The Project Gutenberg EBook of Les grandes journees de la Constituante by Albert Mathiez Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. You can also find out about how to make a donation to Project Gutenberg, and how to get involved. **Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts** **eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971** *****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!***** Title: Les grandes journees de la Constituante Author: Albert Mathiez Release Date: February, 2006 [EBook #9818] [Yes, we are more than one year ahead of schedule] [This file was first posted on October 20, 2003] Edition: 10 Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK JOURNEES DE LA CONSTITUANTE *** Produced by Anne Soulard, Carlo Traverso, Tonya, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. LES GRANDES JOURNEES DE LA CONSTITUANTE PAR ALBERT MATHIEZ TABLE DES MATIERES Chapitre I. La reunion des trois ordres. Chapitre II. La revolution du 14 juillet. Chapitre III. Le roi et l'Assemblee a Paris. Chapitre IV. La Federation. Chapitre V. La fuite du roi. Chapitre VI. Le Massacre du Champ-de-Mars. CHAPITRE I LA REUNION DES TROIS ORDRES Le 17 juin, ayant termine depuis deux jours l'appel nominal de tous les deputes aux Etats generaux, le Tiers, auquel s'etaient deja reunis 12 cures, se proclamait _Assemblee nationale_, et, prevoyant que cet acte revolutionnaire serait suivi de represailles, decidait d'opposer a une repression possible la menace de la greve de l'impot: "Considerant qu'en effet les contributions, telles qu'elles se percoivent actuellement dans le royaume, n'ayant point ete consenties par la nation, sont toutes illegales, et, par consequent nulles dans leur creation, extension ou prorogation; "L'Assemblee declare, a l'unanimite des suffrages, consentir provisoirement, pour la nation, que les impots et contributions, quoique illegalement etablis et percus, continuent d'etre leves de la meme maniere qu'ils l'ont ete precedemment, et ce, jusqu'au jour seulement de la premiere separation de cette Assemblee, _de quelque cause qu'elle puisse provenir_. "Passe lequel jour, l'Assemblee nationale entendait decreter que toute levee d'impots et contributions de toute nature qui n'aurait pas ete nommement, formellement et librement accordee par l'Assemblee, cessera entierement dans toutes les provinces du royaume, quelle que soit la forme de l'administration...." Le 19 juin, l'ordre du clerge decidait par 149 voix contre 135 de se reunir au Tiers. Mais, le meme jour, l'ordre de la noblesse adressait au roi une vigoureuse protestation contre les actes revolutionnaires du Tiers Etat et les chefs de la minorite du clerge, l'archeveque de Paris et le cardinal de La Rochefoucauld, faisaient le voyage de Marly pour pousser le roi a la resistance. Necker etait justement absent aupres de sa belle-soeur mourante a Paris. Un temoin oculaire, Rabaut de Saint-Etienne, depute a la Constituante, a raconte en ces termes la journee du lendemain: LE SERMENT DU JEU DE PAUME Tandis que les deputes se rendaient a la salle [des seances] une proclamation, faite par des herauts d'armes et affichee partout, annonca que les seances etaient suspendues et que le roi tiendrait une seance royale le 22. On donnait pour motifs de la cloture de la salle pendant trois jours la necessite des preparatifs interieurs pour la decoration du trone. Cette raison puerile servit a prouver qu'on n'avait voulu que prevenir la reunion du clerge, dont la majorite avait adopte le systeme des communes. Cependant les deputes arrivent successivement, et ils eprouvent la plus vive indignation de trouver les portes fermees et gardees par des soldats. Ils se demandent les uns aux autres quelle puissance a le droit de suspendre les deliberations des representants de la nation. Ils parlent de s'assembler sur la place meme, ou d'aller sur la terrasse de Marly offrir au roi le spectacle des deputes du peuple; de l'inviter a se reunir a eux dans une seance vraiment royale et paternelle, plus digne de son coeur que celle dont il les menace. On permet a M. BAILLY, leur president, d'entrer dans la salle avec quelques membres pour prendre les papiers; et la il proteste contre les ordres arbitraires qui la tiennent fermee. Enfin il rassemble des deputes dans le jeu de paume de Versailles, devenu celebre a jamais par la courageuse resistance des premiers representants de la nation francaise. On s'encourage en marchant; on se promet de ne jamais se separer et de resister jusqu'a la mort. On arrive; on fait appeler ceux des deputes qui ne sont pas instruits de ce qui se passe. Un depute malade s'y fait transporter. Le peuple, qui assiege la porte, couvre ses representants de benedictions. Des soldats desobeissent pour venir garder l'entree de ce nouveau sanctuaire de la liberte. Une voix s'eleve [celle de Mounier]; elle demande que chacun prete le serment de ne jamais se separer et de se rassembler partout jusqu'a ce que la constitution du royaume et la regeneration publique soient etablies. Tous le jurent, tous le signent, hors un [Martin d'Auch]; et le proces-verbal fait mention de cette circonstance remarquable. La cour, aveuglee, ne comprit pas que cet acte de vigueur devait renverser son ouvrage. [Note: _Precis de l'histoire de la Revolution francaise_, reimp. De 1819, pp. 56-57.] Armand Brette a complete ce recit. "Sur les 19 cures affilies des ce moment a la cause du Tiers, sept seulement adhererent au serment le 20 juin ou le 22 juin, 12 s'abstinrent..., 4 deputes du Tiers seulement refuserent de signer ... il n'y eut qu'un seul opposant, Martin d'Auch, qui declara qu'il ne _pouvait jurer d'executer des deliberations qui ne sont pas sanctionnees par le roi..._, tous les nobles deputes du Tiers presents a Versailles, les royalistes les plus eprouves, Malouet, Mounier, Flachslanden, l'ami intime du roi, Hardy de La Largere, dont le fils fut anobli sous la Restauration en souvenir du constituant, Charrier, qui en 1792 souleva la Lozere et paya de sa tete son devouement a la cause royale, vingt autres enfin, dont l'affection pour le roi etait notoire, ont signe le serment et ont ainsi legitime l'audacieuse constitution du Tiers en Assemblee nationale." [Note: A. BRETTE, La seance royale du 23 juin 1789, ses preliminaires et ses suites. _La Revolution francaise_, t. XX, p. 442 et 534.] Parmi ceux qui signerent le serment, cet acte solennel de rebellion, il y en eut qui eprouverent une emotion intense. L'un d'eux devint fou. FOU DE REMORDS Le lendemain un depute de Lorraine, nomme Mayer, est devenu fou. Il avait prete le serment et en avait la conscience bourrelee. Il etait a cote d'un filou qui venait de voler sous le costume d'un depute du Tiers. Lorsqu'on est venu prendre ce filou, il a cru qu'on arretait tous les deputes du Tiers pour avoir fait le serment; la peur l'a pris et la tete lui a saute. Cette frayeur d'etre arrete n'etait pas mal fondee, car le bruit general etait que ce parti violent avait ete propose, les uns disaient dans le conseil et d'autres dans un de ces conseils tenus frequemment chez MM. de Polignac et chez M. le comte d'Artois. [Note: Journal de l'abbe Coster dans Brette, _id._, pp. 37-38.] Le 21 juin, a une deputation de la noblesse conduite par le duc de Luxembourg, le roi avait repondu qu'il ne permettrait jamais qu'on alterat l'autorite qui lui avait ete confiee pour le bien de ses sujets. La seance royale qui devait avoir lieu le 22 juin fut remise au 23. Le 22 juin, Bailly trouvant la porte des Menus fermee, se rendit aux Recollets qui refuserent de le recevoir. Les marguilliers de l'eglise Saint-Louis lui offrirent leur eglise. On se rendit d'abord dans la chapelle des Charniers, ou avaient lieu les catechismes, puis dans la nef. Deux membres de la noblesse du Dauphine, les premiers de leur ordre, le marquis de Blacons et le comte d'Agoult se reunirent au Tiers et la majorite du clerge se reunit aussi, conduite par les archeveques de Vienne et de Bordeaux, les eveques de Chartres et de Rodez. L'abbe Gregoire nous dit qu'en prevision de la seance royale du lendemain, les deputes qui se reunissaient au club breton (berceau des Jacobins) arreterent un plan de resistance: L'ACTION DU CLUB BRETON La veille au soir nous etions douze ou quinze deputes reunis au Club Breton, ainsi nomme parce que les Bretons en avaient ete les fondateurs. Instruits de ce que meditait la Cour pour le lendemain, chaque article fut discute par tous et tous opinerent sur le parti a prendre. La premiere resolution fut celle de rester dans la salle malgre la defense du roi. Il fut convenu qu'avant l'ouverture de la seance, nous circulerions dans les groupes de nos collegues pour leur annoncer ce qui allait se passer sous leurs yeux et ce qu'il fallait y opposer. [Note: _Memoires de l'Abbe Gregoire_, t. I, p. 380. Ce recit est confirme par Bouchette, Lettre du 24 juin 1789: "Nous etions convenus d'avance quoiqu'il arrivat de ne pas nous separer avant d'avoir pris une deliberation et nous la fimes ainsi" (_Lettres_ de Bouchette, Paris, 1909).] LA SEANCE ROYALE Enfin la seance royale arriva; elle eut tout l'appareil exterieur qui naguere en imposait a la multitude; mais ce n'est pas un trone d'or ni un superbe dais, ni des herauts d'armes, ni des panaches flottants qui intimident des hommes libres. La cour ignorait encore cette verite, qu'on retrouve partout dans toutes les histoires. La garde nombreuse qui entourait la salle n'effraya pas les deputes; elle accrut au contraire leur courage. On repeta la faute qu'on avait faite le 5 mai, de leur affecter une porte separee et de les laisser exposes dans le hangar qui la precedait, a une pluie assez violente, pendant que les autres ordres prenaient leurs places distinguees; enfin ils furent introduits. Le discours et les declarations du roi eurent pour objet de conserver la distinction des ordres, d'annuler les fameux arretes de la constitution des communes en assemblee nationale, d'annoncer en trente-cinq articles les _bienfaits_ que le roi _accordait a ses peuples_, et de declarer a l'assemblee que, si elle l'abandonnait, il ferait le bien des peuples sans elle. D'ailleurs toutes les formes imperatives furent employees, comme dans ces lits de justice ou le roi venait semoncer le parlement. Dans ces bienfaits du roi promis a la nation, il n'etait parle ni de la Constitution tant demandee, ni de la participation des etats generaux a la legislation, ni de la responsabilite des ministres, ni de la liberte de la presse; et presque tout ce qui constitue la liberte civile et la liberte politique etait oublie. Cependant les pretentions des ordres privilegies etaient conservees, le despotisme du maitre etait consacre et les etats generaux abaisses sous son pouvoir. Le prince ordonnait et ne consultait pas; et tel fut l'aveuglement de ceux qui le conseillerent qu'ils lui firent gourmander les representants de la nation, et casser leurs arretes comme si c'eut ete une assemblee de notables. Enfin, et c'etait le grand objet de cette seance royale, le roi _ordonna_ aux deputes de se separer tout de suite, et de se rendre le lendemain matin dans les chambres affectees a chaque ordre pour y reprendre leurs seances. Il sortit. On vit s'ecouler de leurs bancs tous ceux de la noblesse et une partie du clerge. Les deputes des communes, immobiles et en silence sur leurs sieges, contenaient a peine l'indignation dont ils etaient remplis, en voyant la majeste de la nation si indignement outragee. Les ouvriers, commandes a cet effet, emportent a grand bruit ce trone, ces bancs, ces tabourets, appareil fastueux de la seance; mais, frappes de l'immobilite des peres de la patrie, ils s'arretent et suspendent leur ouvrage. Les vils agents du despotisme courent annoncer au roi ce qu'ils appellent la desobeissance de l'assemblee.... [Note: Rabaut, _op. cit.,_ pp. 58-59.] A ce recit de Rabaut Saint-Etienne, Montjoye ajoute ce detail qu'"a l'instant meme ou le roi se placa sur son trone, tous les deputes des trois ordres, par un mouvement simultane, s'assirent et se couvrirent et ils etaient deja assis et couverts lorsque M. le garde des sceaux dit: le roi permet a l'Assemblee de s'asseoir." LES DECLARATIONS DU ROI Le roi veut que l'ancienne distinction des trois ordres de l'Etat soit conservee en son entier, comme essentiellement liee a la constitution de son royaume; que les deputes librement elus par chacun des trois ordres, formant trois chambres, deliberant par ordre, et pouvant, avec l'approbation du souverain, convenir de deliberer en commun, puissent seuls etre consideres comme formant le corps des representans de la nation. En consequence, le roi a declare nulles les deliberations prises par les deputes de l'ordre du Tiers-Etat le 17 de ce mois ainsi que celles qui auraient pu s'ensuivre, comme illegales et inconstitutionnelles (_Decl._ I. 1). Sont nommement exceptees des affaires qui pourront etre traitees en commun celles qui regardent les droits antiques et constitutionnels des trois ordres, la forme de constitution a donner aux prochains Etats-Generaux, les proprietes feodales et seigneuriales, les droits utiles et les prerogatives honorifiques des deux premiers ordres (_id._ 8). Le consentement particulier du clerge sera necessaire pour toutes les dispositions qui pourraient interesser la religion, la discipline ecclesiastique, le regime des ordres et corps seculiers et reguliers (_id._ 9). Les affaires qui auront ete decidees dans les assemblees des trois ordres reunis seront remises le lendemain en deliberation si cent membres de l'Assemblee se reunissent pour en faire la demande (_id._ 12). Toutes les proprietes sans exception seront constamment respectees et S.M. comprend expressement sous le nom de proprietes les _dimes, cens, rentes, droits et devoirs feodaux et seigneuriaux_, et generalement tous les droits et prerogatives utiles ou honorifiques, attaches aux terres et fiefs, ou appartenant aux personnes (_Decl._ II. 12). Les deux premiers ordres de l'Etat continueront a jouir de l'exception des charges personnelles, mais le roi approuvera que les Etats-Generaux s'occupent des moyens de convertir ces sortes de charges en contributions pecuniaires, et qu'alors tous les ordres de l'Etat y soient assujettis egalement (_id._ 15). Dans d'autres articles le roi avait promis de n'etablir aucun nouvel impot sans le consentement des representants de la nation, de faire connaitre le tableau annuel des recettes et des depenses et de le soumettre aux Etats generaux, de sanctionner la suppression de tous les privileges en matiere d'impots, d'abolir la taille, le franc-fief, les lettres de cachet, la corvee, d'etablir des Etats provinciaux composes de deux dixiemes de membres du clerge, de trois dixiemes de membres de la noblesse et de cinq dixiemes de membres du Tiers, etc. Le roi termina par les paroles suivantes: LA MENACE ROYALE Vous venez, Messieurs, d'entendre le resultat de mes dispositions et de mes vues; elles sont conformes au vif desir que j'ai d'operer le bien public; et, si, par une fatalite loin de ma pensee, vous m'abandonniez dans une si belle entreprise, seul, je ferai le bien de mes peuples; seul, je me considererai comme leur veritable representant; et connaissant vos cahiers, connaissant l'accord parfait qui existe entre le voeu le plus general de la nation et mes intentions bienfaisantes, j'aurai toute la confiance que doit inspirer une si rare harmonie, et je marcherai vers le but auquel je veux atteindre avec tout le courage et la fermete qu'il doit m'inspirer. Reflechissez, Messieurs, qu'aucun de vos projets, aucune de vos dispositions ne peut avoir force de loi sans mon approbation speciale. Ainsi je suis le garant naturel de vos droits respectifs; et tous les ordres de l'Etat peuvent se reposer sur mon equitable impartialite. Toute defiance de votre part serait une grande injustice. C'est moi jusqu'a present qui fais tout le bonheur de mes peuples; et il est rare peut-etre que l'unique ambition d'un souverain soit d'obtenir de ses sujets qu'ils s'entendent enfin pour accepter ses bienfaits. Je vous ordonne, Messieurs, de vous separer tout de suite, et de vous rendre demain matin chacun dans les chambres affectees a votre ordre, pour y reprendre vos seances, j'ordonne en consequence au grand-maitre des ceremonies de faire preparer les salles. Dreux-Breze, grand-maitre des ceremonies, vint rappeler aux communes immobiles l'ordre du roi. Bailly lui repondit que les representants du peuple ne recoivent les ordres de personne, que, du reste il allait prendre les ordres de l'assemblee. Alors Mirabeau lanca la celebre apostrophe qu'il a lui-meme rappelee en ces termes: L'APOSTROPHE DE MIRABEAU Bientot M. le marquis de Breze est venu leur dire [aux deputes des communes]: "Messieurs, vous connaissez les ordres du roi." Sur quoi un des membres des communes lui adressant la parole a dit: "Oui, Monsieur, nous avons entendu les intentions qu'on a suggerees au Roi, et vous qui ne sauriez etre son organe aupres des Etats-Generaux, vous qui n'avez ici ni place, ni voix, ni droit de parler, vous n'etes pas fait pour nous rappeler son discours; [Note: Le garde des sceaux, d'apres le protocole, etait seul qualifie pour communiquer les ordres du roi aux Etats generaux. Dreux-Breze outrepassait ses pouvoirs. Il ne devait etre que le porteur d'ordres _ecrits_ du roi.] cependant pour eviter toute equivoque et tout delai, je vous declare que si l'on vous a charge de nous faire sortir d'ici, vous devez demander des ordres pour employer la force, car nous ne quitterons nos places que par la puissance de la baionnette." Alors, d'une voix unanime, tous les deputes se sont ecries: "Tel est le voeu de l'Assemblee." [Note: _Treizieme lettre_ de Mirabeau a ses _commettants_.] Le Tiers, sur la proposition de Camus et de Sieyes, declara persister dans ses precedents arretes, recidivant ainsi sa desobeissance. Il decreta en outre, sur la proposition de Mirabeau, que la personne des deputes etait inviolable. "Ce n'est pas manifester une crainte, avait dit Mirabeau, c'est agir avec prudence; c'est un frein contre les conseils violents qui assiegent le trone." Le roi ceda devant l'attitude resolue des nobles patriotes, l'offre de demission de Necker, qui n'avait deja pas assiste a la seance royale, devant l'agitation du monde des rentiers qui craignait la banqueroute, devant l'insubordination de l'armee et les manifestations populaires. LES NOBLES PATRIOTES AU SECOURS DU TIERS On se rappelle cette celebre reponse de Mirabeau au grand maitre des ceremonies qui nous sommait de nous retirer. Cette reponse, me dit d'Andre, [Note: D'Andre, depute de la noblesse d'Aix aux Etats generaux, devint avec Barnave et les Lameth un des chefs du cote gauche de la Constituante.] ayant ete rapportee a la cour par M. de Breze, il fut donne ordre a deux ou trois escadrons des gardes du corps de marcher sur l'Assemblee et de la sabrer, s'il le fallait, pour la dissoudre. Et certes, les deputes, dans un pareil moment, se seraient tous laisse egorger plutot que de bouger. Au moment ou cette troupe avancait, plusieurs deputes de la minorite de la noblesse etaient rassembles sur une terrasse attenant, si je me le rappelle bien, au logement de l'un des Crillon. Il y avait entre autres les deux Crillon, d'Andre, le marquis de Lafayette, les ducs de La Rochefoucauld, de Liancourt, etc., tous dans les opinions de Necker, voulant l'etablissement d'un gouvernement constitutionnel a l'anglaise, avec la branche regnante de la dynastie. Lorsque d'Andre vit les gardes du corps s'avancer pour executer l'ordre dont je viens de parler: "Eh quoi! s'ecrie-t-il, aurions-nous la lachete de laisser egorger sous nos yeux et sans aucune demarche vigoureuse pour en empecher, des hommes qui nous donnent un si bel exemple de fermete et de devouement! Marchons au-devant des escadrons et sauvons les deputes des communes ou perissons avec eux." Ils partent tous a l'instant; ils barrent le chemin au detachement, enfoncent leurs chapeaux empanaches, mettent l'epee a la main et declarent au commandant qu'il leur passera sur le corps a tous avant qu'il parvienne aux deputes des communes, que c'etait a lui a juger les consequences. Le commandant repond d'abord qu'il ne connait que ses ordres, et fait un mouvement pour se porter en avant et leur passer sur le corps. Mais ces braves gens etant restes inebranlables a l'approche de cette cavalerie, le commandant n'osa pas aller plus loin; il retourna au chateau rendre compte de ce qui s'etait passe et demander de nouveaux ordres. La Cour effrayee, irresolue, donna l'ordre de retrograder. Le fait est notoire et je n'ai aucun doute sur les details. D'Andre n'est ni imposteur ni fanfaron, et tous les hommes que je viens de citer etaient capables de toutes sortes de grandes et belles actions. [Note: _Memoires_ de La Revelliere-Lepeaux, t. I, pp. 82-84.] LA DEMISSION DE NECKER Des cris de _Vive Necker_ se faisaient entendre jusqu'au chateau. On voulait le voir, on voulait le prier de rester a la tete des affaires. Dans l'intervalle, il a ete demande chez la reine. Le peuple l'y a suivi, et les cours du chateau sont restees pleines de monde. M. Necker a passe un instant chez le roi pour lui rendre compte que toutes les caisses etaient fermees a Paris, que la ville entiere etait prete a se soulever, et que les directeurs de la Caisse d'Escompte arrivaient dans le moment de Paris lui annoncer tous les dangers dont la Caisse etait menacee. Le roi a senti que le remede a ces maux etait la conservation de son ministere. Il a meme exige dit-on que M. Necker allat depuis le Chateau jusqu'au Controle general a pied, pour se montrer au peuple et l'assurer qu'il restait. Les rues, les fenetres retentissaient d'applaudissements et de cris repetes de _Vive Necker!_ Dans un instant tous les deputes du Tiers-Etat se sont rendus chez M. Necker pour le feliciter et applaudir avec lui au bonheur de la nation qui le conserve. On l'embrassait, on embrassait Mme Necker et la baronne de Stael, le public embrassait les deputes du Tiers, les applaudissait, criait: _Vive Necker, vive l'Assemblee nationale_! [Note: Journal de l'abbe Coster, dans A. Brette, _La Revolution francaise,_ t. XXIII, pp. 66-67.] L'INSUBORDINATION DE L'ARMEE Le jeudi [25 juin 1789], les soldats du regiment des Gardes francaises ayant abandonne leurs casernes s'etaient repandus dans Paris, allant par bandes dans tous les lieux publics, criant: _Vive le Roi, Vive le Tiers!_ allant boire dans les cabarets, obtenant de l'argent de plusieurs fanatiques qui leur en distribuaient des poignees. Crainte d'une revolte generale, on n'osa les consigner. Le vendredi, ils se repandirent de meme dans tous les endroits publics, firent mettre bas les armes a plusieurs patrouilles des gardes suisses qu'ils rencontrerent et publierent les deux imprimes ci-joints. M. du Chatelet, accouru a Paris, parvint, en allant lui-meme a chaque caserne, a les contenir hier samedi. Et la reunion effectuee ne laissant pas d'animosite entre les partis, il faut esperer qu'on n'aura pas besoin de se servir des troupes, sur lesquelles V.E. voit qu'on ne pourrait faire aucun fonds. J'apprends a l'instant que le Roi ne peut pas compter davantage sur ses propres gardes du corps. Un marechal des logis, bas-officier avec rang de lieutenant-colonel, est venu dire, au nom de la troupe, au duc de Guiche, capitaine de quartier, que leur devoir etait de garder et de proteger la personne du Roi, mais non de monter a cheval pour se battre avec la canaille; qu'en consequence ils ne feraient point de patrouilles. Le duc Guiche a casse le bas-officier. Sur quoi les gardes du corps sont venus presenter au Roi un memoire, ou, en l'assurant de leur attachement pour sa personne, ils ont demande son retablissement. Le Roi a mis au bas du memoire: "j'ai toujours compte sur la fidelite de mes gardes du corps", et il le leur a rendu. Les gardes ont fait dire a M. de Guiche que si on ne leur rendait point leur camarade, a la fin de leur service qui se termine avec le mois de juin, le Roi pouvait disposer de 600 bandoulieres, ce qui fait la moitie de tout le corps, y ayant dans ce moment double garde. Les regiments de Reinach (Suisse) et de Lauzun (hussards) viennent d'arriver. La fidelite des regiments etrangers commence aussi a devenir suspecte. Les bourgeois les seduisent, et les Suisses de Salis-Samade loges a Issy et a Vaugirard ont assure leurs hotes qu'au cas ou on les fit marcher, ils devisseraient les batteries de leurs fusils. [Note: Depeche de Salmour, ministre plenipotentiaire de Saxe, 28 juin 1789, dans FLAMMERMONT, Rapport sur les correspondances des agents diplomatiques etrangers en France avant la Revolution. _Nouvelles archives des missions_, t. VIII, p. 231.] Le 24 juin, la majorite du Clerge, desobeissant a son tour au roi se rendit a la deliberation du Tiers. Le 25, 47 membres de la noblesse, le duc d'Orleans en tete, en firent autant. Le 27, le roi se resigna a sanctionner ce qu'il ne pouvait plus empecher. Il ordonna aux deux ordres privilegies de se reunir au Tiers. Le jour meme la reunion est un fait accompli. Le serment du jeu de paume laissa un vif souvenir parmi les patriotes et une societe particuliere fut fondee par Gilbert Romme pour en commemorer l'anniversaire. LE PREMIER ANNIVERSAIRE DU SERMENT DU JEU DE PAUME Formes en "bataillon civique", les membres de la societe du serment du jeu de paume entrerent a Versailles par l'avenue de Paris. Au milieu d'eux, quatre volontaires de la Bastille portaient "une table d'airain sur laquelle etait grave en caracteres ineffacables le serment du jeu de paume. Quatre autres portaient les ruines de la Bastille destinees a sceller sur les murs du jeu de Paume cette table sacree". La municipalite de Versailles vint a la rencontre du cortege. Le regiment de Flandre presenta les armes devant "l'arche sacree". Arrives au jeu de Paume, tous les assistants renouvelerent le serment "dans un saisissement religieux". Puis un orateur les harangua: "Nos enfants iront un jour en pelerinage a ce temple, comme les musulmans vont a La Mecque. Il inspirera a nos derniers neveux le meme respect que le temple eleve par les Romains a la piete filiale...." Au milieu des cris d'allegresse, les vieillards scellerent sur la muraille la table du serment: "Chacun envia le bonheur de l'enfoncer." Tous ne quitterent qu'a regret ce lieu si cher aux ames sensibles: "Ils s'embrasserent mutuellement et furent reconduits avec pompe par la municipalite, la garde nationale et le regiment de Flandre, jusqu'aux portes de Versailles." Le long de la route, en rentrant a Paris, "ils ne s'entretenaient que du bonheur des hommes, on eut dit que c'etaient des Dieux qui etaient en marche". Au bois de Boulogne, un repas de trois cents couverts, "digne de nos vieux aieux", leur fut servi "par des jeunes nymphes patriotes". Au-dessus de la table on avait place "les bustes des amis de l'humanite, de J.-J. Rousseau, de Mably, de Franklin qui semblait encore presider la fete". Le president de la societe, G. Romme, "lut pour benedicite les deux premiers articles de la Declaration des Droits de l'homme. Tous les convives repeterent: Ainsi soit-il!". Au dessert, on donna lecture du proces-verbal de la journee. "Cet acte religieux excita de vifs applaudissements." Puis vinrent les toasts. Danton "eut le bonheur de porter le premier". "Il dit que le Patriotisme, ne devant avoir d'autres bornes que l'Univers, il proposait de boire a sa sante, a la Liberte, au bonheur de l'Univers entier; de Menou but a la sante de la Nation et du Roi "qui ne fait qu'un avec elle", Charles de Lameth a la sante des vainqueurs de la Bastille, Santhonax a nos freres des colonies, Barnave au regiment de Flandre, Robespierre "aux ecrivains courageux qui avaient couru tant de dangers et qui en couraient encore en se livrant a la defense de la Patrie". Un membre designa alors Camille Desmoulins dont le nom fut vivement applaudi. Enfin un pieux chevalier termina la serie des toasts en buvant "au sexe enchanteur qui a montre dans la Revolution un patriotisme digne des dames romaines". Alors "des femmes vetues en bergeres" entrerent dans la salle du banquet et couronnerent de feuilles de chene les deputes a l'Assemblee nationale: d'Aiguillon, Menou, les deux Lameth, Barnave, Robespierre, Laborde. Un artiste celebre [Note: David, dont tout le monde connait le celebre tableau du serment du jeu de Paume.] qui assistait a la fete promit d'employer son talent "a transmettre a la posterite les traits des amis inflexibles du bien public". [Note 2: A. Mathiez, _Les Origines des Cultes revolutionnaires_, pp. 47-49, d'apres le proces-verbal officiel de la ceremonie.] CHAPITRE II LA REVOLUTION DU 14 JUILLET L'APPEL DES TROUPES ET LES PROJETS DE LA COUR Le roi, qui avait de l'honneur, avait ressenti vivement l'humiliation que le Tiers et la majorite du Clerge lui avaient imposee. Il preta une oreille complaisante aux conseils de revanche qui lui venaient de la reine et du comte d'Artois. Des le 26 juin il appelait autour de Paris et de Versailles 20,000 hommes, dont 3,000 cavaliers, la plupart des troupes etrangeres qu'il croyait plus sures. Les contemporains ont cru communement a un projet de coup de force comportant une double offensive, contre l'Assemblee et contre Paris. Le jour de la seance royale, le 23 juin, des bruits tres inquietants s'etaient repandus dans Paris. L'on racontait que Necker, instruit que la cour s'appretait a l'exiler, avait offert trois fois sa demission et n'avait reussi a la faire accepter qu'en promettant de ne point quitter Versailles; qu'un nouveau ministere etait forme avec le prince de Conti comme premier ministre, le prince de Conde comme generalissime de l'armee, Foulon comme controleur general des finances; "que le projet de la cour etait de faire arreter un depute par chaque bailliage pour le retenir en otage dans l'interieur du chateau de la Bastille, ou l'on avait vu arriver un grand nombre de lits et une grande quantite de matelas" (Hardy). Quelques jours plus tard, nouvelles rumeurs. L'espoir un moment nourri apres la reunion des ordres, de voir disgracier les princes de Conti et de Conde ainsi que Barentin, s'evanouit, la concentration des troupes est connue et commentee a Paris des la fin de juin et des bruits sinistres circulent. Le 3 juillet, l'on raconte au Palais-Royal que les membres du tiers, exposes a etre assassines par les nobles, demandent du secours, et peu s'en faut que plusieurs milliers d'hommes ne se mettent en route pour Versailles. Puis, a mesure que les troupes se rapprochent, et surtout apres la seance du 8 juillet a l'Assemblee, les on-dit se precisent: la cour veut imposer a l'Assemblee, au cours d'une nouvelle seance royale, les declarations du 23 juin, qui seront ensuite largement repandues dans tout le royaume, lues au prone de toutes les paroisses; si l'Assemblee resiste, elle sera transferee dans une ville eloignee ou prorogee pour un mois, ou immediatement dissoute. L'on affirme qu'au cours d'une nuit prochaine, les troupes stationnees a Versailles prendront les armes, que le local de l'Assemblee sera occupe militairement, les plus turbulents arretes, voire condamnes et executes, les autres disperses. Au coeur meme de la crise, le 13 et le 14 juillet, le bruit court avec persistance que la salle des Menus-Plaisirs est minee; ce bruit trouve creance parmi les deputes et Gregoire se fait a la tribune l'interprete des frayeurs qu'il inspire. Contre Paris, l'on meditait un assaut dans les regles: des batteries installees sur les hauteurs de Montmartre foudroieraient la ville; en meme temps, les troupes campees au Champ de Mars et celles de Courbevoie, de Saint-Denis, etc., feraient irruption. Tout ce qui resisterait serait fusille ou sabre; les soldats auraient permission de piller. Puis les barrieres seraient fermees, garnies de canons, et Paris serait isole du reste de la France. L'on se communiquait, dans le public, des plans d'operations ou la mission de chaque corps, les itineraires, la progression methodique de l'attaque etaient minutieusement indiques. Ces bruits doivent etre accueillis avec circonspection. Paris et Versailles ont passe, pendant la premiere quinzaine de juillet 1789, par un acces d'exaltation generalisee qui atteignit son paroxysme le jour de la prise de la Bastille, par une sorte de "grande peur" qui explique la naissance des rumeurs les plus folles. A l'Assemblee meme, tous ceux des deputes qui n'avaient pas partie liee avec la cour semblent y avoir prete foi; et point n'est besoin, pour faire comprendre leur credulite, d'invoquer les calculs politiques: ils ont subi la contagion du moment. Il n'est point douteux que, du 23 juin au 12 juillet, des projets extremes ont ete agites. Dans une depeche du 9 juillet, le comte de Salmour, ministre de Saxe a Paris, attribue a d'Epremenil un plan de dissolution Des Etats generaux a main armee. "D'apres son projet, l'on devrait casser les Etats generaux, arreter quelques-uns des membres qui avaient parle avec plus de chaleur, les livrer au parlement, ainsi que M. Necker, pour instruire leur proces dans les formes juridiques et les faire perir sur l'echafaud comme criminels de lese-majeste et coupables de haute trahison." Le meme temoin note "les rodomontades ridicules des aristocrates", a mesure que les regiments arrivent. Les officiers de l'etat-major du marechal de Broglie se laissaient aller, en parlant de l'Assemblee, a de graves intemperances de langage, et le marechal lui-meme, a en croire Salmour et Besenval, montrait une assurance, une jactance menacantes. [Note: Pierre Caron, La tentative de contre- revolution de juin-juillet 1789 dans la _Revue d'histoire moderne et contemporaine, t. VII, pp. 20-23.]. _LA REPLIQUE DES PATRIOTES_ LA MOTION DE MIRABEAU DU 8 JUILLET Le 8 juillet, Mirabeau prononca un terrible requisitoire contre les mauvais conseillers du roi qui compromettaient le trone: "Ont-ils prevu les conseillers de ces mesures, ont-ils prevu les suites qu'elles entrainent pour la securite meme du trone? Ont-ils etudie dans l'histoire de tous les peuples comment les revolutions ont commence, comment elles se sont operees?" Il deposa la motion suivante: Qu'il soit fait au roi une tres humble adresse, pour peindre a S.M. les vives alarmes qu'inspire a l'Assemblee nationale de son royaume l'abus qu'on s'est permis depuis quelque temps du nom d'un bon roi pour faire approcher de la capitale et de cette ville de Versailles des trains d'artillerie et des corps nombreux de troupes tant etrangeres que nationales, dont plusieurs se sont cantonnes dans les villages voisins, et pour la formation annoncee de divers camps aux environs de ces deux villes. Qu'il soit represente au roi, non seulement combien ces mesures sont opposees aux intentions bienfaisantes de S.M. pour le soulagement de ses peuples dans cette malheureuse circonstance de cherte et de disette de grains, mais encore combien elles sont contraires a la liberte et a l'honneur de l'Assemblee nationale, propres a alterer entre le roi et ses peuples cette confiance qui fait la gloire et la surete du monarque, qui seule peut assurer le repos et la tranquillite du royaume, procurer enfin a la nation les fruits inestimables qu'elle attend des travaux et du zele de cette Assemblee. Que S.M. soit suppliee tres respectueusement de rassurer ses fideles sujets en donnant les ordres necessaires pour la cessation immediate de ces mesures egalement inutiles, dangereuses et alarmantes, et pour le prompt renvoi des troupes et des trains d'artillerie aux lieux d'ou on les a tires. Et attendu qu'il peut etre convenable, en suite des inquietudes et de l'effroi que ces mesures ont jetes dans le coeur du peuple, de pourvoir provisionnellement au maintien du calme et de la tranquillite; S.M. sera suppliee d'ordonner que dans les deux villes de Paris et de Versailles, il soit incessamment leve des gardes bourgeoises qui, sous les ordres du roi, suffiront pleinement a remplir ce but sans augmenter autour de deux villes travaillees des calamites de la disette le nombre des consommateurs. [Note: Reimpression du _Moniteur_.] La motion de Mirabeau fut votee, a l'unanimite moins quatre voix, a l'exception du dernier paragraphe que les electeurs de Paris allaient se charger de mettre en application. [Note: Des le 25 juin les electeurs de Paris avaient agite le projet d'une milice bourgeoise.] L'AGITATION A PARIS. LES GARDES FRANCAISES A ces mouvements et a ces bruits la capitale entiere n'eut qu'un sentiment; et ce n'etait pas une populace ignorante et tumultueuse, c'etait tout ce que cette ville celebre renferme d'hommes eclaires ou braves de tous les etats et de toutes les conditions. Le danger commun avait tout reuni. Les femmes qui, dans les mouvements populaires, montrent toujours le plus d'audace, encourageaient les citoyens a la defense de leur patrie. Ceux-ci, par un instinct que leur donnaient le danger public et l'exaltation du patriotisme, demandaient aux soldats qu'ils rencontrent s'ils auront le courage de massacrer leurs freres, leurs concitoyens, leurs parents, leurs amis. Les gardes-francaises les premiers, ces citoyens genereux, rebelles a leurs maitres, selon le langage du despotisme, mais fideles a la nation, jurent de ne tourner jamais leurs armes contre elle. Des militaires d'autres corps les imitent. On les comble de caresses et de presents. On voit ces soldats, qui avaient ete amenes pour l'oppression de la capitale, et par consequent du royaume, se promener dans les rues en embrassant les citoyens. Ils arrivent en foule au Palais-Royal, ou tout le monde s'empresse de leur offrir des rafraichissements, et chacun emploie tous les moyens qu'il juge propres a detacher les soldats de l'obeissance arbitraire pour les reunir a la cause commune. On apprend cependant que quelques-uns d'entre eux vont etre punis d'avoir refuse de tirer sur leurs concitoyens, que onze gardes francaises sont detenus aux prisons de l'Abbaye, et vont etre transferes a Bicetre, prison des plus vils scelerats. Leur cause devient la cause publique. On court les delivrer [le 9 juillet]; la foule grossit en marchant; on force les prisons, on entre, on les delivre; et ils sont amenes en triomphe au Palais-Royal, qui devient leur asile. Les hussards et les dragons qui avaient recu ordre de charger les citoyens, posent leurs armes et se joignent a eux; et l'on entend partout les cris de _Vive la Nation!_ car, depuis la constitution des communes en assemblee nationale, c'etait le cri de la joie publique, et l'on ne disait plus _vive le Tiers-Etat!_. [Note: Rabaut, _op. cit._, pp. 64-65.] Le lendemain, 10 juillet, les _Electeurs_ de Paris, c'est-a-dire les delegues des assemblees primaires qui avaient elu les deputes de la ville aux Etats-Generaux, se reunissaient dans la grande salle de l'Hotel de Ville et discutaient un projet d'organisation d'une garde bourgeoise. LE RENVOI DE NECKER ET LE ROLE DES CAPITALISTES DANS L'INSURRECTION Le 11 juillet, vers 3 heures de l'apres-midi, le roi revoquait Necker et l'invitait a sortir immediatement du royaume. Les autres ministres patriotes, Montmorin, Saint-Priest, La Luzerne etaient de meme disgracies. Leurs successeurs etaient pris dans le parti de la resistance a outrance: le baron de Breteuil, le marechal de Broglie, le duc de La Vauguyon, etc. Le renvoi de Necker provoqua dans le monde de la finance et de la bourgeoisie le meme emoi que sa menace de demission le 23 juin. Le 12 juillet, lorsqu'il apprend le renvoi de Necker, le bailli de Virieu ecrit: "Le renvoi de Necker portera un coup au credit, et la caisse d'escompte pourrait bien faire banqueroute. Le roi, probablement, sera force de reculer et de faire retirer les troupes." "Aussitot, dit Bailly, qu'on apprit a Paris la nouvelle du renvoi de Necker, les agents de change s'assemblerent pour deliberer sur les suites du coup que cet evenement allait porter au commerce et aux finances. Ils deciderent que, pour eviter de mettre a decouvert un discredit total de tous les effets, la Bourse serait fermee lundi; ils depecherent l'un d'eux, M. Madimer, a Versailles pour avoir des nouvelles et connaitre l'etat des choses". Les craintes des agents de change n'etaient pas injustifiees; des le 10, les rumeurs repetees sur le mouvement des troupes autour de Paris avaient fait tomber les billets de la Caisse d'escompte de 4 265 livres, ou ils etaient le 8, a 4 165 livres. L'arrete fameux de l'Assemblee nationale du 13 juillet vise expressement la banqueroute. Le Constituant Lofficial depeint la consternation des bourgeois parisiens le 12 juillet: "Ils ne voyaient que la banqueroute royale et la perte de leur fortune certaine (la majeure partie des Parisiens ayant tout leur avoir sur le Tresor royal)". Le _Tableau des principaux evenements de la Revolution_ s'exprime ainsi: "Un des principaux moyens employes par les factieux pour soulever Paris peuple de capitalistes, de rentiers, d'agioteurs avait ete d'y repandre le bruit que la resolution de faire banqueroute avait ete prise dans le meme conseil ou l'exil de M. Necker avait ete prononce. M. Mounier eut la faiblesse d'adopter cette fable absurde: "Nous declarerons ... que l'Assemblee nationale ne peut consentir a une honteuse banqueroute". Enfin Rivarol, dans ses memoires, a fait avec amertume les memes constatations: "Les capitalistes, par lesquels la Revolution a commence n'etaient pas si difficiles en fait de constitution, et ils auraient donne la main a tout, pourvu qu'on les payat.... Soixante mille capitalistes et la fourmiliere des agioteurs ont decide la Revolution". Et, dans une note, il accuse les principaux banquiers de Paris, Laborde-Mereville, Boscary, Dufresnoy, d'avoir mis a la disposition du parti revolutionnaire des sommes considerables. [Note: Pierre Caron, _La tentative de contre-revolution de juin-juillet 1789_, dans la _Revue d'histoire moderne_, t. VIII, pp. 666- 667.] LE 12 JUILLET Il est impossible de depeindre le mouvement immense qui tout a coup souleva la ville entiere de Paris [a la nouvelle du renvoi de Necker]. On y previt tout ce a quoi il fallait s'attendre, l'assemblee nationale dissoute par la force, et la capitale envahie par l'armee. Les citoyens accourent au Palais-Royal, leur rendez-vous accoutume; la consternation les y avait conduits; la fureur commune s'y alluma, mais telle qu'elle dut se communiquer en un moment a cette vaste et populeuse enceinte. La premiere Victime du despotisme devint l'idole et la divinite du jour. Les citoyens prennent un buste de M. Necker; ils y joignent celui de M. d'Orleans, dont on disait aussi qu'il allait etre exile, et les promenent dans Paris suivis d'un immense cortege. Des soldats du Royal-Allemand recoivent ordre de charger, et frappent de leurs sabres ces bustes insensibles: plusieurs personnes sont blessees. Le prince de Lambesc etait sur la place de Louis XV avec des soldats de Royal-Allemand; le peuple lui jette des pierres; alors il se precipite dans les Tuileries le sabre a la main et blesse un vieillard qui s'y promenait. Tandis que les femmes et les enfans, effrayes, poussent mille cris, le canon tire et tout Paris est sur pied et crie aux armes; le tocsin sonne, les citoyens enfoncent les boutiques des armuriers. Ils battent une compagnie de Royal-Allemand, et l'emotion continue durant toute la journee jusqu'a ce que, la nuit etant survenue, des brigands, apostes hors de Paris, brulent les barrieres, entrent dans la ville et courent les rues, que remplissaient heureusement des patrouilles de citoyens, de gardes-francaises et de soldats du guet. [Note: Rabaut, _op. cit._, p. 68.] CAMILLE DESMOULINS AU PALAIS-ROYAL Il etait deux heures et demie [le 12 juillet]; je venais de sonder le peuple. Ma colere contre les despotes etait tournee en desespoir. Je ne voyais pas les groupes, quoique vivement emus ou consternes, assez disposes au soulevement. Trois jeunes gens me parurent agites d'un plus vehement courage; ils se tenaient par la main. Je vis qu'ils etaient venus au Palais-Royal dans le meme dessein que moi; quelques citoyens passifs les suivaient: "Messieurs, leur dis-je, voici un commencement d'attroupement civique; il faut qu'un de nous se devoue et monte sur une table pour haranguer le peuple"--"Montez-y"--"J'y consens". Aussitot je fus plutot porte sur la table que je n'y montai. A peine y etais-je que je me vis entoure d'une foule immense. Voici ma courte harangue que je n'oublierai jamais: "Citoyens, il n'y a pas un moment a perdre. J'arrive de Versailles, M. Necker est renvoye; ce renvoi est le tocsin d'une Saint-Barthelemi de patriotes; ce soir tous les bataillons suisses et allemands sortiront du Champ-de-Mars pour nous egorger. Il ne nous reste qu'une ressource, c'est de courir aux armes et de prendre des cocardes pour nous reconnaitre." J'avais les larmes aux yeux et je parlais avec une action que je ne pourrais ni retrouver ni peindre. Ma motion fut recue avec des applaudissemens infinis. Je continuai: "--Quelles couleurs voulez-vous?--Quelqu'un s'ecria:--Choisissez.--Voulez-vous le vert, couleur de l'esperance ou le bleu de Cincinnatus, couleur de la liberte d'Amerique et de la democratie?" Des voix s'eleverent: "--Le vert, couleur de l'esperance!--Alors je m'ecriai:--Amis! le signal est donne: voici les espions et les satellites de la police qui me regardent en face. Je ne tomberai pas du moins vivant entre leurs mains. Puis, tirant deux pistolets de ma poche, je dis: Que tous les citoyens m'imitent!" Je descendis etouffe d'embrassemens; les uns me serraient contre leurs coeurs; d'autres me baignaient de leurs larmes, un citoyen de Toulouse, craignant pour mes jours, ne voulut jamais m'abandonner. Cependant on m'avait apporte un ruban vert. J'en mis le premier a mon chapeau et j'en distribuai a ceux qui m'environnaient. [Note: Camille Desmoulins, _Le vieux cordelier_, n deg. 5, ed. Baudouin, 1825, pp. 81-82.] LE 13 JUILLET Le 13 juillet, au matin, les _Electeurs_ prennent la direction du mouvement. Ils s'emparent des pouvoirs municipaux, en maintenant en fonctions le prevot des marchands Flesselles qu'ils appellent a presider leur _Comite permanent_. Ils organisent immediatement la milice bourgeoise a raison de 800 hommes par district, 48 000 pour la ville. La journee se passa a enroler les compagnies et a les armer. Les deux principaux episodes de cette prise d'armes furent le pillage du garde-meuble et le pillage des Invalides. LE PILLAGE DES INVALIDES L'hotel des Invalides, a la vue des troupes campees au Champ de Mars, fut emporte par 7 ou 8 000 bourgeois desarmes qui, sortant avec fureur des trois rues adjacentes, se precipiterent dans un fosse de 12 pieds de large sur 8 de profondeur et l'eurent, se transportant les uns les autres sur les epaules, passe en moins de rien. Arrives dans l'Esplanade pele-mele avec les Invalides qui n'eurent pas le temps de se reconnaitre, ils s'y emparerent de 12 pieces de canon de 14, de 10, de 18 et d'un mortier. Ils presenterent alors au gouverneur un ordre de la ville de leur remettre les armes, qui, ne voyant plus moyen de se defendre dans son hotel, en ouvrit les portes. Ils s'emparerent de 40 000 fusils et d'un magasin de poudre. Temoin de cette operation qui se fit avec une vivacite incroyable je passai au camp voisin, ou le spectacle des troupes tristes, mornes et abattues, enfermees depuis quinze jours dans un espace assez etroit, me parut different de celui des hommes entreprenants et courageux que je venais de quitter. Les generaux convinrent des ce moment qu'il etait impossible de _soumettre Paris_, que le parti de la retraite etait le seul prudent. [Note: Depeche de Salmour, ministre de Saxe, 16 juillet 1789, _Nouvelles archives des missions_, t. VIII, p. 238.]. UN MENEUR: JEAN ROSSIGNOL Si la Cour n'avait eu contre elle que les rentiers et les bourgeois, gens naturellement pacifiques, elle aurait triomphe facilement. Mais les bourgeois surent entrainer derriere eux la foule des proletaires. Les veritables chefs de l'insurrection furent d'anciens soldats, vivant du travail de leurs mains en artisans, ne s'occupant pas generalement de politique, mais gagnes pour une fois par la contagion de l'exemple. L'un d'eux, Jean Rossignol, ouvrier orfevre, qui avait fait auparavant de nombreuses garnisons sous le sobriquet militaire de _Francoeur_, a raconte, avec une sincerite admirable, comment il devint un des vainqueurs de la Bastille. "Le 12 juillet 89, dit-il, je ne savais rien de la Revolution, et je ne me doutais en aucune maniere de tout ce qu'on pouvait tenter." C'etait un dimanche. Il dansait dans une guinguette quand il vit qu'on brulait les barrieres. Des passants l'interpellent: "Es-tu du Tiers-Etat? Crie _Vive le Tiers-Etat!_" Il cria _Vive le Tiers-Etat_ sans trop savoir ce que cela voulait dire. Bien lui en prit, car un de ses camarades qui s'y refusait fut roue de coups. Le lendemain, 13 juillet, il voit la foule qui s'arme dans les boutiques des fourbisseurs. Ce spectacle l'interesse. Il fait comme tout le monde: "Je fus au Palais-Royal: la je vis des orateurs montes sur des tables qui haranguaient les citoyens et qui reellement disaient des verites que je commencais a apprecier. Leurs motions tendaient toutes a detruire le regime de la tyrannie et appelaient aux armes pour chasser toutes les troupes qui etaient au Champ-de-Mars. Ces choses m'etaient si bien demontrees que je ne desirais plus que l'instant ou je pourrais avoir une arme afin de me reunir a ceux qui etaient armes." Voila Rossignol converti et lance. Il retourne dans son quartier, il groupe ses connaissances, il devient un chef. Il suit les bourgeois, mais il se defie d'eux, il n'est pas de leur classe. Nous nous rassemblames entre gens de connaissance et nous nous trouvames plus de soixante dans un instant tous bien decides, car la plupart d'entre nous avaient au moins un conge de service dans la ligne. Nous entrames dans l'eglise; nous y vimes tous ces gros aristocrates s'agiter; je dis aristocrates, parce que, dans cette assemblee, ceux qui parlaient etaient pour la plupart chevaliers de Saint-Louis, marquis, barons, etc. Le seul homme qui me plut, et que je ne connaissais pas, fut le citoyen Thuriot de La Roziere, qui s'est bien montre dans cette assemblee. La, on etait occupe a nommer des commandants, des sous-commandants, [Note: La reunion avait pour but d'organiser la milice bourgeoise que les electeurs venaient de decreter. On remarquera que la reunion se tient dans l'Eglise.] et toutes les places etaient donnees a ces chevaliers de Saint-Louis. Enfin, je fis une sortie contre cette nomination parce qu'aucun citoyen n'y etait appele. Un nomme Degie, alors notaire, Saint-Martin et les derniers chevaliers de Saint-Louis proposaient les candidats. Je fus si outre de voir cette clique infernale se liguer pour commander les citoyens que je demandai la parole. Je montai sur une chaise et je leur dis que l'on commencait par ou l'on devait finir, et que ce n'etait pas de cette maniere qu'il fallait agir pour nous preserver des troupes qui etaient aux environs de Paris, que de tous les commandants que l'on venait de nommer aucun n'etait dans le cas d'empecher que les citoyens fussent massacres. On me dit que je n'avais qu'a en donner le moyen. Je leur repondis qu'il fallait commencer par avoir des soldats et ensuite des armes a leur distribuer, qu'il fallait absolument des armes pour pouvoir se defendre; ensuite on devait se rassembler par quartiers, chacun etant arme, chacun devait avoir le droit de nommer son chef;... je proposai d'aller chez tous les seigneurs qui residaient dans la paroisse, d'y faire une perquisition et d'apporter dans l'eglise toutes les armes que l'on trouverait. J'ajoutai que la distribution devrait en etre faite legalement par chaque quartier, en donnant surtout les fusils aux mains des hommes connus qui en savaient le maniement: c'etait la le bon moyen, selon moi. Ma motion fut rejetee et improuvee comme venant d'un homme suspect, et Le Bossu, alors cure de Saint-Paul, [Note: Bossu refusera le serment, sera deporte et ne reviendra en France qu'en 1801.] dit qu'il fallait me mettre a Bicetre; ce a quoi je repliquai que j'etais soutenu de tout mon quartier et que, s'il voulait me faire arreter, j'allais lui tomber sur le corps. En me regardant, il vit que j'etais entoure de plus de trente hommes qui avaient les bras retrousses: il eut peur et ne souffla plus mot.... A neuf heures on vint me dire que l'on faisait des listes chez le cure. Je m'y rendis et j'y fis grand tapage afin qu'aucun de mes amis venus pour s'inscrire sur cette liste, qui etait a bien nommer liste de proscription, n'y fut inscrit; et je demandai: Ou sont les fusils de cette ville, que vous aviez promis dans deux heures? En voila six de passees et rien n'est encore arrive!... Mes camarades et moi nous les laissames deliberer et nous nous en fumes boire, tout le Tiers-Etat ensemble, avec promesse de nous rejoindre le lendemain, le plus qu'il nous serait possible afin d'avoir des armes. [Note: _Vie veritable du citoyen Jean Rossignol_, publiee par V. Barrucand, 1896, pp. 75-79.] Ce recit, d'une couleur si vive, n'a pas besoin de commentaire. La bourgeoisie, en dechainant Rossignol et ses pareils contre les privilegies, dut avoir tres vite le sentiment qu'elle ne s'etait pas donne seulement des allies mais des rivaux. Rossignol participera a toutes les grandes journees revolutionnaires, deviendra general, commandera en Vendee, sera deporte par Bonaparte aux iles Seychelles puis a Anjouan ou il mourra en 1802. LE 14 JUILLET La Cour fut surprise par la brusque offensive des Parisiens. La Concentration des troupes n'etait pas terminee. Le marechal de Broglie, sans doute mal soutenu par le roi que reprenaient ses hesitations, laisse Besenval sans ordre et Besenval, peu sur de ses troupes, reste inerte et impuissant au Champ-de-Mars, sans rien tenter pour reprimer l'insurrection. L'Assemblee, encouragee par l'attitude de Paris, avait decrete le 13 juillet que Necker emportait son estime et ses regrets, que les nouveaux ministres seraient responsables des evenements et elle avait decide de sieger jour et nuit, en se tenant en rapports avec les Electeurs parisiens. Le 14 juillet des le matin de nombreuses deputations des districts et des Electeurs se rendirent a la Bastille pour demander au gouverneur De Launay de livrer des armes a la milice qui se formait et de faire retirer les canons de la forteresse qui n'etait defendue que par quelques Suisses et quelques Invalides, ceux-ci assez hesitants et presque gagnes a la cause populaire. Pendant que les deputations parlementent en vain avec le gouverneur, le peuple s'attroupe et les gardes francaises amenent des canons. Une derniere deputation est recue a coups de fusil par les Suisses. C'est le signal des hostilites. L'episode le plus dramatique du siege fut: LE DEVOUEMENT D'ELIE Pour parvenir a travers la cour du gouvernement [Note: Le gouvernement etait le logement du gouverneur, situe en avant de la forteresse. Voir le plan.] et tenter jusqu'au pont de pierre et tenter d'enfoncer a coups de canon les ponts-levis et les portes de la forteresse, les assiegeants etaient genes par les voitures de paille que les combattants de la premiere heure avaient incendiees dans l'intention de se proteger par un rideau de fumee contre les coups de la garnison. Ce fut un officier du regiment de la Reine-Infanterie nomme Elie qui se devoua pour les deplacer. Vieux sous-officier, nomme sous-lieutenant porte-drapeau, en 1788, a l'age de 40 ans et apres 22 ans de service, Elie etait tout devoue a la cause du Tiers-Etat, sans doute en haine des officiers nobles, dont il avait eu tant a souffrir. Des la premiere attaque contre la Bastille, il avait couru revetir son uniforme et il etait revenu se mettre a la tete des assaillants. Aide d'un mercier du quartier nomme Reole et de quelques citoyens restes inconnus, Elie se mit bravement en avant et entreprit de retirer ces voitures. Ils ecarterent la premiere assez facilement; mais ils eurent plus de mal pour enlever la seconde qui etait en face du pont dormant et bouchait precisement l'entree du chateau. Cependant Reole parvint, a lui seul, a retirer cette voiture enflammee, apres avoir perdu deux de ses camarades tues a ses cotes. En meme temps Hulin faisait couper a coups de canon les chaines du pont-levis de l'Avancee, afin de prevenir toute trahison. Alors les assiegeants passerent en foule dans la cour du Gouvernement avec leurs canons, qu'ils placerent en batterie a l'entree du pont de pierre, en face des ponts-levis et des portes de la forteresse qui n'en etaient eloignes que d'une trentaine de metres. Cette manoeuvre hardie decida du succes du siege et, quoi que puissent dire aujourd'hui les adversaires de la Revolution, ce succes fut du a la bravoure des assiegeants autant et plus qu'a la faiblesse du gouverneur. Car pour trainer ces canons a travers les cours et pour les mettre en batterie devant l'entree principale de la Bastille sous le feu continuel de la garnison, les assaillants eurent a faire preuve du plus grand courage. Les redacteurs de la _Bastille devoilee_ sont eux-memes obliges de le reconnaitre: "Jamais, disent-ils, on n'a vu plus d'actions de bravoure dans une multitude tumultueuse. Ce ne sont pas seulement les gardes-francaises, les militaires, mais des bourgeois de toutes les classes, des simples ouvriers de toute espece qui, mal armes et meme sans armes, affrontaient le feu des remparts et avaient l'air d'y insulter. Ce n'est pas derriere des retranchements qu'ils se tenaient; c'est dans les cours de la Bastille et si pres des tours que M. de Launay lui-meme a fait plusieurs fois usage des paves et autres debris qu'il avait fait monter sur la plate-forme. On ne peut disconvenir qu'il n'y eut beaucoup de confusion et de desordre. Chacun etait chef et ne suivait que sa fougue. C'etait des individus de tous les quartiers, dont plusieurs n'avaient jamais manie d'armes et cependant les Invalides qui se sont trouves a bien des sieges et a bien des batailles nous ont assure qu'ils n'ont jamais vu un feu de mousqueterie servi comme celui des assiegeants; ils n'osaient plus mettre la tete en dehors du parapet des tours." Pour prouver que ces eloges ne sont que justes, il suffit de rappeler le chiffre des pertes subies par les vainqueurs de la Bastille. Dans cette affaire qui ne dura pas quatre heures, les assiegeants eurent au moins 83 des leurs tues sur place: les autres moururent des suites de leurs blessures; 13 furent estropies et 60 blesses. [Note: J. Flammermont, _La journee du 14 juillet 1789_ (pp. 224-227).] LA REDDITION DE LA BASTILLE Les assiegeants voyant que leur canon n'etait d'aucun effet revinrent a leur premier projet de forcer les portes. Ils firent pour cela amener leurs pieces de canon dans la cour du Gouvernement et les placerent sur l'entree du pont, les pointant contre la porte. M. de Launay voyant ces dispositions du haut des tours, sans avoir consulte ni avise son etat-major et sa garnison, fit rappeler par un tambour qu'il avait avec lui. Sur cela je fus moi-meme dans la chambre et aux creneaux pour faire cesser le feu; la foule approcha et le Gouverneur demanda a capituler. On ne voulut point de capitulation et les cris de _Bas les ponts!_ furent toute reponse. Pendant ce temps j'avais fait retirer ma troupe de devant la porte pour ne pas la laisser exposee au feu du canon de l'ennemi; duquel nous etions menaces. Je cherchai apres cela le Gouverneur afin de savoir quelles etaient ses intentions. Je le trouvai dans la salle du Conseil occupe a ecrire un billet par lequel il marquait aux assiegeants qu'il avait vingt milliers de poudre dans la place et que si on ne voulait pas accepter de capitulation, il ferait sauter le fort, la garnison et les environs. Il me rendit ce billet avec ordre de le faire passer. Je me permis dans ce moment de lui faire quelques representations sur le peu de necessite qu'il y avait encore dans ce moment d'en venir a cette extremite. Je lui dis que la garnison et le fort n'avaient souffert encore aucun dommage, que les portes etaient encore entieres et qu'on avait encore les moyens de se defendre; car nous n'avions qu'un Invalide de tue et deux ou trois blesses. Il parut ne point gouter ma raison; il fallut obeir. Je fis passer le billet a travers les trous que j'avais fait percer precedemment dans le pont-levis. Un officier ou du moins qui portait l'uniforme d'officier du regiment de la Reine-Infanterie [Elie], s'etant fait apporter une planche pour pouvoir approcher des portes, fut celui a qui je remis le billet; mais il fut sans effet. On persista a crier: _Bas les ponts_! Et _Point de capitulation_! Je retournai vers le Gouverneur et lui rapportai ce qui en etait et tout de suite apres je rejoignis ma troupe, que j'avais fait ranger a gauche de la porte. J'attendais le moment que le Gouverneur executat sa menace; je fus tres surpris le moment d'apres de voir quatre Invalides approcher des portes, les ouvrir et baisser les ponts. La foule entra tout a coup. On nous desarma a l'instant et une garde fut donnee a chacun de nous. [Note: Relation de l'officier suisse De Flue dans la _Revue Retrospective,_ t. IV (1834), pp. 289-290.] Les vainqueurs souillerent leur victoire du meurtre de De Launay, de son major De Losme, de Flesselles, de quelques autres encore, dont les tetes furent portees au bout des piques. On ne trouva a la Bastille que sept prisonniers d'Etat dont la plupart etaient detenus pour des crimes de droit commun. LES VAINQUEURS DE LA BASTILLE L'assemblee des representants de la commune de Paris, dans le but de recompenser les vainqueurs, chargea une commission speciale d'en dresser la liste apres une enquete. La commission siegea du 22 mars au 16 juin 1790 et retint 954 noms. La plupart des vainqueurs habitaient le faubourg Saint-Antoine que Baudot surnommait le pere nourricier de la Revolution. Les Parisiens de Paris y figurent avec un tres grand nombre de provinciaux. La majorite se compose d'ouvriers, mais toutes les categories sociales comptent des representants...: 51 menuisiers, 45 ebenistes, 28 cordonniers, 28 gagne-deniers, 27 sculpteurs, 23 ouvriers en gaze, 14 marchands de vin, 11 ciseleurs, 9 bijoutiers, autant de chapeliers, de cloutiers, de marbriers, de tabletiers, de tailleurs et de teinturiers, et des quantites moindres des autres corps d'etat. En particulier, mentionnons des hommes de lettres, des etudiants, des militaires et des abbes. L'horlogerie se trouve representee par plusieurs grands roles: Hebert, J.-B. Humbert, les futurs generaux Rossignol et Hulin. [Note: Joseph Durieux, _Les vainqueurs de la Bastille_, p. 5.] M. Jaures a commente avec eloquence ces constatations. En cette heroique journee de la Revolution bourgeoise, le sang ouvrier coula pour la liberte. Sur les cent combattants qui furent tues devant la Bastille, il en etait de si pauvres, de si obscurs, de si humbles que plusieurs semaines apres on n'en avait pas retrouve les noms et Loustalot dans les _Revolutions de Paris_ gemit de cette obscurite qui couvre tant de devouement sublime: plus de trente laissaient leur femme et leurs enfants dans un tel etat de detresse que des secours immediats furent necessaires. On ne releve pas dans la liste des combattants les rentiers, les capitalistes pour lesquels en partie la Revolution etait faite. Il n'y eut pas sous le feu meurtrier de la forteresse distinction de _citoyens actifs_ et de _citoyens passifs_. [Note: J. Jaures. Histoire socialiste, _La Constituante_, p. 265. Les citoyens actifs etaient ceux qui payaient une imposition directe egale a la valeur locale de 3 journees de travail. Seuls ils etaient en possession du droit de vote.] _LE ROI CAPITULE DEVANT L'EMEUTE_ Le 15 juillet, au matin, Louis XVI se rendit a l'Assemblee nationale, declara qu'il avait donne l'ordre aux troupes de s'eloigner de Paris et de Versailles. Le lendemain, sur une nouvelle demarche de l'Assemblee, il rappelait Necker et les ministres renvoyes, et le meme jour il se rendait a Paris, sanctionnant par sa presence le fait accompli. Les contemporains attribuerent la volte-face royale a une intervention du duc de Liancourt. L'INTERVENTION DU DUC DE LIANCOURT On attribue generalement la demarche du Roi a une circonstance fort extraordinaire et qui merite un detail. Le baron de Wimpfen, depute de Normandie, etant a Paris le 14, le peuple l'a arrete et conduit sur la place de Greve. On lui demandait: "Es-tu noble?--Oui, mes amis.--Es-tu pour le Tiers-Etat?--Oui, si je ne l'etais pas, je ne meriterais pas de porter cette croix (la croix de Saint-Louis)". On lui a demande son nom, il l'a dit; on a cherche sur la liste s'il etait un de ceux qu'on appelle _bons_; on l'y a trouve. Cependant en passant sur la place pres du corps de M. de Launay, on lui disait: "Tu seras bientot a cote de lui". La fureur de la populace etait au dernier degre; un mot, un geste, un clin d'oeil pouvaient le faire perir; cependant, ayant ete reconnu par quelqu'un qui a atteste qu'il etait un _brave homme_, on l'a laisse aller, en lui donnant un passeport. Le baron de Wimpfen est un des plus braves et des plus loyaux officiers de l'armee. Il a cette noble et touchante simplicite d'un Allemand, d'un militaire et d'un bon gentilhomme; il a conte cette aventure a l'Assemblee nationale; il y a repandu un grand interet et un juste effroi, d'autant plus qu'il a parle immediatement apres le vicomte de Noailles et que le feu de l'un et le calme de l'autre rendaient infiniment plus vraisemblable ce qu'ils disaient tous deux. Au sortir de l'Assemblee il en a parle au duc de Liancourt qui l'a engage a aller trouver les ministres. Il a trouve reunis chez M. de Breteuil le marechal de Broglie et M. de Villedeuil: il leur a raconte les memes choses, ils l'ecoutaient avec la plus froide indifference. "Messieurs, le silence serait un crime, et demain je publierai votre indifference dans tout le chateau.--Bon, ce n'est rien! Un ou deux regiments calmeront tout. --Messieurs, cela est impossible, et, si vous ne prenez pas le parti de renvoyer les troupes, la vie du Roi n'est peut-etre pas en surete.--Il ira s'enfermer dans Metz.--Messieurs, qui quitte la partie la perd, et l'on ne sait ce qui peut arriver. Je dois vous avertir que si vous ne calmez le peuple, il peut se porter aux derniers exces contre la Reine et M. le comte d'Artois.--M. le comte d'Artois voyagera, il ira en Espagne. --Messieurs, on peut declarer M. le comte d'Artois dechu de ses droits a la couronne, lui et sa posterite." Rien ne pouvait faire cesser la criminelle indifference de ces ministres, le duc de Liancourt qui a senti tout le danger de la position presente et qui, d'ailleurs, est personnellement fort attache au Roi, a ete l'eveiller a mi-nuit, lui a fait un recit exact des faits et lui a indique comme le seul moyen de sauver l'Etat celui qu'il a pris de venir seul a l'Assemblee nationale et de renvoyer les troupes. Il parait que le Roi le lui a promis. Il est au moins certain que c'est ce conseil qui l'a determine.... [Note: _Journal_ de Duquesnoy, 16 juillet 1789.] LA VISITE DU ROI A PARIS LE 16 JUILLET Cependant les Parisiens voulaient avoir le roi dans leur ville; deja le bruit s'etoit repandu au chateau de Versailles qu'une deputation de citoiens armes venoit engager le roi a visiter sa capitale; aussitot le roi fit dire a l'assemblee nationale qu'il desiroit qu'elle envoiat des deputes au devant de ceux de Paris pour les determiner a retourner sur leurs pas et les assurer qu'il se rendroit le lendemain matin (16 juillet) a Paris. Une partie de l'assemblee nationale l'y accompagna, les deputes se rangerent sur deux files au milieu desquelles le roi s'avancoit dans une voiture tres simple escorte seulement par un detachement de la milice bourgeoise de Paris. Cette procession commenca a la porte de la conference d'ou elle se rendit a l'Hotel de Ville. Il est impossible d'imaginer un spectacle aussi auguste et aussi sublime et encore plus de rendre les sensations qu'il excitoit dans les ames capables de sentir. Figurez un roi, au nom duquel on fesoit trembler la veille toute la capitale et toute la nation, traversant dans l'espace de deux lieues, avec les representans de la nation, une haie de citoiens ranges sur trois files dans toute l'etendue de cette route, parmi lesquels il pouvoit reconnaitre ses soldats, entendant partout le peuple criant Vive la Nation, Vive la Liberte, cri qui frappoit pour la premiere fois ses oreilles. Si ces grandes idees n'avoient pas ete capables d'absorber l'ame tout entiere, la seule immensite des citoiens non armes qui sembloient amonceles de toutes parts, qui couvroient les maisons, les eminences, les arbres memes qui se trouvoient sur la route, ces femmes qui decoroient les fenetres des edifices eleves et superbes que nous rencontrions sur notre passage, et dont les battemens de main, et les transports patriotiques ajoutoient autant de douceur que d'eclat a cette fete nationale, toutes ces circonstances et une foule d'autres non moins interessantes auroient suffi pour graver a jamais ce grand evenement dans l'imagination et dans le coeur de tous ceux qui en furent les temoins. J'ai vu des moines porter la cocarde que tous les habitans de la capitale ont arboree. J'ai vu sur le portail des eglises qui etoient sur notre route le clerge en etoles et en surplis, environne d'une foule de peuple, disputer avec lui du zele a temoigner leur reconnaissance aux defenseurs de la patrie; j'ai vu des cocardes attachees sur des etoles (et ceci n'est point une fiction). Enfin le roi fut recu a l'hotel de ville ou nous entrames avec lui, il fut harangue par le nouveau prevot des marchands qui etoit l'un des deputes de Paris dans l'assemblee nationale, M. Bailly, a qui ses concitoyens venoient de deferer cette charge a laquelle le gouvernement nommoit auparavant. Vous scavez aussi qu'ils ont choisi pour commandant de leur milice bourgeoise un autre depute, M. le marquis de Lafayette. A l'hotel de ville le president des Communes de Paris dit au roi ces paroles libres, dans un discours flatteur: "Vous deviez votre couronne a la naissance, vous ne la devez plus qu'a vos vertus et a la fidelite de vos sujets". Au surplus on prodigua au monarque a l'Hotel de Ville des demonstrations de joie et de tendresse les plus expressives. Il ne repondit pas lui-meme aux discours qu'on lui adressa. Ce fut M. Bailly qui dit, pour lui, quelques mots destines a exprimer sa sensibilite. On lui presenta la cocarde qu'il accepta. Et en le voiant decore de ce signe de la liberte, le peuple cria a son retour: _Vive le Roi et la Nation!_ [Note: Lettre de Maximilien Robespierre a son ami Buissart, 23 juillet 1789, dans les _Memoires de l'Academie de Metz_, 1903.] L'IMPRESSION EN FRANCE Le sang de la Bastille cria dans toute la France; l'inquietude auparavant irresolue se dechargea sur les detentions et le ministere. [Note: On remit en liberte tous les emprisonnes en vertu de lettres de cachet.] Ce fut l'instant public comme celui ou Tarquin fut chasse de Rome. On ne songea point au plus solide des avantages, a la fuite des troupes qui bloquaient Paris; on se rejouit de la conquete d'une prison d'Etat. Ce qui portait l'empreinte de l'esclavage dont on etait accable, frappait plus l'imagination que ce qui menacait la liberte qu'on n'avait pas; ce fut le triomphe de la servitude. On mettait en pieces les portes des cachots, on pressait les captifs dans leurs chaines, on les baignait de pleurs, on fit de superbes obseques aux ossements qu'on decouvrit en fouillant la forteresse; on promena des trophees de chaines, de verrous et d'autres harnois d'esclaves. Les uns n'avaient point vu la lumiere depuis quarante annees, leur delire etait interessant, tirait des larmes, percait de compassion; il semblait qu'on eut pris les armes pour les lettres de cachet. On parcourait avec pitie les tristes murailles du fort couvertes d'hieroglyphes plaintifs. On y lisait celui-ci: _je ne reverrai donc plus ma pauvre femme, et mes enfans, 1702._ L'imagination et la pitie firent des miracles; on se representait combien le despotisme avait persecute nos peres, on plaignait les victimes; on ne redoutait plus rien des bourreaux. [Note: Saint-Just, _Esprit de la Revolution,_ 1iere partie, ch. II.] L'IMPRESSION A L'ETRANGER Ainsi s'est accomplie la plus grande revolution dont l'histoire ait conserve le souvenir, et, relativement parlant, si l'on considere l'importance des resultats, elle n'a coute que bien peu de sang. De ce moment nous pouvons regarder la France comme un pays libre, le roi comme un monarque dont les pouvoirs sont limites et la Noblesse comme reduite au niveau du reste de la Nation. [Note: Duc de Dorset, ambassadeur d'Angleterre a Paris, depeche du 16 juillet, dans J. Flammermont, p. 272.] A la Cour [de Russie], l'agitation fut vive et le mecontentement general; dans la ville, l'effet fut tout contraire, et, quoique la Bastille ne fut assurement menacante pour aucun des habitants de Saint-Petersbourg, je ne saurais exprimer l'enthousiasme qu'exciterent parmi les negociants, les marchands, les bourgeois et quelques jeunes gens d'une classe plus elevee la chute de cette prison d'Etat et ce premier triomphe d'une liberte orageuse. Francais, Russes, Danois, Allemands, Anglais, Hollandais, tous dans les rues se felicitaient, s'embrassaient comme si on les eut delivres d'une chaine trop lourde qui pesait sur eux. [Note: _Memoires_ de Segur, III, 508. ] LES CONSEQUENCES Les suites de la victoire populaire furent immenses: le parti aristocrate ecrase, dans toute la France une explosion de joie et de colere contre les privilegies, les paysans brulant les chateaux pour detruire les chartriers, la _grande peur_, l'armement des bourgeois formant partout des gardes nationales a l'exemple de la garde parisienne pour se proteger contre les "brigands" et aussi contre les aristocrates, de nouvelles municipalites elues surgissant revolutionnairement sous le nom de _comites permanents_ a cote des anciennes municipalites fermees et jalouses, bref la Revolution s'emparant du pouvoir sur tout le territoire, enfin la premiere emigration et la nuit du 4 aout. LA PREMIERE EMIGRATION La premiere emigration ne fut pas seulement un acte de depit, mais une protestation contre la lachete royale. Elle fut dirigee par ceux-la meme qui avaient appele les troupes et qui le matin du 16 juillet conseillaient a Louis XVI de se rendre a Metz pour se mettre a la tete de l'armee. Le comte d'Artois et la reine ne furent pas ecoutes. Louis XVI se rangea a l'avis de Monsieur (le comte de Provence) qui l'invita a ne pas partir. Pendant qu'il se rendait a Paris, les princes se hataient vers la frontiere. Toute la societe de la Reine est fugitive et dispersee; plusieurs de ses dames l'ont abandonnee d'une maniere fort vilaine. En general, tout ce qui a eu a se reprocher des abus de faveur aupres de LL.MM. et des princes, ou craint d'en etre taxe, a fui. Mme de Balbi de la cour de Monsieur, Mme de Lagede celle de Mme de Lamballe, Mme de Chalons de celle de Mme la comtesse d'Artois, Mme de Bombelles de Mme Elisabeth, Mme de Polastron de la Reine, et tous leurs adherents sont en pays etrangers, tous les princes du sang avec leur cour, hors le duc d'Orleans, Mme de Brionne et tous les Lorrains, la princesse de Monaco, Mme de Marsan et tous les Rohan, toute la famille des Broglie et toutes les filles de cette maison, mariees au nombre de sept, avec leurs maris, tous les officiers generaux de l'armee de Broglie, le marechal de Castries, M. de Sartine, tous les Polignac, tous les d'Ossun, Gramont et Guiche ... un nombre considerable d'autres personnes de distinction, habitantes de Paris, se sont de meme expatriees ainsi qu'une multitude de financiers, robins et gentilshommes de province et beaucoup d'eveques. Il est impossible qu'une misere affreuse dans la capitale ne soit une suite de l'absence de tant de riches consommateurs, qui ont renvoye parfois presque tous leurs gens. Aussi le peuple est-il tres irrite, et je ne crois pas que l'hiver puisse se passer sans des scenes cruelles. [Note: Depeche de Salmour en date du 29 juillet 1789. _Nouvelles archives des missions_, t. VIII, p. 241.] LA GRANDE PEUR A BOURGOIN La soudainete de la panique qui parcourut la France en tous sens apres la prise de la Bastille a ete presentee par les ecrivains conservateurs comme le resultat d'un complot. Les francs-macons et les jacobins auraient imagine ce moyen pour armer le peuple et le dresser contre la royaute. Aucune preuve n'a ete donnee a l'appui de cette hypothese, et c'est un fait bien significatif que les gens des villes, ou se recrutaient les membres des societes secretes, se soient partout alarmes des troubles des campagnes et aient participe avec les nobles, comme dans le Lyonnais et le Dauphine, a leur repression. Ce qui s'est passe a Bourgoin s'est repete des milliers de fois sur tout le territoire. Du lundi 27 juillet 1789 a six heures et demie du soir, nous Jacques Antoine Roy, negociant et maire de la communaute de Bourgoin, accompagne de plusieurs officiers municipaux et officiers de la garde bourgeoise, nous etant transportes en l'hotel de ville pour veiller autant qu'il etait en nous a la surete publique et au bon ordre, avons dresse le present proces-verbal. A cinq heures et demie, est arrive le sieur Arnoux, notaire a la Tour du Pin, monte sur un cheval qui allait tres vite; il a donne de l'inquietude aux habitants qui l'ont vu passer en parlant confusement de troupes, de precautions, etc.; on a cru qu'il continuait sa route du cote de Lyon, et le peuple s'est arme de tout ce qui s'est presente en accourant sur la route du Pont-de-Beauvoisin avec des demonstrations de la plus grande inquietude; nous etant informe du sujet de cet alarme, on nous a fait le recit ci-dessus concernant le sieur Arnoux; nous avons requis un cavalier de marechaussee present de courir a la poursuite dudit Arnoux; M. Lavorel notable est monte a cheval pour aller s'eclaircir de la verite sur la route de La Tour-du-Pin; un moment apres, Dufillon commis de la poste, en a fait autant. Le cavalier a trouve le sieur Arnoux chez les Augustins, ou il etait alle mettre pied a terre: nous l'avons rencontre, accompagne d'une foule de peuple, au devant de la maison de M. Seignoret, colonel de la milice bourgeoise; nous l'y avons fait entrer pour l'interroger. Il nous a appris que, l'alarme ayant ete repandue a La Tour-du-Pin par quelqu'un venu des Abrets, ou l'on croyait qu'il y avait dix mille hommes de troupes piemontaises, d'autres avaient dit que c'etait une troupe de brigands qui ravageaient les campagnes, pillaient et brulaient les habitations; ce recit offrait bien des incertitudes. Le sieur Arnoux avait ete porte par son zele pour le bien public a prevenir tous les villages, sur la route de La Tour-du-Pin jusqu'a Bourgoin, de se tenir sur leurs gardes et meme de faire avancer des secours contre l'ennemi pour s'opposer a leurs ravages, et se proposait de retourner aussitot se joindre a ses concitoyens pour defendre sa patrie; mais, le peuple ayant temoigne de la defiance sur son compte parce qu'il etait attache a une maison noble, nous fumes oblige, pour le soustraire aux insultes, de le faire conduire en cet hotel et de lui donner une garde de six hommes. A six heures, M. de la Batie est arrive avec Madame son epouse, venant de Cessieu, ou il assure que plusieurs personnes lui ont fait le meme recit. Cependant, quelle que fut la cause du danger, il ne paraissait pas moins reel; nous avons requis aussitot les officiers de la milice bourgeoise d'entrer en fonctions, quoique, suivant la deliberation des notables, ils dussent attendre l'agrement des officiers municipaux, d'etablir des gardes et des patrouilles; nous avons fait donner ordre a tous les boulangers de faire du pain sans discontinuer jusqu'a nouvel ordre, nous avons fait delivrer par des marchands des farines a ceux qui n'en avaient pas; nous avons ete oblige, pour apaiser les clameurs, de faire delivrer de la poudre et du plomb a ceux qui avaient des armes a feu. Il est arrive successivement differentes personnes du cote de La Tour-du-Pin qui toutes ont fait des recits alarmants, mais pleins d'incertitude; enfin, a sept heures et demie est arrive M. Lavorel, qui a dit qu'ayant rencontre en route un courrier de MM. les officiers municipaux de La Tour-du-Pin, il s'etait charge de la lettre dont il etait porteur, laquelle il nous remettait; cette lettre, signee par M. le chevalier de Murinais, M. Lhoste consul, et M. Guedy, cure, confirmait l'existence des troupes piemontaises et donnait la presomption que le village d'Aoste avait ete saccage; a cette nouvelle, nous nous crumes oblige de prevenir les villes de Lyon, Grenoble et Vienne; nous avons depute le sieur Toit a Lyon, Lambert a Grenoble et M. Genin a Vienne; et, sur les avis de la milice bourgeoise, on a fait ordonner aux officiers qui commandaient les compagnies assemblees sur le pont de Ruy d'avancer jusqu'a ce qu'on rencontrat la milice bourgeoise de La Tour-du-Pin, ce qui a ete fait; a huit heures, les habitants des paroisses voisines, armes, ont commence d'arriver; on les a distribues dans les tavernes pour leur donner a boire et a manger: et, a fur et a mesure qu'il en arrivait d'autres, on placait les premiers dans les rues et places; ils etaient surveilles par les gardes qu'on avait placees dans tous les quartiers. A neuf heures on a compte qu'il etait arrive environ deux mille hommes de douze paroisses voisines, dont la moitie etait armee de faux ou de tridents, l'autre moitie avait des armes a feu et demandait a grands cris des munitions; la crainte de voir arriver l'ennemi demain a la pointe du jour determina a se procurer de la poudre et du plomb dont on etait totalement depourvu; nous avons envoye le sieur Germain a Lyon, charge d'une lettre pour MM. les officiers municipaux, par laquelle nous confirmions la nouvelle que nous leurs avions donnee et nous les priions de nous envoyer des munitions; il est dix heures, il arrive par intervalles des hommes des paroisses voisines; les patrouilles sont faites exactement dans la ville et les environs, les officiers de la milice visitent exactement et sans cesse les corps de garde; les femmes et les enfants, effrayes des nouvelles desastreuses qui se sont repandues des cinq heures et demie, ont fui et errent dans les bois, sur les coteaux voisins, par une pluie continuelle; les hommes que la tendresse filiale a obliges d'accompagner leur famille dans les lieux ecartes, reviennent se joindre a leurs concitoyens pour defendre leur patrie; les habitations sont desertes, il ne leur reste d'apparence de vie que celle que leur procurent les illuminations placees sur les fenetres. Les rues et les places sont pleines de gens armes, spectacle nouveau dans ce canton et pour cette generation; tous les esprits sont inquiets, mais l'on jugerait que la plus grande inquietude est occasionnee par la crainte de ne pas voir arriver l'ennemi; quelle gloire de le voir expirer a nos portes, d'en purger la patrie, et d'effrayer tout ennemi public! Le courage augmente surtout depuis que l'alarme cedant au raisonnement, on se persuade que malgre les differentes assertions, ce ne pouvait etre des troupes reglees qui nous menacent, mais seulement des brigands.... [Note: Ext. des pieces justificatives de Pierre Conard, _La peur en Dauphine_, Paris, 1904, pp. 218-220.] LA NUIT DU 4 AOUT RACONTEE PAR BOUCHETTE [Note: Francois-Joseph Bouchette, avocat a Bergues et depute aux Etats generaux.] Chers Concitoyens, Rejouissez-vous, partagez avec nous la joye et la satisfaction que nous venons d'eprouver dans la seance d'hier qui a dure jusqu'a passe une heure de ce matin mercredi. C'est la plus grande et la plus belle Revolution que presentera l'histoire. La Noblesse vient de faire des sacrifices qu'elle appelle justes et le Clerge imite son exemple. Tous les droits seigneuriaux seront rachetes ou rachetables; il n'y aura plus de justices seigneuriales dans les autres tribunaux. L'administration de la justice sera gratuite, la venalite des charges sera supprimee; la chasse libre a tout proprietaire; plus de privilege de l'une a l'autre province et un pacte d'association de toutes les provinces entre elles; les villes principales, Paris, Lyon, Marseille, etc., etc., renoncent a leurs franchises, les cures de campagne renoncent a leur casuel, leur pension sera augmentee. La pluralite des benefices supprimes; plus d'annates payees en Cour de Rome; liberte de religion aux non catholiques. Le Parlement de Paris consent a un demembrement de son ressort; il s'appliquera a etudier les loix nouvelles que l'Assemblee nationale va porter; tout cela doit etre redige et consenti dans l'Assemblee d'aujourd'huy qui commencera a midy, apres quoy deputation generalevers le roy et un _Te Deum_ solennel dans la chapelle royale; proclamation de Louis XVI restaurateur de la liberte francaise et une medaille frappee en memoire de la journee du 4 d'aoust 1789. J'omets un autre article tres important qui fera encore beaucoup de plaisir aux plus utiles des citoiens, on le devinera assez. [Note: Allusion a la suppression des dimes ecclesiastiques.] Demain tout sera publie et ordonne un _Te Deum_ general dans tout le royaume; ainsi pour avertissement provisionnel a tous nos chers concitoiens et il n'y en aura plus d'autres; tous seront freres, tous francais et glorieux d'etre de la premiere nation du monde.... [Note: _Lettres_ de Bouchette, 5 aout 1789.] En votant les fameux decrets, l'Assemblee avait surtout voulu arreter les desordres par des sacrifices opportuns. Elle n'y reussit qu'assez mal. La plupart des droits feodaux n'etaient supprimes qu'a condition de rachat et les conditions mises au rachat etaient telles qu'il etait pratiquement impossible. Les nobles dans beaucoup d'endroits protesterent contre l'atteinte portee a leur propriete. Les paysans, d'autre part, refuserent souvent d'acquitter les droits theoriquement supprimes mais toujours exigibles en droit. Ils exterminerent le gibier, ravagerent les forets, brulerent les bancs seigneuriaux dans les eglises, etc. CHAPITRE III LE ROI ET L'ASSEMBLEE A PARIS LES CAUSES DE L'INSURRECTION D'OCTOBRE L'idee qu'il fallait amener le roi et l'Assemblee a Paris pour les tenir sous la surveillance des patriotes et les soustraire aux seductions des aristocrates et des monarchiens prit naissance lors de la discussion sur le _veto_. Le 30 et le 31 aout le Palais Royal s'agita et, a la voix de Saint-Huruge, parla de marcher sur Versailles. Les anciens gardes francaises voulaient reprendre leurs postes a cote du roi. L'AGITATION CONTRE LE VETO Le roi aurait-il le pouvoir de s'opposer a l'execution des lois et decrets votes par les representants de la nation? Son veto serait-il absolu ou suspensif? La question avait une importance capitale. Donner au roi le veto, n'etait-ce pas lui donner le pouvoir d'arreter toutes les reformes? Le bon sens populaire ne s'y trompa pas: "On vit des porteurs de chaise, a la porte de l'Assemblee, dans une grande agitation sur le veto." [Note: Malouet, _Memoires_, I, p. 367.] C'est qu'en effet les decrets du 4 aout n'etaient pas encore sanctionnes, et on pouvait se demander si ce retard du roi a les promulguer n'etait pas un indice qu'il les desapprouvait. Beaucoup de bons esprits le pensaient et craignaient que le veto royal ne fut aux mains des privilegies un moyen commode de conserver leurs riches prebendes. On avait cru un instant que le 14 juillet suffirait a montrer l'inanite de toute tentative de resistance a la Revolution; on commencait a s'apercevoir qu'un second avertissement ne serait pas superflu. "Il n'y avait qu'un cri", ecrivait un publiciste, "apres le 14 juillet, c'etait de sauver le roi, ce bon roi que nous aimons tous, de l'arracher a la seduction, a l'obsession, de briser ses fers, afin qu'il daignat briser les notres". [Note: _Le triomphe de la nation_, p. 6.] On voyait que la "seduction" et que "l'obsession" persistaient, que le roi etait toujours circonvenu par les partisans de l'ancien regime. Il fallait recommencer de briser ses fers. Ce n'est pas le lieu de raconter ici l'emeute avortee des 30-31 aout. Mais nous ne pouvons nous dispenser pourtant de rappeler par combien de cotes elle ressemble au mouvement d'octobre qu'elle fait deja presager. Le 30 aout comme le 4 octobre, c'est par les deputations a la Commune que l'emeute commence. Dans les deux cas, les insurges cherchent a donner a leurs demarches un caractere de legalite. Dans les deux cas encore, c'est la reine qui est l'objet des haines et des accusations les plus furieuses. Enfin, et ceci est plus remarquable, dans l'expose des voeux des insurges d'aout, nous trouvons deja ce que demanderont a leur tour les emeutiers d'octobre: "Le roi et son fils seront supplies de se rendre au Louvre pour y demeurer au milieu des fideles Parisiens". Nous savons qui a lance cette idee au cafe de Foy: "Sir Thomas Garnier Dwall, secretaire de S.A.R. le prince Edouard, quatrieme fils de S. M. britannique", rapporte, dans la deposition qu'il fit devant le Chatelet, [Note: Procedure du Chatelet sur les evenements qui se sont passes a Versailles le 6 octobre, deposition 317.] le discours que prononca ce jour-la Camille Desmoulins. Bien que la deposition ait eu lieu longtemps apres les evenements, elle a tous les caracteres de la veracite et d'ailleurs elle est confirmee par les temoignages dignes de foi. "L'empereur, disait Camille, vient de faire la paix avec les Turcs pour etre dans le cas d'envoyer des forces contre nous; la reine vraisemblablement voudra l'aller rejoindre, et le roi, qui aime son epouse, ne voudra point la quitter; si nous lui permettons de sortir du royaume, il faudra au moins que nous prenions le dauphin en otage, mais je crois que nous ferions beaucoup mieux, pour ne point etre exposes a perdre ce bon roi, de deputer vers lui pour l'engager a faire enfermer la reine a Saint-Cyr et _amener le roi a Paris ou nous serons plus surs de sa personne_...." [Note: Procedure du Chatelet sur les evenements qui se sont passes a Versailles le 6 octobre, deposition 317.]La motion fit, comme on disait, des sectateurs et le marquis de Saint-Huruge la joignit a ses autres reclamations.... Mais le projet d'amener le roi a Paris ne s'impose encore avec force qu'a l'esprit de quelques uns.... On le vit bien quand l'attitude de la garde nationale eut fait echouer la tentative de Saint-Huruge sur Versailles. Le lendemain l'agitation recommenca ... mais il ne s'agit plus maintenant de marcher sur Versailles pour expulser de l'Assemblee nationale les membres corrompus et pour ramener le roi a Paris; des avis moins violents sont proposes et adoptes. Ce n'est plus l'ardent Desmoulins qu'on applaudit, mais le sage Loustalot. Or, celui-ci s'eleve vivement contre la motion faite la veille d'aller a Versailles, il declare que des hommes libres doivent avant tout respecter la legalite et il convie les Parisiens a faire connaitre dans leurs districts leur opinion sur le veto. La motion fut adoptee d'enthousiasme. On respectait encore trop l'Assemblee nationale, sur laquelle on avait mis tant d'espoirs, pour qu'on n'hesitat pas a violer sa liberte.... Le 2 septembre Barnave proposa a l'Assemblee d'accorder au roi le veto suspensif. Toute la gauche, Goupil, le baron de Jesse, les Lameth soutinrent sa proposition. Nous savons aujourd'hui que le veto suspensif fut dans la pensee de Barnave un moyen d'entente, un terrain de conciliation entre les partis. La lettre suivante qu'il adressait le 10 septembre a Mme de Stael en est une preuve: "M. Barnave a l'honneur de prevenir Mme l'ambassadrice de Suede que, pour le succes de la demarche de demain [message de Necker en faveur du veto suspensif], il est tres important que la lettre qui sera lue exprime que le roi n'entend point faire usage de son droit suspensif relativement aux arretes de l'Assemblee actuelle, mais seulement sur les lois qui pourront etre proposees par les assemblees suivantes. L'interet que prend une partie de l'Assemblee aux decrets de la nuit du 4 aout pourrait etre un grand obstacle au succes de la proposition si l'on laissait subsister quelque doute a cet egard. Mme l'ambassadrice excusera M. Barnave de l'occuper si tard d'interets de cette nature et, en faisant de cet avertissement l'usage qui lui paraitra le meilleur, elle voudra bien ne pas oublier ce billet sur la cheminee...." [Note: Arch. nat. W. 12.] Le lendemain Necker envoyait a l'Assemblee un message longuement motive dans lequel il recommandait au nom du roi le veto suspensif.... [Note: Albert Mathiez, _Etude critique sur les journees des 5 et 6 octobre 1789_, pp. 12-14, p. 28.] Les deputes moderes, qui craignaient les exces depuis la grande Peur, s'alarmerent de l'agitation de Paris et demanderent au roi ou bien de transferer l'Assemblee a Compiegne ou bien de la proteger contre une emeute possible. LA SCISSION DU PARTI PATRIOTE ET LE PROJET DE TRANSFERER L'ASSEMBLEE A COMPIEGNE La scission datait de la nuit du 4 aout. La Revolution, incontestee depuis le 14 juillet, etait entree, cette nuit-la, dans la periode des realisations pratiques.... Des le 6 aout Mounier s'elevait contre la suppression sans indemnite des droits feodaux: "Ces droits, disait-il, se sont vendus et achetes depuis des siecles, c'est sur la foi publique qu'ils ont ete mis dans le commerce, que l'on en a fait la base de plusieurs etablissements; en les aneantissant, c'est aneantir les contrats, ruiner des familles entieres et renverser les premiers fondements du bonheur public." Quelques deputes populaires, les uns comme Bergasse, Malouet, Virieu, parce qu'ils etaient sincerement attaches a la Revolution et qu'ils craignaient de la compromettre par des mesures precipitees, les autres comme Sieyes, moins desinteresses, parce que les arretes du 4 aout les atteignaient dans leurs revenus, penserent comme Mounier. Ils craignirent qu'en abolissant d'une facon aussi absolue le regime feodal, a cote d'abus iniques, on ne supprimat bien des fois des proprietes legitimes. "Ne portait-on pas, d'ailleurs, a la propriete en soi un coup profond, du moment ou l'on effacait si aisement des attributs qui en avaient fait l'objet, depuis tant de temps, et n'ouvrait-on point par la un chemin qu'il n'y avait qu'a elargir un peu pour y faire passer tout le reste?" [Note: H. Doniol, _La Revolution francaise et la feodalite_. Paris, 1874, p. 62.] Enfin, bourgeois tranquilles et hommes d'ordre, la profondeur et la generalite du mouvement revolutionnaire les surprenait et les effrayait, et ils apprehendaient que les decrets du 4 aout ne fussent que de nouveaux aliments a l'agitation. Aussi se rapprochent-ils peu a peu de la Cour. Ils veulent "qu'on rende au pouvoir executif et au pouvoir judiciaire la force dont ils ont besoin", [Note: Paroles de Virieu a l'Assemblee, 8 aout.] et, lors de la discussion sur le veto, ils defendront avec les aristocrates le veto absolu. Les autres deputes patriotes, au contraire, Barnave, Buzot, Petion, les Lameth, le comte d'Antraigues, Lacoste, etc., plus jeunes et connaissant mieux le peuple, suivaient une politique tout opposee. Ils avaient vote sans hesiter la suppression de la feodalite, parce que les cahiers le leur commandaient, qu'ils trouvaient la mesure juste et indispensable, qu'ils pensaient qu'il fallait detruire les abus de l'ancien regime avant d'organiser l'ordre nouveau [Note: "Vous n'auriez pas du songer, permettez-moi cette expression triviale, a elever un edifice sans deblayer le terrain sur lequel vous devez construire." (Mirabeau, seance du 14 septembre, matin).] et enfin parce qu'ils ne voyaient aucun autre moyen de mettre fin a l'insurrection des provinces. [Note: On connait le mot de Reubell: "Les peuples sont penetres des bienfaits qu'on leur a promis, ils ne s'en depenetreront plus." (cite par Duquesnoy, _Journal_, I, p. 351.)] Les decrets du 4 aout votes, ils n'avaient pas compris qu'on s'opposat a leur sanction. Ils frequentaient les foules et les passions populaires battaient dans leur coeur. Ils savaient que les Francais attendaient les arretes avec impatience et que, si on tardait a les leur donner, ils etaient en force et en volonte de les mettre d'eux-memes a execution. Ils craignaient que les retards et les demi-mesures n'eussent pour resultat que de prolonger les troubles et les emeutes qu'ils deploraient les premiers. Les resistances qu'ils rencontraient ne faisaient que les irriter et qu'augmenter la defiance qu'ils gardaient toujours contre la Cour et les privilegies. [Note: "Qui ne connait les orages de la Cour et ses revolutions? Qui ne voit qu'a la Cour on a toujours promis au peuple de ne pas le tromper et qu'on l'a trompe sans cesse" (Buzot, 8 aout).] Ils font bientot consister toute leur politique dans la sanction immediate des arretes du 4 aout et ils subordonnent toutes les autres questions a celle- la. Necker demande un emprunt, ils repondent qu'on sanctionne les arretes du 4 aout. [Note: "Voulez-vous que je vote votre emprunt? Verifiez la dette de l'Etat.... Faites surtout que le decret de l'emprunt soit accompagne de tous les decrets passes dans la nuit du 4, et je vote l'emprunt; mais rappelez-vous que telle est ma mission, que telle est la votre, et que vous ni moi n'en avons d'autres" (Buzot, 8 aout).] L'Assemblee etudie la question des prerogatives royales. Ils ne concoivent pas qu'avant d'avoir obtenu la sanction des decrets du 4 aout, preface indispensable de la Revolution, on veuille donner au roi, le veto, c'est-a-dire le pouvoir de les ajourner et de les supprimer. S'ils craignent le desordre, ils craignent plus encore la contre-revolution. Ils soupconnent que la Cour n'a pas desarme, que l'accalmie qui suivit le 14 juillet n'est pas une paix definitive. Ils redoutent surtout le clerge qu'ils accusent de pousser le roi a la resistance. Pour prevenir la contre-revolution qui se prepare, ils recherchent l'appui des clubs et des districts parisiens. Vers la fin d'aout, la scission entre les deux fractions du parti populaire allait s'accentuant. Lafayette chercha vainement un terrain de conciliation. Des conferences eurent lieu chez lui et chez Jefferson entre Mounier, Lally, Bergasse, d'une part, Duport, Lameth et Barnave de l'autre.... [Note: Pour le detail des negociations, consulter Lafayette, _Memoires_, II, p. 298; Mounier, _Expose de ma conduite_, pp. 51-33; Fenieres, _Memoires_, I, p. 221.] Mounier, qui croyait alors la majorite de l'Assemblee gagnee a ses idees, se montra intransigeant.... Le 29 aout les pourparlers furent definitivement rompus.... L'emeute du 30 aout fut pour les moderes comme un coup de foudre. C'etaient eux les deputes infideles et corrompus dont elle demandait la revocation et la mise en jugement. Qu'allait-il arriver si Lafayette ne parvenait pas a retablir le calme? Lafayette lui-meme ferait-il tous ses efforts pour sauvegarder l'independance de l'Assemblee? On avait foi en sa loyaute, on le savait parfait gentilhomme, mais on n'ignorait pas son admiration pour la constitution americaine et ses preferences pour les idees de democratie royale cheres au parti populaire. L'anxiete etait grande. Si l'emeute etait la plus forte, c'etait l'Assemblee dispersee, ses membres insultes ou massacres, la France livree a la demagogie. Ou bien si ces scenes de sauvagerie ne se produisaient pas, c'etait a tout le moins le roi et les deputes traines a Paris et la obliges de ratifier les volontes de la populace. De toute maniere, c'etait pour les moderes la fin de leur influence. Us sentaient bien que, meme si l'emeute se contentait de transferer a Paris le siege des pouvoirs publics, la majorite leur echapperait.... Le 31 aout, pendant que les craintes sont encore vives, Clermont-Tonnerre propose qu'en cas de danger l'Assemblee nationale quitte Versailles et s'etablisse dans une autre ville, loin des entreprises du peuple de Paris.... Pour mettre son projet a execution, le parti modere avait besoin du concours de la droite de l'Assemblee, des ministres et du roi.... A qui profiterait cette alliance avec la Cour? C'etait une grande naivete de se figurer que les aristocrates y entraient sincerement et sans arriere pensee. Les moderes voulaient le transfert de l'Assemblee en province parce qu'ils croyaient que l'etablissement d'une constitution, d'un gouvernement stable en dependait. Ils craignaient l'anarchie et avant tout voulaient faire regner l'ordre et la loi. C'etait pour de tout autres raisons que les aristocrates s'associent au meme projet. Pour eux, le depart du roi de Versailles est le commencement de la contre-revolution. Ils n'ont jamais cesse d'esperer le retablissement complet de l'ancien regime. Ils se disent qu'en eloignant de Paris les pouvoirs publics, on les mettra forcement, qu'on le veuille ou non, a leur discretion.... Les chefs moderes et les chefs royalistes se reunirent au nombre de 32 pour arreter une ligne de conduite commune. La droite etait representee par Maury, Cazales, D'Espremenil, Montlosier; la gauche par Mounier, Bergasse, Malouet, Bonnai, Virieu.... Tous tomberent d'accord: "1 deg. Que, vu les troubles et le voisinage de Paris, la position du roi a Versailles n'etait plus tenable; "2 deg. Que la position de l'Assemblee, menacee comme elle l'etait depuis quelque temps dans ses principaux membres, ne l'etait pas davantage; "3 deg. Que, dans les deux cas ou le roi se deciderait soit a quitter Versailles, soit a y demeurer, quelque corps de troupes de ligne etait absolument necessaire, conjointement avec sa garde, pour le preserver d'une entreprise populaire." On decida en outre qu'une delegation de trois membres irait porter au roi la decision qu'on venait de prendre et lui demanderait "le transfert de l'Assemblee a vingt lieues de Paris, a Soissons ou a Compiegne". [Note: Montlosier, _Memoires_, I, p. 276 et sq.] Pour donner a la demarche une apparence presque officielle, on designa pour faire partie de la deputation: l'eveque de Langres, La Luzerne, alors president de l'Assemblee, et Rhedon qui en etait secretaire, et on leur adjoignit Malouet. La hate etait telle qu'ils n'attendirent pas au lendemain pour remplir leur mission. Ils allerent trouver le soir meme Montmorin et Necker et leur firent part de la decision que leurs amis venaient de prendre. Les deux ministres l'approuverent fort. Ils entrerent meme si avant dans les vues des moderes qu'ils n'hesiterent pas a convoquer d'urgence le conseil.... Le conseil se prolongea jusqu'a minuit. L'issue ne fut tout autre que celle qu'on attendait. Necker vint dire aux delegues "d'un air consterne" que leur proposition etait rejetee, que le roi ne voulait pas quitter Versailles. [Note: Malouet, _Memoires_, I, p. 340.]. ..."Malgre la reine, malgre M. de Mercy, malgre les insinuations plus ou moins pressantes d'un grand nombre de seigneurs de la Cour, le roi se decida a demeurer a Versailles." [Note: Malouet, _Memoires_, I, p. 342.] Sans doute, cet acte de fermete etonne un peu de la part d'un homme dont le comte de Provence comparait le caractere a des boules d'ivoire huilees qu'on s'efforcerait en vain de retenir ensemble. Eut-il, ce soir-la, comme dans un eclair, la vue nette de la situation? Comprit-il la gravite de la mesure qu'on voulait lui faire prendre, craignit-il, en jetant un tel defi au peuple de Paris, de provoquer une insurrection, un nouveau 14 juillet, plus terrible que le premier? Si invraisemblable qu'elle puisse paraitre, la chose n'est peut-etre pas impossible. Ou bien encore, n'ecoutant que sa rancune, hesita-t-il a se confier aux moderes, hier ses ennemis? Cette opinion, que nous trouvons dans les memoires de Weber, n'est peut-etre pas eloignee de la verite. Il faut ajouter enfin que, si Louis XVI etait debonnaire, il ne manquait pas d'un certain courage passif et se faisait une assez haute idee du point d'honneur. Malouet dit tres bien: "Le roi qui avait un courage passif, trouvait une sorte de honte a s'eloigner de Versailles." [Note: Malouet, _Memoires_, l, p. 342.] Et nous savons que ce sont des scrupules du meme ordre qui, le 5 octobre, l'empecheront de prendre la fuite.... [Note: Albert Mathiez, _op. cit._, pp. 29-37.] Pour rassurer les moderes le roi appela a Versailles le regiment de Flandre. Il pensait ainsi etre plus fort pour refuser sa sanction aux decrets du 4 aout, a la declaration des droits et aux autres articles constitutionnels. La disette qui sevissait, la crise economique, produite par l'emigration, creaient un excellent terrain aux excitations des meneurs populaires qui denoncerent le refus de sanction des decrets, l'appel des troupes, l'election de Mounier a la presidence comme autant de preuves du dessein forme de faire retrograder la Revolution. Il est probable enfin que les intrigues orleanistes ont joue un role. L'INTRIGUE ORLEANISTE Philippe d'Orleans avait contre la cour de vieilles rancunes. Il n'avait pas perdu le souvenir des calomnies que le parti de la reine avait repandues contre lui apres le combat d'Ouessant. Il avait encore sur le coeur le refus de Louis XVI de lui donner la charge de colonel general des hussards qu'il avait sollicitee pour faire taire les calomniateurs. Enfin, il savait que le roi blamait fort ses moeurs et qu'on l'accusait tout haut a Versailles d'avoir transforme le Palais-Royal en un mauvais lieu et de s'enrichir avec les vices qu'il y logeait. Il se vengeait de ces mepris en affectant des opinions liberales, et les applaudissements populaires le consolaient des avanies de Versailles.... Voulait-il se servir de sa popularite comme d'un marchepied pour monter sur le trone ou se contentait-il seulement du plaisir d'humilier ses ennemis? S'il faut en croire les paroles que Mirabeau prononca, quelques jours avant le 14 juillet, devant quelques deputes du parti populaire, le duc d'Orleans desirait a cette epoque la charge de lieutenant general du royaume. De la a la royaute effective il n'y avait qu'un pas. Mais peut-etre ses ambitions etaient-elles plus celles de son entourage que les siennes propres. Tous les temoignages sont, en effet, unanimes a nous representer le duc d'Orleans comme un homme faible, incapable de decisions viriles, constamment conduit par ses maitresses et ses favoris. [Note: A. Mathiez, _op. cit._, p. 18.] Lafayette crut le duc coupable et, apres l'emeute, l'obligea a accepter une soi-disante mission diplomatique en Angleterre, exil deguise. Le Chatelet, qui enqueta sur les responsabilites des evenements du 6 octobre, recut de nombreuses depositions hostiles au duc. LE BANQUET DES GARDES DU CORPS C'etait l'habitude, quand un regiment entrait dans une ville, que la garnison lui offrit un banquet de bienvenue. La Cour s'efforca de transformer le banquet offert par les gardes du corps au regiment de Flandre en une manifestation de loyalisme monarchique. L'"orgie" du 1er octobre, pour laquelle le roi avait prete la salle de l'Opera au chateau, fut racontee par Gorsas dans son _Courrier de Versailles_. C'est ce recit qui dechaina l'emeute. La salle etait illuminee comme dans les plus superbes fetes. Les plus jolies femmes de la Cour et de la ville donnaient d'agreables distractions et formaient un coup d'oeil le plus attrayant et le plus enchanteur. Pendant le diner on a porte plusieurs santes; celle du roi, de la reine, de Mgr le dauphin, de toute la famille royale (Je ne me rappelle pas cependant qu'on ait porte celle de M. le comte d'Artois ou peut-etre etais-je distrait, je ne m'en suis pas apercu). Pendant les santes, la musique du regiment de Flandres a execute des morceaux plus interessants les uns que les autres, et tous analogues aux circonstances. A la sante du roi la salle a retenti de l'air: _o Richard, o mon Roi_! Une allemande nouvelle ou ancienne a ete donnee pour la sante de la reine, etc. Au milieu de toutes ces santes se sont presentes dix a douze grenadiers du regiment de Flandres; il a bien fallu boire de nouveau a la sante du roi. Cette sante a ete portee avec les honneurs de la guerre, le sabre nu d'une main et le verre de l'autre. Un instant apres arrivent les dragons; meme accueil, meme ceremonie. Un instant apres entrent les grenadiers suisses, meme accueil, meme ceremonie. Tout jusqu'alors est gai, piquant, mais des scenes autrement interessantes se preparent. Le roi, la reine, M. le dauphin, Madame sont venus pour jouir de ce spectacle: tout a coup la salle a retenti de cris d'allegresse. La reine tenant son fils par la main s'est avancee jusqu'a la balustrade du parquet; au meme moment les grenadiers Suisses, ceux du regiment de Flandres, les dragons sautent dans l'orchestre. Le Roi, la Famille accompagnes par MM. les gardes du corps, sont reconduits chez la Reine, en traversant toutes les galeries, aux cris repetes de: _Vive le Roi! Vive le Roi_! etc. Tout paroissoit fini; tout a coup, comme de concert, la table joyeuse et La musique s'est portee a la cour de marbre et devant le balcon de S.M. Alors on s'est mis a chanter, a danser, a crier de nouveau: _Vive le Roi_! Le balcon s'est ouvert, un garde du corps, par je ne sais quel moyen, y monte comme a l'assaut; un dragon, un suisse, un garde bourgeois le suivent; en un instant, le balcon est rempli. Lorsqu'on y pensait le moins, le Roi et la Reine arrivent au milieu de ce groupe; les cris d'allegresse ont redouble. Le Roi retire, on s'est porte sur la terrasse, ou l'on a reste fort tard a danser, a faire des folies et de la musique. On observera que le Roi arrivait de courre le cerf et qu'il a paru en habit de chasse. Un historien fidele ne doit rien oublier. Quelques officiers en versant du vin a leurs soldats leur disoient: allons, enfans! Buvez a la sante du Roi, de notre maitre et n'en reconnaissez point d'autre! Un autre officier a crie fort haut: _A bas les cocardes de couleurs! Que chacun prenne la noire, c'est la bonne_! (Apparemment que cette cocarde noire doit avoir quelque vertu, c'est ce que j'ignore [Note: Le noir etait la couleur de la reine.]).... Tous ces details sont parfaitement exacts, tous jusqu'a l'article de la _Cocarde_. [Note: _Courrier de Versailles a Paris et de Paris a Versailles_, n 88, samedi 3 octobre 1789.] LES PRODROMES DE L'EMEUTE Le banquet des gardes du corps n'aurait pas suffi a provoquer un mouvement populaire si les esprits n'y avaient ete prepares par la presse patriote. La nouvelle de l'arrivee des troupes a Versailles vint ranimer l'agitation politique. Tous les journaux patriotes menent en meme temps la meme campagne. Tous les chefs populaires sont d'accord cette fois sur la necessite de forcer le roi a s'etablir a Paris.... Elysee Loustalot dans le n deg. 13 des _Revolutions de Paris_ (1er octobre) appelle l'election de Mounier a la presidence de l'Assemblee, "un soufflet donne par l'aristocratie a l'opinion publique" et termine son virulent article par le mot souvent cite: "II faut un second acces de revolution, tout s'y prepare." Parmi les "motions raisonnables" que le marquis de Villette publiait dans la _Chronique de Paris_ du 25 septembre, il se trouvait celle "d'inviter le roi et la reine a venir passer l'hiver a Paris". Le marquis voulait aussi que l'Assemblee vint sieger au Louvre dans la galerie des tombeaux. Dans l'_Ami du peuple_, Marat reclamait des mesures plus energiques: "Convaincu que l'Assemblee nationale ne peut plus rien faire de bien pour la nation dont elle a lachement abandonne les arretes et sacrifie les droits, a moins que, revenant elle-meme sur ses pas, elle ne reforme ses decrets funestes, je crois qu'elle ne saurait etre assez tot dissoute." Sous des formes differentes, c'etait au fond la meme idee: l'Assemblee nationale et le roi ne voulaient pas serieusement les reformes, inscrites dans les arretes du 4 aout, sans lesquelles la Revolution n'etait qu'un leurre, il fallait ... les obliger a faire le bien.... La presse n'attaquait pas seulement l'Assemblee nationale et la Cour, elle s'en prenait aussi a la municipalite et a Lafayette qui voulaient empecher le peuple de deliberer au Palais-Royal. Les representants de la Commune ont ete gagnes a la Cour par les flatteries "et les coups de chapeau". Ils sont devenus "les oppresseurs de la Commune, les fauteurs d'un nouveau systeme d'aristocratie". Marat demandait chaque jour l'epurement de la Commune et meme des districts: "Peuple insense, seras-tu toujours victime de ton aveuglement? Ouvre enfin les yeux, sors, sors de ta lethargie, purge tes comites, conserves-en les membres sains, balayes-en les membres corrompus, ces pensionnaires royaux, ces aristocrates ruses, ces hommes fletris ou suspects, ces faux patriotes; tu n'aurais a attendre d'eux que servitude, misere, desolation...." [Note: _Ami du peuple_, no. 13.] Les pamphlets qui vraisemblablement ont le plus fait pour emouvoir le peuple et l'exciter contre ses gouvernants furent ceux qui depeignaient sa situation miserable. Le titre de l'un d'eux etait deja par lui seul un cri dechirant: Quand aurons-nous du pain? Cette phrase revient comme un refrain apres chaque paragraphe de cette prose pathetique: "Pourquoi, citoyens, Lafayette, Bailly et les chefs de la Commune vous laissent-ils manquer de pain? "C'est pour s'engraisser de votre substance. Pourquoi ces scelerats font-ils venir des troupes, font-ils environner Paris, Versailles et les alentours de piques et de soldats, sous pretexte de garder le roi et l'Assemblee nationale? Ces scelerats croient que vous avez trop de vivres. C'est pourquoi ils font venir des troupes pour les consommer bien vite et pour vous juguler ensuite. Et vous dormez! Quand aurons-nous du pain? Au sein de l'abondance, nous n'avons point de pain...." [Note: Sur les 30 jours du mois de septembre, il y en eut 16 ou les fusilliers monterent la garde pour assurer la distribution.] Ces appels trouvaient de l'echo dans l'opinion publique. Paris s'agitait. Le 22 septembre, les ouvriers employes aux ateliers de charite de l'ecole militaire parlaient de partir pour Versailles. Le 17 septembre, on arretait sur la place de Greve un individu qui, au milieu d'un nombreux attroupement, s'ecriait "qu'il fallait se transporter a Versailles pour l'amener a son Louvre, qui n'etait pas fait pour des chiens". Les reunions du Palais-Royal etaient de plus en plus tumultueuses et Lafayette avait beaucoup de peine a dissiper les rassemblements. Les bourgeois eux-memes etaient inquiets: "On disait que les especes, que le numeraire manquaient absolument, au point qu'a la fin du mois tous les payements de rentes qui allaient deja fort mal au palais Soubise, ou ils avaient ete transferes de l'hotel-de-ville, cesseraient entierement." Bref, on attendait une emeute.... [Note: A. Mathiez, _op. cit._, p. 42 et pp. 50-51.] LES DISTRICTS Le district etait une Assemblee elue, un veritable petit parlement ayant son bureau, ses commissaires, ses rapporteurs. Chaque district est maitre chez lui et se donne lui-meme son organisation. Les uns ont des comites de bienfaisance, tous ont un tresorier pour les pauvres. Un autre, devancant les vues de l'Assemblee nationale, nomme des juges de paix et de conciliation. Pour se concerter entre eux, les districts ont un bureau de correspondance qui transmet de district a district les resolutions a communiquer. Les districts sont la vraie force publique. Tous les services y sont concentres. Le comite de police du district arrete, perquisitionne, juge. Le comite militaire equipe le bataillon de garde nationale, qui est affecte a chaque district, edicte les reglements militaires, donne des ordres aux compagnies. Le comite des subsistances legifere sur les halles, sur les boulangers, sur les convois, etc. Chaque question fait l'objet d'une discussion longue et suivie. A chaque instant, on placarde des affiches pour porter a la connaissance du public les decisions nouvelles, et le peuple ne se lasse pas de lire tous ces placards. Les seances sont tres courues. Les Parisiens aimaient deja les beaux discours et ils etaient servis a souhait. C'etaient en effet des avocats et des journalistes qui remplissaient les fonctions de president, de secretaire du district. Comme on l'a dit justement, le district etait un club et c'etait un club legal. Ajoutez qu'a chaque instant on faisait de nouvelles elections, ce qui contribuait encore a augmenter l'agitation.... [Note: A. Mathiez, _op. cit._, pp. 43-44.] L'emeute du 14 juillet et celle des 5 et 6 octobre furent l'oeuvre des districts, celle du Champ-de-Mars sera l'oeuvre des _societes Fraternelles_. LES DEPUTES DU COTE GAUCHE ENCOURAGENT L'AGITATION Ce n'est qu'a partir du 15 septembre environ que les membres du club breton, [Note: Le club breton ou se reunissaient d'abord les deputes de Bretagne fut le berceau des Jacobins.] que Barnave, les Lameth, Duport, Chapelier et leurs amis prennent contre la Cour et le ministere une attitude nettement hostile. Jusque-la ils ne desesperaient pas encore de faire aboutir les reformes par les voies legales. L'appel des troupes dissipa cette derniere illusion. Il est juste de dire neanmoins que Barnave et les Lameth ne voulurent pas rompre sans essayer encore une derniere tentative de conciliation. Avant l'arrivee du regiment de Flandre a Versailles, ils allerent trouver Saint-Priest et joignirent leurs prieres a celles de Lafayette et de la Commune de Paris pour en obtenir le renvoi. Le ministre repondit "de maniere a oter tout espoir a ces demarches". [Note: Saint-Priest, _Abrege de ma conduite_ dans les _Memoires de Mme Campan_, t. II, p. 297] Desormais, la lutte est ouvertement declaree. Les patriotes ont perdu toute confiance en Necker qu'ils considerent comme l'instrument docile de la Cour et il ne se passera pas de jour sans qu'ils attaquent a l'Assemblee le ministere et la Cour. Le 16 septembre, Mirabeau fait distribuer un violent discours contre la caisse d'escompte qui etait comme la creation personnelle du premier ministre. Le 18 septembre, le roi refuse sa sanction aux arretes du 4 aout. L'emoi fut grand dans l'Assemblee. Duquesnoy, un modere pourtant, ecrit ce jour-la dans son journal: "La seance de ce matin va peut etre decider du sort de l'empire. Le gant est jete par le roi a l'Assemblee. L'amassera-t-elle? Le retirera-t-il?..." [Note: Duquesnoy, _Journal_, t. I, p. 551.] Il n'est guere douteux que les patriotes de l'Assemblee n'aient ete en communion d'idees avec les pamphletaires parisiens et n'aient prepare l'emeute avec eux. Sans doute les preuves formelles manquent mais les vraisemblances sont assez fortes. On sait que les membres du club breton vont souvent a Paris, qu'ils sont en relations avec les principaux orateurs de reunions publiques et que ceux-ci assistent souvent aux seances de l'Assemblee nationale. Vers la fin de septembre, on organise comme un service regulier de surveillance aux tribunes. Les gardes francaises y allaient a tour de role en habits civils, s'y mettaient en rapport avec les deputes populaires, leur demandaient des instructions et appuyaient leurs discours de vigoureux applaudissements.... Nous avons conserve le brouillon des lettres que Barnave ecrivait au milieu meme des evenements, le 4 et le 5 octobre, elles ne laissent aucun doute sur son veritable etat d'esprit: "Si vous voyiez, disait-il le 4 octobre, de vos propres yeux que le ministere, sans excepter M. Necker et la majorite de notre Assemblee, n'a jamais voulu de constitution, qu'ils n'ont jamais eu un moment de superiorite sans tenter de renverser avec une incroyable mauvaise foi tout ce qu'ils avaient paru consentir, que leurs relations dans l'etendue du royaume embrassent presque tout ce qui exerce ca et la quelque autorite, que, depuis les arretes du 4 aout, presque toute la partie gouvernante de la nation est devenue notre ennemie et celle de la liberte, que rendre dans ces circonstances une grande energie a l'ordre ancien, c'etait presque certainement le retablir, lui donner des moyens de nous aneantir presque sans combat, puisqu'il aurait eu pour lui le gouvernement et la majorite de notre Assemblee, prete a se declarer, des que la crainte ou la volonte de la nation fortement exprimee ne la contiendrait pas, si vous reflechissiez que nous ne sommes point dans l'etat naturel, ou les mouvements sont libres et la volonte maitresse de combiner ce qu'il y a de plus avantageux, mais dans un etat tendu et force, obliges de soutenir un poids immense de forces contraires toujours pretes a nous engloutir, que, pour faire adopter la constitution a un gouvernement et a une grande partie de la nation qui n'en veut pas, il fallait que cette constitution leur fut necessaire pour les tirer d'un etat pire, vous auriez senti...." [Note: Arch. nat. W. 12.] Le reste de la lettre manque, mais ce qu'il en subsiste suffit a nous eclairer sur les sentiments de l'auteur. Barnave partageait les craintes du peuple, il voyait la Revolution en danger. L'union des aristocrates et du ministere lui paraissait le prelude d'une reaction; il se resignait pour l'eviter a ce que la nation "exprimat fortement sa volonte", en bon francais, il pensait qu'une emeute etait necessaire pour achever la defaite de l'aristocratie.... Le 2 novembre il parlera du mouvement d'octobre en ces termes: "Paris a cru devoir sauver une seconde fois la liberte publique." [Note: A. Mathiez, _op. cit._, pp. 55-57.] LES JOURNEES DES 5 ET 6 OCTOBRE Le recit contemporain le plus complet et dans l'ensemble le plus exact nous parait etre celui que redigea le ministre de Saxe dans sa depeche du 9 octobre. [Note: Rapports du comte de Salmour, ministre plenipotentiaire de Saxe dans les _Nouvelles archives des missions_ t. VIII, p. 260 et sq.] Les evenements se sont si fort multiplies dans tous les genres depuis ma derniere que je dois demander d'avance l'indulgence de Votre Excellence pour la narration qui va suivre, dans laquelle je mettrai tout l'ordre qu'il me sera possible de conserver au milieu de l'existence la plus desordonnee qui fut jamais. Je vous annoncais, Monsieur, beaucoup de fermentation dans la nuit du dimanche au lundi; elle s'est accrue le matin, au point que des femmes de la Halle, au nombre de cinq a six cents, s'etant rassemblees a la pointe Saint-Eustache, quelques ouvriers des faubourgs Saint-Antoine et Marceau se trouvant meles parmi elles, se sont reunies a l'Hotel de ville, en ont chasse les representants de la commune, force la faible garde qui y etait, pris un magasin de 1700 fusils de reserve, en ont arme, ainsi que d'un nombre considerable de piques, la populace arrivee pour les soutenir. Maitresses de quatre pieces de canon, elles se sont repandues dans toutes les rues de la ville, forcant sans pitie toutes les femmes qu'elles rencontraient en voiture ou a pied de se joindre a elles. La marquise de Manzi, que V. E. a vue a Dresde, allant se promener aux Tuileries, a ete arrachee de sa voiture par ces furieuses et, apres avoir marche quelque temps avec elles, n'a du sa liberte qu'a deux soldats aux gardes, qui la leur enleverent sous pretexte que sa faiblesse ne lui permettrait jamais d'arriver. Elles alleguaient pour motif de leur insurrection le manque de pain et le but de leur course devait etre d'aller a Versailles en demander au Roi et a l'Assemblee nationale. [Note: Cette "allegation" n'etait pas un pretexte. Paris souffrait reellement de la disette et on faisait queue aux portes des boulangeries comme dans un siege.] L'Hotel de ville ferme, une caisse de cent et quelques mille francs pillee, beaucoup de papiers dechires, la municipalite mise en fuite, M. Bailly ayant donne sa demission des la veille, M. de La Fayette sollicite depuis plusieurs jours par les troupes de se rendre a Versailles, n'osant trop se montrer de crainte d'etre force de se mettre a leur tete, une foule de peuple de la derniere classe, armee, courant les rues avec des femmes furieuses, representant la veritable image des bacchantes, [Note: L'enquete du Chatelet prouva qu'il y avait dans le nombre des femmes distinguees, ayant loge a l'Opera.] toutes les boutiques fermees, l'impossibilite de se procurer du pain, meme a prix d'argent, quelques boulangers deja devenus victimes de la disette, des soldats armes de tous les districts reunis par bandes, errant ca et la sans chef et sans ordre, ni general, ni magistrat, ni puissance quelconque, voila le tableau effrayant de notre position toute la journee du lundi (5 octobre). Les barrieres etaient fermees des le matin, la duchesse de l'Infatado, le prince de Monaco avaient ete ramenes et maltraites, la voiture de ce dernier pillee. Les differents districts etaient rassembles, plusieurs troupes s'en etaient deja detachees pour suivre les femmes qui, avec les ouvriers et les quatre pieces de canon prises a l'Hotel de ville, a leur tete, marchaient a Versailles. De tous cotes on battait la generale; toutes les compagnies soldees dont les anciennes gardes francaises forment le fond, demandaient a grands cris d'aller a Versailles deposter le regiment de Flandre, en chasser les gardes du corps qui avaient insulte la garde nationale. Une partie des compagnies non soldees se joignit a eux. Tous les districts separement prirent a peu pres une resolution unanime de marcher et en firent part a M. de La Fayette, qui, haranguant au milieu de la place de Greve, s'efforcait de contenir le peuple, de gagner du temps et, aide par M. de Keralio, accouru a la tete du bataillon des Filles de Saint-Thomas, avait repris poste a l'Hotel de ville. Vers 4 heures, se rassemblerent de nouveau les representants de la Commune; a la meme heure a peu pres se reunissait a la place Louis XV, le long du Cours-la-Reine jusqu'a la barriere de la Conference, les troupes qui allaient attaquer Versailles. Attire par le bruit des tambours, je reconnus bientot la compagnie de grenadiers qui etait ci-devant casernee a ma porte. [Note: M. de Salmour demeurait rue de Matignon, au faubourg Saint-Honore (note de M. Flammermont).] Ils m'apprirent le motif qui les avait amenes la et m'annoncerent que M. de la Fayette allait se mettre a leur tete, qu'ils etaient las de toutes ces delations, qu'ils l'avaient envoye chercher a la ville et que, s'il n'arrivait pas dans un quart d'heure, on leur en rapporterait les morceaux, apres quoi ils partiraient. Le malheureux, ne voyant plus aucun moyen de les contenir, arriva apres 5 heures, plus mort que vif, et prit son poste a la tete de la colonne, que j'ai vue defiler dans l'ordre suivant. Deux cents cavaliers a la tete, ensuite le train d'artillerie, compose de quatre pieces de 24, de 12, de 16, avec quatre chariots de munitions traines par des chevaux qu'on avait indistinctement pris a tous ceux qu'on rencontrait. Le train avait avec lui le nombre de canonniers necessaires pour le service des pieces. Suivait M. de La Fayette, entoure de ses aides de camp; apres quoi marchait a pied le comte Charles de Chabot a la tete de sa compagnie de grenadiers; les bataillons de chaque district etaient fort en ordre avec leurs drapeaux ranges par divisions de six bataillons chacune; le duc d'Aumont precedait la sienne, et beaucoup de canons de regiment etaient entremeles dans la colonne. La compagnie soldee de chaque district faisait le fond du bataillon, qui etait plus ou moins fort suivant la quantite de non soldes qui s'y etait jointe; l'on pouvait evaluer a trois cents hommes, l'un dans l'autre, ceux des quatre premieres divisions. Les non soldes des deux dernieres etaient presque tous restes pour la garde de la ville, on ne pouvait guere calculer qu'a 150 hommes le nombre de ceux de chacun des districts, ce qui donne un complet de 15 000 hommes de troupes regulieres, marchant, avec la plus grande ardeur, par sections de six hommes de front, tambour battant, drapeaux deployes, un nombre a peu pres egal de volontaires armes de mille manieres differentes et surtout d'un grand nombre de piques precedait et couvrait en guise de troupes legeres les flancs de cette colonne, ce qui portait en totalite a plus de 50 000 le nombre des gens armes, outre les 6 000 femmes, suivies de quelque populace, qui devaient etre arrivees trois heures plus tot. Aussitot apres le depart de l'armee, les districts obligerent tout ce qui pouvait porter les armes de se rassembler pour faire des patrouilles. La ville fut illuminee et tout parfaitement tranquille, a l'exception de deux cents hommes de renfort qui etaient prets a marcher dans chaque district et formaient ainsi un corps auxiliaire de 12,000 hommes. M. de La Fayette essaya jusqu'au pont de Sevres de chercher a les ramener ou a les arreter. Voyant qu'il etait impossible de les amuser davantage, et qu'on avait pousse l'exces de la prevoyance jusqu'a se munir d'une corde neuve pour le pendre, au cas qu'il n'eut pas fait son devoir, il prit entierement son parti et depecha un courrier a la Ville pour annoncer qu'il avait passe la Seine sans obstacle. Votre Excellence, instruite a present de ce qui arrivait le lundi a Paris, va voir quel etait a la meme epoque l'etat des choses a Versailles. Le Roi avait donne une acceptation limitee a la Constitution qui avait occasionne des debats forts vifs. M. le President avait a la fin recu ordre de se retirer par devers S.M. pour demander son acceptation pure et simple, ce qui devait se faire lorsque le Roi serait revenu de Rambouillet, ou il avait ete chasser. L'Assemblee s'etait separee a 3 heures et demie. Des midi, instruit apparemment de l'insurrection de Paris, on avait battu la generale pour rassembler la garde nationale de Versailles qui n'avait pas obei. Afin que V.E. puisse mieux comprendre les details des evenements, je crois convenable de lui donner une idee du local de la scene. Devant le chateau de Versailles est une grande place, nommee la Place d'armes, ou l'on arrive par trois grandes avenues fort larges, disposees en patte d'oie et separees par deux grands batiments ou sont les Ecuries de S.M. qui se trouvent consequemment en face du chateau. Sur la gauche de cette place, en venant de Paris, se trouve un batiment auquel on a donne la forme d'une tente. Il peut contenir a peu pres 600 hommes, servait de corps de garde et de caserne aux ci-devant gardes francaises, et etait maintenant occupe par la milice de Versailles avec les quatre pieces de canon que le regiment de Flandres avait amenees. Le devant des trois cours principales du chateau qui se succedent toujours en se retrecissant est ferme par une grille: la premiere s'appelle des Ministres; la seconde, Cour Royale; et la troisieme Cour de Marbre ou se trouve a gauche le grand escalier qui porte le meme nom. C'est sur la Place d'armes que se rassemblerent a 4 heures et demie les gardes du corps, des qu'on vit arriver les femmes. Ils faisaient face a l'avenue; la troupe a la premiere grille de la Cour des Ministres, qui etait fermee et ou etaient ranges en bataille les 300 hommes des gardes suisses; a gauche des gardes du corps vint se mettre en bataille le regiment de Flandres, en faisant une espece de potence qui fermait la Place jusqu'a l'avenue de Saint-Cloud. La droite devait etre occupee de la meme maniere par la garde de Versailles qui n'a point paru excepte ce qui etait dans le corps de garde de la tente pour fournir les postes au chateau. [Note: Voir le plan de Versailles reproduit plus haut.] Deux cents chasseurs de Montmorency qu'on avait envoye reconnaitre se retirerent a l'approche de la foule. Tout le peuple de Versailles etait sur pied. Les gardes du corps arrivaient successivement par bouquets, a mesure que leurs chevaux etaient selles, et avaient de la peine a se former en troupe au milieu du peuple, ce qui occasionnait deja quelques murmures. Un garde national de Versailles, voulant rejoindre ses camarades a la tente, trouva plus court de traverser les rangs des gardes du corps, ou il se fit jour avec son fusil. M. de Savonieres, chef de brigade, se detacha du rang avec deux gardes pour courir apres et l'arreter; poursuivi a coups de sabre, le milicien, toujours en fuyant, se defendit vaillamment et gagna la barriere qui etait devant son corps de garde, d'ou la sentinelle postee devant le canon ajusta a M. de Savonieres un coup de fusil qui lui cassa le bras. On lui ouvrit la grille pour entrer au chateau se faire panser, les gardes regagnerent leur rang et il ne se passa rien de plus pour le moment. Les femmes environnant la troupe demandaient toujours du pain et a parler au Roi; on leur repondit qu'il etait a la chasse et tout se passait en paroles, lorsque quelques gardes impatientes, disent les uns, de se voir entoures et presses, excites, suivant les autres, par la vue d'un de leurs camarades qu'ils croyaient etre a l'autre bout de la Place entre les mains du peuple, se detacherent de nouveau au nombre de dix a douze et, galopant au milieu de la multitude, parvinrent a ramener le pretendu prisonnier, mais avec perte d'un d'entre eux qui, blesse dans la foule d'un coup de lance, fut aussitot acheve a coups de fusil. Les autres regagnerent le gros de la troupe qui, au nombre de 400, continua a rester tranquillement en bataille. Le Roi revint de la chasse vers 7 heures, en entrant, comme il l'a toujours fait depuis la Revolution, par les portes de derriere le parc. Le president de l'Assemblee nationale fut aussitot introduit, et avec lui une deputation de quinze femmes qui se plaignirent au Roi de la mauvaise police et du manque de subsistances. Le Roi leur repondit qu'il aimait trop sa bonne ville de Paris pour vouloir jamais la laisser manquer de rien; que, tant qu'il avait ete charge de son approvisionnement, il croyait avoir bien reussi; mais que depuis que ces Messieurs, en montrant les deputes de l'Assemblee, lui avaient lie les mains, ce n'etait pas sa faute; qu'il ne croyait pas possible qu'on put sitot mettre le pain a 8 sols et la viande a 6 sols, comme elles le desiraient, mais qu'il allait donner des ordres et se concerter avec l'Assemblee nationale pour que, des le lendemain, on les satisfit du mieux qu'on pourrait. Des qu'elles vinrent rendre compte a leurs camarades de cette reponse satisfaisante, on leur cria que cela ne pouvait etre vrai, qu'on les avait surement corrompues avec de l'argent; et on allait les pendre, si par l'intercession des deputes elles n'eussent obtenu de pouvoir aller chercher par ecrit la confirmation de ce qu'elles avaient avance; introduites de nouveau devant le Roi, S.M. ecrivit de sa main et signa ce qu'elles venaient de dire. Calmees par cette assurance, toutes ces femmes suivirent les deputes a l'Assemblee nationale, assurant les gardes du corps qu'il allait arriver de Paris des gens qui les vengeraient des mauvais traitements qu'elles pretendaient en avoir eprouve. Arrives a l'Assemblee, elles remplirent toute la salle, s'etablirent sur les banquettes, demanderent a faire parler M. de Mirabeau qui reclama avec beaucoup de dignite contre l'indecence de cette assemblee, mais ces dames finirent par avoir raison. On ne put rien deliberer. L'eveque de Langres presidait en l'absence de M. Mounier, qui, retire par devant le Roi, vint enfin annoncer l'acceptation pure et simple des Droits de l'Homme et de la Constitution; il n'y avait aucun membre du clerge, tres peu de l'ancien parti des aristocrates qui s'etaient tous caches, puisque le peuple en avait designe plusieurs pour etre la cause des malheurs actuels, qu'il voulait immoler a son ressentiment. La seance fut levee a 10 heures et demie; il avait plu a verse toute la journee; vers 9 heures, ne voyant rien arriver, le Roi avait ordonne aux gardes du corps de rentrer; ils firent un mouvement par demi-escadron, pour se mettre en colonne; le peuple, croyant qu'ils allaient charger, se mit en defense; la milice de Versailles de son corps de garde fit un feu roulant sur eux qui en blessa quinze ou seize et les mit en fuite, tellement qu'ils ne purent se rallier que dans le parc, de l'autre cote du chateau, sur la terrasse, vis-a-vis l'appartement de M. le Dauphin. L'on vint a 11 heures annoncer que les troupes de Paris arrivaient. Le Roi voulut alors prendre le parti de la retraite, et M. de Cubieres son ecuyer donna l'ordre a six voitures de chasse d'etre attelees, de se rendre au pas a la Porte de l'Orangerie, qui est a la gauche du chateau, pour de la, sous l'escorte des gardes du corps, gagner le large. Des que les chevaux furent mis, on ouvrit les portes de l'ecurie, mais les voitures qui, d'apres la description du local que j'ai faite a V. E., devaient traverser la Place d'armes, furent arretees par le peuple qui criait: _Le Roi s'en va!_ Les deux premieres qui, par la vitesse de leur marche, s'etaient fait jour a travers de la foule, arrivees a la Porte de l'Orangerie, la trouverent fermee et elles furent arretees au nom de la Nation par des hommes qui couperent les traits. M. Necker, pendant ce temps, etait arrive chez le Roi par l'interieur et, avec M. le comte de Montmorin, determina, contre l'avis des autres ministres, S. M. a ne pas s'eloigner. M. de La Fayette avait, en attendant, fait halte au Petit-Montreuil, au bout de l'avenue de Paris. La, il avait range sa troupe en bataille, et apres lui avoir rappele le serment de fidelite a la Nation et au Roi, il la partagea en deux colonnes qui, l'artillerie a la tete, arriverent par les deux avenues de Paris et de Saint-Cloud. Beaucoup de deputes etaient rendus au chateau. Le Roi avait dit qu'on les appelat tous et on les rappelait dans la ville au son du tambour. M. de La Fayette arriva seul avec quatre officiers, les grilles du chateau lui furent ouvertes, il monta dans l'appartement du Roi avec ceux qui l'accompagnaient. La foule qui etait dans l'Oeil-de-Boeuf le suivit dans la chambre et lui entendit prononcer ces paroles: "Sire, vous voyez devant vous le plus malheureux des hommes, de devoir y paraitre dans ces circonstances et de cette maniere. Si j'avais cru pouvoir servir plus utilement V.M. aujourd'hui en portant ma tete sur l'echafaud, Elle ne me verrait point ici." Le Roi lui repondit: "Vous ne devez pas douter, M. de La Fayette, du plaisir que j'ai toujours a vous voir, ainsi que nos bons Parisiens; allez leur temoigner de ma part ces sentiments." Le general sortit sur-le-champ pour aller au-devant de ses troupes qu'il rangea en bataille dans la Place d'armes et dans tous les environs. Des que les troupes de Paris arriverent, le regiment de Flandres, qui s'etait retire dans les Ecuries pour se mettre a l'abri du mauvais temps, sortit, faisant armes plates, decouvrit le bassin pour montrer qu'ils n'etaient point charges; apres quoi, l'on posa le fusil a terre, les cartouches a cote et les soldats firent demi-tour pour rentrer. On leur rendit aussitot les armes, et la fraternite s'etablit entre eux et la milice nationale. M. Mounier entra chez le Roi peu de moments apres la sortie de M. de La Fayette. Le Roi lui dit: "Je vous avais fait venir pour m'entourer des representants de la Nation, mais j'ai deja vu M. de La Fayette." Des que le general eut fait les dispositions necessaires au dehors, il revint chez le Roi, ou il resta jusqu'a une heure et demie. Il dit, en sortant, a la foule qui etait dans l'Oeil-de-Boeuf: "Messieurs, je viens de determiner le Roi a de penibles sacrifices: S. M. n'a plus de gardes que celles de la Nation. Elle m'a permis d'occuper avec 2,000 hommes le chateau; que chacun se retire, je m'en vais penser a la surete generale et a renvoyer le reste des troupes a Paris." Effectivement, le chateau fut occupe sur-le-champ, des sentinelles posees partout, les postes des gardes du corps dans l'interieur cependant laisses, ainsi que ceux des Suisses, qui ont ete constamment sous les armes, sans jamais recevoir d'ordre et sans jamais quitter la place qui leur avait ete assignee derriere la grille. Le reste des troupes de Paris avait ete loge par bataillons dans les maisons principales. Les femmes, qui s'etaient emparees de la salle de l'Assemblee nationale, y resterent toute la nuit; et, tout paraissant assez tranquille, LL.MM. se coucherent vers 2 heures. Le peuple de Versailles, cependant, et une partie de cette populace qui etait venue avec les femmes conservaient rancune aux gardes du corps. On ne savait ce qu'ils etaient devenus, restes toujours dans le parc. Vers 4 heures du matin, une partie se determina a regagner ses ecuries, tandis que l'autre, preferant une retraite en rase campagne, s'eloignait de Versailles sans trop savoir ou elle allait. Le peuple, qui furetait partout pour les chercher s'apercut de leur rentree, courut aux Ecuries; ces malheureux n'eurent que le temps de se refugier dans le Manege, d'ou ils se defendirent a coups de carabines et blesserent quelques personnes, jusqu'a ce qu'enfin, ne pouvant resister au nombre, ils chercherent a s'evader par le parc, ce qui leur reussit, a l'exception de dix a douze qui furent faits prisonniers. Pendant le meme temps, une partie du peuple, piquee de leur resistance au Manege, remplit les cours du chateau et voulut s'emparer de ceux qui etaient dans les appartements. Les cours, qui de toute la nuit n'avaient jamais ete parfaitement degagees, s'etaient trouvees tout a coup remplies sans qu'on attribuat a cette multitude aucune mauvaise intention. Le jour commencait a poindre. Le garde, place en faction aux pieds de l'Escalier de Marbre, insulte par la populace, au lieu d'appeler la garde nationale a son secours, cria a son brigadier d'arriver a lui. Celui-ci, des qu'il vit du haut de l'escalier de quoi il s'agissait, tira un coup de carabine qui tua un homme. Le factionnaire en fit autant. La populace aussitot s'empara d'eux et monta pour forcer les appartements. Les gardes de l'interieur eurent a peine le temps de barricader les portes. Heureusement que M. de La Fayette, reveille par la fusillade du Manege, etait accouru avec ce qu'il avait pu ramasser de troupes de Paris. Les grenadiers arriverent, dissiperent le peuple qui allait enfoncer les portes de la salle des gardes, qui ne voulaient absolument point ouvrir. S'etant fait connaitre aux gardes du corps, ceux-ci crierent du dedans: "jurez-nous sur votre Dieu que vous defendrez la vie du Roi." "Nous vous jurons, foi de grenadiers, que nous perirons tous avant qu'il arrive rien a S.M." Les portes s'ouvrirent aussitot, et les grenadiers entrant en foule, suivis de toute la garde nationale de Paris a mesure qu'elle arrivait, envelopperent les gardes du corps et remplirent la galerie, les appartements, penetrant jusque dans la chambre du Roi, ou arrivait au meme instant la Reine toute effrayee, qui s'etait sauvee de son appartement ou, lors de l'invasion du peuple, avaient, par un passage apparemment mal garde, penetre des femmes Qui semblaient lui en vouloir. Les troupes de Paris, a mesure qu'elles arrivaient, remplissaient en foule la Cour de Marbre et la Cour Royale, et le peuple etait oblige de refluer dans celle des Ministres, ou il traina les deux malheureuses victimes prises au pied de l'escalier et les executa, l'une sur le perron de M. le comte de la Luzerne et l'autre devant la porte de M. de Saint-Priest. Leurs tetes furent portees en triomphe dans toutes les rues de Versailles, amenees ensuite a Paris et promenees dans les rues de la capitale. M. de La Fayette, apres avoir mis en surete les appartements du Roi, descendit pour mettre quelque ordre dans sa troupe, trouva dans la Cour de Marbre, sous le balcon de S. M. les dix gardes du corps que la Garde nationale avait arraches au peuple et qu'elle se preparait a executer sous les fenetres du Roi, pour avoir, disait-elle, tire sur les citoyens. M. De la Fayette, ne pouvant d'aucune maniere obtenir leur grace, jeta son chapeau par terre et, ouvrant son habit, dit a sa troupe qu'il ne voulait pas commander des anthropophages, qu'il leur rendait sa cocarde, leur epee et leur habit; que, s'ils voulaient oter la vie a ces malheureux, ils n'avaient qu'a prendre aussi la sienne. Cette fermete sauva ces infortunes, et il fut decide qu'on les ramenerait prisonniers a Paris. M. de La Fayette, remontant aussitot, decida le Roi a paraitre avec la Reine et le Dauphin sur le balcon; on applaudit, et des que S. M. fut retiree, on lui cria de venir a Paris. Il n'y avait point de ministre aupres du Roi dans ce moment. Apres un instant de reflexion: "Eh bien oui, dit-il, j'irai avec eux." Et aussitot, sans ecouter personne, sortant sur le balcon, il leur cria: "Mes enfants, j'irai vivre au milieu de vous avec ma femme et mon fils; mais je vous demande pour marque d'attachement que vous pardonniez a mes gardes du corps." Aussitot ils parurent tous aux fenetres des appartements, jetant dans la cour leurs bandoulieres, qui sont leur marque de service, et M. de la Fayette paraissant avec eux sur le balcon du Roi, l'embrassa en criant: "Mes amis, la paix est faite!" Ceux qui etaient le plus pres ayant seuls pu entendre la promesse que le Roi avait faite de venir a Paris, les autres voulurent s'assurer par eux-memes de cette intention de S.M., et toute la troupe passant successivement en desordre sous ce meme balcon, le Roi eut la bonte de faire repeter ses paroles par MM. de la Fayette et d'Estaing a chaque troupe qui passait et de les accompagner de ses gestes d'assurance; on fit aussitot une salve generale de tout le canon et de toutes les petites armes qui aurait pu devenir d'autant plus dangereuse qu'elles etaient toutes chargees a balle. On avait envoye de Paris une garde pour relever les troupes qui etaient a Versailles avant de savoir que LL.MM. viendraient a Paris. Reunis aux autres, on en choisit mille pour demeurer a la garde du chateau, et le reste se mit a defiler d'une maniere qu'il faut avoir vue pour s'en faire une idee; la description des saturnales des anciens peut seule rendre une faible image de ce desordre. Figurez-vous une colonne defilant presque sans interruption depuis midi jusqu'a 7 heures du soir, ou marchaient pele-mele les troupes, les goujats, toutes les femmes ivres, le melange de toutes les especes d'armes, des femmes a cheval sur des canons, d'autres portant les drapeaux, la plus vile populace a cote des officiers les plus distingues; on voyait des femmes avec des bonnets de grenadiers, d'autres ayant des fusils sur l'epaule, et des soldats le baton a la main; des chevaux des ecuries du Roi et de Monsieur atteles a des charrettes de farines; du pain, des cervelas attaches au bout des baionnettes; la plus vile populace montee sur les chevaux enleves aux gardes du corps, galopant comme des fous; d'autres armes de leurs carabines ou de hallebardes des Cent Suisses; des femmes et des soldats a moitie ivres, couches dans la posture la plus indecente sur des chariots de munition, tandis que les charretiers qui les conduisaient portaient eux-memes et avaient decore leurs chevaux, en guise de collier, des bandoulieres des gardes du corps. Le Roi est arrive a 7 heures a la barriere de la Conference. Son carrosse etait immediatement precede par la meme troupe avec aussi peu de choix. Les gardes de la prevote le precedaient, entremeles de femmes armees entourant le cheval de M. de Tourzel, grand prevot; des gardes du corps a pied, confondus avec la garde nationale, suivaient; venaient ensuite les Cent Suisses de la garde avec leurs drapeaux; dans un ordre a peu pres pareil de la garde nationale montee sur des chevaux des gardes du corps, tandis que des gardes etaient montes sur les leurs et d'autres en croupe derriere des cavaliers, etaient plus pres du carrosse de LL.MM. Immediatement precede par M. d'Estaing, M. de la Fayette et M. de Montmorin, cousin du ministre, major en second du regiment de Flandres; il etait entoure des grenadiers de Paris, de Flandres et des recruteurs des differents corps, des femmes montees derriere et devant en guise de pages; la grosse artillerie suivait le convoi. Le Roi, la Reine, M. le Dauphin, Madame fille du Roi, Madame Elisabeth et Madame de Tourzel, gouvernante, etaient dans la meme voiture. M. Bailly presenta au Roi les clefs de la Ville dans un plat de faience, la vaisselle etant a la Monnaie, et lui fit la harangue ci-jointe. Arrive a l'Hotel de ville, M. Bailly rendit compte de ce que le Roi lui avait dit, qu'il se voyait toujours avec plaisir au milieu des habitants de sa bonne ville de Paris; la Reine dit alors: "Vous avez oublie qu'il a ajoute avec confiance." On cria "Vive la Reine!" "Messieurs, reprit le maire, vous l'entendez de sa bouche, vous etes plus heureux que si je vous l'avais dit." Et alors: "Vive Monsieur Bailly!" LL.MM. vinrent ensuite coucher aux Tuileries ou, par parentheses, le Roi se trouva pour la premiere fois de sa vie.... L'Assemblee nationale a decrete ce jour-la qu'elle serait inseparable de la personne du Roi aupres duquel elle a laisse une deputation, siegeant en attendant a Versailles, jusqu'a ce que le manege des Tuileries soit arrange pour la recevoir. Situe malheureusement dans mon quartier, je vais de nouveau me trouver au foyer des troubles et des emeutes.... ....Je ne saurais peindre a V.E. le tableau de ce que j'ai vu. Qu'elle se figure une cour, un vestibule, un escalier rempli de toutes les classes, une assez petite antichambre ou des grenadiers, des gardes pele-mele avec des gardes du corps qui y ont passe ces deux nuits comme prisonniers, n'ayant pas de quoi se couvrir, tous leurs effets ayant ete pilles, des laquais, des pages, des dames de la Cour, des eveques, des ambassadeurs, des officiers crottes en bottes et eperons, en un mot tout ce qui ne peut pas etre contenu dans une autre chambre qu'on nomme improprement salle d'audience et la Reine au milieu de tout cela. Representez-vous un M. Jauge, banquier, un des aides de camp de M. de la Fayette, entrant dans le cabinet du Roi, comme n'aurait pas fait autrefois un duc et pair, et disant au comte de Montmorin, ministre: "j'ai vu qu'on n'a pas laisse entrer votre voiture dans la cour, c'est que j'avais donne des ordres pour qu'on tint les portes fermees; dans ces circonstances, il faut apprendre a souffrir; une autre fois, si je sais l'heure ou vous venez, j'ordonnerai qu'on vous laisse passer." Ma tete ne peut pas encore se faire a ce bouleversement d'idees... LES CONSEQUENCES DE L'EMEUTE L'emeute s'etait surtout faite contre les monarchiens. Leur chef, Mounier, qui presidait l'Assemblee, n'ayant pu persuader Louis XVI de quitter Versailles le 5 au soir, ne songea plus qu'a soulever les provinces contre Paris. Il partit pour le Dauphine mais n'y rencontra que froideur et hostilite. La province approuva le fait accompli. Les parisiens heureux de posseder le roi multipliaient en son honneur les protestations d'amour et de fidelite, protestations dont la sincerite etait accrue par les avantages remportes: la sanction des decrets du 4 aout et de la declaration des droits. La Revolution semblait assuree du lendemain. LA SITUATION APPRECIEE PAR MARIE-ANTOINETTE Les deux lettres suivantes ecrites par la reine a l'ambassadeur d'Autriche Mercy montrent combien de ressources s'offraient encore a la royaute: 7 octobre 1789. Je me porte bien, soyez tranquille. En oubliant ou nous sommes et comment nous y sommes arrives; _nous devons etre contents du mouvement du Peuple_, surtout ce matin, j'espere, si le pain ne manque pas, que beaucoup de choses se remettront. Je parle au peuple; milices, poissardes, tous me tendent la main. Je la leur donne. Dans l'interieur de l'hotel de ville, j'ai ete personnellement tres bien recue. Le peuple ce matin, nous demandait de rester, je leur ai dit de la part du Roi, qui etait a cote de moi, qu'il dependait d'eux que nous restions; que nous demandions pas mieux; que toute haine devait cesser; que le moindre sang repandu nous ferait fuir avec horreur. Les plus pres m'ont jure que tout etait fini. J'ai dit aux poissardes d'aller repeter tout ce que nous venions de leur dire. Je suis desolee que nous soyons separes. Mais il vaut bien mieux que vous restiez ou vous etes pendant quelque temps. Vous aurez de mes nouvelles le plus souvent que je pourrai. Adieu, comptez a jamais sur tous mes sentiments pour vous. [Note: _Correspondance_ de Mercy, t. II, p. 271.] 10 octobre 1789. L'Assemblee va venir ici, mais on dit qu'il y aura a peine 600 deputes. _Pourvu que ceux qui sont partis calment les provinces_ au lieu de les animer sur cet evenement-ci, car tout est preferable aux horreurs d'une guerre civile. [Note 2: _Ibid_.] CHAPITRE IV LA FEDERATION LES PRECEDENTS, LES FEDERATIONS C'est pour reprimer les troubles, pour proteger les subsistances, pour retablir l'ordre indispensable a la regeneration de la chose publique que se forment, apres la Grande Peur, les premieres federations, veritables ligues armees au service de l'Assemblee nationale. Le sentiment qu'elles tiennent a exprimer tout d'abord, a proclamer bien haut, c'est leur confiance absolue dans le dogme politique de la toute puissance des representants de la nation a preparer et a assurer le bonheur public. Elles ne doutent pas que les intrigues des mechants, les conspirations des aristocrates ne soient le seul obstacle qui retarde l'heure prochaine de la felicite generale et c'est pour dejouer leurs intrigues, leurs complots qu'elles ont pris les armes. Elles protestent de leur soumission sans bornes a la _Constitution_, de leur ardent amour de la _Patrie_. Et par Patrie elles n'entendaient pas une entite morte, une abstraction incolore, mais une fraternite reelle et durable, un mutuel desir du bien public, le sacrifice volontaire de l'interet prive a l'interet general, l'abandon de tous les privileges provinciaux, locaux, personnels.... La liberte dont les Federes se proclament "idolatres", ce n'est pas une liberte sterile, une liberte neutre, indifferente, mais c'est la faculte de realiser leur ideal politique profondement unitaire, le moyen de batir leur cite future harmonieuse et fraternelle.... II n'est pas exagere de pretendre que les cultes revolutionnaires sont deja en germe dans les federations, qu'ils y ont pris racine. Ces grandes scenes mystiques furent la premiere manifestation de la foi nouvelle. Elles firent sur les masses l'impression la plus vive. Elles les familiariserent avec le symbolisme revolutionnaire qui devint de suite populaire. Mais, surtout, elles revelerent aux hommes politiques la puissance des formules et des ceremonies sur l'ame des foules. Elles leur suggererent l'idee de mettre ce moyen au service du patriotisme.... [Note: A. Mathiez, _Les origines des cultes revolutionnaires_. Paris, 1904, pp. 39-46.] BAPTEMES ET MARIAGES CIVIQUES C'est a la Federation de Strasbourg (13 juin 1790) qu'on proceda, pour la premiere fois, a ma connaissance, a cette ceremonie du bapteme civique qui, debarrasse de tout caractere confessionnel, deviendra l'un des sacrements du culte de la Raison. Je cite le proces-verbal: "L'epouse de M. Brodard, garde national de Strasbourg, etait accouchee d'un fils le jour meme du serment federatif. Plusieurs citoyens, saisissant la circonstance, demanderent que le nouveau-ne fut baptise sur l'autel de la Patrie.... Tout etait arrange lorsque M. Kohler, de la garde nationale de Strasbourg et de la confession d'Augsbourg, reclama la meme faveur pour un fils que son epouse venait de mettre au monde. On la lui accorda d'autant plus volontiers qu'on trouva par la une occasion de montrer l'union qui regne a Strasbourg entre les differents cultes...." Et le proces-verbal decrit la ceremonie qui eut lieu en grande pompe. L'enfant catholique eut pour marraine Mme Dietrich de la religion reformee; [Note: Femme du maire de Strasbourg dans le salon duquel Rouget de Lisle chanta la _Marseillaise_.] l'enfant lutherien, Mme Mathieu, catholique, femme du procureur de la Commune. L'enfant catholique fut prenomme: Charles, Patrice, _Federe_, Prime, Rene, De La Plaine, _Fortune_, l'enfant protestant: Francois, Frederic, _Fortune, Civique_. Quand les deux ministres, lutherien et catholique, eurent termine chacun leur office et qu'ils se furent donne "le baiser de paix et de fraternite", au bapteme religieux succeda le bapteme civique proprement dit: "L'autel religieux fut enleve. Les marraines portant les nouveau-nes vinrent occuper son emplacement. On deploya le drapeau de la federation au-dessus de leurs tetes. Les autres drapeaux les entourerent, ayant cependant le soin de ne pas les cacher aux regards de l'armee et du peuple. Les chefs et commandants particuliers s'approcherent pour servir de temoins. Alors les parrains debout sur l'autel de la Parie prononcerent a haute et intelligible voix, au nom de leurs filleuls, le serment solennel d'etre fideles a la Nation, a la Loi et au Roi, et de maintenir de tout leur pouvoir la Constitution decretee par l'Assemblee nationale et acceptee par le Roi. Des cris repetes de _Vive la Nation, Vive la Loi, Vive le Roi_, se firent aussitot entendre de toutes parts. Pendant ces acclamations, les commandants et autres chefs formerent avec leurs epees nues une voute d'acier [Note: Ceremonie en usage dans la franc-maconnerie.] au-dessus de la tete des enfants. Tous les drapeaux reunis au-dessus de cette voute se montraient en forme de dome, le drapeau de la federation surmontait le tout et semblait le couronner. Les epees, en se froissant legerement, laisserent entendre un cliquetis imposant, pendant que le doyen des commandants des confederes attachait a chacun des enfants une cocarde en prononcant ces mots: "_Mon enfant, je te recois garde national. Sois brave et bon citoyen comme ton parrain_. Ce fut alors que les marraines offrirent les enfants a la patrie et les exposerent pendant quelques instants aux regards du peuple. A ce spectacle, les acclamations redoublerent, il laissa dans l'ame une emotion qu'il est impossible de rendre. Ce fut ainsi que se termina une ceremonie dont l'histoire ne fournit aucun exemple." Celebre sans pretres, sur l'autel de la Patrie, au-dessous des trois couleurs, accompagne du serment civique en guise du serment religieux, ce bapteme laique, ou la cocarde tient lieu d'eau et de sel, fait deja songer aux scenes de 93. Les ministres des religions ont encore paru au debut de la ceremonie, mais ils se sont vite eclipses, et, en se jetant dans les bras l'un de l'autre, ils ont semble demander pardon pour leurs fautes passees.... On celebra meme, mais plus rarement, des _mariages civiques_ sur l'autel de la Patrie, par exemple a la federation de Dole, le 14 juillet 1790.... N'est-il pas curieux aussi que les federations nous offrent le premier exemple de ce "repos civique" qui deviendra plus tard obligatoire tous les decadis? A Gray, le jour de la federation, les citoyens choment du matin au soir, a l'instar d'une fete religieuse. Quoique la police n'eut rien prescrit a ce sujet les boutiques resterent fermees. [Note: A. Mathiez, op. cit., pp. 43-45.] LE SERMENT DE LA FEDERATION BRETONNE-ANGEVINE Elle eut lieu a Pontivy du 15 au 19 janvier 1790. 150 delegues venus de 80 villes de Bretagne et d'Anjou y representerent 150 000 gardes nationaux environ. On y preta dans une veritable emotion religieuse le serment suivant: Jaloux de donner a la patrie des nouvelles preuves d'un zele qui ne s'eteindra qu'avec nos jours; Nous, jeunes citoyens francais, habitant les vastes pays de la Bretagne et de l'Anjou, extraordinairement reunis par nos representants a Pontivy pour y resserrer les liens de l'amitie fraternelle que nous nous sommes mutuellement vouee, avons forme et execute au meme instant le projet d'une confederation sacree qui sera tout a la fois l'expression des sentiments qui nous animent et des motifs qui nous rapprochent malgre les distances, Nous avons unanimement arrete et arretons: De former, par une coalition indissoluble, une force toujours active, dont l'aspect imposant frappe de terreur les ennemis de la regeneration presente; De vouer a la nouvelle Constitution du royaume un respect et une soumission sans bornes et de soutenir, au peril de notre vie, les decrets emanes de l'Assemblee nationale; De renouveler au monarque-citoyen l'hommage respectueux de notre amour; De ne reconnaitre entre nous qu'une immense famille de freres qui, toujours reunie sous l'etendard de la liberte, soit un rempart formidable ou viennent se briser les efforts de l'aristocratie; De nous preter enfin, mutuellement, tous les secours qui seront en notre puissance, sans y mettre d'autres conditions ni d'autres bornes que celles que nous inspireront l'honneur et le patriotisme; Et pour mettre le dernier sceau a nos engagements, nous avons arrete qu'un serment solennel et public appellerait sur nous la protection du Dieu de paix que les coeurs purs invoquent avec confiance, Nous jurons donc, par l'honneur, sur l'autel de la Patrie, en presence du Dieu des armees, amour au pere des Francais; nous jurons de rester a jamais unis par les liens de la plus etroite fraternite; nous jurons de combattre les ennemis de la Revolution; de maintenir les droits de l'homme et du citoyen, de soutenir la nouvelle Constitution du royaume et de prendre au premier signal de danger, pour cri de ralliement de nos phalanges: _Vivre libres ou mourir!_. [Note: J. Bellec, Les deux federations bretonnes-angevines, dans _La Revolution francaise_. t. XXVIII.] LA SIGNIFICATION DU SERMENT Celui qu'on prete en France est le lien du contrat politique; il est pour le peuple un acte de consentement et d'obeissance; dans le corps legislatif le gage de la discipline; dans le monarque le respect pour la liberte; ainsi la religion est le principe du gouvernement; on dira qu'elle est etrangement affaiblie parmi nous; j'en conviens, mais je dis que la honte du parjure reste encore ou la piete n'est plus et qu'apres la perte de la religion un peuple conserve encore le respect pour soi-meme qui le ramene a elle si les lois parviennent a retablir ses moeurs. [Note: Saint-Just, _Esprit de la Revolution_, troisieme partie, chapitre XXII.] _LA FEDERATION_ SON ORGANISATION L'idee de federer toutes les federations particulieres dans une grande ceremonie nationale, qui aurait lieu dans la capitale le jour anniversaire de la prise de la Bastille, fut exprimee par Bailly dans une adresse qu'il presenta a la Constituante, le 5 juin 1790, au nom de la municipalite parisienne. "Deja la division des provinces ne subsiste plus, disait Bailly, cette division qui faisait en France comme autant d'etats et de peuples divers. Tous les noms se confondent dans un seul; un grand peuple ne connait plus que le nom de Francais." La Federation generale ne serait pas seulement un acte de communion en la Patrie, elle aurait encore un triple but: "defendre la liberte publique, faire respecter les lois de l'empire et l'_autorite du monarque_," Dans ces derniers mots se revele la pensee politique de Bailly et de son parti. Effrayes par la continuation des troubles, par l'indiscipline croissante de l'armee, par les revendications des _citoyens passifs_ qui ont trouve un organe eloquent dans Robespierre, les bourgeois revolutionnaires croient le moment venu de reveiller le sentiment monarchique en le faisant servir a la defense de leurs conquetes politiques: "le roi verra un grand nombre de ses enfans, terminait Bailly, se presser autour de lui, elever un cri de _vive le roi_, prononce par la liberte, et ce cri sera celui de la France entiere". Il s'agissait donc d'attacher le roi a la Revolution et la Revolution au roi. Le decret du 9 juin ordonna que chaque garde nationale choisirait 6 hommes sur 100 pour se rendre au district. Les deputes des gardes nationales ainsi choisis choisiraient a leur tour un homme sur 200 pour se rendre a Paris le 14 juillet. La depense serait supportee par le district. L'armee de ligne serait representee comme la garde nationale. On esperait ainsi faire cesser les divisions qui s'etaient souvent manifestees entre les citoyens soldats et les soldats tout courts. Chaque regiment deputerait a Paris l'officier le plus ancien de service, le bas officier et les 4 soldats dans le meme cas. La Federation devait avoir lieu sur les bords de la Seine, au Champ de Mars, qu'on se hata d'amenager par des corvees patriotiques et volontaires. LES TRAVAUX DE LA FEDERATION Il faut voir cette fourmiliere de citoyens, cette activite, cette gaiete dans les plus durs travaux; il faut voir cette longue chaine qu'ils forment pour tirer des charrettes surchargees; des pierres enormes cedent a leurs efforts, ils entraineroient des montagnes. Il n'est point de corporation qui ne veuille contribuer a elever l'autel de la patrie: une musique militaire les precede; tous les individus se tiennent trois a trois, portant la pelle ou la pioche sur l'epaule; leur cri de ralliement est ce refrain si connu d'une chanson nouvelle qu'on appelle le _Carillon national_. Tous chantent a la fois: _Ca ira, ca ira, ca ira_: oui, _ca ira_, repetent tous ceux qui les entendent. Personne ne se croit dispense du travail par son age, son sexe ou son etat: on a vu passer les tailleurs, les cordonniers, ayant a leur tete les _freres_ tailleurs et les _freres_ cordonniers. L'ecole veterinaire, les habitants des villages tres eloignes sont accourus, ayant a leur tete le maire avec son echarpe, la pelle sur l'epaule. Tous ont des drapeaux ou des enseignes. Sur celui des charbonniers on lit: _Le dernier soupir des aristocrates_.... Les bouchers avoient sur leur flamme un large couteau et l'on lisoit dessus: _Tremblez, aristocrates, voici les garcons bouchers_. D'enormes monceaux disparaissoient sous leurs bras vigoureux. Les ouvriers de la Bastille ont amene dans les charrettes tous les instruments qui ont servi a la demolition de cette forteresse. Les employes des postes, ayant a leur tete M. d'Ogny, les domestiques de l'enceinte des Italiens, les acteurs de Mademoiselle de Montansier, conduits par leur directrice, sont venus contribuer a cette oeuvre patriotique.... Les chartreux conduits par dom Gerle ont quitte eux-memes leurs cellules pour venir participer a ces travaux civiques. Le roi est venu jouir de ce spectacle nouveau; soudain la pelle et la pioche sur l'epaule, les citoyens ont forme autour de lui une garde d'honneur. Il a visite tous les ateliers. LA FEDERATION Grace a l'activite des citoyens, tous les travaux ont ete acheves le 11 juillet. [Note: _Confederation nationale ou recit exact et circonstancie de tout ce qui s'est passe a Paris le 14 juillet 1790, a la Federation..._ A Paris, chez Garnery, l'an second de la liberte, pp. 61-68.] LE MATIN DE LA FEDERATION Beaucoup de citoyens avoient passe la nuit au Champ de Mars; des detachements nombreux de la garde nationale parisienne s'y etoient rendus pour le garder. Le temps etoit tres defavorable, le vent froid, et il tomboit des ondees de pluie fortes et frequentes; rien cependant ne decourageoit les spectateurs; parmi lesquels il y avoit un tres grand nombre de femmes. On y a fait toute la nuit des feux qui ont servi a rechauffer les braves enfans de la liberte et autour desquels on a forme des danses. Le jour venu, les soldats citoyens temoignerent de la maniere la plus expressive la joie que leur inspirait l'approche d'un si beau moment. Quelques-uns faisoient des evolutions militaires; d'autres formoient autour de l'autel un cercle immense; quelques-uns s'amusoient a la course, puis formant des corps nombreux ils tiraient le sabre se precipitant les uns sur les autres et entrechoquant le glaive, ils donnoient le spectacle d'une petite guerre; des chansons militaires accompagnees du son des tambours se meloient a ces exercices, que la pluie ne pouvoit interrompre, quelle qu'en fut la violence. [Note: _Confederation nationale ou recit exact_, pp. 117-118.] LE PASSAGE DU CORTEGE Les soldats citoyens sur pied depuis cinq heures du matin mouroient de faim. On leur jetoit par les fenetres des pains qu'ils recevoient sur leurs sabres et sur leurs bayonnettes: on y joignoit des viandes froides ou fumees; on leur descendoit du vin, de l'eau-de-vie, des liqueurs, de l'eau dans des bouteilles attachees a de longs rubans aux trois couleurs. Ils saisissoient tout avec empressement, et cela ne doit pas etonner, car les heros patriotes dejeunent tout aussi bien que des aristocrates et encore mieux, parce qu'ils n'ont point de remords.... [Note: _Confederation nationale_, p. 127.] LES ANGLAIS A LA FEDERATION A sept heures [du matin] les gradins paroissoient couverts de spectateurs. Un grand nombre d'etrangers s'y trouvoient et parmi eux plus de quatre mille Anglais. On dit que plusieurs Francois crierent _Vivent les Anglais_. Si cela est, ceux-ci l'entendirent avec leur sentiment national, d'autant plus profond qu'il est moins manifeste. Cette genereuse nation, tres distincte et tres differente de son ministere, ainsi que la notre, merite bien la reconnoissance des Francois, elle prend part a leur bonheur, a leur gloire, au meme jour il y avoit dans la plupart des tavernes de Londres des assemblees de citoyens qui s'unissoient en esprit aux Francois devenus leurs freres en liberte et ils en ont vote de pareilles au 14 juillet de chaque annee. [Note: _Mercure national_ du 25 juillet 1790.] LE MOMENT PATHETIQUE: LE SERMENT Il est impossible de decrire le spectacle qu'offroit le Champ de Mars quand tous les corps y ont ete reunis, les soixante drapeaux de Paris, [Note: Les drapeaux des soixante districts auxquels allaient succeder les 48 sections.] et les 83 bannieres flottantes [Note: Les bannieres des 83 departements.] offraient au milieu de cette foule immense de soldats le coup d'oeil le plus ravissant. Un peuple immense assis sur les gradins du cirque, les arbres le couronnant par leur cime ondoyante et la montagne de Chaillot et de Passy, dont les jolies maisons etoient chargees de spectateurs, ajoutoient a l'agrement et a la richesse du tableau. Le cortege place, l'oriflame et les bannieres des departemens ont ete portees en haut des marches de l'esplanade, au bas de l'autel, pour y recevoir la benediction, puis reportees a leurs departemens respectifs. A trois heures et demie, l'eveque d'Autun, accompagne des soixante aumoniers de la garde parisienne, a commence le sacrifice. La musique la plus imposante commandoit aux ames d'elever leurs pensees a l'eternel. La messe finie, la bombe a donne le signal convenu a toutes les municipalites du royaume. Un silence religieux a prepare le plus beau moment de la monarchie francaise. M. La Fayette est monte a l'autel. La, au nom de toutes les gardes nationales de France, il a prononce le serment suivant: _Je jure d'etre a jamais fidele a la nation, a la loi et au roi, de maintenir la constitution decretee par l'Assemblee nationale, et acceptee par le roi, de proteger conformement aux lois, la surete des personnes et des proprietes, la libre circulation des grains et subsistances dans l'interieur du royaume et la perception des contributions publiques sous quelques formes qu'elles existent, de demeurer uni a tous les Francais par les liens indissolubles de la fraternite._ Tous les deputes des gardes nationales et autres troupes du royaume se sont ecries: _je le jure_. Le president de l'assemblee s'est avance. _Je jure d'etre fidele a la nation, a la loi, au roi et de maintenir de tout mon pouvoir la constitution decretee par l'Assemblee nationale et acceptee par le roi._ Chacun des membres de l'assemblee a repete: _je le jure_. Le roi a leve le bras vers l'autel. _Moi, roi des Francais, je jure a la nation d'employer tout le pouvoir qui m'est delegue par la loi constitutionnelle de l'Etat, a maintenir la Constitution et a faire executer les lois._ Quinze cent mille voix ont crie: _je le jure_ et ce serment a retenti jusqu'aux extremites de la France. Entendez ce serment, vous tous qui menacez encore notre Constitution, entendez et tremblez. Pendant toute cette ceremonie, l'artillerie faisoit un bruit imposant, et plus de trois cents tambours etoient frappes a la fois. Au bruit de l'artillerie, les personnes restees dans Paris et qui bordoient les fenetres ont leve la main avec transport.... On aurait desire que le roi se fut avance lui-meme, qu'il eut traverse le cirque et qu'en presence du peuple qui l'auroit vu de tous les cotes, il eut prete ce serment solennel. De quelle douce jouissance l'ont prive ceux qui lui ont conseille de ne pas faire cette demarche! quels cris! quels transports n'eut-elle pas excite! On paroissoit dispose a le porter jusqu'a l'autel. La reine, qui avoit des plumes aux couleurs de la nation, a egalement prete serment. Apres que le roi a eu prete le sien, il a ete joindre sa famille; il a embrasse ses enfans; il a pris la main de la reine et du dauphin, et il les a serrees avec la plus vive emotion. Quand le _Te Deum_ a ete chante, tous les soldats-citoyens ont remis leurs epees dans le fourreau et se sont precipites dans les bras l'un de L'autre, en se promettant union, amitie, constitution, et de mourir pour la defense de la fraternite et de la liberte. [Note: _Confederation nationale ou recit exact_, pp. 134-138.] LE RETOUR DE LA FEDERATION Un spectacle tres rejouissant a succede a cette fete. Plus de 350 mille tant hommes que femmes etoient reunis dans le Champ-de-Mars et il n'y avoit pas d'intermediaire entre le ciel et eux; or, l'on avoit remarque que depuis sept heures jusqu'a midi, il y avait eu cinq orages assez longs, ou si l'on veut, un orage aristocratique en cinq actes (c'est ainsi qu'on l'a nomme), qui s'etoient _confederes sans doute_, pour chasser nos Parisiennes et nos soeurs des provinces; mais elles ont tenu bon, elles ont defie les vents et la pluie par diverses chansons agreables, et n'ont quitte qu'apres la ceremonie. Leur retour ressembloit a une veritable mascarade. Plusieurs sans chaussure, ou dont la chaussure restoit a chaque pas dans les boues, Toutes les cheveux epars, sans bonnets ou avec un mouchoir autour de leur tete, revenoient escortees d'un cavalier crotte comme elles jusqu'a l'echine; la gaiete cependant presidoit cette marche qui avoit l'air d'un triomphe. Plusieurs compagnies revenoient en dansant. [Note: _Confederation nationale ou recit exact_, pp. 140-141.] L'ENTHOUSIASME ROYALISTE A LA FEDERATION Nous trahirions nos devoirs si apres avoir rendu hommage a l'esprit de fraternite qui a caracterise cette fete, a l'esprit de liberte qui s'est deploye dans la marche nous dissimulions le changement de cet esprit dans le camp federatif. C'etoit un autre air, une autre ame. On croyoit etre au camp de Xerxes et non a Sparte ou a Rome. En effet l'admiration avoit pris un autre cours. Elle ne se fixoit plus sur ces Parisiens qui se multiplioient sur nos pas, sur les emblemes de notre liberte, sur ses victoires; elle s'attachoit a ce trone brillant destine pour le chef du pouvoir executif. Il sembloit que la vue de ce trone avoit paralyse, _meduse_ presque toutes les ames, et que, comme la fameuse Circe, elle avoit transforme des ames patriotes en ames royalistes. L'idolatrie pour la monarchie se repand avec la force la plus violente, et on a semble oublier les restaurateurs de la liberte francoise, l'Assemblee nationale, pour ne plus voir qu'un individu, que celui qui reunissoit autrefois dans sa main tous ces pouvoirs, dont ses ministres avoient si cruellement abuse. Les cris de _Vive l'Assemblee_ etoient etouffes par les cris de _Vive le Roi!_--On s'empressoit, on s'etouffoit pour contempler ce siege dore; etoit-ce donc la l'impatience qui convenoit a un peuple libre? Prouvoit-il par la qu'il s'etoit fait une juste idee et de ses pouvoirs et des devoirs et de l'existence d'un roi? Ne prouvoit-il pas qu'il ne s'etoit pas encore depouille du vieil homme, qu'il conservoit encore ses vieilles idees, ses prejuges, son culte superstitieux pour la monarchie?.... [Note: _Courrier de Provence,_ n deg. 165, t. IX, p. 250-251.] Le meme son de cloche est donne dans cette lettre de Thomas Lindet, eveque de l'Eure et constituant a son frere Robert Lindet en date du 27 juillet 1790. Les fetes de la Confederation auraient du humilier ou intimider les ennemis de la Revolution. Le jour meme, je jugeai qu'elles ne serviraient qu'a leur donner une nouvelle audace; elle va toujours croissant. Si la Cour etait mieux organisee, quel parti elle aurait tire de l'enthousiasme absurde de la majeure partie des tetes francaises! La Sainte Ampoule de Reims sera bientot renvoyee a Saint Remy. MM. les Commissaires de la Commune de Paris ont presente une adresse tendant a conserver les dispositions du Champ-de-Mars auquel ils desirent qu'on donne le nom de _Champ de la Federation_. Ils desirent que ce soit dans ce lieu que les monarques francais soient investis du pouvoir qui leur est confie. Cette idee a ete applaudie et renvoyee au comite de Constitution. [Note: _Correspondance de Thomas Lindet,_ publiee par A. Montier, p. 212.]. Un anonyme avait propose de proclamer Louis XVI _Empereur des Francais_: "Mes freres, nous ne sommes plus ni sujets ni esclaves, nous sommes citoyens; les distinctions qui elevaient l'homme au-dessus de l'homme ont disparu; la nature a repris ses droits; l'egalite est retablie parmi nous; le merite et la vertu pourront seuls dorenavant pretendre aux recompenses et obtenir nos hommages. Dans ce nouvel ordre des choses, qu'avons-nous besoin de Roi? Ne formons-nous pas nous-memes le Peuple-Roi, puisque toute autorite emane du Peuple et reside dans le Peuple? N'est-ce pas nous qui gouvernons par nos Representans? Nous ne disons plus le Royaume de France, nous disons l'Empire des Francais, [Note: L'hymne celebre _Veillons au salut de l'Empire_ date de cette epoque.] si nous voulons etre consequens, c'est donc un Empereur qu'il nous faut et non pas un Roi. "Oui, c'est un Empereur, Roi et tyran sont synonymes, Empereur signifie celui qui commande un peuple libre; nous jouissons de cet avantage...." [Note: _Louis XVI proclame Empereur des Francais au Champ- de-Mars le 14 juillet 1790._] CHAPITRE V LA FUITE DU ROI SES CAUSES Louis XVI avait accepte la Constitution civile du clerge des le 22 juillet 1790, mais il aurait voulu en retarder l'application jusqu'a ce que le pape l'eut "baptisee", comme le demandait la majorite de l'episcopat. Preoccupee d'assurer la vente des biens nationaux en rendant irrevocable la reforme religieuse, craignant d'ailleurs qu'une plus longue attente ne fut exploitee par le parti aristocrate. L'Assemblee mit le clerge en demeure de se soumettre par le decret sur le serment du 27 novembre 1790. Le roi ne donna sa sanction a ce decret que sur une sommation de l'Assemblee, apres que son conseiller l'archeveque Boisgelin eut mis sa conscience a l'aise en lui disant que cette sanction etait un "acte force" (26 decembre). Le jour meme ou il donnait sa signature il disait au comte de Fersen confident de la reine: "j'aimerais mieux etre roi de Metz que de demeurer roi de France dans une telle position, mais cela finira bientot". Deja, depuis le jour (20 octobre 1790) ou l'Assemblee lui avait impose par une violence morale le renvoi de ses ministres, Louis XVI inclinait de nouveau a ecouter les conseils de resistance.--Des lors il eut son secret dont le chef, le baron de Breteuil, recut pleins pouvoirs pour traiter avec les cours etrangeres. La reine et Madame Elisabeth conseillaient a Louis XVI de quitter Paris et de s'enfuir aux Pays-Bas d'ou il reviendrait mater les jacobins avec l'aide des troupes autrichiennes. L'APPEL A L'ETRANGER Le projet de fuite est arrete des le mois de mars 1791. Il repose presque entierement sur le concours que Louis XVI espere des souverains etrangers. Fersen, confident de la reine, a parfaitement expose les calculs de la Cour: Le mecontentement est grand et augmente, mais il ne peut se manifester tant qu'il n'y aura pas de chefs et de centre et, tant que le roi sera enferme a Paris, il ne peut avoir ni l'un ni l'autre; et quoi qu'il arrive, jamais le roi ne sera roi par eux et sans des secours etrangers qui en imposent meme a ceux de son parti. Il faut qu'il en sorte, mais comment et ou aller? Le parti du roi n'est compose que de gens incapables ou dont l'exasperation et l'emportement sont tels qu'on ne peut ni les guider ni leur rien confier, ce qui necessite une marche plus lente et de grandes precautions. Le lieu de la retraite en demande encore davantage. Il faut y etre bien en surete; il faut avoir trouve un homme capable et devoue qui eut de l'influence sur les troupes, qu'il lui faut bien connaitre auparavant. Mais tous ces moyens seraient encore insuffisants sans les secours des puissances voisines: l'Espagne, la Suisse et l'Empereur, et sans l'assistance des puissances du Nord (la Russie et la Suede) pour en imposer a l'Angleterre, la Prusse et la Hollande dans le cas tres probable ou elles voudraient mettre obstacle aux bonnes intentions de ces puissances et, en les attaquant, les empecher de secourir efficacement le roi de France. [Note: Klinckovstroem, _Fersen et la Cour de France_, lettre du 7 mars 1791 au roi de Suede.] Il est bon, apres avoir lu ce document, de connaitre le commentaire qu'en a donne M. Jaures: Cette lettre est evidemment le reflet des conversations mysterieuses qui se prolongeaient entre le Roi, la Reine et le comte de Fersen. C'est l'expose le plus complet et le plus decisif de la pensee et de la politique royale en janvier et mars 1791. C'est aussi l'acte d'accusation le plus formidable contre la monarchie. Cette monarchie nationale n'a plus aucune racine en France: elle attend sa force, toute sa force, son salut, tout son salut de l'etranger. Le roi et la reine se mefient egalement de tous les partis, y compris le leur. Ils ont de la haine pour cette noblesse egoiste et etourdie qui, en refusant le sacrifice d'une partie de ses privileges pecuniaires quand furent convoques les notables, a accule le roi a la convocation des Etats generaux et ouvert ainsi, selon le mot de Fersen, la Revolution.... Pas plus qu'ils ne peuvent s'appuyer sur les partis organises, ils n'ont confiance en la France elle-meme. Ils se rendent bien compte qu'elle n'est pas dans l'ensemble desenchantee de la Revolution: et ceux memes qui se plaignent d'elle n'ont ni assez de ressort, ni assez de foi dans leur propre cause pour se soulever spontanement. Il faudra que le Roi leur donne de haut le signal du mouvement. Il faudra que l'etranger intervienne et Fersen, echo du roi et de la reine, ecrit au roi de Suede cette phrase terrible qui est pour nous la disqualification definitive de la monarchie: "Jamais le roi ne sera roi par les Francais et sans des secours etrangers." Bien mieux ces secours etrangers, le roi les invoque non seulement pour dompter et chatier ses ennemis, mais pour en imposer meme a ceux de son parti dont il n'obtiendrait ni une obeissance suffisante ni la docilite aux mesures necessaires de reorganisation. Ainsi isolee de toute force francaise, la monarchie ne semble plus avoir que deux idees: imaginer des moyens de vengeance contre ses ennemis du dedans, imaginer des moyens pour appeler le plus tot possible les amis du dehors. [Note: Jean Jaures, Histoire socialiste. _La Constituante_, p. 637. ] LES PRESSENTIMENTS POPULAIRES LES PRECEDENTS Les projets de fuite du roi transpirerent de bonne heure. Les jacobins avaient des amis et des informateurs jusque dans le personnel du chateau. L'inquietude populaire se manifesta d'une facon significative lors du depart de Mesdames tantes du roi pour Rome et lors du voyage que Louis XVI essaya de faire a Saint Cloud pour communier en cachette de la main d'un pretre insermente. LE DEPART DE MESDAMES Des le 3 fevrier, la municipalite de Sevres instruite par la domesticite des princesses [Mesdames habitaient le chateau de Bellevue] avise les jacobins. En un clin d'oeil, le bruit de leur voyage se repand dans la foule. Tous les orateurs des clubs, tous les pamphletaires devoues a la Revolution, Marat, Camille Desmoulins, Gorsas, jettent le cri d'alarme.... "Bien que le roi et la reine soient les deux personnages les plus essentiels a la Revolution, il n'en est pas moins vrai que s'ils restaient seuls, leur depart serait plus facile, lorsque tout le reste de la famille royale serait en surete (Gorsas, _Courrier des 83 departements_, 3 fevrier 1791).... "_Salus populi suprema lex esto_. Le salut de la chose publique interdit a Mesdames d'aller porter leurs personnes et nos millions chez le pape ou ailleurs. Leurs personnes, nous devons les garder precieusement, car elles contribuent a nous garantir contre les intentions hostiles de leur neveu M. d'Artois et de leur cousin, Bourbon Conde.... Tout ce que Mesdames emportent est a nous, tout jusqu'a leurs chemises. Il me deplait a moi que nos chemises aillent a Rome" (Corsas, 9 fevrier). Camille Desmoulins tenait le meme langage: "Il est faux, s'ecriait-il, de dire que les tantes du roi jouissent des memes droits que les autres citoyens.--Est-ce que la nation leur a fait present, a leur naissance, d'un million de rentes, comme a Mesdames?--Non, sire, vos tantes n'ont pas le droit d'aller manger nos millions en terre papale. Qu'elles renoncent a leurs pensions. Qu'elles restituent aux coffres de l'Etat tout l'or qu'elles emportent et qu'elles aillent ensuite, si bon leur semble, a Lorette ou a Compostelle!" (_Revolutions de France et de Brabant_, n deg.64).... "On assure, ecrivait Marat, que les tantes du roi font le diable pour partir. Il serait de la plus haute imprudence de les laisser faire. En depit de ce qu'ont dit la-dessus d'imbeciles journalistes, elles ne sont pas libres. Nous sommes en guerre avec les ennemis de la Revolution. Il faut garder ces beguines en otages et donner triple garde au reste de la famille" (_Ami du peuple_ du 14 fevrier 1791). Le 8 fevrier la municipalite de Paris vint prier le roi avec instance de s'opposer au depart des princesses, vu l'agitation des esprits et l'irritation de la foule.--Louis XVI repondit que ses tantes etaient libres de sortir du royaume comme tous les autres citoyens: "Ni la declaration des droits de l'homme ni les lois de l'Etat ne me permettent de m'opposer a leur depart". Le 9 fevrier, le tocsin retentit, trente-deux sections s'assemblent et deliberent sur le moyen d'empecher le depart des princesses.... Au nom des sections, l'abbe Mulot redige une adresse a l'Assemblee pour demander une loi rendant obligatoire la residence de la famille royale: "Nous ne recherchons pas, disait l'adresse, si ce voyage inconsidere serait l'effet de quelques insinuations perfides. Nous ne voulons pas croire que les tantes du roi aient jamais eu le dessein d'aller encourager ou seconder par leur presence les fugitifs qui osent menacer la patrie; qu'elles veuillent, comme ces citoyens ingrats disperser hors de France des richesses qui ne leur ont pas ete donnees pour cet usage et nourrir les etrangers de la substance nationale. Nous eloignons de nous la pensee qu'un sexe timide et fait pour conseiller la paix soit charge de negocier des traites de guerre...." Les femmes de la halle, les sections deputerent aupres du roi qui resta inebranlable et qui se hata de prevenir ses tantes que les femmes de la halle se disposaient a partir pour Bellevue. A la reception de cette nouvelle, Mesdames quitterent Bellevue en toute hate le 20 fevrier a 10 heures et demie du soir. "Moins d'une demi-heure apres le depart des fugitives, le bataillon des femmes arrivait a Bellevue, forcait les grilles et faisait irruption dans le chateau...." A Moret, la municipalite verifie les passeports, les trouve irreguliers et refuse de laisser les voyageuses continuer leur chemin.--La garde nationale cerne les voitures et s'apprete a deteler les chevaux. Il faut qu'un escadron de chasseurs leur ouvre passage. A Arnay-le-Duc, le 22 fevrier, le maitre de poste refuse des chevaux pour le relai. La garde nationale, la commune, s'opposent au passage. "Peu nous importe, declare le procureur-syndic, que Mesdames soient parties avec l'assentiment du roi, si elles sont parties contre le gre de l'Assemblee nationale. En ce moment meme, le comite de constitution est saisi d'un projet de decret sur la residence de la famille royale. Il ne faut pas laisser les tantes du roi se soustraire d'avance a l'execution d'une loi de surete generale. Elles ne partiront d'ici qu'avec un passeport emane de l'Assemblee." Mesdames furent obligees de s'humilier a solliciter le secours de cette assemblee qu'elles consideraient comme rebelle. En attendant sa reponse, on les logea sous bonne garde chez le cure constitutionnel. En meme temps grande agitation a Paris. Les dames de la Halle deputaient chez Monsieur pour lui demander sa parole de rester a Paris. Mirabeau dut intervenir pour que la Constituante autorisat la continuation du voyage des princesses en renvoyant la decision a Louis XVI. Le peuple assiegea les Tuileries que Lafayette deblaya peniblement le 24 fevrier. La municipalite d'Arnay ne se tint pas pour battue. Elle depecha un nouveau courrier a l'Assemblee. Mesdames ne purent quitter Arnay-le-Duc que le 3 mars. Leur captivite avait dure 12 jours. [Note: Resume d'apres H. Babled, _La Revolution francaise_, t. XXI.] LE DEPART POUR SAINT-CLOUD Le 18 avril, Louis XVI ayant voulu quitter les Tuileries, pour aller a Saint-Cloud faire ses Paques, le peuple s'attroupa autour de son carrosse, arreta les chevaux. Les gardes nationaux eux-memes, rebelles aux ordres de Lafayette, refuserent d'ouvrir un passage et le roi dut rentrer au chateau. Il se considera des lors comme prisonnier et, pendant qu'il chargeait son ministre des affaires etrangeres d'ecrire officiellement a tous les cabinets qu'il etait libre et qu'il avait renonce volontairement a son voyage a Saint-Cloud, il achevait ses derniers preparatifs de fuite. Lafayette qui etait responsable de l'ordre a soupconne que l'emeute du 18 avril fut concertee avec la Cour et destinee a lui donner le pretexte qu'elle cherchait pour recourir a l'intervention etrangere. L'emeute excitee le 18 avril 1791 pour empecher le roi d'aller a St Cloud ou il se rendait assez habituellement devait fournir aux adversaires de la revolution un argument contre l'independance du monarque. Mirabeau, depuis ses intimes liaisons avec la Cour, etait entre tres avant dans ces vues. L'emeute de St Cloud elle-meme avait ete projetee par lui. Sa mort priva les chefs contre-revolutionnaires des conseils de ce puissant genie; tout le plan se ressentit de cette perte.... Ce que voulait la Cour, c'etait de constater qu'elle etait violemment retenue a Paris. La plupart des gardes nationaux etaient de bonne foi. Quelques-uns pouvaient etre dans le secret, nommement Danton, solde depuis longtemps par les provocateurs de cette emeute, et qui arriva avec son bataillon sans que personne l'eut fait demander, sous pretexte de voler au secours de l'ordre public. Lafayette avait demande au roi et a la reine un peu de temps pour ouvrir leur passage; ils se haterent de monter en voiture. Il leur demanda d'y rester jusqu'a ce que le passage fut ouvert et pendant qu'il etait engage au milieu de l'emeute ils se firent prier par un officier municipal de remonter chez eux. [Note: Lafayette, _Memoires_, II, p. 65-66.] LES CRAINTES INSTINCTIVES DU PEUPLE ETAIENT JUSTIFIEES Le peuple avait l'instinct que le roi cherchait a fuir et il redoutait cette fuite comme un peril immense. Il parait etrange et meme contradictoire que les revolutionnaires aient redoute a ce point le depart d'un roi peu ami de la Revolution. Le peuple pourtant avait raison. Il n'y avait pas a cette date de parti republicain, d'opinion republicaine; [Note: Excessif. Il y avait des la fin de 1790 une opinion republicaine, mais cette opinion etait confinee dans quelques cercles restreints de publicistes parisiens.] nul ne savait par quelle autorite serait remplacee l'autorite royale: et la fuite du roi semblait creuser un vide immense. De plus et surtout, le peuple sentait bien qu'il y avait d'innombrables forces de reaction disseminees, encore a demi-latentes, qui n'attendaient qu'un signal eclatant pour apparaitre, qu'un centre de ralliement pour agir. Le roi parlant haut de la frontiere, denoncant la guerre faite a l'Eglise, effrayant la partie timide de la bourgeoisie, lui faisant peur pour ses proprietes, grossissant son armee de contingents etrangers et les couvrant du pavillon de la monarchie pouvait etre redoutable. [Note: Jean Jaures, La _Constituante_, p. 619.] LE 21 JUIN 1791 Apres l'emeute du 18 avril, Marie-Antoinette ecrivit a Mercy, representant de l'Autriche aux Pays-Bas, pour que l'Empereur fit avancer 15,000 hommes a Arlon et Virton et autant a Mons de maniere a donner a Bouille un pretexte pour rassembler des troupes et des munitions a Montmedy. Le roi commanda une enorme berline pour lui et sa famille et se procura des passeports au nom de la baronne de Korff. Le depart fut retarde jusqu'au 20 juin parce que le roi attendait deux millions qu'il devait toucher sur sa liste civile. Malgre la surveillance etroite dont il etait l'objet, il s'echappa du chateau dans la nuit du 20 au 21 juin deguise en valet de chambre et se dirigea sur Montmedy par la route de Chalons. Le meme jour, Monsieur, son frere (le comte de Provence), fuyait en Belgique par une autre route. Avant de quitter Paris le roi avait lance une proclamation violente ou il declarait que la seule recompense des sacrifices qu'il avait consentis depuis trois ans etait "de voir la destruction de la royaute, tous les pouvoirs meconnus, les proprietes violees, la surete des personnes mise partout en danger, les crimes rester impunis et une anarchie complete s'etablir au-dessus des lois, sans que l'apparence d'autorite que lui donnait la nouvelle constitution fut suffisante pour reparer un seul des maux qui affligent le royaume". Le premier sentiment des patriotes en apprenant la fuite du roi fut la colere, l'indignation contre son parjure, puis ce fut la peur, la peur de l'intervention etrangere et du retour et des vengeances des emigres. Le grand journal democrate _Les Revolutions de Paris_ ont bien traduit les impressions par lesquelles passa le peuple de Paris. LES SENTIMENTS DES PARISIENS _Le plus honnete homme de son royaume!_ Laches ecrivains, folliculaires ineptes ou gages, c'est ainsi que vous appeliez Louis XVI. Le plus honnete homme de son royaume, ce pere des Francais, a l'exemple du heros des deux mondes, [Note: Lafayette que les democrates accusaient--d'ailleurs a tort --de complicite avec le roi.]a donc aussi quitte son poste et s'evade avec l'espoir de nous envoyer, en echange de sa personne royale, une guerre etrangere et intestine de plusieurs annees. Ce complot, digne au reste des maisons de Bourbon et d'Autriche coalisees, ce complot lache et perfide, medite depuis 18 mois, s'est enfin effectue.... Bien loin d'etre _affame de voir un roi_, la maniere dont le peuple prit l'evasion de Louis XVI, montra qu'il etoit saoul du trone et las d'en payer les frais. S'il eut su des lors que Louis XVI, dans sa declaration qu'on lisoit en ce moment a l'assemblee nationale, se plaignoit de _n'avoir point trouve dans le chateau des Tuileries les plus simples commodites de la vie_, le peuple indigne se seroit porte peut-etre a des exces; mais il sent sa force et ne se permit aucune de ces petites vengeances familieres a la faiblesse irritee; il se contenta de persiffler a sa maniere la royaute et l'homme qui en etoit revetu. Le portrait du roi fut decroche de sa place d'honneur et suspendu a la porte: une fruitiere prit possession du lit d'Antoinette pour y vendre des cerises, et en disant: C'est aujourd'hui le tour de la nation pour se mettre a son aise. Une jeune fille ne voulut jamais souffrir qu'on la coiffat d'un bonnet de la reine; elle le foula aux pieds avec indignation et mepris; on respecta davantage le cabinet d'etude du dauphin; mais nous rougirions de rapporter le titre des livres du choix de sa mere. Les rues et les places publiques offroient un spectacle d'un autre genre. La force nationale armee se deployoit en tous lieux d'une maniere imposante. Le brave Santerre, pour sa part, enrola deux mille piques de son faubourg. Ce ne furent point les citoyens actifs et les habits bleus de roi [Note: Les gardes nationaux portaient l'habit bleu. Les citoyens passifs ne faisaient pas partie de la garde nationale.] qui eurent les honneurs de la fete, les bonnets de laine reparurent et eclipserent les bonnets d'ours. Les femmes disputerent aux hommes la garde des portes de la ville, en leur disant: Ce sont les femmes qui ont amene le roi a Paris, [Note: Le 6 octobre 1789.] ce sont les hommes qui le laissent evader. Mais on leur repliqua: Mesdames, ne vous vantez pas tant; vous ne nous aviez pas fait la un si grand cadeau. L'opinion dominante etoit une antipathie pour les rois et un mepris pour la personne de Louis XVI, qui se manifesterent jusque dans les plus petits details. A la Greve, on fit tomber en morceaux le buste de Louis XIV, qu'eclairoit la celebre lanterne, l'effroi des ennemis de la Revolution. Quand donc le peuple se fera-t-il justice de tous ces rois de bronze, monumens de notre idolatrie? Rue Saint-Honore, on exigea d'un marchand le sacrifice d'une tete de platre, a la ressemblance de Louis XVI; dans un autre magasin on se contenta de lui poser sur les yeux un bandeau de papier; les mots de _roi, reine, royale, Bourbon, Louis, Cour, Monsieur, frere du roi_, furent effaces partout ou on les trouva ecrits, sur tous les tableaux et enseignes des magasins et des boutiques. Le _Palais royal_ est aujourd'hui le _Palais d'Orleans_. Les _couronnes_ peintes furent meme proscrites, et le jour de la Fete-Dieu [23 juin] on les couvrit d'un voile sur les tapisseries ou elles se trouvoient, afin de ne point souiller par leur aspect la saintete de la procession. La Fayette ne manqua pas de s'y trouver avec cet air hypocrite qu'on lui connoit, on a remarque que Duport [Note: Adrien Duport, un des chefs du cote gauche de la Constituante.] le tenoit par-dessous le bras. Un piquet de 50 lances fit des patrouilles jusque dans les Tuileries, portant pour banniere un ecriteau avec cette inscription: Vivre libre ou mourir. Louis XVI s'expatriant N'existe plus pour nous. Si le president de l'Assemblee nationale eut mis aux voix sur la place de Greve, dans le jardin des Tuileries et au palais d'Orleans le gouvernement republicain, la France ne seroit plus une monarchie.... ... Citoyens! C'est une seconde revolution qu'il nous faut; nous ne pouvons nous en passer: la premiere est deja oubliee, et nous n'avons encore eu jusqu'ici qu'un avant-gout de la liberte; elle nous echappera si nous ne la fixons au milieu de nous. Pour la seconde fois, tracons a l'assemblee nationale le plan qu'elle doit suivre: cette fois elle n'a pas fait preuve de cette fermete dont nous lui avons su tant de gre au mois de juin 1789. Ce n'est plus un clerge et une noblesse qu'il faut contenir et abattre; c'est sur Louis XVI et ses ministres que nous devons porter notre oeil reformateur.... L'assemblee nationale vieillit; on s'en apercoit a cette manie qu'elle a de se fier a tout le monde; le mauvais succes de ses epreuves ne la guerit point de cette funeste facilite. Et encore quelle mollesse elle a mis dans son premier arrete sur la fuite de Louis XVI! Pourquoi ne pas appeler les choses par leur nom? Pourquoi mentir au public? Pourquoi qualifier d'_enlevement_ l'evasion du roi?... Si Louis n'a fait qu'une abdication, il n'est pas coupable, il usoit de ses droits; la nation n'a pas plus a se plaindre de lui qu'un maitre n'a le droit de se plaindre d'un _valet_ qui se retire de son service. Mais si Louis a compromis, si du moins il a eu l'intention de compromettre la nation en se retirant, la nation peut l'en punir comme le maitre peut faire punir le _valet_ qui ne prend conge que pour apporter le trouble dans la maison de celui qui le salarioit. Reste a voir si Louis a fait une abdication pure et simple, ou bien si sa retraite est attentatoire au repos public; nous entendons par le mot abdication l'acte par lequel un fonctionnaire quelconque declare a ses commettans qu'il renonce a son office, et qu'il en donne sa demission. Or, la conduite du ci-devant roi ne comporte rien qui presente ce caractere: il a fait mystere de son depart, son hypocrisie a trompe tout le monde, il se retire de nuit, il a fui comme un traitre, il n'a pas craint d'abandonner Paris et la France a toutes les horreurs de l'anarchie; en fuyant il a laisse une declaration qui le decele et qui est une satire de la Revolution; il a ose traiter de captivite son sejour au milieu d'un peuple qui l'idolatrait, il a reclame contre tous les decrets favorables a la liberte, il a ose dire qu'il Alloit se mettre en surete dans un autre pays; il a preche la revolte, il a rappele les peuples a l'esclavage; le fourbe les a flattes pour les seduire, il a dit enfin qu'il ne rentrerait en France qu'apres que le systeme actuel seroit renverse, qu'apres que la constitution qu'il a juree seroit etablie sur des bases differentes; telle est la substance d'une proclamation incendiaire que Louis a laissee a sa sortie de Paris. Ajoutez a cela l'insolente defense a ses ministres de signer aucun acte en son nom, jusqu'a ce qu'ils aient recu des ordres ulterieurs et l'injonction au garde des sceaux de lui renvoyer le sceau de l'etat lorsqu'il en seroit requis de sa part. Est-ce la une abdication? Est-ce la une demission pure et simple? Non, c'est un crime de lese-nation, une revolte a la nation, un assassinat premedite de la nation.... Mais comment proceder au jugement? Il est inviolable, et la loi n'a pas prononce. Il etoit inviolable, quand il etoit roi; il a cesse d'etre roi, quand il a fait sa proclamation, quand il a fui; il a donc cesse d'etre inviolable. Un roi, meme constitutionnel, ne jouit de l'inviolabilite qu'autant qu'il est en fonctions, un roi qui fuit sa patrie, qui court se mettre a la tete d'une armee de brigands, est-t-il en fonctions? Ce n'est donc pas comme roi qu'il faut le juger, mais comme individu, comme rebelle, comme _factieux_ et ennemi declare de la patrie.... La haute cour nationale provisoire d'Orleans le jugera.... Et toi, Antoinette, toi qu'un peuple genereux vouloit forcer a etre heureuse, toi destinee a faire respecter celui que tu as toujours avili; que diras-tu? As-tu trompe Louis? Non, il etait d'accord avec toi, son ame a l'unisson de la tienne etoit faite pour le crime. Il t'aimait! Quels etaient donc tes desseins?... De n'entrer dans cette cite qu'en ecrasant sous les roues de ton char ses malheureux habitans; ta main avoit designe les victimes; le massacre de Paris devait etre le jour de ton triomphe; mais ... tu palis! Ne crains pas pour tes jours; ton sang ne souillera pas le sol de la France; quoique tu sois digne du sort de Brunehaut, les Francois croiront te punir assez en te laissant la vie. C'est dans ton coeur que tu trouveras ton bourreau: seule desormais au milieu d'un peuple immense, tu seras reduite a tes complices et a tes remords; tu le verras heureux ce bon peuple contre qui tu aiguisois des poignards, et son bonheur fera ton supplice!... [Note: _Les Revolutions de Paris_ du 18 au 25 juin 1791.] LA DICTATURE DE L'ASSEMBLEE L'Assemblee se montra digne de la confiance de la nation. Elle manda sur le champ les ministres pour leur ordonner d'executer les lois. Elle envoya des courriers dans tous les departements pour donner l'ordre d'arreter toutes personnes sortant du royaume et pour les instruire de ses dispositions. Elle exigea de tous les militaires fonctionnaires publics le serment de fidelite a la nation. Dans sa memorable seance qui dura sept jours et sept nuits, elle s'occupa de prevenir les desordres, d'entretenir le courage des citoyens, et de montrer, par son sang-froid et sa fermete, qu'elle etait digne de commander aux circonstances. Il est remarquable que des le second jour apres qu'elle eut pris toutes les precautions qu'exigeait la surete de l'empire, elle reprit tranquillement l'ordre de son travail interrompu et discuta le code penal. [Note: Rabaut Saint- Etienne, _op. cit._, p. 163.] L'ATTITUDE DE LA FRANCE Le pays se montra calme et resolu. Les gardes nationales s'armerent, les municipalites siegerent en permanence. On s'assura par endroits de la personne des suspects, on interna au chef-lieu du departement les pretres refractaires les plus perturbateurs, mais il n'y eut aucun desordre, aucune violence, rien qui rappelat la Grande Peur. Ce calme imposant de la France a ete bien depeint dans deux lettres ecrites par Thomas Lindet a son frere Robert au moment meme: La France a ete frappee d'un coup electrique qui s'est fait sentir d'un bout du royaume a l'autre avec la rapidite la plus inconcevable. Partout la meme energie, le meme ordre, les memes sentiments, la meme attitude fiere et inebranlable; la liberte est defendue par deux ou trois millions de baionnettes, et la Constitution est environnee de milliers de bouches a feu qu'on appelait jadis _ratio ultima regum_ et qui sont aujourd'hui les meilleurs arguments du peuple. D'un bout a l'autre de la France, on s'est empresse d'envoyer a l'Assemblee nationale des adresses qui renferment les principes du droit public les plus fortement prononces.... [Note: Thomas Lindet a Robert Lindet, 27 juin 1791, dans la _Correspondance_ publiee par A. Montier.] Vous aurez une idee de la tranquillite qui regne dans Paris quand vous lirez le proces-verbal de l'Assemblee nationale toujours tenante et deliberante presque sans interruption, sur les matieres qui etaient a l'ordre, et quand vous saurez que les adjudications des biens nationaux se sont faites avec la meme tranquillite et le meme avantage dans les encheres. J'ai vu des furieux humilies, j'ai vu couler des larmes de quelques pretres fanatiques. Etait-ce le desespoir ou le repentir qui les arrachait? Je n'en sais rien, mais les scelerats qui ont compte que le peuple nous egorgerait, les imbeciles qui ont espere que la noblesse detruite voudroit renaitre des cendres de nos habitations, doivent etre bien atterres par le spectacle de cet empressement avec lequel les ci-devant nobles jurent de defendre la patrie, et de ce concert qui regne dans toutes les classes de la societe! Nous pouvions jurer de defendre la patrie et la liberte des Francais, nous pouvons jurer aujourd'hui que les Francais seront libres et qu'aucune puissance ne renversera l'edifice de la Constitution. [Note: Thomas Lindet a Robert Lindet, 22 juin 1791.] L'ARRESTATION DU ROI A VARENNES Le meme jour 21, vers onze heures du soir, est arrive a l'auberge du _Bras d'Or_ le sieur Drouet maitre de la poste aux chevaux de Sainte-Menehould, accompagne du sieur Guillaume, habitant de la meme ville, tous deux en bidet et qui sans respirer apprirent au sieur Leblanc aubergiste que deux voitures descendaient derriere eux et allaient passer sur le champ et qu'ils soupconnaient que le roi etait dans une. L'aubergiste, officier de la garde nationale, courut chez M. Sauce procureur de la Commune, qu'il fit lever aussitot, et lui redit ce qu'il venait d'apprendre. Il retourna chez lui, s'arma lui et son frere et prirent un poste. Le procureur de la Commune avertit l'officier municipal qui represente le maire depute a l'Assemblee nationale. [Note: Le depute George.] Ayant rencontre le sieur Regnier homme de loi, qui etait egalement prevenu, il le pria d'aller vite avertir les autres officiers. [Note: Officiers municipaux.] Le procureur de la Commune rentre chez lui fit lever ses enfants et leur dit de courir par les rues en criant _Au feu_ afin de donner l'alarme. Il prit une lanterne et se porta au passage. Pendant cet instant les sieurs Regnier et Drouet conduisirent une voiture chargee et barrerent le passage du pont. Ce fut a ce moment que les voitures parurent, les deux freres Leblanc avaient arrete la premiere qui etait un cabriolet dans lequel etaient deux dames. [Note: Mmes Brunier et de Neuville attachees a la personne de la reine.] Le procureur de la Commune s'etant approche de cette voiture demande les passeports; on lui repondit que c'etait la seconde voiture qui les avait; il s'y porta de suite. Cette voiture etait extraordinairement chargee, attelee de six chevaux, avec des cavaliers sur les trois chevaux de main et trois personnes habillees en jaune assises sur le siege. [Note: Trois gardes du corps deguises en courriers.] Les deux freres Leblanc, reunis au sieur Coquillard, Justin George, Pousin, tous trois gardes nationales, les nommes Thevenin des Islettes et Delion de Montfaucon qui etaient loges a l'auberge du _Bras d'Or_ et armes firent ferme et bonne contenance. Le procureur de la Commune s'approchant de la portiere demanda aux personnes qui etaient dans cette voiture ou elles allaient et leva sa lanterne pour les distinguer.... Alors l'alarme sonnait, le peuple s'amassait, la garde nationale avait forme des postes, on s'occupait a barrer les avenues et a placer des hommes bien armes pour s'opposer au passage interieur. [Note: La route passait pres de l'auberge sous une voute basse et etroite, a la sortie de laquelle se trouvait le pont sur l'Aire qui faisait communiquer la ville haute et la ville basse. La voute se voit dans la gravure des _Revolutions de Paris_ que nous reproduisons.] On se porta sur le chemin de Clermont avec quelques pieces de canon et on s'occupa a former des barrieres avec des pieces de bois, des fagots et des voitures.... Tous ces moments se passerent dans la plus cruelle agitation, incertains des dispositions des hussards qui occupaient une partie de la rue et des mouvements que pouvaient faire ceux qui etaient au quartier [Note: Les hussards de Lauzun dont un detachement arriva apres le roi et se mit en bataille devant la maison du procureur Sauce ou le roi etait descendu. Un autre detachement etait dans la ville basse, de l'autre cote du pont et de la voute barricades et gardes par les gardes nationaux. Les hussards finirent par passer au peuple.] Plusieurs personnes etaient rassemblees autour du roi, et voyant qu'on ne doutait plus que ce fut lui, il s'ouvrit et se precipitant dans les bras du procureur de la Commune, il lui dit: _Oui je suis votre roi. Place dans la capitale au milieu des poignards et des baionnettes, je viens chercher en province et au milieu de mes fideles sujets la liberte et la paix dont vous jouissez tous; je ne puis plus rester a Paris sans y mourir, ma famille et moi_. Et apres une explosion de son ame tendre et paternelle, il embrassa tous ceux qui l'entouraient. Cette priere attendrissante fit jeter sur lui des regards d'un feu d'amour que ses sujets connurent et sentirent pour la premiere fois et qu'ils ne purent caracteriser que par leurs larmes.... Le spectacle etait touchant mais il n'ebranlait pas la commune dans sa resolution et son courage pour conserver son roi.... [Note: "Il semblait, dit Fournel, que la majeste royale eut encore garde son prestige pour ces hommes qui venaient, sans s'en douter a coup sur, et sans prevoir en aucune facon ni la portee, ni les consequences de leur acte, de lui porter la plus terrible atteinte."] Les gardes nationales voisines commencaient a defiler de toutes parts, averties par les officiers et cavaliers de la gendarmerie et par des citoyens. A six heures du matin, on se vit suffisamment en force pour hater le depart et former l'escorte. Pendant cet intervalle, le conseil general de la commune, le tribunal, le juge de paix, ce dernier mande par le roi, s'assemblerent pour deliberer sur le depart du roi, lorsqu'on annonca deux courriers de la capitale, dont l'un etait aide de camp de M. de Lafayette, porteurs d'ordres de l'Assemblee nationale, envoyes a la poursuite du roi.... [Note: Proces-verbal de la municipalite de Varennes dans V. Fournel, appendice.] Le depart n'eut lieu qu'a sept heures et demie du matin, le roi s'etait efforce de le retarder le plus longtemps possible pour donner le temps a Bouille d'arriver a son secours avec le Royal-Allemand, en garnison a Stenay. Bouille arriva une heure trop tard. Le retour se fit au milieu d'une foule de gardes nationales accourues de tous les villages. Entre Epernay et Chateau-Thierry trois deputes mandates par l'Assemblee, Petion, La Tour-Maubourg et Barnave, rejoignirent le cortege qui fit dans Paris une entree impressionnante. RETOUR DE LOUIS XVI A PARIS SAMEDI 25 JUIN Des spectateurs de tout rang et en grand nombre ne manquerent pas de se trouver sur le chemin depuis Pantin jusqu'au pont tournant du jardin des Tuileries. Le poids de la chaleur ne rebuta personne, et l'on ne s'ennuya pas d'attendre: on avoit tant de choses a se communiquer sur le saint du jour et c'etoit a qui dirait son mot. On passa en revue les faits et gestes du heros de la fete. On s'etonna d'avoir ete si longtemps dupe de ce rustre couronne, dont les pieges avoient ete aussi grossiers que la personne.... Ceux qui tenoient pour le ci-devant, ils etoient en petit nombre, observoient tout et osoient a peine souffler. On en vit quitter la partie plutot que d'etre contraints a se couvrir en la presence du roi, leur maitre; car bien longtemps avant le passage du cortege on convint de cette nouvelle etiquette: on ne fit grace a personne; ceux qui ne portoient de chapeaux que sous le bras, comme les autres. Plusieurs d'entre le peuple, qui n'en avoient point du tout, ne voulurent pas neanmoins etre en reste; ils se ceignirent la tete d'un mouchoir. On fut sans misericorde pour les femmes coiffees d'un chapeau noir. [Note: Marie Antoinette a son depart portait un chapeau noir.] On fit main basse dessus: _A bas le Chapeau_, leur disoit-on, et pour decider les plus irresolues, on leur ajoutoit: Voudriez-vous, vous, honnete femme, avoir quelque ressemblance avec l'autrichienne? Cette consideration portoit coup. La plupart des piques avoient un pain embroche dans le fer de la lance comme pour faire entendre a Louis XVI que l'absence d'un roi ne cause point la famine. Si notre ci-devant avoit la vue moins courte, il auroit pu lire cette inscription en tete d'un piquet de citoyens mal vetus, mal armes, mais penetres des bons principes: Vive la Nation La loi... [Note: _Le Roi_ a ete supprime.] C'etoit un spectacle imposant et magnifique vu des Champs-Elysees que ces 20 mille baionnettes parsemees de lances, escortant avec gravite, a travers une population de 300 mille individus, un roi cache dans le fond de son coche, et cherchant a se derober aux regards de toute une multitude dont il se promettoit trois jours auparavant la conquete et l'esclavage. Le soleil, dont les fuyards avoient prevenu le lever, le soleil, dans toute sa pompe, eclaira de ses derniers rayons leur rentree ignominieuse au palais des Tuileries, comme pour apprendre aux despotes que leur regne va finir. Quel beau moment que celui ou l'on vit tout le peuple de la premiere cite du monde humilier tous les potentats de la terre dans la personne de Louis XVI, montrer aux nations comme il convient de chatier les monarques, dedaigner de repandre le sang corrompu d'un roi refractaire, et le reserver pour servir d'epouvantail a ses pareils! Mais peut-etre que la journee du 14 juillet 1789 etoit encore plus belle. [Note: _Les Revolutions de Paris_ du 25 juin au 2 juillet 1791.] CHAPITRE VI LE MASSACRE DU CHAMP-DE-MARS LE PROBLEME POLITIQUE AU LENDEMAIN DE VARENNES La fuite du roi avait en fait suspendu la Constitution. Son retour augmenta les difficultes. Un roi parjure, qui avait solennellement repudie ses serments, qui etait alle solliciter l'aide de l'etranger pouvait-il etre retabli en fonctions? Et d'autre part, si on le deposait, par qui, par quoi le remplacerait-on? Un depute du cote gauche, Thomas Lindet, des le 22 juin, definit ainsi le probleme politique qui se posait devant l'Assemblee et devant la France: Louis XVI remontera-t-il sur le trone d'ou il est descendu? Aura-t-il un successeur? Quel role pourrait jouer Louis-Philippe? [Note: Philippe d'Orleans, premier prince du sang, le futur Philippe-Egalite.] La France ne sera-t-elle pas une Republique? Quand partirons-nous? [Note: Quand la Constituante se separera-t-elle? Un de ses premiers actes fut de suspendre les elections deja commencees pour la nomination de la Legislative.] Comment nous en tirerons-nous? [Note: Thomas Lindet a Robert Lindet, 22 juin 1791.] Le meme depute montrait un peu plus tard toutes les difficultes qu'offrait chacune des solutions possibles et critiquait aprement celle qui fut finalement adoptee: le retablissement de Louis XVI. Nous sommes dans une position facheuse. La tres petite minorite [de l'Assemblee] pense que le contrat social est rompu par le parjure; la petite minorite ne peut gagner l'organisation provisoire d'un conseil executif; tout ce qui a l'air d'approcher de cette idee met en rage ceux qui veulent une idole. On veut un roi; il faut prendre un imbecile, un automate, un fourbe, un parjure, que le peuple meprisera, qu'on insultera, qui conspirera, et contre lequel il est a craindre qu'on ne se porte a des violences, au nom duquel on entreprendra chaque jour de nouvelles tentatives, sous le nom duquel des fripons regneront; ou bien il faut subir une minorite de 12 ans, [Note: Le dauphin avait six ans. Sa majorite etait fixee a 18 ans.]-- querelles pour la regence, avoir un roi detrone, trois contendants a la regence, [Note: Ces trois pretendants etaient le duc d'Orleans et les deux freres du roi, Artois et Provence.] aucun n'ayant, ni la capacite ni l'opinion publique,--ou bien il faut laisser le roi en curatelle perpetuelle, lui donner un conseil electif. Ce mot fait peur, je ne sais pas comment se tirera l'Assemblee d'un aussi mauvais pas, qui compromet le sort de la France pour longtemps. Les trois entrees du roi dans Paris [Note: Ces trois entrees etaient celles du 17 juillet 1789, du 6 octobre 1789 et du 25 juin 1791.] sont des lecons perdues; il ne les comprend pas. Il croit que ce sont des triomphes; il se plaint de ce que l'on a empeche l'affection du peuple d'eclater et de lui donner des temoignages d'allegresse. Qu'espere-t-on d'un chef aussi avili? Il est difficile de se promettre la paix et le calme d'ici a longtemps. [Note: Thomas Lindet a Robert Lindet, 14 juillet 1791.] LES GRANDS CLUBS L'agitation pour le detronement de Louis XVI fut conduite en premiere ligne par le Club des Cordeliers et par le Cercle social. Les Jacobins, d'abord partages, se laisserent gagner finalement par le mouvement, mais ce fut au prix d'une scission. Leurs elements moderes se reunirent au couvent des Feuillants a la veille du massacre du Champ-de-Mars. Les lignes qui suivent essaient de fixer les differences qui caracterisaient chacun des trois grands clubs democratiques. Les _Jacobins_ sont a l'origine une reunion des deputes qui se concertent pour preparer les votes de l'Assemblee et pour assurer ensuite leur execution. Meme quand ils s'ouvrent aux simples particuliers, l'element parlementaire continue d'y predominer. Les cotisations elevees exigees a l'entree en eloignent les petits bourgeois. Par le reseau de leurs societes affiliees comme par la qualite de leurs membres dirigeants, ils repandent leur influence sur toute la France. LE MASSACRE DU CHAMP-DE-MARS Les Jacobins doivent a leur recrutement d'etre un club parlementaire et bourgeois et a leur organisation d'etre un club national. Le _Cercle social_, qui groupe, une fois par semaine, au cirque du Palais-Royal depuis octobre 1790 les Amis de la Verite, est avant tout une Academie politique. On ne s'y occupe en public qu'accessoirement ou extraordinairement d'objets particuliers. Les seances sont remplies par les discussions de principes, par l'expose de plans de cite future, par de veritables conferences, politiques sans doute, mais a tournure philosophique. [Note: L'abbe Fauchet y exposa et y discuta pendant six seances les principales idees du _Contrat social_ au moment ou l'Assemblee votait la Constitution.] Les assistants sont des invites. Ils ne prennent pas part a la direction du club qui reste aux mains d'un directoire secret, le Cercle social proprement dit, loge maconnique dont Nicolas de Bonneville, esprit fumeux et hardi, est le grand chef. Le grand point est d'instruire, de preparer les esprits a des changements profonds qu'on se borne du reste a annoncer en termes voiles et mysterieux. Les Amis de la Verite font appel aux hommes de toutes les nations. Ils sont essentiellement cosmopolites et ils revent d'une sorte de Republique universelle, ou il n'y aurait plus de riches ni de pauvres, ni de religions positives, mais un dressage vertueux et civique. L'ideologie ne fleurit nulle part mieux que dans ce milieu singulier, ou les hardiesses de l'avenir se presentent sous la gangue du passe. Les _Amis des droits de l'homme_ ne ressemblent ni aux Amis de la Constitution ni aux Amis de la Verite. Leur ambition est plus modeste, Leur objet plus precis, plus pratique. Ils n'aspirent pas, au debut tout au moins, a tracer des directions a la Constituante, ils n'agitent aucun projet de reconstruction sociale, nationale ou internationale. "Leur but principal, dit leur charte constitutive, l'arrete du 27 avril 1790, est de denoncer au tribunal de l'opinion publique les abus des differents pouvoirs et toute espece d'atteinte aux droits de l'homme." Autrement dit, ils se donnent comme les protecteurs de tous les opprimes, les defenseurs des victimes de toutes les injustices, les redresseurs de tous les abus particuliers ou generaux. Leur mission est essentiellement une mission de surveillance et de controle a l'egard de toutes les autorites. Ils arborent en tete de leurs papiers officiels "l'oeil de la surveillance", oeil grand ouvert sur toutes les defaillances des elus et des fonctionnaires. Leurs seances debutent, en guise de _benedicite_, par la lecture de la declaration des droits. Les Jacobins s'occupent avant tout de la redaction des lois, les Cordeliers de leur mise en pratique. Les Amis de la Verite formulent les theories, les Amis des droits de l'homme s'interessent aux faits de la vie courante. Ils ne cherissent pas la Liberte, l'Egalite en paroles. Ils en exigent la consecration dans les realites. Ceux-la s'attaquent davantage aux idees, ceux-ci aux personnes. Ils provoquent des denonciations, ils entreprennent des enquetes, ils visitent dans les prisons les patriotes opprimes, ils leur donnent des defenseurs, ils sollicitent en leur faveur aupres des autres clubs ou des autorites, ils saisissent l'opinion par des placards, ils viennent en aide aux familles des victimes par des souscriptions, etc. Bref, ils sont un groupement d'action et de combat. Ainsi, ils restent fideles a la tradition de l'ancien district des Cordeliers qui protegeait Marat contre les records du Chatelet, au besoin a force ouverte. Ainsi, ils restent en contact avec le peuple des travailleurs et des petites gens, continuellement et directement interesses a leurs demarches. Ils n'accueillent pas seulement parmi eux des hommes de toutes les conditions, de simples citoyens passifs, ils permettent aux femmes d'assister a leurs seances et de prendre part aux deliberations et par la ils ressemblent aux Amis de la Verite.... ... Y eut-il parmi les Cordeliers un homme dont on puisse dire que l'influence fut dirigeante, un chef? Une legende trop communement acceptee, a donne ce role a Danton. Legende fausse. Si Danton exerca une action considerable dans l'ancien district, dont il fut quatre fois president, son action au club echappe a l'examen. Il n'y parut presque jamais. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il fut inscrit sur la liste des membres, c'est que les Cordeliers le comptent comme un des leurs. Mais il n'assiste pas aux seances, il n'y prend pas la parole. Les actes officiels emanes du club, les comptes rendus des journaux sont muets a son endroit.... [Note: A. Mathiez, _Le club des Cordeliers pendant la crise de Varennes et le massacre du Champ-de-Mars,_ 1910, pp. 5-12.] LES SOCIETES FRATERNELLES Les Cordeliers ne commencerent a jouer un role important qu'au moment ou ils eurent derriere eux ou a cote d'eux les societes fraternelles.... La premiere en date des societes fraternelles et la plus celebre, celle qu'on appelait la societe fraternelle tout court, fut fondee le 2 fevrier 1790 par un pauvre maitre de pension Claude Dansard.... Tous les soirs, dans une des salles de ce meme couvent des Jacobins de la rue Saint-Honore ou siegeaient les Amis de la Constitution, il rassemblait les artisans, les marchands de fruits et de legumes du quartier, avec leurs femmes et leurs enfants, et il leur lisait, a la lueur d'une chandelle qu'il apportait dans sa poche, les decrets de la Constituante qu'il expliquait ensuite. Peu a peu, le public de Dansard grossit. Quelques-uns des assistants se cotiserent pour assurer un eclairage de plus longue duree. Les seances purent ainsi se prolonger jusqu'a 10 heures du soir. En fevrier 1791, on exigea une cotisation d'un sou par membre et on loua les chaises au profit de l'oeuvre. Les premieres reunions organisees par Dansard datent de fevrier 1790. Ce n'est qu'a la fin de la meme annee que la presse patriote les signale et les donne en exemple. L'article de la _Chronique de Paris_ sur les debuts de la societe fraternelle est du 21 novembre 1790. Date significative! La lutte s'organise en ce mois de novembre 1790 contre la Constitution civile du clerge. Les aristocrates viennent de tourner contre la Revolution la meilleure des armes. Ils commencent a exploiter le sentiment religieux encore tres profond dans les masses. Il n'est pas etonnant que les patriotes aient senti le peril et que, pour le conjurer, ils aient songe a generaliser l'institution d'education civique qui fonctionnait deja obscurement depuis des mois dans le couvent meme ou deliberaient les Jacobins.... Si les patriotes de toutes les nuances coopererent a la formation des societes fraternelles, il parait cependant resulter des documents que ceux qui deviendront plus tard les Montagnards et parmi eux particulierement les Cordeliers exercerent sur elles des le debut une action preponderante. Les premieres en date prennent naissance dans le voisinage immediat du club, sur l'initiative de ses membres.... Toutes ou presque toutes ces societes sont animees sensiblement du meme esprit qui est un esprit de defiance et d'action democratiques. Par la encore elles devaient se rapprocher forcement des Cordeliers avec lesquels elles avaient tant d'affinites.... Tres vite elles constituerent la garde personnelle des chefs populaires, le noyau permanent de toutes les manifestations.... [Note: A. Mathiez, _op. cit._, pp. 14-21. ] Citons parmi les principales societes fraternelles, celle que fonda le graveur Sergent, rue Mondetour, maison de M. Thierri, marchand de vins, le 19 decembre 1790,--celle que fonda l'abbe Danjou le meme jour, a l'eglise Saint-Jean,--le club civique du Theatre francais fonde en novembre 1790, --les Ennemis du despotisme (anciens vainqueurs de la Bastille) qui datent du 2 janvier 1791,--la societe des Minimes fondee par Tallien le meme jour,--la societe de Sainte-Genevieve, seante aux Carmes de la place Maubert, fondee le 6 mars 1791 sous la direction de Mehee-Latouche,--la societe des Nomophiles presidee par Concedieu,--la societe des Indigents, etc. Toutes avaient ceci de commun qu'elles s'ouvraient aux citoyens passifs, aux femmes comme aux hommes. C'est par elles que s'est faite l'education politique des masses, par elles que furent leves et embrigades les gros bataillons populaires les jours de manifestation et d'emeute. LE MOUVEMENT CORDELIER Si le club des Cordeliers exerca une action preponderante dans l'agitation pour le detronement de Louis XVI, c'est qu'il avait groupe autour de lui, depuis plusieurs mois deja, toutes les forces democratiques pour la lutte contre la Constituante embourgeoisee. Sans etre republicains, ils reclamaient le gouvernement direct selon les idees du _Contrat Social_, ils denoncaient avec force toutes les violations des principes de la declaration des droits: la distinction des citoyens actifs et passifs, le cens d'eligibilite (le marc d'argent), les restrictions apportees au droit de petition, au droit de porter les armes, etc. Leur mouvement est deja un mouvement de classe, qui tournera facilement a l'emeute. Des le mois de mai 1791, les Cordeliers et les societes fraternelles se rapprochent et se federent. Un comite central leur sert de lien. Ce comite tient ses deux premieres seances les 7 et 10 mai dans le local meme des Cordeliers, au couvent de la rue de l'Observance, d'ou la municipalite va les expulser le lendemain. Les seances sont presidees par le Cordelier Robert qui mene depuis sept mois dans son journal, le _Mercure national_, une vive campagne en faveur de la Republique. Le comite central se deplace avec les Cordeliers eux-memes. Il se transporte le 14 avec eux dans le jeu de Paume du sieur Bergeron. Mais les Cordeliers sont orgueilleux. Ils ne veulent pas partager leur influence avec le Comite qui s'eleve au-dessus d'eux. Une brouille survient. Le Comite central cherche un local qui soit a lui. Il se reunit d'abord, le 17 mai, chez Robert lui-meme, rue des Marais, n deg. 2, puis rue Glatigny, a la Cite, dans la maison de M. de Lombre, traiteur. Le Comite et son chef Robert se preoccupaient de gagner le coeur des ouvriers de Paris. Quand Bailly, le 4 mai, avait fait defense aux charpentiers de se coaliser pour imposer un prix uniforme aux patrons, Robert avait proteste contre cet "acte de tyrannie". "Defendre aux ouvriers defaire leur prix, s'etait-il ecrie, n'est-ce pas les soumettre a un prix qu'ils n'auraient pas fait? Et si les maitres ne sont point obliges d'acceder aux prix des ouvriers, pourquoi voudrait-on que les ouvriers accedassent aux prix des maitres?" Pour apprecier toute l'importance de ces paroles, alors tres nouvelles sous une plume bourgeoise, il faut se rappeler qu'elles etaient prononcees en pleine bataille ouvriere. Les greves furent nombreuses a Paris dans ces mois d'avril et mai 1791, greve des charpentiers, greve des typographes, greves des marechaux ferrants. Le Comite central de Robert ne se proposait rien moins que de grouper et de coordonner, de diriger aussi le mouvement ouvrier. Au mois de juin, a la veille de la reunion des assemblees primaires, l'agitation contre le regime electoral censitaire se fait plus profonde et plus generale. Le 14 juin, les commissaires des societes fraternelles reunis au Comite central adoptent une courte et energique petition redigee par Bonneville: "Peres de la Patrie, ceux qui obeissent a des lois qu'ils n'ont pas faites ou sanctionnees sont des esclaves. Vous avez declare que la loi ne pouvait etre que l'expression de la volonte generale, et la majorite est composee de citoyens etrangement appeles _passifs_. Si vous ne fixez le jour de la sanction universelle de la loi par la totalite absolue des citoyens, si vous ne faites cesser la demarcation cruelle que vous avez mise, par votre decret du marc d'argent, parmi les membres d'un peuple frere, si vous ne faites disparaitre ces differents degres d'eligibilite qui violent si manifestement votre declaration des droits de l'homme, la patrie est en danger. Au 14 juillet 1789, la ville de Paris contenait 500,000 hommes armes: la liste active publiee par la municipalite offre a peine 80,000 citoyens. Comparez et jugez." Treize societes populaires avaient signe, par leurs commissaires, cette petition menacante ou on lisait ces mots avant-coureurs d'insurrection: _La Patrie est en danger!_ La petition fut affichee dans tout Paris et repandue en province.... La force du mouvement democratique est attestee par l'appui qu'il trouvait dans la grande presse, par l'adhesion explicite de plusieurs sections de Paris, par le concours des artistes, savants, ingenieurs, inventeurs et ouvriers groupes dans la societe du point central des arts et metiers qui tenait ses reunions au Cercle social, par l'agitation qui s'etend en province, par la tentative, d'ailleurs infructueuse, des fayettistes pour creer des societes fraternelles de leur parti. Elle est mieux attestee encore par les craintes de plus en plus vives que manifestaient les journaux devoues a l'Assemblee et a Lafayette.... [Note: Le _Babillard_, la _Feuille du jour_, les _Philippiques_, l'_Ami des patriotes_, etc.] "Il est temps, ecrivait l'_Ami des patriotes_ du 18 juin, que les gens de bien de tous les partis se reunissent contre l'ennemi commun: _ce n'est pas de liberte seulement qu'il s'agit, c'est de propriete, c'est d'existence_...." Il etait difficile de dire plus clairement que la lutte engagee etait une lutte de classes. De pareils appels dans les journaux gouvernementaux annoncent d'ordinaire les fusillades. Celui-ci, paru deux jours avant Varennes, quatre jours apres le vote de la loi Chapelier, [Note: Cette loi interdisait les coalitions et supprimait par suite le droit de greve] ne preceda que d'un mois le massacre du Champ-de-Mars. Des la fin de decembre 1790, le _Journal des clubs_ comparait aimablement les democrates aux voleurs et aux brigands et appelait contre eux, en termes plus violents que ceux dont se servait habituellement Marat, une repression prompte et energique. On ne comprend rien aux evenements qui ont suivi la fuite du Roi si on n'a pas constamment presente a l'esprit cette lutte sociale. L'evenement de Varennes fut exploite par les deux partis patriotes qui essayerent de le faire tourner a leur avantage. Je ne mets pas en doute que si Louis XVI ne fut pas detrone en juin 1791, c'est a cet antagonisme des classes qu'il le dut. Il fut l'enjeu de leur combat. [Note 3: A. Mathiez, _op. cit._, pp. 30-34.] LES REPUBLICAINS Avant Varennes, les republicains n'etaient qu'une poignee de litterateurs et de publicistes. Leur propagande etait toute theorique, presque academique. Le parjure royal donna a leurs idees une actualite saisissante. Dans toute la France se produisirent des manifestations antimonarchiques. Les petitions affluerent a l'Assemblee contre "le roi de Coblentz". A Paris, le club des Cordeliers votait des le 21 juin une petition redigee par Robert qui se terminait ainsi: "Legislateurs, vous avez une grande lecon devant les yeux, songez bien qu'apres ce qui vient de se passer, il est impossible que vous parveniez a inspirer au peuple aucun degre de confiance dans un fonctionnaire appele roi; et, d'apres cela, nous vous conjurons, au nom de la patrie, ou de declarer sur-le-champ que la France n'est plus une monarchie, qu'elle est une republique; ou au moins d'attendre que tous les departements, toutes les assemblees primaires aient emis leur voeu sur cette question importante, avant de penser a replonger une seconde fois le plus bel empire du monde dans les chaines et dans les entraves du monarchisme." Les Cordeliers etaient des democrates mais l'opinion republicaine ralliait aussi une partie des patriotes conservateurs, des gens comme La Rochefoucauld, Dupont de Nemours, Condorcet, Achille Duchatelet, Brissot, tous plus ou moins directement attaches a Lafayette, et la plupart membres de ce club de 89 qui s'opposait depuis un an a la politique democratique des jacobins. Cette circonstance rendit suspecte la propagande republicaine a des democrates aussi convaincus que Robespierre. Robespierre soupconna que Lafayette et ses amis voulaient compromettre les democrates dans une agitation republicaine prematuree qui servirait de pretexte a une repression. Il crut habile de faire porter sa campagne uniquement sur la punition du roi parjure et de reserver la question de la republique et de la monarchie a une consultation populaire. Il a lui-meme tres bien defini son attitude dans son journal _Le Defenseur de la Constitution_. Il s'adresse a Brissot et a ses amis: Tandis que nous discutions a l'Assemblee constituante la grande question si Louis XVI etait au-dessus des lois, tandis que, renferme dans ces limites, je me contentais de defendre les principes de la liberte sans entamer aucune autre question etrangere et dangereuse,... soit imprudence, soit tout autre chose, vous secondiez de toutes vos forces les sinistres projets de la faction. Connus jusques la par vos liaisons avec Lafayette et pour votre grande _moderation_; longtemps assidus d'un club demi-aristocratique [le club de 1789], vous fites tout a coup retentir le mot de _republique_. Condorcet [Note: Robespierre n'avait pas oublie que Condorcet avait voulu reserver aux seuls proprietaires l'exercice des droits politiques, qu'il avait critique la declaration des droits, proteste contre la suppression des titres de noblesse et des armoiries, contre la confiscation des biens d'eglise, etc.] publie un traite sur la _republique_, dont les principes, il est vrai, etaient moins populaires que ceux de notre constitution actuelle. Brissot repand un journal intitule _Le Republicain_ et qui n'avait de populaire que le titre. Une affiche dictee dans le meme esprit, redigee par le meme parti sous le nom du ci-devant marquis Du Chatelet, parent de Lafayette, ami de Brissot et de Condorcet, avait paru dans le meme temps sur tous les murs de la capitale. Alors tous les esprits fermenterent, le seul mot de _republique_ jeta la division parmi les patriotes, donna aux ennemis de la liberte le pretexte qu'ils cherchaient de publier qu'il existait en France un parti qui conspirait contre la monarchie et contre la constitution; ils se haterent d'imputer a ce motif la fermete avec laquelle nous defendions a l'Assemblee constituante les droits de la souverainete nationale contre le monstre de l'inviolabilite.... [Note: _Defenseur de la Constitution_, introduction intitulee Exposition de mes principes.] Quoi qu'il en soit, que Robespierre ait ete dans la verite ou dans l'erreur en pretant des arriere-pensees aux republicains du groupe Brissot-Condorcet, il est certain que les divisions des republicains democrates (ceux du groupe cordelier) et des republicains conservateurs (ceux du groupe Condorcet) ont paralyse jusqu'a un certain point l'opposition qu'ils firent au maintien de la monarchie. LES ORLEANISTES La solution orleaniste rencontra un moment une grande faveur dans les milieux jacobins. Le jour meme du retour du roi, le 25 juin, le journal de Perlet proposait de nommer le duc d'Orleans regent avec un conseil executif. Le duc d'Orleans declina le lendemain toute candidature a la regence, "renoncant dans ce moment et pour toujours aux droits que la Constitution lui donnait", mais cette renonciation n'empecha pas le courant orleaniste de grandir. A defaut du pere on prendrait le fils, le duc de Chartres [le futur Louis-Philippe], qui commandait un regiment a Vendome et qui frequentait assidument les jacobins. L'abbe Danjou, Anthoine, Real, Danton, d'autres encore se firent au club les champions de la solution orleaniste. Le 29 juin, Anthoine prononca l'eloge du "genereux colonel qui, dans notre derniere seance, a declare qu'il marcherait a l'ennemi comme simple soldat si l'on croyait que sa place put etre mieux remplie". Ce genereux colonel etait le duc de Chartres. Des republicains comme Brissot se rallieront a la regence d'un d'Orleans. Brissot redigera avec Danton la premiere petition du Champ-de-Mars ou on demandait le remplacement de Louis XVI par "les moyens constitutionnels", c'est-a-dire par un d'Orleans. L'ASSEMBLEE REFUSE DE DETRONER LOUIS XVI Des le premier moment l'Assemblee conduite par Barnave et les Lameth manifesta sa repugnance pour la solution orleaniste comme pour la solution republicaine. Dans son adresse aux Francais du 22 juin elle denonca non la fuite, mais l'_enlevement_ du roi. Le lendemain Thouret proposait de mettre en arrestation ceux qui oseraient porter atteinte au respect du a la dignite royale. Le 25 juin, l'Assemblee suspendait les elections deja commencees pour la nomination de la Legislative, de crainte que les assemblees primaires et electorales ne se prononcassent pour une nouvelle Constitution. Louis XVI fut considere comme inviolable. Seuls les complices de son "enlevement" furent poursuivis. L'Assemblee s'engagea a retablir le roi dans la plenitude de ses pouvoirs aussitot qu'il aurait accepte la Constitution qu'elle se mit a reviser dans un sens retrograde. Si la Constituante s'est refusee a detroner Louis XVI, c'est sans doute par crainte d'une intervention des puissances etrangeres, par crainte aussi d'une guerre civile que ne manqueraient pas de dechainer, croyait-elle, les differents pretendants au trone du monarque dechu, mais c'est aussi et c'est surtout par crainte que la decheance du roi ne profitat au parti democratique. Le duc d'Orleans s'appuyait sur les jacobins et meme sur une partie des Cordeliers. Lafayette, son rival et son ennemi, voyait sa main dans tous les troubles qui agitaient la capitale. Barnave, Duport et les Lameth combattaient avec acharnement depuis six mois le parti democratique qui leur reprochait leur trahison dans la question du cens electoral, des droits politiques des hommes de couleur, etc. Ils craignirent que l'avenement du duc d'Orleans, soit comme regent, soit comme roi, ne fut aussi l'avenement de leurs rivaux. Ils prefererent garder Louis XVI, tout discredite qu'il fut, parce qu'ils pensaient que ce roi qui leur devrait la couronne ne pourrait pas gouverner sans eux et sans la classe sociale qu'ils representaient. La raison profonde de la decision de l'Assemblee fut dite par Barnave dans son discours du 15 juillet: Tout changement dans la constitution est fatal, tout prolongement de la revolution est desastreux.... Je place ici la veritable question: Allons-nous terminer la revolution, allons-nous la recommencer? Si vous vous defiez une fois de la Constitution, quel sera le point ou vous vous arreterez? Que laisserez-vous a vos successeurs?... Vous avez rendu tous les hommes egaux devant la loi; vous avez consacre l'egalite civile et politique; vous avez repris pour l'Etat tout ce qui avait ete enleve a la souverainete du peuple; un pas de plus serait un acte funeste et coupable, un pas de plus dans la ligne de la liberte serait la destruction de la royaute, dans la ligne de l'egalite, la destruction de la propriete. Si l'on voulait encore detruire, quand tout ce qu'il fallait detruire n'existe plus, si l'on croyait n'avoir pas tout fait pour l'egalite, quand l'egalite de tous les hommes est assuree, trouverait-on encore une aristocratie a aneantir, si ce n'est celle des proprietes?... Il est donc vrai qu'il est temps de terminer la revolution; que si elle a du etre commencee et soutenue pour la gloire et le bonheur de la nation, elle doit s'arreter quand elle est faite et qu'au moment ou la nation est libre, ou tous les Francais sont egaux, vouloir davantage, c'est vouloir commencer a cesser d'etre libres et devenir coupables. [Note: _Moniteur._] LA PETITION Quand les Cordeliers et les societes fraternelles qui gravitaient dans leur orbite apprirent vers le 12 juillet que les comites de l'Assemblee etaient decides a mettre Louis XVI hors de cause, ils s'efforcerent de prevenir le vote qu'ils redoutaient par des manifestations et des petitions reiterees. Le 15 juillet, les Cordeliers et les Amis de la Verite deciderent de ne pas reconnaitre le decret par lequel l'Assemblee venait, le jour meme, d'innocenter Louis XVI. Ils se rendirent en masse au local des jacobins et determinerent ceux-ci a nommer cinq commissaires, Lanthenas, Sergent, Danton, Ducancel et Brissot, pour rediger une petition contre le retablissement du roi parjure. LES JACOBINS ET LA PREMIERE PETITION DU CHAMP-DE-MARS Le depute de Metz Anthoine, ami de Robespierre, qui presidait la seance des Jacobins du 15 juillet au soir ou la petition contre le retablissement de Louis XVI fut decidee, a raconte en ces termes ce qui s'est passe au club, dans une deposition qu'il fit le 23 aout, devant le tribunal charge d'informer sur les responsabilites du massacre: A 7 heures je me rendis aux Jacobins. Je trouvai le fauteuil occupe par M. Laclos [Note: Choderlos de Laclos, romancier et chancelier du duc d'Orleans.] qui etoit ainsi que moi secretaire de la societe et qui presidoit en l'absence de M. Bouche. [Note: Depute de Provence.] Il me dit qu'il etoit extremement tourmente, que l'on vouloit parler sur le decret rendu le matin par l'Assemblee nationale, [Note: Ce decret innocentait Louis XVI par preterition.] qu'il ne le souffrirait pas et qu'il alloit me ceder le fauteuil, parce qu'etant depute, il presumoit que je pourrais plus facilement contenir les orateurs. Fortement indispose d'un mal de poitrine et fort eloigne moy-meme de vouloir que l'on parlat du decret, je refusay constamment de remplir les fonctions de President. Cependant, plusieurs membres de la societe rendoient compte du decret, un d'eux meme en donna lecture et fit remarquer que le decret ne prononcoit rien absolument sur le sort du roy. Or, il etoit impossible d'interdire a la societe de parler d'un decret qui n'etoit pas explicitement rendu. Pour detourner l'attention de la societe, je montai a la tribune pour proposer une motion d'ordre fort etrangere au sujet. On refusa de m'entendre et, par acclamation, on me forca de presider malgre l'epuisement de mes forces. Alors je priai M. de La Clos d'engager M. Petion a s'opposer a ce qu'on parlat du decret. M. Biauzat prit la parole et, en mon nom, il invita la societe a ecarter cet objet de la deliberation. Je ne le desavouai point. M. La Clos proposa alors une petition tendante a prier l'Assemblee nationale de s'expliquer sur le sort du Roy. Cette proposition ne contenant rien que de legal fut mise a la discussion. Vers 9 heures environ on vint me dire qu'il arrivoit 8000 hommes du Palais-Royal [Note: Cette foule avait assiste a la reunion ordinaire des Amis de la Verite au cirque du Palais-Royal ou Sergent et Momoro avaient pris la parole contre le retablissement de Louis XVI.] et je donnai ordre qu'on fermat les deux grilles et je levay la seance. On vint me dire ensuite que ces 8000 hommes avoient des intentions hostiles et que nous etions dans un grand danger. Je repris ma place. Tous les membres de la societe s'assirent pour eviter la confusion. M. Daubigny observa que nous devions mourir dans notre salle. Un instant apres une grande quantite d'hommes sans armes et d'une contenance tranquille remplirent la salle et, d'un coup de sonnette, je fis mettre tout le monde a sa place et le silence s'etablit. L'orateur de la deputation monta a la tribune et fit un discours ou je ne compris rien, sinon que le peuple craignoit d'etre trahi, qu'il ne vouloit pas Louis XVI pour roi et qu'il venoit nous demander des conseils. Il ajouta cependant qu'il nous engageoit a declarer avec eux que l'on ne reconnoitroit pas Louis XVI pour roi, si le voeu des departemens n'en ordonnoit autrement. Force de repondre a cette harangue, l'idee me vint de leur donner le change au moyen de la petition de M. La Clos en identifiant cette petition tres legale avec l'objet irregulier de leur demande.... Les hommes venus du Palais-Royal crurent en effet que la petition de M. La Clos n'etoit autre chose que ce qu'ils demandoient. On determina qu'il serait fait une petition le lendemain et je nommai pour redacteurs MM. Lanthenas, Sergent, Danton, Ducancel et Brissot de Warville, cinq membres de la societe dont je connoissois le patriotisme et les talents. On arreta aussi que l'on feroit signer cette petition au Champ-de-Mars par les personnes qui voudroient s'y trouver, qu'elle seroit ensuite envoyee dans les departements et portee apres a l'Assemblee nationale par six commissaires. On convint d'etre au Champ-de-Mars paisibles, sans armes et meme sans cannes et que les commissaires- redacteurs informeroient de tres grand matin la municipalite. Elle fut informee a une heure du matin par le comite des recherches dont je suis membre..., j'observe que la seance, ayant ete precedemment levee, on ne peut pas attribuer les decisions dont j'ay parle a la societe des Amis de la Constitution et que, dans toute cette soiree, il ne s'est rien dit de contraire au respect du aux lois.... [Note: A. Mathiez, _op. cit._, pp. 341-343.] La preoccupation d'attenuer la responsabilite des Jacobins dans la redaction de la petition est deja tres visible dans cette deposition d'Anthoine. Apres le massacre, les Jacobins n'hesiterent pas a fausser la verite en affirmant qu'un tres grand nombre de citoyens "etrangers a la societe" nommerent "entre eux" des commissaires pour rediger la petition (_Observations_ annexees a l'adresse des Jacobins a l'Assemblee nationale du 20 juillet). LES MANIFESTATIONS DU 16 JUILLET Pendant que les cinq commissaires nommes par les Jacobins redigeaient la petition decidee la veille, les Cordeliers tenaient une seance extraordinaire a laquelle ils avaient convie les societes fraternelles. Les dames Maillard et Corbin y proposerent d'abattre les statues des rois qui decoraient encore les places et les ponts de la capitale. Mais le president des Cordeliers fit rejeter cet avis par prudence. On decida de se rendre au Champ-de-Mars pour signer la petition. Les Cordeliers avaient chacun a la boutonniere leur carte avec l'oeil ouvert suspendue par une ganse bleue. Au Champ-de-Mars, les manifestants ou plutot les petitionnaires ont fait cercle autour de l'autel de la patrie. Les commissaires des Jacobins, et particulierement Danton, [Note: Danton avait tenu la veille un conciliabule a son domicile avec Brune, Fabre d'Eglantine, Camille Desmoulins, La Poype. Le jour du massacre, il ne parut pas au Champ-de-Mars. 11 s'eloigna de Paris sur le conseil que lui fit donner Alexandre Lameth. Apres le massacre il ne fut pas serieusement inquiete.] vetu de gris, montent sur les crateres qui sont aux angles de l'autel et donnent lecture de la petition qu'ils viennent de rediger le matin par la plume de Brissot. La lecture est accueillie par les cris de: _Plus de monarchie! Plus de tyran!_ Legendre invite la foule au calme. Mais bientot une discussion s'engage. Les Cordeliers et les Amis de la Verite expriment leur mecontentement au sujet de la derniere phrase de la petition qui prevoit "le remplacement de Louis XVI par les moyens constitutionnels". Ils declarent qu'ils ne veulent pas remplacer un tyran par un autre. De violents soupcons s'elevent. On flaire une intrigue orleaniste. Les soupcons se portent particulierement sur Brissot qui a accepte de rediger une petition monarchique, alors qu'il faisait naguere une campagne vehemente en faveur de la Republique. Apres une explication qu'on devine avoir ete tres vive, on decide finalement que la phrase suspecte sera supprimee. Les commissaires-redacteurs acceptent d'en referer aux Jacobins.... Vers quatre a cinq heures du soir les Cordeliers se mettent en rang. Ils defilent sur 7 a 8 de front comme a la parade et se dirigent comme la veille vers le Palais-Royal.... Le soir les commissaires-redacteurs de la petition entretiennent les Jacobins des incidents de la journee, de la suppression que la reunion du Champ-de-Mars a exigee dans le texte arrete par eux le matin. Ils font penetrer dans l'Assemblee quelques delegues des Cordeliers qui sont invites a developper les raisons pour lesquelles ils ne veulent pas de la phrase sur le remplacement de Louis XVI par les moyens constitutionnels. Momoro est du nombre de ces delegues. Une discussion tres vive s'engage. Les deputes, particulierement Coroller, reclament energiquement, au nom de la legalite et de la Constitution, le maintien de la phrase incriminee. Sa suppression serait une adhesion indirecte a la Republique et ils ne veulent pas courir cette aventure. Apres quatre heures de discussion, les deputes ont gain de cause. A la presque unanimite les Jacobins votent le maintien du texte primitif sans retranchement. Il est environ minuit. Le manuscrit est immediatement envoye a l'imprimeur de la societe Baudouin. Baudouin sait que la plupart des deputes ont deja quitte les Jacobins pour les Feuillans. Il craint de deplaire a l'Assemblee dont il est aussi l'imprimeur. Il fait des difficultes. Les commissaires des Jacobins lui reclament son diplome de membre de la societe pour faire proceder ailleurs a l'impression. Il prefere rendre son diplome que d'engager sa responsabilite. Une demi-heure plus tard, le depute Royer, eveque de l'Ain, qui avait signe le manuscrit de la petition envoye a l'imprimeur, en qualite du president des Jacobins, se ravisait. II venait d'apprendre que l'Assemblee avait prononce, expressement cette fois par un nouveau decret, la mise hors de cause du roi. Il devenait donc inutile de la prier de s'expliquer. La petition devenait meme illegale puisqu'elle allait maintenant directement a rencontre d'une loi rendue. Royer envoya son domestique a Baudouin pour retirer sa signature.... La petition n'avait plus de repondant. [Note: A. Mathiez, _op. cit._, pp. 125-128.] LE MASSACRE DU CHAMP DE LA FEDERATION Le mouvement avait de trop fortes racines pour pouvoir etre arrete. Malgre Robespierre qui conseillait le calme et qui craignait que la petition ne fournit a la majorite de l'Assemblee le pretexte d'une repression qu'elle cherchait, les Cordeliers persisterent et deciderent de se reunir de nouveau au Champ de Mars pour petitionner le lendemain 17 juillet. De tous les recits contemporains de cette journee le plus sincere et le plus exact est celui que Robert fit paraitre dans _Les Revolutions de Paris_. Toutes les societes patriotiques s'etoient donne rendez-vous pour le dimanche a onze heures du matin sur la place de la Bastille, afin de partir de la en un seul corps vers le champ de la Federation. La municipalite fit garnir de troupes cette place publique, de sorte que ce premier rassemblement n'eut pas lieu; les citoyens se retirerent a fur et mesure qu'ils se presenterent; on a remarque qu'il n'y avoit la que des gardes soldes. [Note: La garde nationale parisienne comprenait des compagnies soldees, dites du centre, a cote des compagnies citoyennes.] Quoi qu'il en soit, l'assemblee du Champ-de-Mars n'eut pas moins lieu. Un fait aussi malheureux qu'inconcevable servit d'abord de pretexte a la calomnie et aux voies de force. Malgre que les patriotes ne se fussent assignes que pour Midi au plus tot, huit heures n'etoient pas sonnees que deja l'autel de la patrie etoit couvert d'une foule d'inconnus. Deux hommes, dont l'un invalide avec une jambe de bois, s'etoient glisses sous les planches de l'autel de la patrie; l'un d'eux faisoit des trous avec une vrille: une femme sent l'instrument sous son pied, fait un cri; on accourt, on arrache une planche, on penetre dans la cavite et l'on en tire ces deux hommes. Que faisoient-ils? Quel etoit leur dessein? Voila ce qu'on se demande, voila ce qu'on veut connoitre. Le peuple les conduit chez le commissaire de la section du Gros Caillou; interroges pourquoi ils s'etoient introduits furtivement sous l'autel de la patrie, quelles etoient leurs intentions, et pourquoi ils s'etoient munis de vivres pour plus de vingt-quatre heures, ils ont repondu de maniere a faire croire qu'une curiosite lubrique etoit le seul motif qui les eut fait agir. Sur ce dire le commissaire, au lieu de s'assurer d'eux prudemment, les remet en Liberte. On alloit les conduire vers un magistrat plus judicieux mais des scelerats les arrachent a ceux qui les tenoient; les deux malheureux sont renverses; deja un d'eux est poignarde de plusieurs coups de couteau; l'autre est attache au reverbere; la corde casse, il retombe encore vivant, et sa tete, plutot sciee que coupee, est mise au bout d'une pique par un jeune homme de quatorze ans. Le coeur souleve au recit de pareilles atrocites. Ah! sans doute les acteurs de cette scene horrible sont des brigands infames, des monstres dignes du dernier supplice. Mais qu'on se garde bien de les confondre avec le peuple. Le vrai peuple n'est point feroce, il est avare de sang et ne verse que celui des tyrans; le vrai peuple c'etait ceux qui vouloient remettre les presumes coupables sous le glaive de la loi; les brigands seuls les ont assassines. Toujours est-il que cette barbare execution ne se fit point au Champ de Mars, qu'elle se fit au Gros Caillou; qu'elle se fit par d'autres que ceux qui avoient ete les temoins du flagrant delit. Cette nouvelle parvient dans Paris, et elle y parvient dans toute sa verite. L'assemblee nationale ouvre sa seance et le president dit: "Il nous vient d'etre assure que deux citoyens venoient d'etre _victimes_ de leur zele au Champ de Mars, pour avoir dit a une _troupe Ameutee_ qu'il falloit se conformer a la loi; ils ont ete pendus sur le champ". M. Regnaut de Saint Jean d'Angely [Note: Regnaud (de Saint-Jean d'Angely), qu'on disait vendu a la liste civile, avait publie la veille dans le feuilleton de son journal Le Postillon par Calais, une fausse reponse du President de l'Assemblee a une fausse petition qui lui aurait ete presentee par les republicains. Cette manoeuvre avait eu pour but d'apeurer la bourgeoisie, et de rendre les petitionnaires suspects a la garde nationale. Elle ne reussit que trop.] encherit encore, et dit que ce sont deux gardes nationaux qui ont reclame l'execution de la loi; aussitot on decrete que M. le president et M. le maire s'assureront de la verite des faits pour prendre des mesures rigoureuses, si elle est constatee telle. Deux reflexions: la premiere qu'il est bien singulier que M. Duport qui presidoit l'assemblee nationale et M. Regnaut aient ete les seuls dans l'erreur sur ce fait extraordinaire; la seconde, que l'assemblee Nationale, qui vient d'envoyer des commissaires dans toutes les parties de l'empire, n'ait pas pris la peine d'en envoyer deux au Champ de la Federation. Vers midi les citoyens commencent a arriver en foule a l'autel de la patrie; on attend avec impatience les commissaires de la societe des amis de la Constitution pour entendre de nouveau lecture de la petition et la signer: chacun bruloit du desir d'y apposer son nom. Il etoit entre vers onze heures de forts detachements, avec du canon, mais, comme ils n'y etoient venus que par rapport a l'assassinat du matin, ils se retirerent vers une heure. C'est alors que parut un envoye des Jacobins, [Note: Le chevalier de la Riviere qui avait vu Robespierre auparavant.] qui vint annoncer que la _petition qui avait ete lue la veille ne pouvait plus servir le dimanche; que cette petition supposait que l'assemblee n'avait pas prononce sur le sort de Louis, mais que l'assemblee ayant implicitement decrete son innocence ou son inviolabilite dans la seance de samedi soir, la societe allait s'occuper d'une nouvelle redaction qu'elle presenterait incessamment a la signature_. Un particulier propose d'envoyer sur le champ une deputation aux amis de la Constitution, pour les prier de rediger de suite son adresse, et de la renvoyer aussitot, afin que l'assemblee du Champ-de-Mars put la signer sans desemparer; suit une autre proposition de faire la redaction _a l'instant_ sur l'autel de la patrie et celle-la est unanimement adoptee. On nomme quatre commissaires; l'un d'eux [Robert] prend la plume, les citoyens impatiens se rangent autour de lui et il ecrit: _Petition a l'assemblee nationale, redigee sur l'autel de la patrie, le 17 juillet 1791_: "Representans de la Nation, vous touchez au terme de vos travaux; bientot des successeurs, tous nommes par le peuple, alloient marcher sur vos traces sans rencontrer les obstacles que vous ont presentes les deputes des deux ordres privilegies, ennemis necessaires de tous les principes de la sainte egalite. Un grand crime se commet. _Louis XVI fuit_. Il abandonne indignement son poste. Des citoyens l'arretent a Varennes et il est ramene a Paris. Le peuple de cette capitale vous demande instamment de ne rien prononcer sur le sort du coupable sans avoir entendu l'expression du voeu des 82 autres departemens. Vous differez. Une foule d'adresses arrivent a l'Assemblee. Toutes les sections de l'empire demandent simultanement que Louis soit juge. Vous, Messieurs, vous avez prejuge qu'il etait innocent et inviolable, en declarant par votre decret du 16, que la chartre (_sic_) constitutionnelle lui sera presentee alors que la Constitution sera achevee. Legislateurs! Ce n'etoit pas la le voeu du peuple, et nous avons pense que votre plus grande gloire, que votre devoir meme consistoit a etre les organes de la volonte publique. Sans doute, Messieurs, que vous avez ete entraines a cette decision par la foule de ces deputes refractaires qui ont fait d'avance leur protestation contre toute la Constitution. Mais, Messieurs..., mais, representans d'un peuple genereux et confiant, rappelez-vous que ces 290 protestans n'avoient pas de voix a l'Assemblee nationale: que le decret est donc nul dans la forme et dans le fond; nul dans le fond, parce qu'il est contraire au voeu du souverain; nul en la forme, parce qu'il est porte par 290 individus sans qualites. [Note: 290 deputes de la droite avaient proteste contre la suspension du roi et denonce "l'interim republicain" qui etait d'apres eux une violation de la Constitution.]. Ces considerations, toutes ces vues du bien general, ce desir imperieux d'eviter l'anarchie, laquelle nous exposeroit le defaut d'harmonie entre les representans et les representes, tout nous a fait la loi de vous demander, au nom de la France entiere, de revenir sur ce decret, de prendre en consideration que le delit de Louis XVI est prouve, que ce roi a abdique; de recevoir son abdication, et de convoquer un nouveau corps constituant pour proceder d'une maniere vraiment nationale, au jugement du coupable et surtout au remplacement et a l'organisation d'un nouveau pouvoir executif." [Note: Nous attestons l'authenticite de cette piece (note du journal).] La petition redigee, on en fait lecture a l'assemblee; les principes de moderation, le ton fier et respectueux qui y regne d'un bout a l'autre, l'ont fait couvrir de justes applaudissemens, et l'on signoit a sept ou huit endroits differens, sur les crateres qui forment les quatre angles de l'autel de la patrie. Plus de deux mille gardes nationaux de tous les bataillons de Paris et des environs, quantite d'officiers municipaux des villages voisins, ainsi que beaucoup d'electeurs, tant de la ville de Paris que des departemens, l'ont signee. Il etoit deux heures; arrivent trois officiers municipaux en echarpe, et accompagnes d'une nombreuse escorte de gardes nationales. Des qu'ils se presentent a l'entree du Champ de Mars, une deputation va les recevoir. Parmi ceux qui la composoient, le public a remarque un marechal des camps decore de la croix de Saint-Louis, attachee avec un ruban national. Le" trois officiers municipaux se rendent a l'autel; on les y recoit avec les expressions de la joie et du patriotisme: "Messieurs, disent-ils, nous sommes charmes de connoitre vos dispositions; on nous avoit dit qu'il y avoit ici du tumulte, on nous avoit trompes; nous ne manquerons pas de rendre compte de ce que nous avons vu, de la tranquillite qui regne au Champ de Mars; et loin de vous empecher de faire votre petition, si l'on vous troubloit, nous vous aiderions de la force publique. Si vous doutez de nos intentions, nous vous offrons de rester en otages parmi vous jusqu'a ce que toutes les signatures soient apposees." Un citoyen leur donna lecture de la petition; ils la trouverent conforme aux principes; ils dirent meme qu'ils la signeraient s'ils ne se trouvoient pas en fonctions. Deux citoyens avoient ete arretes precedemment a cause d'une rixe avec l'un des aides de camp du general; ceux qui avoient ete temoins de l'arrestation representerent aux officiers municipaux qu'elle etoit injuste et immeritee; ceux-ci engagerent l'assemblee a nommer une deputation pour aller les reclamer a la municipalite, en leur promettant justice; et douze commissaires et les officiers municipaux partent entoures d'un grand nombre des petitionnaires, qui les accompagnent jusqu'au detachement; la on se prend la main et l'on se quitte de la maniere la plus amicale. Les officiers municipaux promettent de faire retirer les troupes et ils l'executent; peu d'instans apres le Champ de Mars fut encore libre et tranquille. Il est ici un trait que nous n'omettrons pas, il faut etre juste. Avant que la troupe se fut retiree, un jeune homme franchissoit le glacis en presence du bataillon et quelques grenadiers l'arretant avec rudesse, un d'eux l'atteint de sa baionnette; M. Lefeuvre d'Arles, commandant le bataillon, accourt a toute bride et renvoie les soldats a leur poste. Le peuple applaudit et crie: _Bravo, commandant!_ On retourne a l'autel de la patrie, et l'on continue a signer. Les jeunes gens s'amusent a des danses; ils font des ronds en chantant l'air _ca ira._ Survient un orage (le ciel vouloit-il presager celui qui alloit fondre sur la tete des citoyens?). On n'en est pas moins ardent a signer. La pluie cesse, le ciel redevient calme et serein; en moins de deux heures il se trouve plus de 50 mille personnes dans la plaine; c'etoit des meres de famille, d'interessantes citoyennes; c'etoit une de ces assemblees majestueuses et touchantes telles qu'on en voyoit a Athenes et a Rome. Les commissaires deputes vers la municipalite reviennent. Nous tenons de deux d'entre eux les details suivans: "Nous parvenons, disent-ils, a la salle d'audience a travers une foret de baionnettes; les trois municipaux nous avertissent d'attendre, ils entrent, et nous ne les revoyons plus. [Note: Ces trois municipaux, J.-J. Hardy, J.-B.-O. Regnaultet J.-J. Leroux ont redige seance tenante un rapport sur les faits qui concorde avec le recit du journal. Ils y protestent contre la proclamation de la loi martiale et degagent leur responsabilite des evenements (cf. A. Mathiez, _op. cit._, pp. 352-355).] Le corps municipal sort; nous sommes compromis, dit un des membres, il Faut agir severement. Un d'entre nous, chevalier de Saint-Louis, annonce au maire que l'objet de notre mission etoit de reclamer plusieurs citoyens honnetes pour qui les trois municipaux avoient promis de s'interesser. Le maire repond qu'il _n'entre pas dans ces promesses, et qu'il va marcher au Champ de la federation pour y mettre la paix._ Le chevalier de Saint-Louis veut repondre que tout y est calme; il est interrompu par un municipal, qui lui demande d'un ton de mepris quelle etoit la croix qu'il portoit, et de quel ordre etoit le ruban qui l'attachoit (c'etoit un ruban tricolore). _C'est une Croix de Saint-Louis_, repond le chevalier, _que j'ai decoree du ruban national; je suis pret a vous la remettre si vous voulez la porter au pouvoir executif pour savoir si je l'ai bien gagnee_. M. le maire dit a son collegue qu'il connoissoit ce chevalier de Saint-Louis pour un _honnete citoyen_ et qu'il le prioit ainsi que les autres de se retirer. Sur ces entrefaites, le capitaine de la troupe du centre du bataillon de Bonne Nouvelle vint dire que le Champ de Mars n'etoit rempli que de brigands; un de nous lui dit qu'il en imposoit la-dessus. La municipalite ne voulut plus nous entendre. [Note: Pour le commentaire, voir dans mon livre sur le _Club des Cordeliers_ l'eclaircissement intitule: le Massacre du Champ de Mars.] Descendus de l'hotel de ville, nous apercumes a une des fenetres le drapeau rouge; et ce signal du massacre, qui devoit inspirer un sentiment de douleur a ceux qui alloient marcher a sa suite, produisit un effet tout contraire sur l'ame des gardes nationaux qui couvraient la place (ils portaient a leurs chapeaux le pompon rouge et bleu). A l'aspect du drapeau ils ont pousse des cris de joie en elevant en l'air leurs armes qu'ils ont ensuite chargees. Nous avons vu un officier municipal en echarpe aller de rang en rang, et parler a l'oreille des officiers. Glaces d'horreur, nous sommes retournes au champ de la federation avertir nos freres de tout ce dont nous avions ete les temoins." Sans croire qu'ils en imposoient, on pensa qu'ils etoient dans l'erreur sur la destination de la force de la loi, et l'on conclut qu'il n'etoit pas possible que l'on vint disperser des citoyens qui exercoient paisiblement les droits qui leur sont reserves par la Constitution. On entend tout a coup le bruit du tambour, on se regarde; les membres des diverses societes patriotiques s'assemblent, ils alloient se retirer, quand un orateur demande et dit: "Mes freres, que faisons-nous? Ou la loi martiale est ou elle n'est pas dirigee contre nous, pourquoi nous sauver? Si elle est dirigee contre nous, attendons qu'elle soit publiee, et pour lors nous obeirons; mais vous savez qu'on ne peut user de la force sans avoir fait trois publications." Le peuple se rappelle qu'il etoit aux termes de la loi et il demeure. Les bataillons se presentent avec l'artillerie: on pense qu'il y avoit a peu pres dix mille hommes. On connoit le champ de la federation, on sait que c'est une plaine immense, que l'autel de la patrie est au milieu, que les glacis qui entourent la plaine sont coupes de distance en distance pour faciliter des passages; une partie de la troupe entre par l'extremite du cote de l'ecole militaire, une autre par le passage qui se trouve un peu plus bas, une troisieme par celui qui repond a la grande rue de Chaillot; c'est la qu'etoit le drapeau rouge. A peine ceux qui etoient a l'autre, et il y en avoit plus de 15 mille l'eurent-ils apercu que l'on entend une decharge: _ne bougeons pas, on tire a blanc, il faut qu'on vienne ici publier la loi_. [Note: Il est certain que la loi martiale ne fut pas proclamee selon les regles.] Les troupes s'avancent, elles font feu pour la deuxieme fois, la contenance de ceux qui entouroient l'autel est la meme; mais une troisieme decharge ayant fait tomber beaucoup de monde, on a fui; il n'est reste qu'une centaine de personnes sur l'autel meme. Helas! elles y ont paye cher leur courage et leur aveugle confiance en la loi; des hommes, des femmes, un enfant y ont ete massacres; massacres sur l'autel de la patrie! Ah! si desormais nous avons encore des federations, il faudra choisir un autre lieu, celui-ci est profane! Quel spectacle, grand Dieu! que celui qu'ont eclaire les derniers rayons de ce jour fatal! [Note: _Les Revolutions de Paris_, n deg. 106, pp. 57 et suiv. (16-22 juillet 1791).] LE NOMBRE DES VICTIMES La force armee ne compta que peu de victimes, neuf blesses dont deux sont morts ensuite, dit Charton dont le temoignage est difficile a controler. Du cote de la foule ce fut autre chose. Bailly evalua le lendemain les morts a 11 ou 12, les blesses a 10 ou 12. Un proces-verbal dresse par l'officier municipal Filleul constate la presence de 15 cadavres transportes a l'hopital du Gros-Caillou. II est muet sur les cadavres recueillis ailleurs. Aucun etat general des victimes n'a ete dresse officiellement, ainsi que le constate Sergent dans son memoire. Plusieurs blesses etaient soignes a l'hopital meme. La justice recueillit leurs depositions qui sont perdues. Un pamphlet fayettiste, paru le lendemain du massacre, compte dix morts et vingt blesses. Marat pretendit dans son n deg. du 20 juillet que 400 cadavres avaient ete jetes de nuit dans la Seine par les chasseurs des barrieres et que Bailly avait fait lever les filets de Saint-Cloud pour leur livrer passage. Ce sont la des exagerations manifestes. Mais il est certain que le nombre des morts et des blesses fut considerable. Coffinhal deposa au proces de Bailly que "s'etant transporte avec le capitaine Ferrat de sa section entre minuit et une heure au champ de la Federation, ils ont compte 54 morts". [Note: A. Mathiez, _Le club des Cordeliers pendant la crise de Varennes et le massacre du Champ de Mars_. Paris, 1910, pp. 148-149.] LES CONSEQUENCES Le massacre du Champ-de-Mars fut, comme on l'a dit, un "acte de guerre de classes", car la question n'etait pas entre la republique et la monarchie, mais entre la democratie populaire et la nouvelle aristocratie bourgeoise. Deja toute la partie conservatrice des jacobins avait fait scission le 16 juillet et avait fonde un nouveau club, le club des Feuillans, qui se proposa la tache impossible de reconcilier Louis XVI avec la Revolution et la Revolution avec Louis XVI. Le massacre rendit la scission irremediable. L'Assemblee avait eu sa grande part de responsabilite dans le massacre. Le 16 juillet elle avait mande Bailly a sa barre et lui avait fait honte de sa mollesse a reprimer l'agitation republicaine. Le 17 juillet, a la nouvelle des meurtres du Gros-Caillou qui n'avaient aucun rapport avec le petitionnement qui devait avoir lieu l'apres-midi, le president de l'Assemblee Treilhard avait ecrit de nouveau a Bailly pour l'inviter "a prendre les mesures les plus sures et les plus vigoureuses pour arreter les desordres et en connaitre les auteurs". Le lendemain du massacre, qui aurait pu etre facilement evite, l'Assemblee prit l'initiative et la direction d'une repression supplementaire, dont le but secret etait de decapiter le parti democrate au moment ou allaient s'ouvrir les elections a la Legislative. Elle vota un decret special, veritable petite loi de surete generale, pour organiser cette repression, en lui donnant un effet retroactif. [Note: J'ai publie ce decret qui ne figure pas dans Duvergier dans mon livre sur le _Club des Cordeliers_, p. 193-194.] Son comite des recherches lanca les mandats d'arret. Plusieurs centaines de patriotes furent emprisonnes: les principaux Cordeliers Vincent, Momoro, Verrieres, Brune. Danton, Camille Desmoulins, Santerre s'enfuirent pour n'avoir pas le meme sort. La petite terreur tricolore dura jusqu'a l'amnistie du 13 septembre votee au lendemain du jour ou Louis XVI avait accepte la Constitution revisee. Si l'amnistie ouvrit les prisons, elle laissa au coeur des democrates de terribles rancunes. La procedure du Champ de Mars fut comparee couramment dans les milieux jacobins a la fameuse procedure du Chatelet sur les journees des 5 et 6 octobre. On peut affirmer qu'elle a beaucoup fait pour accentuer le caractere de violence des luttes politiques qui vont suivre et pour les rendre inexpiables. [Note: A. Mathiez, _Le Club des Cordeliers_, p. 225.] End of the Project Gutenberg EBook of Les grandes journees de la Constituante by Albert Mathiez *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK JOURNEES DE LA CONSTITUANTE *** This file should be named 7cnst10.txt or 7cnst10.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7cnst11.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7cnst10a.txt Produced by Anne Soulard, Carlo Traverso, Tonya, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. Please be encouraged to tell us about any error or corrections, even years after the official publication date. Please note neither this listing nor its contents are final til midnight of the last day of the month of any such announcement. The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A preliminary version may often be posted for suggestion, comment and editing by those who wish to do so. Most people start at our Web sites at: http://gutenberg.net or http://promo.net/pg These Web sites include award-winning information about Project Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!). Those of you who want to download any eBook before announcement can get to them as follows, and just download by date. This is also a good way to get them instantly upon announcement, as the indexes our cataloguers produce obviously take a while after an announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext03 or ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext03 Or /etext02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 Just search by the first five letters of the filename you want, as it appears in our Newsletters. Information about Project Gutenberg (one page) We produce about two million dollars for each hour we work. The time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our projected audience is one hundred million readers. If the value per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 If they reach just 1-2% of the world's population then the total will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! This is ten thousand titles each to one hundred million readers, which is only about 4% of the present number of computer users. Here is the briefest record of our progress (* means estimated): eBooks Year Month 1 1971 July 10 1991 January 100 1994 January 1000 1997 August 1500 1998 October 2000 1999 December 2500 2000 December 3000 2001 November 4000 2001 October/November 6000 2002 December* 9000 2003 November* 10000 2004 January* The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. We need your donations more than ever! As of February, 2002, contributions are being solicited from people and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West Virginia, Wisconsin, and Wyoming. We have filed in all 50 states now, but these are the only ones that have responded. As the requirements for other states are met, additions to this list will be made and fund raising will begin in the additional states. Please feel free to ask to check the status of your state. In answer to various questions we have received on this: We are constantly working on finishing the paperwork to legally request donations in all 50 states. If your state is not listed and you would like to know if we have added it since the list you have, just ask. While we cannot solicit donations from people in states where we are not yet registered, we know of no prohibition against accepting donations from donors in these states who approach us with an offer to donate. International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made deductible, and don't have the staff to handle it even if there are ways. Donations by check or money order may be sent to: Project Gutenberg Literary Archive Foundation PMB 113 1739 University Ave. Oxford, MS 38655-4109 Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment method other than by check or money order. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN [Employee Identification Number] 64-622154. Donations are tax-deductible to the maximum extent permitted by law. As fund-raising requirements for other states are met, additions to this list will be made and fund-raising will begin in the additional states. We need your donations more than ever! You can get up to date donation information online at: http://www.gutenberg.net/donation.html *** If you can't reach Project Gutenberg, you can always email directly to: Michael S. Hart Prof. Hart will answer or forward your message. We would prefer to send you information by email. **The Legal Small Print** (Three Pages) ***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START*** Why is this "Small Print!" statement here? You know: lawyers. They tell us you might sue us if there is something wrong with your copy of this eBook, even if you got it for free from someone other than us, and even if what's wrong is not our fault. So, among other things, this "Small Print!" statement disclaims most of our liability to you. It also tells you how you may distribute copies of this eBook if you want to. *BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm eBook, you indicate that you understand, agree to and accept this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive a refund of the money (if any) you paid for this eBook by sending a request within 30 days of receiving it to the person you got it from. If you received this eBook on a physical medium (such as a disk), you must return it with your request. ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS This PROJECT GUTENBERG-tm eBook, like most PROJECT GUTENBERG-tm eBooks, is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. Hart through the Project Gutenberg Association (the "Project"). Among other things, this means that no one owns a United States copyright on or for this work, so the Project (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth below, apply if you wish to copy and distribute this eBook under the "PROJECT GUTENBERG" trademark. Please do not use the "PROJECT GUTENBERG" trademark to market any commercial products without permission. To create these eBooks, the Project expends considerable efforts to identify, transcribe and proofread public domain works. Despite these efforts, the Project's eBooks and any medium they may be on may contain "Defects". Among other things, Defects may take the form of incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other eBook medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. LIMITED WARRANTY; DISCLAIMER OF DAMAGES But for the "Right of Replacement or Refund" described below, [1] Michael Hart and the Foundation (and any other party you may receive this eBook from as a PROJECT GUTENBERG-tm eBook) disclaims all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees, and [2] YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE OR UNDER STRICT LIABILITY, OR FOR BREACH OF WARRANTY OR CONTRACT, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES, EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGES. If you discover a Defect in this eBook within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending an explanatory note within that time to the person you received it from. If you received it on a physical medium, you must return it with your note, and such person may choose to alternatively give you a replacement copy. If you received it electronically, such person may choose to alternatively give you a second opportunity to receive it electronically. THIS EBOOK IS OTHERWISE PROVIDED TO YOU "AS-IS". NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, ARE MADE TO YOU AS TO THE EBOOK OR ANY MEDIUM IT MAY BE ON, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR A PARTICULAR PURPOSE. Some states do not allow disclaimers of implied warranties or the exclusion or limitation of consequential damages, so the above disclaimers and exclusions may not apply to you, and you may have other legal rights. INDEMNITY You will indemnify and hold Michael Hart, the Foundation, and its trustees and agents, and any volunteers associated with the production and distribution of Project Gutenberg-tm texts harmless, from all liability, cost and expense, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following that you do or cause: [1] distribution of this eBook, [2] alteration, modification, or addition to the eBook, or [3] any Defect. DISTRIBUTION UNDER "PROJECT GUTENBERG-tm" You may distribute copies of this eBook electronically, or by disk, book or any other medium if you either delete this "Small Print!" and all other references to Project Gutenberg, or: [1] Only give exact copies of it. Among other things, this requires that you do not remove, alter or modify the eBook or this "small print!" statement. You may however, if you wish, distribute this eBook in machine readable binary, compressed, mark-up, or proprietary form, including any form resulting from conversion by word processing or hypertext software, but only so long as *EITHER*: [*] The eBook, when displayed, is clearly readable, and does *not* contain characters other than those intended by the author of the work, although tilde (~), asterisk (*) and underline (_) characters may be used to convey punctuation intended by the author, and additional characters may be used to indicate hypertext links; OR [*] The eBook may be readily converted by the reader at no expense into plain ASCII, EBCDIC or equivalent form by the program that displays the eBook (as is the case, for instance, with most word processors); OR [*] You provide, or agree to also provide on request at no additional cost, fee or expense, a copy of the eBook in its original plain ASCII form (or in EBCDIC or other equivalent proprietary form). [2] Honor the eBook refund and replacement provisions of this "Small Print!" statement. [3] Pay a trademark license fee to the Foundation of 20% of the gross profits you derive calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. If you don't derive profits, no royalty is due. Royalties are payable to "Project Gutenberg Literary Archive Foundation" the 60 days following each date you prepare (or were legally required to prepare) your annual (or equivalent periodic) tax return. Please contact us beforehand to let us know your plans and to work out the details. WHAT IF YOU *WANT* TO SEND MONEY EVEN IF YOU DON'T HAVE TO? Project Gutenberg is dedicated to increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form. The Project gratefully accepts contributions of money, time, public domain materials, or royalty free copyright licenses. Money should be paid to the: "Project Gutenberg Literary Archive Foundation." If you are interested in contributing scanning equipment or software or other items, please contact Michael Hart at: hart@pobox.com [Portions of this eBook's header and trailer may be reprinted only when distributed free of all fees. Copyright (C) 2001, 2002 by Michael S. Hart. Project Gutenberg is a TradeMark and may not be used in any sales of Project Gutenberg eBooks or other materials be they hardware or software or any other related product without express permission.] *END THE SMALL PRINT! FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS*Ver.02/11/02*END*