! Les deux garçons vont à l'école du quartier: ce qui, en somme, n'est point un mal. Loin de moi l'idée de déprécier les institutions de mon pays! Mais j'avais secrètement nourri l'espoir que l'aîné, Harold, pourrait un jour devenir professeur de musique,—qui sait, virtuose peut-être? Et le petit Othon témoigne d'une vocation très prononcée pour l'état religieux. Je ne suis pas, à proprement parler, un homme d'ambition...
—Allons! allons! fit Michel. Avouez-le: vous croyez toujours encore que c'est le beau-frère Tim!
—Je ne le crois pas, répondit Pitman: mais je me dis que cela peut être lui. Et si, par ma négligence, je perdais cette occasion de fortune, comment oserais-je regarder en face mes pauvres enfants?
—Et ainsi, reprit l'avoué, vous avez l'intention de...
—De me rendre à la Gare de Waterloo, tout à l'heure! dit Pitman, sous un déguisement!
—De vous y rendre tout seul? demanda Michel. Et vous ne craignez pas les dangers de l'aventure? En tout cas, ne manquez pas de m'envoyer un mot, ce soir, de la prison!
—Oh! monsieur Finsbury! je m'étais enhardi jusqu'à espérer... que peut-être vous consentiriez à... m'accompagner! balbutia Pitman.
—Que je me déguise encore, et un dimanche! s'écria Michel. Comme vous connaissez peu mes principes de vie!
—Monsieur Finsbury, dit Pitman, je n'ai aucun moyen, je le sais, de vous prouver ma reconnaissance. Mais laissez-moi vous poser une question: si j'étais un riche client, accepteriez-vous de courir le risque?
—Hé! mon ami, vous vous imaginez donc que j'ai pour profession de rôder dans Londres avec mes clients déguisés? demanda Michel. Je vous donne ma parole que, pour tout l'or du monde, je n'aurais pas consenti à m'occuper d'une affaire comme la vôtre! Mais j'avoue que j'éprouve une véritable curiosité de voir comment vous allez vous comporter dans cette entrevue. Cela me tente! Cela me tente, Pitman, plus que l'or, entendez-vous? Je suis sûr que vous serez impayable!
Et il éclata de rire.
—Allons! mon vieux Pitman, dit-il, il n'y a pas moyen de vous rien refuser! Préparez tout l'appareil de la mascarade! A une heure et demie, je serai dans votre atelier.
Vers deux heures et demie, ce même dimanche, le vaste et morne hall vitré de la Gare de Waterloo dormait, silencieux et désert, comme le temple d'une religion morte. Çà et là, sur quelques-uns des innombrables quais, un train attendait patiemment; çà et là résonnait l'écho d'un bruit de pas, et, par instants, s'y mêlait le choc d'un sabot de cheval contre le pavé desséché, dans la cour extérieure où stationnaient les fiacres. Le quai des trains de banlieue sommeillait, comme les autres. Les kiosques à journaux étaient fermés; des rideaux de fer rouillés y cachaient les romans de M. Rider Haggard, dont les couvertures richement illustrées égaient et réconfortent au passage l'âme du voyageur, les jours de semaine. Les rares employés qui étaient de service erraient vaguement, comme des somnambules. Et, chose à peine croyable, vous n'auriez pas même rencontré là, à cette heure, la dame d'âge mûr (en pèlerine d'ulster et avec un petit sac de voyage à la main), qui cependant semble faire partie essentielle de nos quais de gares.
A l'heure susdite, si une personne connaissant John Dickson (de Ballarat) et Ezra Thomas (des Etats-Unis d'Amérique) s'était par hasard trouvée devant la grande entrée de la Gare de Waterloo, elle aurait eu la satisfaction de voir ces deux étrangers débarquer d'un fiacre, et pénétrer dans la salle des billets.
—Mais, au fait, quels noms allons-nous prendre? demanda l'ex-Ezra Thomas, tout en assurant sur son nez les lunettes en verre de vitre qui, ce jour-là, lui avaient été dévolues par une faveur exceptionnelle.
—Hé! mon garçon, pour ce qui est de vous, nous n'avons pas le choix! répondit son compagnon. Vous aurez à vous appeler Bent Pitman ou rien du tout! Quant à moi, j'ai l'idée que, aujourd'hui, je vais m'appeler Appleby3. Un joli nom d'autrefois, Appleby: et avec un aimable parfum de vieux cidre de Devonshire. A ce propos, dites donc, si nous commencions par nous humecter un peu le sifflet? Car l'entrevue menace d'être une rude épreuve!
[3] Apple, en anglais, signifie pomme. (N. du traducteur.)
—Si cela ne vous gênait pas trop, j'aimerais mieux attendre qu'elle fût achevée! répondit Pitman. Oui, tout bien réfléchi, j'attendrai que l'entrevue soit achevée! Je ne sais pas si vous avez la même impression que moi, monsieur Finsbury, mais la gare me paraît bien déserte, et toute remplie de bien étranges échos!
—Hé! hé! mon vieux, n'est-ce pas? Vous jureriez que tous ces trains immobiles sont bondés d'agents de police, n'attendant qu'un signal pour se jeter sur nous! Ah! c'est ce qu'on appelle la conscience, le remords, mon pauvre Pitman!
D'un pas qui n'avait rien de martial, les deux amis arrivèrent enfin sur le quai de départ des trains de banlieue. A l'extrémité opposée, ils découvrirent la maigre figure d'un homme, appuyé contre un pilier. L'homme était évidemment plongé dans une profonde réflexion. Il avait les yeux baissés, et ne semblait pas s'apercevoir de ce qui se passait autour de lui.
—Holà! dit tout bas Michel. Serait-ce là l'auteur de votre annonce? En ce cas, j'aurais à vous fausser compagnie!
Puis, après une seconde d'hésitation:
—Ma foi, reprit-il plus gaiement, tant pis, je vais risquer la farce! Vite, retournez-vous, et passez-moi les lunettes!
—Mais vous m'avez bien dit que vous me les laisseriez, aujourd'hui! protesta Pitman.
—Oui, mais cet homme me connaît! dit Michel.
—Vraiment? Et comment s'appelle-t-il? s'écria Pitman.
—La discrétion m'oblige à me taire là-dessus! répondit l'avoué. Mais il y a une chose que je puis vous dire: si c'est lui qui est l'auteur de votre annonce (et ce doit être lui, car il a la mine égarée des débutants du crime), si c'est lui qui est l'auteur de l'annonce, vous pouvez marcher sans crainte, mon vieux, car je tiens le gaillard dans le creux de ma main!
L'échange ayant été dûment effectué, et Pitman se trouvant un peu réconforté par cette bonne nouvelle, les deux hommes s'avancèrent droit sur Maurice.
—Est-ce vous qui désirez voir monsieur William Bent Pitman? demanda le professeur de dessin. Je suis Pitman!
Maurice leva la tête. Il aperçut devant lui un personnage d'une insignifiance presque indescriptible, en guêtres blanches, et avec un col de chemise rabattu trop bas, comme ceux qu'avaient portés les rapins trente ans auparavant. A une dizaine de pas derrière lui se tenait un autre individu, plus grand et plus râblé, mais dont le visage ne permettait guère une sérieuse étude physiognomonique, étant caché à peu près complètement par une moustache, des favoris, des lunettes, et un chapeau de feutre mou.
Le pauvre Maurice, depuis trois jours, n'avait point cessé de supputer l'apparence probable de l'homme qu'il imaginait être un des plus dangereux bandits des bas-fonds de Londres. Sa première impression, en apercevant le véritable Pitman, fut un certain désappointement. Mais un second coup d'œil sur le couple le convainquit que, malgré l'apparence, il ne s'était pas trompé sur le caractère réel du recéleur de cadavres. Le fait est que jamais encore il n'avait vu d'hommes accoutrés d'une telle manière. «Evidemment des individus accoutumés à vivre en marge de la société!» songea-t-il.
Puis, s'adressant à l'homme qui venait de lui parler, il dit:
—Je désire m'entretenir avec vous, seul à seul!
—Oh! répondit Pitman, la présence de M. Appleby ne saurait me gêner. Il sait tout!
—Tout? Savez-vous de quoi je suis venu vous parler? s'écria Maurice. Le baril!...
Pitman devint tout pâle: mais c'était sa vertueuse indignation qui le faisait pâlir.
—Alors, c'est bien vous! s'écria-t-il à son tour. Misérable!
—Puis-je vraiment parler devant lui?—demanda Maurice en désignant le complice du bravo.—L'épithète que celui-ci venait de lui adresser, venant d'un tel homme, ne l'émouvait guère.
—Monsieur Appleby a été présent à toute l'affaire! dit Pitman. C'est lui-même qui a ouvert le baril. Votre coupable secret lui est, dès maintenant, aussi connu qu'à votre Créateur et à moi!
—Eh bien! alors, commença Maurice, qu'avez-vous fait de l'argent?
—Je ne sais pas de quel argent vous voulez parler! répondit énergiquement Pitman.
—Ah! il ne faut pas me monter ce bateau-là! déclara Maurice. J'ai découvert et suivi votre piste. Vous êtes venu à la gare, ici même, après vous être déguisé en ecclésiastique (sans craindre le sacrilège d'un tel déguisement!), vous vous êtes approprié mon baril, vous l'avez ouvert, vous avez supprimé le corps, et encaissé le chèque! Je vous dis que j'ai été à la banque!—cria-t-il.—Je vous ai suivi pas à pas, et vos dénégations sont un enfantillage stupide!...
—Allons, allons, Maurice, ne vous emballez pas! dit tout à coup M. Appleby.
—Michel! s'écria Maurice. Encore Michel!
—Mais oui, encore Michel! répéta l'avoué. Encore et toujours, mon garçon, ici et partout! Sachez que tous les pas que vous faites sont comptés! Des détectives d'une habileté éprouvée vous suivent comme votre ombre, et viennent me rendre compte de vos mouvements tous les trois quarts d'heure. Oh! je n'ai pas regardé à la dépense. Je fais les choses largement!
Le visage de Maurice était devenu d'un gris sale.
—Bah! dit-il, peu m'importe! Au contraire, je n'en suis que plus à l'aise pour ne rien cacher. Cet homme a encaissé mon chèque; c'est un vol, et je veux qu'il me rende l'argent!
—Ecoutez-moi, Maurice! dit Michel. Croyez-vous que je veuille vous mentir?
—Je n'en sais rien! répondit Maurice. Je veux mon argent!
—Moi seul ai touché au corps! dit Michel.
—Vous? s'écria Maurice, en reculant d'un pas. Mais alors pourquoi n'avez-vous pas déclaré la mort?
—Que diable voulez-vous dire? demanda son cousin.
—Enfin, suis-je fou, gémit Maurice, ou bien est-ce vous qui l'êtes?
—Je crois que ce doit être plutôt Pitman! hasarda Michel.
Et les trois hommes se regardèrent, ébahis.
—Tout cela est affreux! reprit Maurice. Affreux! Je ne comprends pas un seul mot de ce qu'on me dit!
—Ni moi non plus, parole d'honneur! dit Michel.
—Et puis, au nom du ciel, pourquoi des favoris et une moustache? s'écria Maurice en désignant du doigt son cousin, comme si celui-ci avait été un spectre. Est-ce mon cerveau qui déménage? Pourquoi des favoris et une moustache?
—Oh! cela n'est qu'un détail sans importance! se hâta d'affirmer Michel.
Il y eut de nouveau un silence, pendant lequel Maurice fut dans une disposition d'esprit pareille à celle où il se serait trouvé si on l'avait lancé en l'air, sur un trapèze, du sommet de la cathédrale de Saint-Paul.
—Récapitulons un peu! dit enfin Michel. A moins que tout ceci ne soit vraiment qu'un rêve, auquel cas je voudrais bien que Catherine se hâtât de m'apporter mon café au lait! Donc, mon ami Pitman, ici présent, a reçu un baril, qui, à ce que nous voyons maintenant, vous était destiné! Le baril contenait le cadavre d'un homme. Comment ou pourquoi vous l'avez tué...
—Jamais je n'ai porté la main sur lui! protesta Maurice. Oui, voilà ce dont j'ai toujours craint qu'on me soupçonnât! Mais pensez-y un peu, Michel. Vous savez que je ne suis pas de cette espèce-là! Avec tous mes défauts, vous savez que je ne voudrais pas toucher à un cheveu de la tête d'autrui! Et, d'ailleurs, vous savez que sa mort signifiait ma ruine. C'est à Browndean qu'il a été tué, dans ce maudit accident!
Tout à coup, Michel eut un éclat de rire si violent et si prolongé que ses deux compagnons supposèrent, sans l'ombre d'un doute possible, que sa raison venait de l'abandonner. En vain il s'efforçait de reprendre son calme; au moment où il se croyait enfin sur le point d'y réussir, une nouvelle vague de fou rire accourait et le soulevait. Et je dois ajouter que, de toute cette dramatique entrevue, ce fut là l'épisode le plus sinistre: Michel se tordant d'un rire insensé, pendant que Pitman et Maurice, réunis par une même épouvante, échangeaient des regards pleins d'anxiété.
—Maurice—bredouilla enfin l'avoué entre deux bouffées de son rire—je comprends tout, à présent. Et vous aussi, vous allez tout comprendre, sur un seul mot que je vais vous dire! Sachez donc que, jusqu'à l'instant de tout à l'heure, je n'avais pas deviné que ce corps était celui de l'oncle Joseph!
Cette déclaration relâcha un peu la tension de Maurice; mais, pour Pitman, au contraire, elle fut comme un dernier coup de vent éteignant la dernière chandelle, dans la nuit de son pauvre cerveau affolé. L'oncle Joseph, qu'il avait laissé, une heure auparavant, dans son salon de Norfolk Street, occupé à découper de vieux journaux! Et voilà que c'était ce même oncle Joseph dont il avait reçu le corps six jours auparavant, dans un baril! Mais, en ce cas, qui était-il, lui, Pitman? Et l'endroit où il se trouvait, était-ce la Gare de Waterloo ou un asile d'aliénés?
—En effet, s'écria Maurice, le corps était dans un état qui devait le rendre difficile à reconnaître! Quel sot j'ai été de ne pas avoir songé à cela! Eh bien! maintenant, Dieu merci! tout s'explique! Et je vais vous dire, mon cher Michel; eh bien! nous sommes sauvés, vous et moi! Vous allez prendre l'argent de la tontine—vous voyez que je ne cherche pas à tricher avec vous!—et moi, je vais pouvoir m'occuper de la maison de cuirs, qui est en train de marcher comme elle n'a jamais marché jusqu'ici! Je vous autorise à aller tout de suite déclarer la mort de mon oncle; ne vous inquiétez pas de moi; déclarez la mort, et nous sommes tirés d'affaire!
—Hé! oui, mais malheureusement je ne puis pas déclarer la mort! dit Michel.
—Vous ne pouvez pas? Et pourquoi cela?
—Parce que je ne puis pas produire le corps, Maurice! Je l'ai perdu!
—Arrêtez un moment! s'écria le marchand de cuirs. Que dites-vous? Comment! Ce n'est pas possible! C'est moi qui ai perdu le corps!
—Oui, mais je l'ai perdu, moi aussi, mon garçon! dit Michel avec une sérénité renversante. Ne le reconnaissant pas—vous comprenez?—et flairant quelque chose d'irrégulier dans sa provenance, je me suis hâté de... de m'en débarrasser!
—Vous vous en êtes débarrassé? gémit Maurice. Mais vous pouvez toujours le retrouver. Vous savez où il est?
—Je voudrais bien le savoir, Maurice, je donnerais beaucoup pour le savoir!. Mais le fait est que je ne le sais pas! répondit Michel.
—Dieu puissant!—s'écria Maurice, les yeux et les bras levés au ciel,—Dieu puissant! l'affaire des cuirs est à l'eau!
De nouveau, Michel fut secoué d'un éclat de rire.
—Pourquoi riez-vous, imbécile? lui cria son cousin. Vous perdez encore plus que moi! Si vous aviez pour deux sous de cœur, vous trembleriez dans vos bottes, à force de chagrin! Mais, de toute façon, il y a une chose que je dois vous dire! Je veux avoir ces huit cents livres! Je veux les avoir, entendez-vous? et je les aurai! Cet argent est à moi, voilà ce qui est sûr! Et votre ami, ici présent, a eu à faire un faux pour s'en emparer. Donnez-moi mes huit cents livres, donnez-les moi tout de suite, ici-même, sur ce quai, ou bien je vais droit à Scotland Yard, et je raconte toute l'affaire!
—Maurice—dit Michel, en lui posant la main sur l'épaule—je vous en prie, essayez d'entendre raison! Je vous assure que ce n'est pas nous qui avons pris cet argent! C'est l'autre homme! Nous n'avons pas même pensé à regarder dans les poches!
—L'autre homme? demanda Maurice.
—Oui, l'autre homme! Nous avons repassé l'oncle Joseph à un autre homme! répondit Michel.
—Repassé? répéta Maurice.
—Sous la forme d'un piano!—répondit Michel le plus simplement du monde. Un magnifique instrument, approuvé par Rubinstein...
Maurice porta sa main à son front, et l'abaissa de nouveau: elle était toute mouillée.
—Fièvre! dit-il.
—Non, c'était un Erard! dit Michel. Pitman, qui l'a vu de près, pourra vous en garantir l'authenticité!
—Assez parlé de pianos! dit Maurice avec un grand frisson. Ce... cet autre homme, revenons à lui! Qui est-ce? Où pourrai-je mettre la main sur lui?
—Hé! c'est là qu'est la difficulté! répondit Michel. Cet homme est en possession de l'objet depuis... voyons un peu... depuis mercredi passé, vers quatre heures. J'imagine qu'il doit être en route pour le Nouveau Monde, le pauvre diable, et terriblement pressé d'arriver!
—Michel, implora Maurice, par pitié pour un parent, réfléchissez bien à vos paroles, et dites-moi encore quand vous vous êtes débarrassé du corps!
—Mercredi soir, pas d'erreur possible là-dessus! répliqua Michel.
—Eh bien! non, décidément, ça ne peut pas aller! s'écria Maurice.
—Quoi donc? demanda l'avoué.
—Même les dates sont pure folie! murmura Maurice. Le chèque a été présenté à la banque le mardi! Il n'y a pas le moindre filet de bon sens dans toute cette affaire!
En cet instant, un jeune homme saisit vigoureusement le bras de Michel. Le susdit jeune homme était passé, par hasard, auprès du groupe de nos trois amis, l'instant d'auparavant; tout à coup, il avait fait un sursaut et s'était retourné.
—Ah! dit-il, je ne me trompe pas! Voici M. Dickson!
Le son même de la trompette du jugement dernier n'aurait pas effrayé davantage Pitman et son compagnon. Quant à Maurice, lorsqu'il entendit son cousin appelé, par un étranger, de ce nom fantastique, il eut plus pleinement encore la conviction qu'il était victime d'un long, grotesque, et hideux cauchemar. Et lorsque, ensuite, Michel, avec l'invraisemblable broussaille de ses favoris, se fut dégagé de l'étreinte de l'étranger, et eut pris la fuite, et lorsque le singulier petit homme au col rabattu eut lestement suivi son exemple, et lorsque l'étranger, désolé de voir échapper le reste de sa proie, transporta sa vigoureuse étreinte sur Maurice lui-même, celui-ci, dans l'excès de son effarement, ne put que se murmurer à mi-voix: «Je l'avais bien dit!»
—Je tiens au moins un des membres de la bande! dit Gédéon Forsyth.
—Que voulez-vous dire? balbutia Maurice. Je ne comprends pas!
—Oh! je saurai bien vous faire comprendre! répliqua résolument Gédéon.
—Ecoutez, monsieur, vous me rendrez un vrai service si vous me faites comprendre quoi que ce soit de tout cela! s'écria soudain Maurice, avec un élan passionné de conviction.
—Vous comptez tirer profit de ce que vous n'êtes pas venu chez moi avec eux! reprit Gédéon. Mais pas de ça! J'ai trop bien reconnu vos amis! Car ce sont bien vos amis, n'est-ce pas?
—Je ne vous comprends pas! dit Maurice.
—Vous n'êtes pas sans avoir entendu parler d'un certain piano? suggéra Gédéon.
—Un piano? s'écria Maurice, en saisissant convulsivement le bras du jeune homme. Alors, c'est vous qui êtes l'autre homme? Où est-il? Où est le corps? Et est-ce vous qui avez touché le montant du chèque?
—Vous demandez où est le corps? fit Gédéon. Voilà qui est étrange! Est-ce que, réellement, vous auriez besoin du corps?
—Si j'en aurais besoin? cria Maurice. Mais ma fortune entière en dépend! C'est moi qui l'ai perdu! Où est-il? Conduisez-moi près de lui!
—Ah! vous voulez le ravoir? Et votre ami, le sieur Dickson, est-ce qu'il veut aussi le ravoir? demanda Gédéon.
—Dickson? Qu'entendez-vous avec votre Dickson? Est-ce Michel Finsbury que vous désignez de ce nom? Hé! mais certainement, il le veut aussi! Il a perdu le corps, lui aussi! S'il l'avait gardé, l'argent de la tontine serait dès maintenant à lui!
—Michel Finsbury? Naturellement pas l'avoué? s'écria Gédéon.
—Mais si, l'avoué! répondit Maurice. Et le corps, où est-il, pour l'amour du ciel?
—Voilà donc pourquoi il m'a envoyé deux clients avant-hier! murmura Gédéon. Savez-vous quelle est l'adresse du domicile particulier de M. Finsbury?
—King's Road, 233. Mais quels clients? Où allez-vous? gémit Maurice en s'accrochant au bras de Gédéon. Où est le corps?
—Hé, je l'ai perdu, moi aussi! répondit Gédéon.
Et il s'enfuit précipitamment.
Je n'essaierai pas de décrire l'état d'esprit où se trouvait Maurice en sortant de la Gare de Waterloo. Le jeune marchand de cuirs était, par nature, modeste; jamais il ne s'était fait une idée exagérée de sa valeur intellectuelle; il se rendait pleinement compte de son incapacité à écrire un livre, à jouer du violon, à divertir une société de choix par des tours de passe-passe, en un mot, à exécuter aucun de ces actes remarquables que l'on a coutume de considérer comme le privilège du génie. Il savait, il admettait, que son rôle en ce monde, fût tout prosaïque: mais il croyait,—ou du moins il avait cru jusqu'à ces derniers jours,—que ses aptitudes étaient à la hauteur des exigences de sa vie. Or, voici que, décidément, il avait à s'avouer vaincu! La vie avait décidément le dessus! Aussi, lorsqu'il quitta la Gare de Waterloo, le pauvre garçon ne voyait-il devant lui qu'un unique objet: rentrer chez lui! De même que le chien malade se terre sur le sofa, Maurice n'aspirait plus qu'à refermer sur lui la porte de la maison de John Street; la solitude et le calme, ah! de toute son âme il y aspirait.
Les ombres du soir commençaient à tomber quand il arriva enfin en vue de ce lieu de refuge. Et la première chose qui s'offrit à ses yeux, en approchant, fut la longue figure d'un homme debout sur le perron de sa maison, et occupé tantôt à tirer le cordon de la sonnette, tantôt à lancer dans la porte de vigoureux coups de pieds. Cet homme, avec son vêtement déchiré et tout couvert de boue, avait l'air d'un hideux chiffonnier. Mais Maurice le reconnut aussitôt: c'était son frère Jean.
Le premier mouvement du frère aîné fut, naturellement, pour se retourner et prendre la fuite. Mais le désespoir l'avait anéanti au point de le rendre indifférent désormais aux pires catastrophes. «Bah! se dit-il, qu'importe!» Et, tirant de sa poche son trousseau de clefs, il gravit silencieusement les marches du perron.
Jean se retourna. Son visage de fantôme portait un extraordinaire mélange de fatigue, de honte, et de fureur. Et, lorsqu'il reconnut le chef de sa famille, une lueur sinistre s'alluma dans ses yeux.
—Ouvre cette porte! dit-il, en s'écartant.
—C'est ce que je fais! répondit Maurice, pendant que, intérieurement, il se disait: «Tout est fini! Il respire le meurtre!»
Les deux frères se trouvaient à présent dans le vestibule de la maison, dont la porte venait de se refermer derrière eux. Tout à coup, Jean saisit Maurice par les épaules et le secoua comme un chien terrier secoue un rat.
—Sale bête! cria-t-il, je serais en droit de te casser la gueule!
Et il se remit à le secouer, et avec tant de force que les dents de Maurice claquèrent, et que sa tête se cogna au mur.
—Pas de violence, Jeannot! dit enfin Maurice. Cela ne saurait faire de bien ni à moi ni à toi.
—Ferme ta boîte! répondit Jean. C'est à ton tour d'écouter!
Puis il pénétra dans la salle à manger, s'affaissa dans un fauteuil, et, ôtant un de ses souliers sans semelle, prit avec ses deux mains son pied, comme pour le réchauffer.
—Je suis boiteux pour la vie! dit-il. Qu'est-ce qu'il y a pour dîner?
—Rien, Jeannot! dit Maurice.
—Rien? Qu'entends-tu par là? demanda le Grand Vance. N'essaie pas de me monter le coup, hein!
—Je veux dire qu'il n'y a rien! répondit simplement son frère. Je n'ai rien à manger, ni rien pour acheter de quoi manger! Moi-même, aujourd'hui, je n'ai pu prendre qu'un sandwich et une tasse de thé.
—Rien qu'une sandwich? ricana Vance. Et je suppose que tu as le cynisme de t'en plaindre, encore? Mais, tu sais, mon petit, fais attention à toi! J'ai supporté maintenant tout ce que je pouvais supporter. C'est fini! Et je vais te dire ce qui en est! Eh bien! j'ai l'intention de dîner, et tout de suite, et de bien dîner! Prends ta collection de bagues à cachets, et va la vendre!
—Impossible aujourd'hui! répondit Maurice. C'est dimanche!
—Je te dis que je veux avoir à dîner, entends-tu? hurla le frère cadet.
—Mais pourtant, Jeannot, si ce n'est pas possible! plaida l'aîné.
—Satané idiot! cria Vance. Ne sommes-nous pas les maîtres de la maison? Ne nous connaît-on pas, à l'hôtel où le cousin Parker nous invitait à dîner quand il venait à Londres? Allons, détale au galop! Et si tu n'es pas rentré dans une demi-heure, et si tu ne m'apportes pas un dîner de premier choix, je démolis tous les meubles, et puis je vais droit à la police et je raconte toute l'histoire! Comprends-tu ce que je te dis, Maurice Finsbury? Parce que, si tu le comprends, tu ferais mieux de filer!
L'idée souriait même au malheureux Maurice, qui tremblait de faim. Aussi se hâta-t-il d'aller commander le dîner et de revenir chez lui, où il trouva Jean toujours occupé à bercer son pied, comme un poupon malade.
—Et qu'est-ce que tu veux boire, Jeannot? demanda Maurice, de sa voix la plus caressante.
—Du champagne, parbleu! de ce vieux champagne dont Michel me parle toujours quand je le rencontre! Allons, vite à la cave, et prends garde à ne pas trop secouer la bouteille! Mais d'abord, écoute un peu! Tu vas me préparer du feu, et m'allumer le gaz, et me fermer les volets! Voici la nuit venue et j'ai froid! Et puis tu mettras la nappe et le couvert! Et puis... dis donc! va donc me chercher des vêtements de rechange!
La salle à manger avait pris une apparence relativement habituelle lorsqu'arriva le dîner. Et ce dîner lui-même fut excellent: une forte soupe, des filets de sole, deux côtelettes de mouton avec une sauce aux tomates, un rôti de bœuf garni de pommes de terre, un pudding, un morceau de chester; en un mot, un repas foncièrement anglais, mais, comme l'avait souhaité le Grand Vance, «de premier choix».
—Ah! que Dieu soit loué! s'écria le jeune voyageur en s'installant à table. (Et sa joie devait être, en vérité, bien vive, pour le ramener ainsi par surprise à la pieuse cérémonie du benedicite, dont il avait depuis longtemps perdu l'habitude!) Mais non! poursuivit-il, je vais aller manger dans ce fauteuil là-bas, près du feu: car voilà deux jours que je gèle, et j'ai besoin de me réchauffer à fond! Je vais aller me mettre là-bas, et toi, Maurice Finsbury, tu vas rester debout, entre la table et moi, et me servir!
—Mais, Jeannot, c'est que j'ai faim, moi aussi! dit Maurice.
—Tu pourras manger ce que je laisserai! répliqua le Grand Vance. Ha! mon petit, ceci n'est que le début de notre règlement de comptes! Tu as perdu la belle: tu vas avoir à casquer! Gardez-vous de réveiller le lion britannique!
Il y avait quelque chose de si indescriptiblement menaçant dans les yeux et dans la voix du Grand Vance, pendant qu'il proférait ces locutions proverbiales, que l'âme de Maurice en fut épouvantée.
—Allons! reprit l'orateur, donne-moi un verre de champagne, avant mon filet de sole! Et moi qui me figurais que je n'aimais pas ça, le filet de sole!... Dis donc—ajouta-t-il avec une nouvelle explosion de rage—sais-tu comment je suis venu jusqu'ici?
—Non, Jeannot, comment le saurais-je? répondit l'obséquieux Maurice.
—Eh bien! je suis venu sur mes pattes! cria Jean. Oui, mon ami, j'ai fait sur mes dix doigts tout le chemin, depuis Browndean, et j'ai mendié tout le long de la route! Je voudrais un peu te voir mendier, Maurice Finsbury! Ce n'est pas aussi facile que tu pourrais le supposer! Je me suis fait passer pour un pêcheur de Blyth, victime d'un naufrage. Je ne sais pas où cela se trouve, Blyth; et toi, le sais-tu? Mais j'ai pensé que cela avait un air naturel, à le dire ainsi sur la grand'route. J'ai demandé l'aumône à une vilaine petite bête de gamin qui revenait de l'école, et il m'a donné deux sous, et il m'a dit de lui enrouler une ficelle autour de sa toupie. Et je l'ai fait, et fort bien fait, mais il a déclaré que ce n'était pas ça! Et il a couru derrière moi en me réclamant ses deux sous! Après cela, j'ai demandé l'aumône à un officier de marine. Celui-là ne m'a pas confié sa toupie, il m'a simplement donné une petite brochure sur l'alcoolisme, et, là-dessus, il m'a tourné le dos! C'est tout ce que j'ai eu de lui. J'ai demandé l'aumône à une vieille dame qui vendait du pain d'épices; elle m'a donné un gâteau d'un sou. Mais le plus beau a été un monsieur qui, comme je me plaignais de manquer de pain, m'a répondu qu'il y avait, pour tout Anglais, un excellent moyen de se procurer du pain, et ce moyen, c'était de casser un carreau à la première maison venue, de façon à se faire mettre en prison... Et maintenant, apporte le rôti!
—Mais... mais, hasarda Maurice, pourquoi n'es-tu pas resté à Browndean?
—A Browndean? s'écria Jean. Et de quoi y aurais-je vécu? Du Lisez-moi! et d'un dégoûtant canard de l'Armée du Salut? Non, non, il fallait à tout prix que je filasse de Browndean! J'avais pris pension, à crédit, dans une auberge, où je m'étais fais passer pour le Grand Vance, de l'Alhambra. Tu aurais fait la même chose, à ma place! Mais voilà qu'on s'est mis à parler des music-halls, et de tout l'argent que j'y avais gagné avec mes chansons! Et puis, voilà qu'un client de l'auberge m'a demandé de chanter Autour de tes formes splendides. Et puis, quand je me suis décidé à le chanter, voilà que tout le monde a été d'accord pour affirmer que je n'étais pas le Grand Vance! J'ai eu beau leur tenir tête, ils se sont entêtés à ne pas me croire! C'est comme ça que se sont achevées mes relations avec l'auberge du pays! poursuivit tristement le jeune homme. Mais, surtout, il y a eu le charpentier...
—Notre propriétaire? demanda Maurice.
—Lui-même! dit Jean. Il s'est amené ce matin, le nez en l'air, et le voilà qui veut savoir où a passé le baril à eau, et ce que sont devenues les couvertures du lit! Je lui ai dit d'aller au diable. Que pouvais-je lui dire d'autre? Mais alors le voilà qui me dit que nous avons mis en gage des objets qui n'étaient pas à nous, et qu'il allait nous faire notre affaire! Ma foi, je m'en suis payé une bien bonne! Je me suis rappelé qu'il était sourd comme un pot, et je me suis mis à lui débiter un tas d'injures, mais très poliment, et si bas qu'il n'était pas fichu d'entendre un seul mot. «Je ne vous entends pas! qu'il me dit.—Hé! je le sais bien, que tu ne m'entends pas, et heureusement pour toi, vieille bête, vieux porc, vieux cornard! que je lui réponds avec mon plus gracieux sourire.—Je suis un peu dur d'oreilles! qu'il me beugle.—Je n'en mènerais pas large, si tu ne l'étais pas, idiot, excrément! que je murmure, comme si je lui fournissais des explications.—Mon ami, qu'il me dit enfin, je suis sourd, c'est vrai, mais je parie bien que le commissaire de police pourra vous entendre!» Et, là-dessus, il s'en va, tout furieux. Il s'en va d'un côté; moi, je file de l'autre. Je lui ai laissé, pour se dédommager, la lampe à esprit de vin, le Lisez-loi! le journal de l'Armée du Salut, et cet autre périodique que tu m'as envoyé! Et, à ce propos, il faut que tu aies été ivre-mort pour m'envoyer une affaire comme celle-là! On n'y parlait que de poésie, du globe céleste! Et des tartines, dix colonnes à la fois! Dis donc, c'est le moniteur des asiles d'aliénés que tu m'as envoyé là! L'Attanium, je me rappelle le titre! Dieu puissant, quel canard!
—Tu veux dire: l'Athenæum! rectifia Maurice.
—Hé! peu m'importe comment tu l'appelles! dit Jean. Mais je te trouve vraiment épatant, de m'avoir envoyé ça! Ça ne fait rien, mon vieux, je commence à me remettre! Apporte-moi maintenant le fromage, et encore un verre de champagne! Ah! Michel a bien raison de vanter ce champagne! Au fait, tu peux te servir! Il reste un peu de poisson, une côtelette tout entière, et ce morceau de fromage. Oui, Michel, voilà un homme qui me plaît! Il est bien capable de lire ton Attanæum, lui aussi: mais au moins, il sait ne pas en avoir l'air! Au moins il est gai, bon enfant, il n'a pas cette mine d'enterrement qui m'a toujours dégoûté chez toi! Mais, dis donc, je ne te pose même pas la question, parce que j'ai deviné tout de suite ce qui en était. Ta combinaison? Ratée à fond, hein?
—Par la faute de Michel! dit Maurice en se rembrunissant.
—Michel? Qu'a-t-il à voir là-dedans?
—C'est lui qui a perdu le corps, voilà ce qu'il a eu à y voir! répondit Maurice. Il a perdu le corps du vieux Joseph, et impossible maintenant de déclarer le décès!
—Comment? demanda Jean. Mais je croyais que tu ne voulais pas déclarer le décès?
—Oh! nous n'en sommes plus là! dit son frère. Il ne s'agit plus de sauver la tontine, mais de sauver la maison de cuirs! Il s'agit de sauver les vêtements que nous avons sur le dos, Jeannot!
—Ralentis un peu la musique! dit Jean, et étale ton histoire depuis le commencement!
Et Maurice fit comme l'ordonnait son frère.
—Eh bien! qu'est-ce que je t'avais dit?—s'écria le Grand Vance, quand il eut entendu le triste récit.—Mais, tu sais, je vais te dire quelque chose! Moi, en tout cas, je n'entends pas être dépouillé de la part qui me revient!
—Ah! par exemple, j'aimerais bien à connaître ce que tu comptes faire! dit Maurice.
—Je vais vous le dire, monsieur! répliqua Jean, du ton le plus décidé. Je vais, tout simplement, remettre mon affaire aux mains du premier avoué de Londres, et, après cela, que tu boives un bouillon ou non, je m'en ficherai comme des choses de la lune!
—Mais pourtant, Jean, nous sommes à bord du même bateau! murmura Maurice.
—A bord du même bateau? Ah bien! je te parie que non! Est-ce que j'ai commis un faux en écritures, moi? Est-ce que j'ai cherché à dissimuler la mort de l'oncle Joseph, moi? Est-ce que j'ai fait insérer des annonces,—des annonces absolument stupides et grotesques, d'ailleurs,—dans tous les journaux, moi? Est-ce que j'ai détruit des statues qui ne m'appartenaient pas, moi? En vérité, j'aime votre aplomb, Maurice Finsbury! Non, non, non! Trop longtemps, je t'ai confié la direction de mes affaires; maintenant je vais les confier à Michel. Michel, au reste, est un garçon qui m'a toujours plu. Et j'ai hâte de voir enfin un peu clair dans ma situation!
En cet instant, les deux frères furent interrompus par un coup de sonnette, et Maurice, qui avait timidement entr'ouvert la porte, reçut, des mains d'un commissionnaire, une lettre dont l'adresse était de la main de Michel. La lettre était rédigée comme suit:
Avis.—MAURICE FINSBURY, pour le cas où le présent avis lui tomberait sous les yeux, est informé qu'il apprendra quelque chose d'avantageux pour lui, demain matin lundi, à dix heures, dans mes bureaux, 42, Chancery Lane.—MICHEL FINSBURY.
Docilement, Maurice, dès qu'il eut parcouru cette lettre, la transmit à son frère.
—Ah! voilà une façon qui me plaît pour écrire un billet! s'écria Jean. Personne autre que Michel n'aurait jamais pu écrire ça!
Et Maurice, dans sa dépression, n'osa pas même protester de ses droits d'auteur.
Le lendemain matin, à dix heures, les deux frères Finsbury furent introduits dans la grande et belle pièce qui servait de cabinet d'audience à leur cousin Michel. Jean se sentait un peu remis de son épuisement, mais avec un de ses pieds encore en pantoufle. Maurice, matériellement, paraissait moins endommagé; mais il était plus vieux de dix ans que le Maurice qui avait quitté Bournemouth huit jours auparavant. L'anxiété avait labouré son visage de rides profondes, et sa chevelure noire grisonnait abondamment aux alentours des tempes.
Trois personnes attendaient les frères Finsbury, assises devant une table. Au milieu était Michel lui-même: il avait à sa droite Gédéon Forsyth, à sa gauche un vieux monsieur en lunettes, avec une vénérable chevelure d'argent.
—Ma parole, c'est l'oncle Joe! s'écria Jean.
Maurice se frotta les yeux, plus ébahi qu'il ne l'avait encore été de tous les cauchemars des jours précédents. Puis, tout à coup, il s'avança vers son oncle, tout tremblant de fureur.
—Je vais vous dire ce que vous avez fait, vieux coquin! cria-t-il. Vous vous êtes évadé!
—Bonjour, Maurice Finsbury! répondit l'oncle Joseph, mais avec plus d'animosité que n'en laisseraient supposer ces indulgentes paroles. Vous paraissez souffrant, mon ami!
—Inutile de vous agiter, messieurs! observa Michel. Maurice, essayez plutôt de regarder les faits bien en face! Votre oncle, comme vous voyez, n'a pas eu trop à souffrir de la «secousse» de l'accident; et un homme de cœur tel que vous ne peut manquer d'en être ravi!
—Mais alors, si c'est ainsi, balbutia Maurice, qu'est-ce que c'était que le corps? Serait-ce vraiment possible, que cette chose qui m'a causé tant de souci et d'alarme, qui m'a tant usé l'esprit, cette chose que j'ai colportée de mes propres mains, n'ait été que le cadavre d'un étranger quelconque?
—Oh! si l'idée vous afflige trop, vous pouvez ne pas aller jusque-là! répondit Michel. Rien ne vous empêche de supposer que le corps ait appartenu à un homme que vous avez eu l'occasion de rencontrer plusieurs fois, un compagnon de club, peut-être, peut-être même un client!
Maurice s'affala sur une chaise.
—Hé! gémit-il, j'aurais bien découvert l'erreur, si le baril était venu jusque chez moi! Et pourquoi n'y est-il pas venu? Pourquoi est-il allé chez Pitman? Et de quel droit Pitman s'est-il permis de l'ouvrir?
—A ce propos-là, Maurice, dites-nous donc ce que vous avez fait de l'Hercule antique? demanda Michel?
—Ce qu'il en a fait? Il l'a brisé avec un hache-viande! dit Jean. Les morceaux sont encore chez nous, dans la cave!
—Tout cela n'a aucune importance! se hâta de déclarer Maurice. L'essentiel, c'est que j'aie retrouvé mon oncle, mon frauduleux tuteur! Il m'appartient, lui, en tout cas! Et la tontine aussi, elle m'appartient! Je réclame la tontine! J'affirme que l'oncle Masterman est mort!
—Il est temps que je mette un terme à cette folie, dit Michel, et cela une fois pour toutes! Ce que vous affirmez est malheureusement presque vrai: en un certain sens, mon pauvre père est mort, et depuis longtemps déjà! Mais ce n'est pas dans le sens de la tontine et j'espère que, dans ce sens-là, bien des années se passeront avant qu'il ne meure. Notre cher oncle Joseph l'a vu, ce matin même. Il vous dira que mon père est en vie, bien que, hélas! son intelligence se soit à jamais éteinte!
—Il ne m'a pas reconnu!—dit Joseph. Et pour rendre justice à ce vieux raseur, je dois ajouter que sa voix, en disant ces mots, frémissait d'une émotion sincère.
—Eh bien! je vous retrouve là, monsieur Maurice Finsbury! s'écria le Grand Vance. Mille diables, quel idiot vous vous êtes montré!
—Quant à la ridicule et fâcheuse servitude où vous avez réduit l'oncle Joseph, reprit Michel, celle-là aussi a déjà trop duré! J'ai préparé ici un acte par lequel vous rendez à votre oncle toute sa liberté, et le dégagez de toute obligation envers vous! Vous allez d'abord, si vous voulez bien, y apposer votre signature!
—Quoi! cria Maurice, et que je perde mes 7.800 livres, et mon commerce de cuirs, et tout cela sans aucun profit en échange! Merci bien!
—Votre reconnaissance ne me surprend pas, Maurice! commença Michel.
—Oh! je sais que je n'ai rien à attendre de vous en faisant appel à vos sentiments! répondit Maurice. Mais il y a ici un étranger,—que le diable m'enlève, d'ailleurs, si je sais pourquoi!—et c'est à lui que je fais appel. Monsieur, poursuivit-il en s'adressant à Gédéon, voici mon histoire: j'ai été dépouillé de mon héritage pendant que je n'étais encore qu'un enfant, un orphelin! Depuis lors, monsieur, jamais je n'ai eu qu'un rêve, qui était de rentrer dans mes fonds. Mon cousin Michel pourra vous dire de moi tout ce qu'il voudra: j'avouerai moi-même que je n'ai pas toujours été à la hauteur des circonstances. Mais ma situation n'en est pas moins celle que je vous ai exposée, monsieur! J'ai été dépouillé de mon héritage! Un enfant orphelin a été dépouillé de 7.800 livres! et j'ajoute que j'ai le droit pour moi! Toutes les finasseries de M. Michel ne prévaudront point contre l'équité!
—Maurice, interrompit Michel, permettez-moi d'ajouter un petit détail, qui d'ailleurs ne saurait vous déplaire, car il met en relief vos capacités d'écrivain!
—Que voulez-vous dire? demanda Maurice.
—Au fait, répondit Michel, j'épargnerai votre modestie! Qu'il me suffise donc de vous faire savoir le nom d'une personne qui vient d'étudier de fort près un de vos plus récents essais d'écriture comparée! Le nom de cette personne est Moss, mon cher ami!
Il y eut un long silence.
—J'aurais dû deviner que cet homme venait de votre part! murmura Maurice.
—Et maintenant vous allez signer l'acte, n'est-ce pas? dit Michel.
—Mais dites donc, Michel!—s'écria Jean, avec un de ces généreux élans qui lui étaient familiers. Et moi, qu'est-ce que je deviens dans tout cela? Maurice est à l'eau, je le vois bien! Mais moi, pourquoi l'y suivrais-je? Et puis j'ai été volé, moi aussi, n'oubliez pas cela! J'ai été, moi aussi, un orphelin, tout comme lui, et élève de la même école!
—Jean, dit Michel, ne pensez-vous pas que vous feriez mieux de vous fier à moi?
—Ma foi, vous avez raison, mon vieux! répondit le Grand Vance. Vous ne voudrez pas abuser de l'innocence d'un orphelin, j'en jurerais. Et toi, Maurice, tu vas signer tout de suite le document en question, ou bien je me fâcherai, et, tu sais, je te ferai voir quelque chose qui étonnera ta faible cervelle!
Avec un empressement soudain, et bien inespéré, Maurice se déclara prêt à signer la renonciation. Un secrétaire de Michel vint apporter les pièces, les signatures furent dûment apposées, et ainsi Joseph Finsbury, une fois de plus, se trouva un homme libre.
—Et maintenant, mes amis, écoutez ce que je me propose de faire pour vous! reprit alors Michel. Tenez, Maurice et Jean, voici un acte qui vous fait uniques possesseurs de la maison de cuirs! Et voici un chèque, équivalent à tout l'argent déposé en banque au nom de l'oncle Joseph! De telle sorte que vous pourrez vous figurer, mon cher Maurice, que vous venez d'achever vos études à l'Institut Commercial. Et, comme vous m'avez dit vous-même que les cuirs remontaient, j'imagine que vous allez bientôt songer à prendre femme. Voici, en prévision de cet heureux événement, un petit cadeau de noces! Oh! pas encore le mien! je verrai à vous donner autre chose quand vous aurez fixé la date du mariage! Mais acceptez, dès maintenant, ce cadeau... de la part de M. Moss!
Et Maurice, devenu écarlate, bondit sur son chèque.
—Je ne comprends rien à la comédie! observa Jean. Tout cela me paraît trop beau pour être vrai!
—C'est un simple transfert! répondit Michel. Je vous rachète l'oncle Joseph, voilà tout! Si c'est lui qui gagne la tontine, elle sera à moi; si c'est mon père qui la gagne, elle sera à moi également: de telle façon que je n'ai pas trop à me plaindre de la combinaison!
—Maurice, mon pauvre vieux, ceci te la coupe! commenta le Grand Vance.
—Et maintenant, monsieur Forsyth, reprit Michel en s'adressant au personnage muet, vous voyez réunis devant vous tous les criminels que vous étiez si désireux de retrouver! Tous à l'exception de Pitman, cependant! Pitman, voyez-vous! a une mission sociale: il s'est voué à la régénération artistique de la jeune fille. Aussi me suis-je fait un scrupule de le déranger, à une heure où je le sais particulièrement occupé. Mais vous pourrez, si vous voulez, le faire arrêter dans son pensionnat: je connais l'adresse, et vous la dirai volontiers. Et quant au reste de la bande, la voici devant vos yeux, et je crains que le spectacle n'ait rien de séduisant. A vous de décider ce que vous allez faire de nous!
—Rien du tout, monsieur Finsbury! répondit Gédéon. Je crois avoir compris que c'est ce monsieur—et il désignait Maurice,—qui a été, comme nous disons dans notre jargon, le fons et origo de toute l'aventure; mais, à ce que je crois avoir compris aussi, il a déjà été largement payé. Et puis, pour vous parler en toute franchise, je ne vois pas ce que quelqu'un aurait à gagner à un scandale public. Moi, pour ma part, je ne pourrais qu'y perdre. Et je ne saurais au contraire trop bénir une aventure qui m'a valu le bonheur de faire votre connaissance! Déjà vous avez eu la bonté de m'envoyer deux clients...
Michel rougit.
—C'était le moins que je pouvais faire pour m'excuser de certain dérangement qui vous est venu un peu par mon fait! murmura-t-il. Mais il y a encore quelque chose qu'il faut que je vous dise! Je ne voudrais pas que vous eussiez trop mauvaise opinion de mon pauvre Pitman, qui est certainement la personne la plus inoffensive du monde. Ne pourriez-vous pas venir, ce soir même, dîner en sa compagnie? Au restaurant Verrey, par exemple, vers sept heures. Qu'en dites-vous?
—J'avais promis de dîner chez un de mes oncles, avec une amie! répondit Gédéon. Mais je demanderai à en être dispensé pour ce soir... Et maintenant, cher monsieur Finsbury, un dernier point que je tiens à soumettre à votre décision: est-ce que, vraiment, nous ne pouvons rien pour le pauvre diable qui a emporté le piano? Le souvenir de cet infortuné me poursuit comme un remords!
—Hélas! nous ne pouvons que le plaindre! répondit Michel.
FIN
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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.