The Project Gutenberg EBook of Le corricolo, by Alexandre Dumas Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. 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Le corricolo est un espece de tilbury primitivement destine a contenir une personne et a etre attele d'un cheval; on l'attelle de deux chevaux, et il charrie de douze a quinze personnes. Et qu'on ne croie pas que ce soit au pas, comme la charrette a boeufs des rois francs, ou au trot, comme le cabriolet de regie; non, c'est au triple galop; et le char de Pluton, qui enlevait Proserpine sur les bords du Symete, n'allait pas plus vite que le corricolo qui sillonne les quais de Naples en brulant un pave de laves et en soulevant leur poussiere de cendres. Cependant un seul des deux chevaux tire veritablement: c'est le timonier. L'autre, qui s'appelle le bilancino, et qui est attele de cote, bondit, caracole, excite son compagnon, voila tout. Quel dieu, comme a Tityre, lui a fait ce repos? C'est le hasard, c'est la Providence, c'est la fatalite: les chevaux, comme les hommes, ont leur etoile. Nous avons dit que ce tilbury, destine a une personne, en charriait d'ordinaire douze ou quinze; cela, nous le comprenons bien, demande une explication. Un vieux proverbe francais dit: "Quand il y en a pour un, il y en a pour deux." Mais je ne connais aucun proverbe dans aucune langue qui dise: "Quand il y en a pour un, il y en a pour quinze." Il en est cependant ainsi du corricolo, tant, dans les civilisations avancees, chaque chose est detournee de sa destination primitive! Comment et en combien de temps s'est faite cette agglomeration successive d'individus sur le corricolo, c'est ce qu'il est impossible de determiner avec precision. Contentons-nous donc de dire comment elle y tient. D'abord, et presque toujours, un gros moine est assis au milieu, et forme le centre de l'agglomeration humaine que le corricolo emporte comme un de ces tourbillons d'ames que Dante vit suivant un grand etendard dans le premier cercle de l'enfer. Il a sur un de ses genoux quelque fraiche nourrice d'Aversa ou de Neltuno, et sur l'autre quelque belle paysanne de Bauci ou de Procida; aux deux cotes du moine, entre les roues et la caisse, se tiennent debout les maris de ces dames. Derriere le moine se dresse sur la pointe des pieds le proprietaire ou le conducteur de l'attelage, tenant de la main gauche la bride, et de la main droite le long fouet avec lequel il entretient d'une egale vitesse la marche de ses deux chevaux. Derriere celui-ci se groupent a leur tour, a la maniere des valets de bonne maison, deux ou trois lazzaroni, qui montent, qui descendent, se succedent, se renouvellent, sans qu'on pense jamais a leur demander un salaire en echange du service rendu. Sur les deux brancards sont assis deux gamins ramasses sur la route de Torre del Greco ou de Pouzzoles, ciceroni surnumeraires des antiquites d'Herculanum et de Pompeia, guides marrons des antiquites de Cumes et de Baia. Enfin, sous l'essieu de la voiture, entre les deux roues, dans un filet a grosses mailles qui va ballottant de haut en bas, de long en large, grouille quelque chose d'informe, qui rit, qui pleure, qui crie, qui hogne, qui se plaint, qui chante, qui raille, qu'il est impossible de distinguer au milieu de la poussiere que soulevent les pieds des chevaux: ce sont trois ou quatre enfans qui appartiennent on ne sait a qui, qui vont on ne sait ou, qui vivent on ne sait de quoi, qui sont la on ne sait comment, et qui y restent on ne sait pourquoi. Maintenant, mettez au dessous l'un de l'autre, moine, paysannes, maris, conducteurs, lazzaroni, gamins et enfans; additionnez le tout, ajoutez le nourrisson oublie, et vous aurez votre compte. Total, quinze personnes. Parfois il arrive que la fantastique machine, chargee comme elle est; passe sur une pierre et verse; alors toute la carrossee s'eparpille sur le revers de la route, chacun lance selon son plus ou moins de pesanteur. Mais chacun se retire aussitot et oublie son accident pour ne s'occuper que de celui du moine; on le tate, on le tourne, on le retourne, on le releve, on l'interroge. S'il est blesse, tout le monde s'arrete, on le porte, on le soutient, on le choie, on le couche, on le garde. Le corricolo est remise au coin de la cour, les chevaux entrent dans l'ecurie; pour ce jour-la, le voyage est fini; on pleure, on se lamente, on prie. Mais si, au contraire, le moine est sain et sauf, personne n'a rien; il remonte a sa place, la nourrice et la paysanne reprennent chacune la sienne; chacun se retablit, se regroupe, se rentasse, et, au seul cri excitateur du cocher, le corricolo reprend sa course, rapide comme l'air et infatigable comme le temps. Voila ce que c'est que le corricolo. Maintenant, comment le nom d'une voiture est-il devenu le titre d'un ouvrage? C'est ce que le lecteur verra au second chapitre. D'ailleurs, nous avons un antecedent de ce genre que, plus que personne, nous avons le droit d'invoquer: c'est le _Speronare_. I Osmin et Zaida. Nous etions descendus a l'hotel de la Victoire. M. Martin Zir est le type du parfait hotelier italien: homme de gout, homme d'esprit, antiquaire distingue, amateur de tableaux, convoiteur de chinoiseries, collectionneur d'autographes, M. Martin Zir est tout, excepte aubergiste. Cela n'empeche pas l'hotel de la Victoire d'etre le meilleur hotel de Naples. Comment cela se fait-il? Je n'en sais rien. Dieu est parce qu'il est. C'est qu'aussi l'hotel de la Victoire est situe d'une maniere ravissante: vous ouvrez une fenetre, vous voyez Chiaja, la Villa-Reale, le Pausilippe: vous ouvrez une autre, voila le golfe, et a l'extremite du golfe, pareille a un vaisseau eternellement a l'ancre, la bleuatre et poetique Capree; vous en ouvrez une troisieme, c'est Sainte-Lucie avec ses mellenari, ses fruits de mer, ses cris de tous les jours, ses illuminations de toutes les nuits. Les chambres d'ou l'on voit toutes ces belles choses ne sont point des appartemens; ce sont des galeries de tableau, ce sont des cabinets de curiosites, ce sont des boutiques de bric-a-brac. Je crois que ce qui determine M. Martin Zir a recevoir chez lui des etrangers, c'est d'abord le desir de leur faire voir les tresors qu'il possede; puis il loge et nourrit les hotes par circonstance. A la fin de leur sejour a la Vittoria, un total de leur depense arrive, c'est vrai: ce total se monte a cent ecus, a vingt-cinq louis, a mille francs, plus ou moins, c'est vrai encore; mais c'est parce qu'ils demandent leur compte. S'ils ne le demandaient pas, je crois que M. Martin Zir, perdu dans la contemplation d'un tableau, dans l'appreciation d'une porcelaine ou dans le dechiffrement d'un autographe, oublierait de le leur envoyer. Aussi, lorsque le dey, chasse d'Alger, passa a Naples, charriant ses tresors et son harem, prevenu par la reputation de M. Martin Zir. il se fit conduire tout droit a l'hotel de la Vittoria, dont il loua les trois etages superieurs, c'est-a-dire le troisieme, le quatrieme et les greniers. Le troisieme etait pour ses officiers et les gens de sa suite. Le quatrieme etait pour lui et ses tresors. Les greniers etaient pour son harem. L'arrivee du dey fut une bonne fortune pour M. Martin Zir; non pas, comme on pourrait le croire, a cause de l'argent que l'Algerien allait depenser dans l'hotel, mais relativement aux tresors d'armes, de costumes et de bijoux qu'il transportait avec lui. Au bout de huit jours, Hussein-Pacha et M. Martin Zir etaient les meilleurs amis du monde; ils ne se quittaient plus. Qui voyait paraitre l'un s'attendait a voir immediatement paraitre l'autre. Oreste et Pylade n'etaient pas plus inseparables; Damon et Pythias n'etaient pas plus devoues. Cela dura quatre ou cinq mois. Pendant ce temps, on donna force fetes a Son Altesse. Ce fut a l'une de ces fetes, chez les prince de Cassaro, qu'apres avoir vu executer un cotillon effrene le dey demanda au prince de Tricasia, gendre du ministre des affaires etrangeres, comment, etant si riche, il se donnait la peine de danser lui meme. Le dey aimait fort ces sortes de divertissemens, car il etait fort impressionnable a la beaute, a la beaute comme il la comprenait bien entendu. Seulement il avait une singuliere maniere de manifester son mepris ou son admiration. Selon la maigreur ou l'obesite des personnes, il disait: --Madame une telle ne vaut pas trois piastres. Madame une telle vaut plus de mille ducats. Un jour on apprit avec etonnement que M. Martin Zir et Hussein-Pacha venaient de se brouiller. Voici a quelle occasion le refroidissement etait survenu: Un matin, le cuisinier de Hussein-Pacha, un beau negre de Nubie, noir comme de l'encre et luisant comme s'il eut ete passe au vernis; un matin, dis-je, le cuisinier de Hussein-Pacha etait descendu au laboratoire et avait demande le plus grand couteau qu'il y eut dans l'hotel. Le chef lui avait donne une espece de tranchelard de dix-huit pouces de long, pliant comme un fleuret et affile comme un rasoir. Le negre avait regarde l'instrument en secouant la tete, puis il etait remonte a son troisieme etage. Un instant apres il etait redescendu et avait rendu le tranchelard au chef en disant: --Plus grand, plus grand! Le chef avait alors ouvert tous ses tiroirs, et ayant decouvert un coutelas dont il ne se servait lui-meme que dans les grandes occasions, il l'avait remis a son confrere. Celui-ci avait regarde le coutelas avec la meme attention qu'il avait fait du tranchelard, et, apres avoir repondu par un signe de tete qui voulait dire: "Hum! ce n'est pas encore cela qu'il me faudrait, mais cela se rapproche," il etait remonte comme la premiere fois. Cinq minutes apres, le negre redescendit de nouveau, et, rendant le coutelas au chef: --Plus grand encore, lui dit-il. --Et pourquoi diable avez-vous besoin d'un couteau plus grand que celui-ci? demanda le chef. --Moi en avoir besoin, repondit dogmatiquement le negre. --Mais pour quoi faire? --Pour moi couper la tete a Osmin. --Comment! s'ecria le chef, pour toi couper la tete a Osmin. --Pour moi couper la tete a Osmin, repondit le negre. --A Osmin, le chef des eunuques de Sa Hautesse? --A Osmin, le chef des eunuques de Sa Hautesse. --A Osmin que le dey aime tant? --A Osmin que le dey aime tant. --Mais vous etes fou, mon cher! Si vous coupez la tete a Osmin, Sa Hautesse sera furieuse. --Sa Hautesse l'a ordonne a moi. --Ah diable! c'est different alors. --Donnez donc un autre couteau a moi, reprit le negre, qui revenait a son idee avec la persistance de l'obeissance passive. --Mais qu'a fait Osmin? demanda le chef. --Donnez un autre couteau a moi, plus grand, plus grand. --Auparavant, je voudrais savoir ce qu'a fait Osmin. --Donnez un autre couteau a moi, plus grand, plus grand, plus grand encore! --Eh bien! je te le donnerai ton couteau, si tu me dis ce qu'a fait Osmin. --Il a laisse faire un trou dans le mur. --A quel mur? --Au mur du harem. --Et apres? --Le mur, il etait celui de Zaida. --La favorite de Sa Hautesse? --La favorite de Sa Hautesse. --Eh bien? --Eh bien! un homme est entre chez Zaida. --Diable! --Donnez donc un grand, grand, grand couteau a moi pour couper la tete a Osmin. --Pardon; mais que fera-t-on a Zaida? --Sa Hautesse aller promener dans le golfe avec un sac, Zaida etre dans ce sac, Sa Hautesse jeter le sac a la mer... Bonsoir, Zaida. Et le negre montra, en riant de la plaisanterie qu'il venait de faire, deux rangees de dents blanches comme des perles. --Mais quand cela? reprit le chef. --Quand, quoi? demanda le negre. --Quand jette-t-on Zaida a la mer? --Aujourd'hui. Commencer par Osmin, finir par Zaida. --Et c'est toi qui t'es charge de l'execution? --Sa Hautesse a donne l'ordre a moi, dit le negre en se redressant avec orgueil. --Mais c'est la besogne du bourreau et non la tienne. --Sa Hautesse pas avoir eu le temps d'emmener son bourreau, et il a pris cuisinier a lui. Donnez donc a moi un grand couteau pour couper la tete a Osmin. --C'est bien, c'est bien, interrompit le chef; on va te le chercher, ton grand couteau. Attends-moi ici. --J'attends vous, dit le negre. Le chef courut chez M. Martin Zir et lui transmit la demande du cuisinier de Sa Hautesse. M. Martin Zir courut chez Son Excellence le ministre de la police, et le prevint de ce qui se passait a son hotel. Son Excellence fit mettre les chevaux a sa voiture et se rendit chez le dey. Il trouva Sa Hautesse a demi couchee sur un divan, le dos appuye a la muraille, fumant du latakie dans un chibouque, une jambe repliee sous lui et l'autre jambe etendue, se faisant gratter la plante du pied par un icoglan et eventer par deux esclaves. Le ministre fit les trois saluts d'usage, le dey inclina la tete. --Hautesse, dit Son Excellence, je suis le ministre de la police. --Je te connais, repondit le dey. --Alors, Votre Hautesse se doute du motif qui m'amene. --Non. Mais n'importe, sois le bien-venu. --Je viens pour empecher Votre Hautesse de commettre un crime. --Un crime! Et lequel? dit le dey, tirant son chibouque de ses levres et regardant son interlocuteur avec l'expression du plus profond etonnement. --Lequel? Votre Hautesse le demande! s'ecria le ministre. Votre Hautesse n'a-t-elle pas l'intention de faire couper la tete a Osmin? --Couper la tete a Osmin n'est point un crime, reprit le dey. --Votre Hautesse n'a-t-elle pas l'intention de jeter Zaida a la mer? --Jeter Zaida a la mer n'est point un crime, reprit encore le dey. --Comment! ce n'est point un crime de jeter Zaida a la mer et de couper la tete a Osmin? --J'ai achete Osmin cinq cents piastres et Zaida mille sequins, comme j'ai achete cette pipe cent ducats. --Eh bien! demanda le ministre, ou Votre Hautesse en veut-elle venir? --Que, comme cette pipe m'appartient, je puis la casser en dix morceaux, en vingt morceaux, en cinquante morceaux, si cela me convient, et que personne n'a rien a dire. Et le pacha cassa sa pipe, dont il jeta les debris dans la chambre. --Bon pour une pipe, dit le ministre; mais Osmin, mais Zaida! --Moins qu'une pipe, dit gravement le dey. --Comment, moins qu'une pipe! Un homme moins qu'une pipe! Une femme moins qu'une pipe! --Osmin n'est pas un homme. Zaida n'est point une femme: ce sont des esclaves. Je ferai couper la tete a Osmin, et je ferai jeter Zaida a la mer. --Non, dit Son Excellence. --Comment, non! s'ecria le pacha avec un geste de menace. --Non, reprit le ministre, non; pas a Naples du moins. --Giaour, dit le dey, sais-tu comment je m'appelle? --Vous vous appelez Hussein-Pacha. --Chien de chretien! s'ecria le dey avec une colere croissante; sais-tu qui je suis? --Vous etes l'ex-dey d'Alger, et moi je suis le ministre actuel de la police de Naples. --Et cela veut dire? demanda le dey. --Cela veut dire que je vais vous envoyer en prison si vous faites l'impertinent, entendez-vous, mon brave homme? repondit le ministre avec le plus grand sang-froid. --En prison! murmura le dey en retombant sur son divan. --En prison, dit le ministre. --C'est bien, reprit Hussein. Ce soir je quitte Naples. --Votre Hautesse est libre comme l'air, repondit le ministre. --C'est heureux, dit le dey. --Mais a une condition cependant. --Laquelle? --C'est que Votre Hautesse me jurera sur le prophete qu'il n'arrivera malheur ni a Osmin ni a Zaida. --Osmin et Zaida m'appartiennent, dit le dey, j'en ferai ce que bon me semblera. --Alors Votre Hautesse ne partira point. --Comment, je ne partirai point! --Non, du moins avant de m'avoir remis Osmin et Zaida. --Jamais! s'ecria le dey. --Alors je les prendrai, dit le ministre. --Vous les prendrez? vous me prendrez mon eunuque et mon esclave? --En touchant le sol de Naples, votre esclave et votre eunuque sont devenus libres. Vous ne quitterez Naples qu'a la condition que les deux coupables seront remis a la justice du roi. --Et si je ne veux pas vous les remettre, qui m'empechera de partir? --Moi. --Vous? Le pacha porta la main a son poignard; le ministre lui saisit le bras au dessus du poignet. --Venez ici, lui dit-il en le conduisant vers la fenetre, regardez dans la rue. Que voyez-vous a la porte de l'hotel? --Un peloton de gendarmerie. --Savez-vous ce que le brigadier qui le commande attend? Que je lui fasse un signe pour vous conduire en prison. --En prison, moi? je voudrais bien voir cela! --Voulez-vous le voir? Son Excellence fit un signe: un instant apres, on entendit retentir dans l'escalier le bruit de deux grosses bottes garnies d'eperons. Presque aussitot la porte s'ouvrit, et le brigadier parut sur le seuil, la main droite a son chapeau, la main gauche a la couture de sa culotte. --Gennaro, lui dit le ministre de la police, si je vous donnais l'ordre d'arreter monsieur et de le conduire en prison, y verriez-vous quelque difficulte? --Aucune, Excellence. --Vous savez que monsieur s'appelle Hussein-Pacha? --Non, je ne le savais pas. --Et que monsieur n'est ni plus ni moins que le dey d'Alger? --Qu'est-ce que c'est que ca, le dey d'Alger? --Vous voyez, dit le ministre. --Diable! fit le dey. --Faut-il? demanda Gennaro en tirant une paire de poucettes de sa poche et en s'avancant vers Hussein-Pacha, qui, le voyant faire un pas en avant, fit de son cote un pas en arriere. --Non, il ne le faut pas, dit le ministre. Sa Hautesse sera bien sage. Seulement cherchez dans l'hotel un certain Osmin et une certaine Zaida, et conduisez-les tous les deux a la prefecture. --Comment, comment, dit le dey, cet homme entrerait dans mon harem! --Ce n'est pas un homme ici, repondit le ministre; c'est un brigadier de gendarmerie. --N'importe. Il n'aurait qu'a laisser la porte ouverte! --Alors il y a un moyen. Faites-lui remettre Osmin et Zaida. --Et ils seront punis? demanda le dey. --Selon toute la rigueur de nos lois, repondit le ministre. --Vous me le promettez? --Je vous le jure. --Allons, dit le dey, il faut bien en passer par ou vous voulez, puisqu'on ne peut pas faire autrement. --A la bonne heure, dit le ministre; je savais bien que vous n'etiez pas aussi mechant que vous en aviez l'air. Hussein-Pacha frappa dans ses mains; un esclave ouvrit une porte cachee dans la tapisserie. --Faites descendre Osmin et Zaida, dit le dey. L'esclave croisa les mains sur sa poitrine, courba la tete et s'eloigna sans repondre un mot. Un instant apres il reparut avec les coupables. L'eunuque etait une petite boule de chaire, grosse, grasse, ronde, avec des mains de femme, des pieds de femme, une figure de femme. Zaida etait une Circassienne, aux yeux peints avec du cool, aux dents noircies avec du betel, aux ongles rougis avec du henne. En apercevant Hussein-Pacha, l'eunuque tomba a genoux, Zaida releva la tete. Les yeux du dey etincelerent, et il porta la main a son canjiar. Osmin palit, Zaida sourit. Le ministre se placa entre le pacha et les coupables. --Faites ce que j'ai ordonne, dit-il en se retournant vers Gennaro. Gennaro s'avanca vers Osmin et vers Zaida, leur mit a tous deux les poucettes et les emmena. Au moment ou ils quittaient la chambre avec le brigadier, Hussein poussa un soupir qui ressemblait a un rugissement. Le ministre de la police alla vers la fenetre, vit les deux prisonniers sortir de l'hotel, et, accompagne de leur escorte, disparaitre au coin de la rue Chiatamone. --Maintenant, dit-il en se retournant vers le dey, Votre Hautesse est libre de partir quand elle voudra. --A l'instant meme! s'ecria Hussein, a l'instant meme! Je ne resterai pas un instant de plus dans un pays aussi barbare que le votre! --Bon voyage! dit le ministre. --Allez au diable! dit Hussein. Une heure ne s'etait pas ecoulee que Hussein avait frete un petit batiment; deux heures apres il y avait fait conduire ses femmes et ses tresors. Le meme soir il s'y rendait a son tour avec sa suite, et a minuit il mettait a la voile, maudissant ce pays d'esclaves ou l'on n'etait pas libre de couper le cou a son eunuque et de noyer sa femme. Le lendemain, le ministre fit comparaitre devant lui les deux coupables et leur fit subir un interrogatoire. Osmin fut convaincu d'avoir dormi quand il aurait du veiller, et Zaida d'avoir veille quand elle aurait du dormir. Mais comme dans le code napolitain ces deux crimes de leze-hautesse n'etaient point prevus, ils n'etaient passibles d'aucune punition. En consequence, Osmin et Zaida furent, a leur grand etonnement, mis en liberte le lendemain meme du jour ou le dey avait quitte Naples. Or, comme tous les deux ne savaient que devenir, n'ayant ni fortune ni etat, ils furent forces de se creer chacun une industrie. Osmin devint marchand de pastilles du serail, et Zaida se fit demoiselle de comptoir. Quant au dey d'Alger, il etait sorti de Naples avec l'intention de se rendre en Angleterre, pays ou il avait entendu dire qu'on avait au moins la liberte de vendre sa femme, a defaut du droit de la noyer: mais il se trouva indispose pendant la traversee et fut force de relacher a Livourne, ou il fit, comme chacun sait, une fort belle mort, si ce n'est cependant qu'il mourut sans avoir pardonne a M. Martin Zir, ce qui aurait eu de grandes consequences pour un chretien, mais ce qui est sans importance pour un Turc. II Les Chevaux spectres. J'avais ete recommande a M. Martin Zir comme artiste; j'avais admire ses galeries de tableaux, j'avais exalte son cabinet de curiosites, et j'avais augmente sa collection d'autographes. Il en resultait que M. Martin Zir, a mon premier passage, si rapide qu'il eut ete, m'avait pris en grande affection; et la preuve, c'est qu'il s'etait, comme on l'a vu ailleurs, defait en ma faveur de son cuisinier Cama, dont j'ai raconte l'histoire (voir le _Speronare_), et qui n'avait d'autre defaut que d'etre _appassionnato_ de Roland et de ne pouvoir supporter la mer, ce qui etait cause que sur terre il faisait fort peu de cuisine, et que sur mer il n'en faisait pas du tout. Ce fut donc avec grand plaisir que M. Martin Zir nous vit, apres trois mois d'absence, pendant lesquels le bruit de notre mort etait arrive jusqu'a lui, descendre a la porte de son hotel. Comme sa galerie s'etait augmentee de quelques tableaux, comme son cabinet s'etait enrichi de quelques curiosites, comme sa collection d'autographes s'etait recrutee de quelques signatures, il me fallut avant toute chose parcourir la galerie, visiter le cabinet, feuilleter les autographes. Apres quoi je le priai de me donner un appartement. Cependant il ne s'agissait pas de perdre mon temps a me reposer. J'etais a Naples, c'est vrai; mais j'y etais sous un nom de contrebande; et comme d'un jour a l'autre le gouvernement napolitain pouvait decouvrir mon incognito et me prier d'aller voir a Rome si son ministre y etait toujours, il fallait voir Naples le plus tot possible. Or, Naples, a part ses environs, se compose de trois rues ou l'on va toujours, et de cinq cents rues ou l'on ne va jamais. Ces trois rues se nomment la rue de Chiaja, la rue de Tolede et la rue de Forcella. Les cinq cents autres rues n'ont pas de nom. C'est l'oeuvre de Dedale; c'est le labyrinthe de Crete, moins le Minautore, plus les lazzaroni. Il y a trois manieres de visiter Naples: A pied, en corricolo, en caleche. A pied, on passe partout. En corricolo, l'on passe presque partout. En caleche, l'on ne passe que dans les rues de Chiaja, de Tolede et de Forcella. Je ne me souciais pas d'aller a pied. A pied, l'on voit trop de choses. Je ne me souciais pas d'aller en caleche. En caleche, on n'en voit pas assez. Restait le corricolo, terme moyen, juste milieu, anneau intermediaire qui reunissait les deux extremes. Je m'arretai donc au corricolo. Mon choix fait, j'appelai M. Martin Zir. M. Martin Zir monta aussitot. --Mon cher hote, lui dis-je, je viens de decider dans ma sagesse que je visiterai Naples en corricolo. --A merveille, dit M. Martin. Le corricolo est une voiture nationale qui remonte a la plus haute antiquite. C'est la biga des Romains, et je vois avec plaisir que vous appreciez le corricolo. --Au plus haut degre, mon cher hote. Seulement, je voudrais savoir ce qu'on loue un corricolo au mois. --On ne loue pas un corricolo au mois, me repondit M. Martin. --Alors a la semaine. --On ne loue pas le corricolo a la semaine. --Eh bien! au jour. --On ne loue pas le corricolo au jour. --Comment donc loue-t-on le corricolo? --On monte dedans quand il passe et l'on dit: "Pour un carlin." Tant que le carlin dure, le cocher vous promene; le carlin use, on vous descend. Voulez-vous recommencer? vous dites: "Pour un autre carlin;" le corricolo repart, et ainsi de suite. --Mais moyennant ce carlin on va ou l'on veut? --Non, on va ou le cheval veut aller. Le corricolo est comme le ballon, on n'a pas encore trouve moyen de le diriger. --Mais alors pourquoi va-t-on en corricolo! --Pour le plaisir d'y aller. --Comment! c'est pour leur plaisir que ces malheureux s'entassent a quinze dans une voiture ou l'on est gene a deux! --Pas pour autre chose. --C'est original! --C'est comme cela. --Mais si je proposais a un proprietaire de corricoli de louer un de ses berlingo au mois, a la semaine ou au jour? --Il refuserait. --Pourquoi? --Ce n'est pas l'habitude. --Il la prendrait. --A Naples, on ne prend pas d'habitudes nouvelles: on garde les vieilles habitudes qu'on a. --Vous croyez? --J'en suis sur. --Diable! diable! J'avais une idee sur le corricolo; cela me vexera horriblement d'y renoncer. --N'y renoncez pas. --Comment voulez-vous que je la satisfasse, puisqu'on ne loue les corricoli ni au mois, ni a la semaine, ni au jour? --Achetez un corricolo. --Mais ce n'est pas le tout que d'acheter un corricolo, il faut acheter les chevaux avec. --Achetez les chevaux avec. --Mais cela me coutera les yeux de la tete. --Non. --Combien cela me coutera-t-il donc? --Je vais vous le dire. Et M. Martin, sans se donner la peine de prendre une plume et du papier, leva le nez au plafond et calcula de memoire. --Cela vous coutera, reprit-il, le corricolo, dix ducats; chaque cheval, trente carlins; les harnais, une pistole; en tout quatre-vingts francs de France. --C'est miraculeux! Et pour dix ducats j'aurai un corricolo? --Magnifique. --Neuf? --Oh! vous en demandez trop. D'abord, il n'y a pas de corricoli neufs. Le corricolo n'existe pas, le corricolo est mort, le corricolo a ete tue legalement. --Comment cela? --Oui, il y a un arrete de police qui defend aux carrossiers de faire des corricoli. --Et combien y a-t-il que cet arrete a ete rendu? --Oh! il y a cinquante ans peut-etre. --Alors comment le corricolo survit-il a une pareille ordonnance? --Vous connaissez l'histoire du couteau de Jeannot. --Je crois bien! c'est une chronique nationale. --Ses proprietaires successifs en avaient change quinze fois le manche. --Et quinze fois la lame. --Ce qui ne l'empechait pas d'etre toujours le meme. --Parfaitement. --Eh bien! c'est l'histoire du corricolo. Il est defendu de faire des corricoli, mais il n'est pas defendu de mettre des roues neuves aux vieilles caisses, et des caisses neuves aux vieilles roues. --Ah! je comprends. --De cette facon, le corricolo resiste et se perpetue; de cette facon, le corricolo est immortel. --Alors vive le corricolo, avec des roues neuves et une vieille caisse! Je le fais repeindre, et fouette cocher! Mais l'attelage? Vous dite que pour trente francs j'aurai un attelage. --Superbe! et qui ira comme le vent. --Quelle espece de chevaux? --Ah! dame! des chevaux morts. --Comment! des chevaux morts? --Oui; vous comprenez que pour ce prix-la, vous ne pouvez pas exiger autre chose. --Voyons, entendons-nous, mon cher monsieur Martin, car il me semble que nous pataugeons. --Pas le moins du monde. --Alors expliquez-moi la chose; je ne demande pas mieux que de m'instruire, je voyage pour cela. --Vous connaissez l'histoire des chevaux? --L'histoire naturelle? M. de Buffon? Certainement: le cheval est, apres le lion, le plus noble des animaux. --Non pas, l'histoire philosophique? --Je m'en suis moins occupe; mais n'importe! allez toujours. --Vous savez les vicissitudes auxquelles ces nobles quadrupedes sont soumis. --Dame! quand il sont jeunes, on en fait des chevaux de selle. --Apres? --De la selle, ils passent a la caleche; de la caleche, ils descendent au fiacre; du fiacre, ils tombent dans le coucou; du coucou, ils degringolent jusqu'a l'abattoir. --Et de l'abattoir? --Ils vont ou va l'ame du juste; aux Champs-Elysees, je presume. --Eh bien! ici ils parcourent une phase de plus. --Laquelle? --De l'abattoir, ils vont au corricolo. --Comment cela? --Voici l'endroit ou l'on tue les chevaux, au ponte della Maddelena. --J'ecoute. --Il y a des amateurs en permanence. --Bon! --Et lorsqu'on amene un cheval... --Lorsqu'on amene un cheval? --Ils achetent la peau sur pieds trente carlins, c'est le prix; il y a un tarif. --Eh bien? --Eh bien! au lieu de tuer le cheval et de lui enlever la peau, les amateurs prennent la peau et le cheval, et ils utilisent les jours qui restent a vivre au cheval, surs qu'ils sont que la peau ne leur echappera pas. Voila ce que c'est que des chevaux morts. --Mais que diable peut-on faire de ces malheureuses betes! --On les attelle aux corricoli. --Comment! ceux avec lesquels je suis venu de Salerne a Naples?... --Etaient des fantomes de chevaux, des chevaux spectres! --Mais ils n'ont pas quitte le galop! --Les morts vont vite. --Au fait, je comprends qu'en les bourrant d'avoine... --D'avoine? Jamais un cheval de corricolo n'a mange d'avoine! --Mais de quoi vivent-ils? --De ce qu'ils trouvent? --Et que trouvent-ils? --Toutes sortes de choses, des trognons de choux, des feuilles de salade, de vieux chapeaux de paille. --Et a quelle heure prennent-ils leur aliment? --La nuit on les mene paitre. --A merveille. Restent les harnais. --Oh! quant a cela, je m'en charge. --Et des chevaux? --Des chevaux aussi. --Et du corricolo? --Encore, si cela peut vous rendre service. --Et quand tout cela sera-t-il pret? --Demain au matin. --Vous etes un homme adorable! --Vous faut-il un cocher? --Non, je conduirai moi-meme. --Tres bien. Mais en attendant, que ferez-vous? --Avez-vous un livre? --J'ai douze cents volumes. --Eh bien! je lirai. Avez-vous quelque chose sur votre ville? --Voulez-vous _Napoli senza sole_? --Naples sans soleil? --Oui. --Qu'est-ce que c'est que cela? --Un ouvrage a l'usage des gens a pied, et qui vous sera plus utile que tous les Ebels et tous les Richards de la terre. --Et de quoi traite-t-il? --De la maniere de parcourir Naples a l'ombre. --La nuit. --Non, le jour. --A une heure donnee? --Non, a toutes les heures. --Meme a midi? --A midi surtout. Le beau merite qu'il y aurait de trouver de l'ombre le soir et le matin! --Mais quel est le savant geographe qui a execute ce chef-d'oeuvre? --Un jesuite ignorant, que ses confreres avaient reconnu trop bete pour l'occuper a autre chose. --Et cette besogne l'a occupe combien d'annees? --Toute sa vie... C'est une publication posthume. --Moyennant laquelle on peut, dites-vous?... --Partir d'ou on voudra et aller ou cela fera plaisir, a quelque instant de la matinee ou a quelque heure de l'apres-midi que ce soit, sans avoir a traverser un seul rayon de soleil. --Mais voila un homme qui meritait d'etre canonise! --On ne sait pas son nom. --Ingratitude humaine! --Alors ce livre vous convient? --Comment donc! c'est un tresor. Envoyez-le-moi le plus tot possible. Je passai la journee a etudier ce precieux itineraire: deux heures apres, je connaissais mon Naples sans soleil, et je serais alle a l'ombre du ponte della Maddalena au Pausilippe, et de la Vuaria a Saint-Elmo. Le soir vint, et avec le soir la fraicheur. Alors, a cette douce brise de mer, on vit toutes les fenetres s'ouvrir comme pour respirer. Les portes roulerent sur leurs gonds, les voitures commencerent a sortir, Chiaja se peupla d'equipages, et la Villa-Reale de pietons. Je n'avais pas encore mon equipage, je me melai aux pietons. La Villa-Reale fait face a l'hotel de la Victoire; c'est la promenade de Naples. Elle est situee, relativement a la rue de Chiaja, comme le jardin des Tuileries a la rue de Rivoli. Seulement, au lieu de la terrasse du bord de l'eau, c'est la plage de l'Arno; au lieu de la Seine, c'est la Mediterranee; au lieu du quai d'Orsay, c'est l'etendue, c'est l'espace, c'est l'infini. La Villa-Reale est, sans contredit, la plus belle et surtout la plus aristocratique promenade du monde. Les gens du peuple, les paysans et les laquais en sont rigoureusement exclus et n'y peuvent mettre le pied qu'une fois l'an, le jour de la fete de la Madone du Pied-de-la-Grotte. Aussi ce jour-la la foule se presse-t-elle sous ses allees d'acacias, dans ses bosquets de myrtes, autour de son temple circulaire. Chacun, homme et femme, accourt de vingt lieues a la ronde avec son costume national; Ischia, Capree, Castellamare, Sorrente, Procida, envoient en deputation leurs plus belles filles, et la solennite de ce jour est si grande, si ardemment attendue, qu'il est d'habitude de faire dans les contrats de mariage une obligation au mari de conduire sa femme a la promenade de la Villa-Reale, le 8 septembre de chaque annee, jour de la fete della Madona di Pie-di-Grotta. Tout au contraire des Tuileries, d'ou l'on renvoie le public au moment ou il est le plus agreable de s'y promener, la Villa-Reale reste ouverte toute la nuit. Les grandes grilles se ferment, il est vrai, mais deux petites portes derobees offrent aux promeneurs attardes une entree et une sortie toujours praticables a quelque heure que ce soit. Nous restames jusqu'a minuit assis sur le mur que vient battre la vague. Nous ne pouvions nous lasser de regarder cette mer limpide et azuree que nous venions de sillonner en tous sens et a laquelle nous allions dire adieu. Jamais elle ne nous avait paru si belle. En entrant a l'hotel, nous trouvames M. Martin Zir, qui nous prevint que toutes les commissions dont nous l'avions charge etaient faites, et que le lendemain notre attelage nous attendrait a huit heures du matin a la porte de l'hotel. Effectivement, a l'heure dite, nous entendimes sonner les grelots de nos revenans; nous mimes le nez a la fenetre, et nous vimes le roi des corricoli. Il etait fond rouge avec des dessins verts. Ces dessins representaient des arbres, des animaux et des arabesques. La composition generale representait le paradis terrestre. Deux chevaux qui paraissaient pleins d'impatience disparaissaient sous les harnais, sous les panaches, sous les pompons dont ils etaient couverts. Enfin un homme, arme d'un long fouet, se tenait debout pres de notre equipage, qu'il paraissait admirer avec toute la satisfaction de l'orgueil. Nous descendimes aussitot, et nous reconnumes dans l'homme au fouet Francesco, c'est-a-dire l'automedon qui nous avait amene en calessino de Salerne a Naples. M. Martin Zir s'etait adresse a lui comme a un homme de l'etat. Flatte de la confiance, Francesco avait fait vite et en conscience. Il s'etait procure la caisse, il avait achete les chevaux, et il avait trouve de rencontre des harnais presque neufs; enfin, malgre la pretention que nous avions manifestee de conduire nous-memes, il venait nous offrir ses services comme cocher. Je commencai par lui demander la note de ses debourses: il me la presenta. Comme l'avait dit M. Martin Zir, elle montait a quatre-vingt-un francs. Je lui en donnai quatre-vingt-dix; il mit sa croix au dessous du total en forme de quittance; puis je lui pris le fouet des mains, et je m'appretai a monter dans notre equipage. --Est-ce que ces messieurs ne me gardent pas a leur service? nous demanda Francesco. --Et pourquoi faire, mon ami? repondis-je. --Mais pour faire tout ce dont je serai capable, et particulierement pour faire marcher vos chevaux. --Comment! pour faire marcher nos chevaux? --Oui. --Nous, les ferons bien marcher nous-memes. --Il faudra voir. --J'en ai mene de plus fringans que les tiens! --Je ne dis pas qu'ils sont fringans, excellence. --Et dans une ville ou il est plus difficile de conduire qu'a Naples, ou jusqu'a cinq heures de l'apres-midi il n'y a personne dans les rues. --Je ne doute pas de l'adresse de son excellence, mais... --Mais quoi? --Mais son excellence a peut-etre mene jusqu'ici des chevaux vivans, tandis que... --Tandis que? Voyons, parle. --Tandis que ceux-ci sont des chevaux morts. --Eh bien! --Eh bien! je ferai observer a son excellence que c'est tout autre chose. --Pourquoi? --Son excellence verra. --Est-ce qu'ils sont vicieux, tes chevaux? --Oh! non, excellence; ils sont comme la jument de Roland, qui avait toutes les qualites; seulement toutes ces qualites etaient contrebalancees par un seul defaut. --Lequel? --Elle etait morte. --Mais s'ils ne marchent pas avec moi, ils ne marcheront avec personne. --Pardon, excellence. --Et qui les fera marcher? --Moi. --Je serais curieux de faire l'experience. --Faites, excellence. Francesco alla d'un air goguenard s'appuyer contre la porte de l'hotel, tandis que je sautais dans le corricolo, ou m'attendait Jadin, et que je m'accommodais pres de lui. A peine etabli, je rassemblai mes renes de la main gauche, et j'allongeai de la droite un coup de fouet qui enveloppa le bilancino et le porteur. Ni le porteur ni le bilancino ne bougerent; on eut dit des chevaux de marbre. J'avais opere de droite a gauche, je recommencai en operant cette fois de gauche a droite. Meme immobilite. Je m'attaquai aux oreilles. Ils se contenterent de secouer les oreilles comme ils auraient fait pour une mouche qui les eut piques. Je pris le fouet par la laniere et je frappai avec le manche. Ils se contenterent de tourner leur peau comme fait un ane qui veut jeter son cavalier a terre. Cela dura dix minutes. Au bout de ce temps, toutes les fenetres de l'hotel etaient ouvertes, et il y avait autour de nous un rassemblement de deux cents lazzaroni. Je vis que je donnais la comedie gratis a la population de Naples. Comme je n'etais pas venu pour faire concurrence a Polichinelle, je pris mon parti. A l'instant meme je jetai le fouet a Francesco, curieux de voir comment il s'en tirerait a son tour. Francesco sauta derriere nous, prit les renes que je lui tendais, poussa un petit cri, allongea un petit coup de fouet, et nous partimes au galop. Apres quelques evolutions autour de la place, Francesco parvint a diriger son attelage vers la rue de la Chiaja. III Chiaja. Chiaja n'est qu'une rue: elle ne peut donc offrir de curieux que ce qu'offre toute rue, c'est-a-dire une longue file de batimens modernes d'un gout plus ou moins mauvais. Au reste, Chiaja, comme la rue de Rivoli, a sur ce point un avantage sur les autres rues: c'est de ne presenter qu'une seule ligne de portes, de fenetres et de pierres plus ou moins maladroitement posees les unes sur les autres. La ligne parallele est occupee par les arbres tailles en berceaux de la Villa-Reale, de sorte qu'a partir du premier etage des maisons, ou plutot des palais de la rue de Chiaja, comme on les appelle a Naples, on domine cette seconde partie du golfe qui separe de l'autre le chateau de l'Oeuf. Mais si la rue de Chiaja n'est pas curieuse par elle-meme, elle conduit a une partie des curiosites de Naples: c'est par elle qu'on va au tombeau de Virgile, a la grotte du Chien, au lac d'Agnano, a Pouzzoles, a Baia, au lac d'Averne et aux Champs-Elysees. De plus et surtout, c'est la rue ou tous les jours, a trois heures de l'apres-midi pendant l'hiver, et a cinq heures de l'apres-midi pendant l'ete, l'aristocratie napolitaine fait corso. Nous allons donc abandonner la description des palais de Chiaja a quelque honnete architecte qui nous prouvera que l'art de la batisse a fait de grands progres depuis Michel-Ange jusqu'a nous, et nous allons dire quelques mots de l'aristocratie napolitaine. Les nobles de Naples, comme ceux de Venise, n'indiquent jamais de date a la naissance de leurs familles. Peut-etre auront-ils une fin, mais a coup sur ils n'ont pas eu de commencement. Selon eux, l'epoque florissante de leurs maisons etait sous les empereurs romains; ils citent tranquillement parmi leurs aieux les Fabius, les Marcellus, les Scipions. Ceux qui ne voient clair dans leur genealogie que jusqu'au douzieme siecle sont de la petite noblesse, du fretin d'aristocratie. Comme toutes les autres noblesses europeennes, a quelques exceptions pres, la noblesse de Naples est ruinee. Quand je dis ruinee, il est bien entendu qu'on doit prendre le mot dans une acception relative, c'est-a-dire que les plus riches sont pauvres comparativement a ce qu'etaient leurs aieux. Il n'y a pas, au reste, a Naples quatre fortunes qui atteignent cinq cent mille livres de rente, vingt qui depassent deux cent mille, et cinquante qui flottent entre cent et cent cinquante mille. Les revenus ordinaires sont de cinq a dix mille ducats. Le commun des martyrs a mille ecus de rentes, quelquefois moins. Nous ne parlons pas des dettes. Mais la chose curieuse, c'est qu'il faut etre prevenu de cette difference pour s'en apercevoir. En apparence, tout le monde a la meme fortune. Cela tient a ce qu'en general tout le monde vit dans sa voiture et dans sa loge. Or, comme, a part les equipages du duc d'Eboli, du prince de Sant'Antimo ou du duc de San-Theodo, qui sortent de la ligne, tout le monde possede une caleche plus ou moins neuve, deux chevaux plus ou moins vieux, une livree plus ou moins fanee, il n'y a souvent, a la premiere vue, qu'une nuance entre deux fortunes ou il y a un abime. Quant aux maisons, elles sont presque toutes hermetiquement closes aux etrangers. Quatre ou cinq palais princiers ouvrent orgueilleusement leurs galeries dans la journee, et fastueusement leurs salons le soir; mais pour tout le reste il faut en faire son deuil. Le temps est passe ou comme Ferdinand Orsini, duc de Gravina, on ecrivait au dessus de sa porte: _Sibi, suisque, et amicis omnibus_; pour soi, pour les siens et pour tous ses amis. C'est qu'a part ces riches demeures, qui perpetuent a Naples l'hospitalite nationale, toutes les autres sont plus ou moins dechues de leur ancienne splendeur. Le curieux qui, avec l'aide d'Asmodee, leverait la terrasse de la plupart de ces palais, trouverait dans un tiers la gene, et dans les deux autres la misere. Grace a la vie en voiture et en loge, on ne voit rien de tout cela. On met sa carte au palais, mais on se rencontre au Corso, mais on fait ses visites au Fondo ou a Saint-Charles. De cette facon, l'orgueil est sauve; comme Francois 1er on a tout perdu, mais du moins il reste l'honneur. Vous me direz qu'avec l'honneur on ne mange malheureusement pas, et qu'il faut manger pour vivre. Or, il est evident que, lorsqu'on prend sur mille ecus de rente l'entretien d'une voiture, la nourriture de deux chevaux, les gages d'un cocher et la location d'une loge au Fondo ou a Saint-Charles, il ne doit pas rester grand'chose pour faire face aux depenses de la table. A cela je repondrai que Dieu est grand, la mer profonde, le macaroni a deux sous la livre, et l'asprino d'Aversa a deux liards le fiasco. Pour l'instruction de nos lecteurs, qui ne savent probablement pas ce que c'est que l'asprino d'Aversa, nous leur apprendrons que c'est un joli petit vin qui tient le milieu entre la tisane de Champagne et le cidre de Normandie. Or, avec du poisson, du macaroni et de l'asprino, on fait chez soi un charmant diner qui coute quatre sous par personne. Supposez que la famille se compose de cinq personnes, c'est vingt sous. Restent neuf francs pour soutenir l'honneur du nom. --Mais le dejeuner? --On ne dejeune pas. Il est prouve que rien n'est plus sain que de faire un seul repas toutes les vingt-quatre heures. Seulement le repas change de nom et d'heure selon la saison ou on le prend. En hiver, on dine a deux heures, et moyennant ce diner on en a jusqu'au lendemain deux heures. En ete, on soupe a minuit, et moyennant ce souper on en a pour jusqu'au lendemain minuit. Puis il y a encore les elegans, qui mangent du pain sans macaroni ou du macaroni sans pain pour s'en aller prendre le soir a grand fracas une glace chez Donzelli ou chez Benvenuti. Il va sans dire que cette hygiene n'est adoptee que par les petites bourses. Ceux qui ont cinq cent mille livres de rente ont un cuisinier francais dont la filiation de certificats est aussi en regle que la genealogie d'un cheval arabe. Ceux-la font deux et quelquefois trois repas par jour. Pour ceux-la il n'y a pas de pays: le paradis est partout. Le premier plaisir de l'aristocratie napolitaine est le jeu. Le matin on va au Casino et l'on joue; l'apres-midi on va a la promenade, et le soir au spectacle. Apres le spectacle, on revient au Casino et l'on joue encore. L'aristocratie n'a qu'une carriere ouverte: la diplomatie. Or, comme, si etendues que soient ses relations avec les autres puissances, le roi de Naples n'occupe pas dans ses ambassades et dans ses consulats plus d'une soixantaine de personnes, il en resulte que les cinq sixiemes des jeunes nobles ne savent que faire, et par consequent ne font rien. Quant a la carriere militaire, elle est sans avenir. Quant a la carriere commerciale, elle est sans consideration. Je ne parle pas des carrieres litteraires ou scientifiques, elles n'existent pas: il y a a Naples, comme partout, plus que partout meme, une certaine quantite de savans qui disputent sur la forme des pincettes grecques et des pelles a feu romaines, qui s'injurient a propos de la grande mosaique de Pompeia ou des statues des deux Balbus. Mais cela se passe en famille, et personne ne s'occupe de pareilles puerilites. La chose importante, c'est l'amour. Florence est le pays du plaisir: Rome, celui de l'amour; Naples, celui de la sensation. A Naples, le sort d'un amoureux est decide tout de suite. A la premiere vue il est sympathique ou antipathique. S'il est antipathique, ni soins, ni cadeaux, ni persistance ne le feront aimer. S'il est sympathique, on l'aime sans grand delai: la vie est courte, et le temps qu'on perd ne se rattrape pas. L'amant prefere s'installe au logis; on le reconnait, malgre la distance respectueuse ou il se tient de la maitresse de la maison, au laisser-aller avec lequel il s'assied et a la maniere facile avec laquelle il appuie sa tete contre les fresques. En outre, c'est lui qui sonne les domestiques, qui reconduit les visiteurs et qui ramasse les poissons rouges que les bambins font tomber du bocal sur le parquet. Quant a l'amant malheureux, il s'en va tout console, certain que son infortune ne sera pas constante et qu'il trouvera bientot a ramasser des poissons rouges ailleurs. L'aristocratie napolitaine est peu instruite: en general, son education est negligee sous le rapport intellectuel: cela tient a ce qu'il n'y a pas dans tout Naples un seul bon college, celui des jesuites excepte. En compensation, ceux qui savent savent bien: ils ont appris avec des professeurs attaches a leur personne. J'ai vu des femmes plus fortes en histoire, en philosophie et en politique que certains historiens, que certains philosophes et que certains hommes d'Etat de France. La famille du marquis de Gargallo, par exemple, est quelque chose de merveilleux en ce genre. Le fils ecrit notre langue comme Charles Nodier, et les filles la parlent comme madame de Sevigne. Les exercices physiques sont, au contraire, fort suivis a Naples: presque tous les hommes montent bien a cheval et tirent remarquablement le fusil, l'epee et le pistolet. Leur reputation sur ce point est meme assez etendue et a peu pres incontestee. Ce sont des duellistes fort dangereux. Cette derniere periode de notre alinea nous amene tout naturellement a parler du courage chez les Napolitains. La nation napolitaine, toute proportion gardee et en raison de l'etat politique de l'Italie actuelle, n'est ni une nation militaire comme la Prusse, ni une nation guerriere comme la France: c'est une nation passionnee. Le Napolitain, insulte dans son honneur, exalte par son patriotisme, menace dans sa religion, se bat avec un courage admirable. A Naples, un duel est aussi vite et aussi bravement accepte que partout ailleurs; et s'il varie sur les preliminaires, qui appartiennent a des habitudes de localites, le denouement en est toujours mene a bout aussi vigoureusement qu'a Paris, a Saint-Petersbourg ou a Londres. Citons quelques faits. Le comte de Rocca Romana, le Saint-Georges de Naples, se prend de querelle avec un colonel; le rendez-vous est indique a Castellamare, l'arme choisie est le sabre. Le colonel francais se rend sur le terrain a cheval; Rocca Romana prend un fiacre, arrive au lieu designe, ou l'attend son adversaire; le colonel rappelle a Rocca Romana qu'une des conditions du duel est qu'il aura lieu a cheval.--C'est vrai, repond Rocca Romana, je l'avais oublie; mais qu'a cela ne tienne, l'oubli est facile a reparer. Aussitot il detelle un des chevaux de son fiacre, saute sur le dos de l'animal, combat sans selle et sans bride, et tue son adversaire. A l'epoque de la restauration, c'est-a-dire vers 1815, Ferdinand, grand-pere du roi actuel, de retour a Naples, qu'il avait quitte depuis dix ou douze ans, voulut retablir les gardes-du-corps. En consequence, on recruta cette troupe privilegiee dans les premieres familles des deux royaumes, et on les divisa en cinq compagnies, dont trois napolitaines et deux siciliennes. J'ai dit dans le _Speronare_, et a l'article de Palerme, quelle est l'antipathie profonde qui separe les deux peuples. On comprend donc que les Siciliens et les Napolitains ne se trouverent pas plutot en contact, surtout a cette epoque ou les haines politiques etaient encore toutes chaudes, que les querelles commencerent d'eclater. Quelques duels sans consequence eurent lieu d'abord, mais bientot on resolut de confier en quelque sorte la cause des deux peuples a deux champions choisis parmi leurs enfans: on y voulait voir non seulement une haine accomplie, mais une superstitieuse revelation de l'avenir. Le choix tomba sur le marquis de Crescimani, Sicilien, et sur le prince Mirelli, Napolitain. Ce choix fait et accepte par les adversaires, on decida qu'ils se battraient au pistolet a vingt pas, et jusqu'a blessure grave de l'un ou de l'autre champion. Un mot sur le prince Mirelli, dont nous allons nous occuper particulierement. C'etait un jeune homme de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, prince de Teora, marquis de Mirelli, comte de Conza, et qui descendait en droite ligne du fameux condottiere Dudone dit Conza, dont parle le Tasse. Il etait riche, il etait beau, il etait poete; il avait par consequent recu du ciel toutes les chances d'une vie heureuse; mais un mauvais presage avait attriste son entree dans la vie. Mirelli etait ne au village de Sant'Antimo, fief de sa famille. A peine eut-on su que sa mere etait accouchee d'un fils, que l'ordre fut envoye a la chapelle d'un couvent de mettre les cloches en branle pour annoncer cet heureux evenement a toute la population. Le sacristain etait absent; un moine se chargea de ce soin, mais, inhabile a cet exercice, il se laissa enlever par la volee de la corde, et au plus haut de son ascension, perdant la tete, pris par un vertige, il lacha son point d'appui, tomba dans le choeur et se brisa les deux cuisses. Quoique mutile ainsi, le pauvre religieux ne se traina pas moins du choeur a la porte, ou il appela au secours: on vint a son aide, on le transporta dans sa cellule; mais, quelque soin qu'on prit de lui, il expira le lendemain. Cet evenement avait fait une grande sensation dans la famille, et cette histoire, souvent racontee au jeune Mirelli, s'etait profondement gravee dans son esprit. Cependant il en parlait rarement. Voila l'homme que les Napolitains avaient choisi pour leur champion. Quant au marquis Crescimani, c'etait un homme digne en tout point d'etre oppose a Mirelli, quoique les qualites qu'il avait recues du ciel fussent peut-etre moins brillantes que celles de son jeune adversaire. Au jour et a l'heure dits, les deux champions se trouverent en presence: ni l'un ni l'autre n'etait anime d'aucune haine personnelle, et ils avaient vecu jusque-la, au contraire, plutot en amis qu'en ennemis. En arrivant au rendez-vous, ils marcherent l'un a l'autre en souriant, se serrerent la main et se mirent a causer de choses indifferentes, tandis que les temoins reglaient les conditions du combat. Le moment arrive, ils s'eloignerent de vingt pas, recurent leurs armes toutes chargees, se saluerent en souriant, puis, au signal donne, tirerent tous les deux l'un sur l'autre: aucun des deux coups ne porta. Pendant qu'on rechargeait les armes, Mirelli et Crescimani echangerent quelques paroles sur leur maladresse mutuelle, mais sans quitter leur place. On leur remit les pistolets charges de nouveau. Ils firent feu une seconde fois, et, cette fois comme l'autre, ils se manquerent tous deux. Enfin, a la troisieme decharge, Mirelli tomba. Une balle l'avait perce a jour au dessus des deux hanches; on le crut mort, mais lorsqu'on s'approcha de lui on vit qu'il n'etait que blesse. Il est vrai que la blessure etait terrible: la balle lui avait traverse tout le corps, et avait en passant ouvert le tube intestinal. On fit approcher une voiture pour transporter le blesse chez lui; on voulut le soutenir pour l'aider a y monter; mais il ecarta de la main ceux qui lui offraient leurs secours, et, se relevant vivement par un effort incroyable sur lui-meme, il s'elanca dans la voiture en disant: "Allons donc! il ne sera pas dit que j'aie eu besoin d'etre soutenu pour monter, fut-ce dans mon corbillard!" A peine fut-il entre dans la voiture que la douleur reprit le dessus, et il s'evanouit. Arrive chez lui, il voulut descendre comme il etait monte; mais on ne le souffrit point. Deux amis le prirent a bras et le porterent sur son lit. On envoya chercher le meilleur chirurgien de Naples, le docteur Penza; c'etait un homme qui s'etait fait dans la science un nom europeen. Le docteur sonda la blessure et dit qu'il ne repondait de rien, mais qu'en tout cas la cure serait longue et horriblement douloureuse. --Faites ce que vous voudrez, docteur, dit Mirelli. Marius n'a pas jete un cri pendant qu'on lui dissequait la jambe, je serai muet comme Marius. --Oui, dit le docteur; mais lorsque le chirurgien en eut fini avec la jambe droite, Marius ne voulut jamais lui donner la gauche. N'allez pas me laisser entreprendre une operation et m'arreter au milieu. --Vous irez jusqu'au bout, docteur, soyez tranquille, repondit Mirelli; mon corps vous appartient, et vous pouvez l'anatomiser tout a votre aise. Sur cette assurance, le docteur commenca. Mirelli tint sa parole; mais a mesure que la nuit s'approcha, il parut plus agite, plus inquiet; il avait une fievre terrible. Sa mere le gardait avec deux de ses amis. Vers les onze heures il s'endormit, mais au premier coup de minuit il se reveilla. Alors, sans paraitre voir ceux qui etaient la, il s'appuya sur son coude et parut ecouter. Il etait pale comme un mort, mais ses yeux etaient ardens de delire. Peu a peu ses regards se fixerent sur une porte qui donnait dans un grand salon. Sa mere se leva alors et lui demanda s'il avait besoin de quelque chose. --Non, rien, repondit Mirelli. C'est lui qui vient. --Qui, lui? demanda sa mere avec inquietude. --Entendez-vous le trainement de sa robe dans le salon? s'ecria le malade. L'entendez-vous? Tenez, il vient, il s'approche; voyez, la porte s'ouvre... sans que personne la pousse... Le voila... le voila!... il entre... il se traine sur ses cuisses brisees... il vient droit a mon lit. Leve ton froc, moine, leve ton froc, que je voie ton visage. Que veux-tu?... parle... voyons!... viens-tu pour me chercher?... d'ou sors-tu?... de la terre... Tenez, voyez-vous?... il leve les deux mains; il les frappe l'une contre l'autre; elles rendent un son creux, comme si elles n'avaient plus de chair... Eh bien! oui, je t'ecoute, parle!... Et Mirelli, au lieu de chercher a fuir la terrible vision, s'approchait au bord de son lit comme pour entendre ses paroles; mais au bout de quelques secondes d'attention, pendant lesquelles il resta dans la pose d'un homme qui ecoute, il poussa un profond soupir et tomba sur son lit en murmurant: --Le moine de Sant'Antimo! C'est alors qu'on se rappela seulement cet evenement arrive le jour de sa naissance, c'est-a-dire vingt-cinq ans auparavant, et qui, conserve toujours vivant dans la pensee du jeune homme, prenait un corps au milieu de son delire. Le lendemain, soit que Mirelli eut oublie l'apparition, soit qu'il ne voulut donner aucun detail, il repondit a toutes les questions qui lui furent faites qu'il ignorait completement ce qu'on voulait lui dire. Pendant trois mois l'apparition infernale se renouvela chaque nuit, detruisant ainsi en quelques minutes les progres que le reste du temps le blesse faisait vers la guerison. Mirelli ressemblait a un spectre lui-meme. Enfin, une nuit il demanda instamment a rester seul, avec tant d'insistance, que sa mere et ses amis ne purent s'opposer a sa volonte. A neuf heures, tout le monde ayant quitte sa chambre, il mit son epee sous le chevet de son lit et attendit. Sans qu'il le sut, un de ses amis etait cache dans une chambre voisine, voyant par une porte vitree et pret a porter secours au malade s'il en avait besoin. A dix heures il s'endormit comme d'habitude, mais au premier coup de minuit il s'eveilla. Aussitot on le vit se soulever sur son lit et regarder la porte de son regard fixe et ardent; un instant apres il essuya son front, d'ou la sueur ruisselait; ses cheveux se dresserent sur sa tete, un sourire passa sur ses levres: puis saisissant son epee, il la tira hors du fourreau, bondit hors de son lit, frappa deux fois comme s'il eut voulu poignarder quelqu'un avec la pointe de sa lame, et, jetant un cri, il tomba evanoui sur le plancher. L'ami qui etait en sentinelle accourut et porta Mirelli sur son lit; celui-ci serrait si fortement la garde de son epee qu'on ne put la lui arracher de la main. Le lendemain, il fit venir le superieur de Sant'Antimo et lui demanda, dans le cas ou il mourrait des suites de sa blessure, a etre enterre dans le cloitre du couvent, reclamant la meme faveur, en supposant qu'il en echappat cette fois, pour l'epoque ou sa mort arriverait, quelle que fut cette epoque et en quelque lieu qu'il expirat. Puis il raconta a ses amis qu'il avait resolu la veille de se debarrasser du fantome en luttant corps a corps, mais qu'ayant ete vaincu, il lui avait promis enfin de se faire enterrer dans son couvent: promesse qu'il n'avait pas voulu lui accorder jusque-la, tant il lui repugnait de paraitre ceder a une crainte, meme religieuse et surnaturelle. A partir de ce moment, la vision disparut, et neuf mois apres Mirelli etait completement gueri. Nous avons raconte en detail cette anecdote, d'abord parce que de pareilles legendes, surtout parmi les contemporains, sont rares en Italie, le pays le moins fantastique de la terre; et ensuite parce qu'elle nous a paru developper dans un seul homme trois courages bien differens: le courage patriotique, qui consiste a risquer froidement sa vie pour la cause de la patrie; le courage physique, qui consiste a supporter stoiquement la douleur; et enfin le courage moral, qui consiste a reagir contre l'invisible et a lutter contre l'inconnu. Bayard eut certainement eu les deux premiers, mais il est douteux qu'il eut eu le troisieme. Maintenant passons au courage civil. Nous sommes en 99: les Francais ont evacue la ville des delices. Le cardinal Ruffo, parti de Palerme, descendu de la Calabre et soutenu par les flottes turque, russe et anglaise, qui bloquent le fort, a assiege Naples, et, voyant l'impossibilite de prendre la ville defendue du cote de la mer par Caracciolo, et du cote de la terre par Manthony, Caraffa et Schiappani, a signe une capitulation qui assure aux patriotes la vie et la fortune sauves: pres de sa signature on lit celle de Foote, commandant la flotte britannique; de Keraudy, commandant la flotte russe; et de Bonnieu, commandant la flotte ottomane. Mais, dans une nuit de debauche et d'orgie, Nelson a dechire le traite. Le lendemain, il declare que la capitulation est nulle, que Bonnieu, Keraudy et Foote ont outre-passe leurs pouvoirs en transigeant avec les rebelles, et il livre a la haine de la cour, en echange de l'amour de lady Hamilton, les troupeaux de victimes qu'on lui demande. Alors il y eut spectacle et joie pour bien des jours, car on avait a peu pres vingt mille tetes a faire tomber. Eh bien! toutes ces tetes tomberent, et pas une seule ne tomba deshonoree par une larme ou par un soupir. Citons au hasard quelques exemples. Cyrillo et Pagano sont condamnes a etre pendus. Comme Andre Chenier et Roucher, ils se rencontrent au pied de l'echafaud; la ils se disputent a qui mourra le premier; et comme aucun des deux ne veut ceder sa place a l'autre, ils tirent a la courte paille. Pagano gagne, tend la main a Cyrillo, met la courte paille entre ses dents, et monte l'echelle infame, le sourire sur les levres et la serenite sur le front. Hector Caraffa, l'oncle du compositeur, est condamne a avoir la tete tranchee; il arriva sur l'echafaud; on s'informe s'il n'a pas quelque desir a exprimer. --Oui, dit-il, je desire regarder le fer de la mandaja. Et il est guillotine couche sur le dos, au lieu d'etre couche sur le ventre. Quoique cet article soit consacre a l'aristocratie, un mot sur le courage religieux. Ce courage est celui du peuple. Au moment ou Championnet marchait sur Naples, proclamant la liberte des peuples et creant des republiques sur son passage, les royalistes repandirent le bruit dans la ville que les Francais venaient pour bruler les maisons, piller les eglises, enlever les femmes et les filles et transporter en France la statue de saint Janvier. A ces accusations, d'autant plus accreditees qu'elles sont plus absurdes, les lazzaroni, que les mots d'honneur, de patrie et de liberte n'auraient pu tirer de leur sommeil, se levent des portiques des palais dont ils ont fait leur demeure, encombrent les places publiques, s'arment de pierres et de batons, et a moitie nus, sans chefs, sans tactique militaire, avec l'instinct de betes fauves qui gardent leur antre, leur femelle et leurs petits, aux cris de: Vive saint Janvier! vive la sainte Foi! mort aux Jacobins! ils combattent soixante heures les soldats qui avaient vaincu a Montenotte, passe le pont de Lodi, pris Mantoue. Au bout de ce temps, Championnet n'etait encore parvenu qu'a la porte de Saint-Janvier, et sur tous les autres points n'avait pas encore gagne un pouce de terrain. A tout cela on m'objectera sans doute la revolution de 1820, le passage des Abruzzes, abandonne presque sans combat. Je repondrai une seule chose: c'est que les chefs qui commandaient cette armee, et qui avaient en face d'eux les baionnettes autrichiennes, voyaient se relever derriere eux les buchers, les echafauds et les potences de 99; c'est qu'ils se savaient trahis a Naples, tandis qu'eux venaient mourir a la frontiere; c'est qu'enfin c'etait une guerre sociale que Pepe et Carrascosa avaient entreprise a leurs risques et perils, et que le peuple napolitain n'avait pas sanctionnee. Lorsque nous traversons Naples avec nos idees liberales, puisees, non pas dans l'etude individuelle des peuples, mais dans de simples theories emises par des publicistes, et que nous jetons un coup d'oeil leger a la surface de ce peuple que nous voyons couche presque nu sur le seuil des palais et dans les angles des places ou il mange, dort et se reveille, notre coeur se serre a la vue de cette misere apparente, et nous crions dans notre philanthropique elan: "Le peuple napolitain est le peuple le plus malheureux de la terre." Nous nous trompons etrangement. Non, le peuple napolitain n'est pas malheureux, car ses besoins sont en harmonie avec ses desirs. Que lui faut-il pour manger? une pizza ou une tranche de cocomero a mettre sous sa dent; que lui faut-il pour dormir? une pierre a mettre sous sa tete. Sa nudite, que nous prenons pour une douleur, est au contraire une jouissance dans ce climat ardent ou le soleil l'habille de sa chaleur. Quel dais plus magnifique pourrait-il demander aux palais qui lui pretent leur seuil que le ciel de velours qui flamboie sur sa tete? Chacune des etoiles qui scintillent a la voute du firmament n'est-elle pas dans sa croyance une lampe qui brule au pied de la Madone? Avec deux grains par jour, ne se procure-t-il pas le necessaire, et de son superflu ne lui reste-t-il pas encore de quoi payer largement l'improvisateur du mole et le conducteur du corricolo? Ce qui est malheureux a Naples, c'est l'aristocratie, qui, a peu d'exceptions pres, est ruinee, comme nous l'avons dit a propos de la noblesse de Sicile, par l'abolition des majorats et des fideicommis; c'est la noblesse, qui porte un grand nom et qui n'a plus de quoi le dorer, qui possede des palais et qui laisse vendre ses meubles. Ce qui est malheureux a Naples, c'est la classe moyenne, qui n'a ni commerce ni industrie, qui tient une plume et qui ne peut ecrire, qui a une voix et qui ne peut parler; c'est cette classe qui calcule qu'elle aura le temps d'etre morte de faim avant qu'elle reunisse a elle assez de nobles philosophes et de lazzaroni intelligens pour se faire une majorite constitutionnelle. Nous reviendrons en temps et lieu sur le mezzo ceto et sur les lazzaroni. Cet article nous a deja entraine trop loin, puisqu'il ne devait etre consacre qu'a la noblesse; mais de deduction en deduction on fait le tour du monde. Que notre lecteur se rassure; nous nous apercevons a temps de notre erreur, et nous nous arretons a Tolede. IV Toledo. Toledo est la rue de tout le monde. C'est la rue des restaurans, des cafes, des boutiques; c'est l'artere qui alimente et traverse tous les quartiers de la ville; c'est le fleuve ou vont se degorger tous les torrens de la foule. L'aristocratie y passe en voiture, la bourgeoisie y vend ses etoffes, le peuple y fait sa sieste. Pour le noble, c'est une promenade; pour le marchand, un bazar; pour le lazzarone, un domicile. Toledo est aussi le premier pas fait par Naples vers la civilisation moderne, telle que l'entendent nos progressistes, c'est le lien qui reunit la cite poetique a la ville industrielle, c'est un terrain neutre ou l'on peut suivre d'un oeil curieux les restes de l'ancien monde qui s'en va et les envahissemens du nouveau monde qui arrive. A cote de la classique osteria aux vieux rideaux tachetes par les mouches, un galant patissier francais etale sa femme, ses brioches et ses babas. En face d'un respectable fabricant d'antiquites a l'usage de messieurs les Anglais se pavane un marchand d'allumettes chimiques. Au dessus d'un bureau de loterie s'eleve un brillant salon de coiffure; enfin, pour dernier trait caracteristique de la fusion qui s'opere, la rue de Toledo est pavee en lave comme Herculanum et Pompeia, et eclairee au gaz comme Londres et Paris. Tout est a voir dans la rue de Toledo; mais comme il est impossible de tout decrire, il faut se borner a trois palais, qui sont ce qu'elle offre de plus saillant et de plus remarquable: le palais du roi a une extremite, le palais de la ville a l'autre extremite, et au milieu le palais de Barbaja. Quant au palais du roi de Naples, l'occasion se presentera de nous en occuper. Passons a la ville. La ville se compose: 1. d'un carrosse a douze places, peint et dore dans le plus beau style espagnol du dix-septieme siecle; 2. de douze magistrats, elus moitie parmi les nobles, moitie parmi les bourgeois napolitains, portant fierement la cape et l'epee, chausses de petits souliers a boucles et coiffes d'enormes perruques a la Louis XIV; 3. de six chevaux harnaches, empanaches, caparaconnes avec la plus grande magnificence. Voici maintenant les fonctions respectives de tout le personnel de la ville; le carrosse est tenu de sortir deux fois par an de sa remise, les douze magistrats sont charges de s'asseoir dans le carrosse, et les six chevaux sont obliges de trainer le tout d'un bout de Toledo a l'autre, le plus lentement possible. Tout le monde s'acquitte a merveille de ses devoirs. Reste donc a expliquer a mes lecteurs ce que c'est, ou plutot ce que c'etait que Barbaja; car, helas! au moment ou j'ecris ces lignes, ce grand homme a disparu, cette grande gloire s'est evanouie, ce grand astre s'est eteint. Domenico Barbaja etait le veritable type de l'impresario italien. En France, nous connaissons le directeur, le regisseur, le commissaire du roi, le caissier, les controleurs, nous ne connaissons pas l'impresario. L'impresario est tout cela a la fois, mais il est plus encore. Nos theatres sont regis constitutionnellement, nos directeurs regnent et ne gouvernent pas, suivant la celebre maxime parlementaire. L'impresario italien est un despote, un czar, un sultan, regnant par le droit divin dans son theatre, n'ayant, comme les rois les plus legitimes, d'autres regles que sa propre volonte, et ne devant compte de son administration qu'a Dieu et a sa conscience. Il est a la fois pour les artistes un exploiteur habile et un pere indulgent, un maitre absolu et un ami fidele, un guide eclaire et un juge incorruptible. C'est un homme faisant la traite des blancs pour son compte et en disposant a son gre, sans reconnaitre a qui que ce soit au monde le droit de visite sur ses planches, couvrant sa marchandise de son pavillon, et defendant les droits de son pavillon avec une intrepidite tout americaine. Au reste, l'impresario n'a pas seulement le droit pour lui, il a aussi la force. Il a a ses ordres un piquet de cavalerie et un peloton d'infanterie, un commissaire de police et un capitaine de place, des sbires, des carabiniers, des gendarmes pour envoyer immediatement en prison les chanteurs qui s'aviseraient d'avoir des caprices et le public qui oserait siffler sans raison. Domenico Barbaja 1er a donc regne d'une maniere aussi complete et aussi absolue pendant l'espace de quarante ans. C'etait un homme de taille moyenne, mais bati en Hercule, la poitrine large, les epaules carrees, le poignet de fer. Sa tete etait assez commune, et ses traits ne se piquaient pas d'une grande regularite; mais ses yeux petillaient d'esprit, d'intelligence et de malice. Goldoni l'avait prevu en ecrivant _le Bourru bienfaisant_. Excellent coeur, mais les manieres les plus brusques, le caractere le plus violent et le plus emporte du monde. Il est impossible de traduire dans aucune langue le dictionnaire d'injures et de gros mots dont il se servait a l'egard des artistes de son theatre. Mais il n'en est pas un qui lui ait garde rancune, tant ils etaient surs qu'au moindre succes Barbaja serait la pour les embrasser avec effusion, a la moindre chute pour les consoler avec delicatesse, a la moindre maladie pour les veiller nuit et jour avec une tendresse et un devoument paternels. Parti d'un cafe de Milan, ou il servait en qualite de garcon, il etait arrive a diriger en meme temps les theatres de Saint-Charles, de la Scala et de Vienne, a regner sans contestation et sans controle sur le public italien et sur le public allemand, c'est-a-dire sur deux publics dont l'un passe pour etre le plus capricieux et l'autre pour etre le plus difficile de l'univers. Apres avoir amasse sou par sou sa fortune, Barbaja la depensait noblement en prodigalites royales et en genereux bienfaits. Il avait un palais pour loger les artistes, une villa pour traiter ses amis, des jeux publics pour amuser tout le monde. Genie vraiment extraordinaire et instinctif, n'ayant jamais su ecrire une lettre ni dechiffrer une note, et tracant avec un parfait bon sens aux poetes le plan de leurs libretti, aux compositeurs le choix de leurs morceaux; doue par Dieu de la voix la plus criarde et la plus dissonante, et formant par ses conseils les premiers chanteurs, de l'Italie; ne parlant que son patois milanais, et se faisant comprendre a merveille par les rois et par les empereurs avec lesquels il traitait de puissance a puissance. Aussi prenait-il ses engagemens sur parole et sans jamais accepter la moindre condition. Il fallait se livrer a discretion a Barbaja. Il avait toujours sous sa main de quoi recompenser largement et de quoi punir avec la derniere severite. Une ville se montrait-elle accommodante a l'endroit des decors, un public encourageait-il les debutans avec cette bienveillance qui triple les moyens d'un artiste, un gouvernement ne lesinait-il pas trop sur la subvention? ville, public, gouvernement, etaient aussitot dans les bonnes graces de l'impresario; il leur envoyait Rubini, la Pasta, Lablache, l'elite de sa troupe. Mais si une autre ville, au contraire, se montrait par trop exigeante, si un autre public abusait de son droit de siffler achete a la porte, si un autre gouvernement affichait des pretentions excessives, Barbaja leur lachait le rebut de ses chanteurs, ses _chiens_, comme il les appelait par une expression energique; leur faisait ecorcher les oreilles pendant une entiere saison, et ecoutait les plaintes et les sifflets des patiens avec le meme sang-froid qu'un empereur romain assistant au spectacle du cirque. Il fallait voir le noble impresario assis dans sa belle loge d'avant-scene, en face du roi, un soir de premiere representation, grave, impassible, se tournant tantot vers les acteurs, tantot vers le public. Si c'etait l'artiste qui bronchait, Barbaja etait le premier a l'immoler avec une severite digne de Brutus, en lui jetant un: "_Can de Dio_!" qui faisait trembler la salle. Si, au contraire, c'etait le public qui avait tort, Barbaja se redressait comme une vipere, et lui lancait a pleine voix un: "_Fioli d'una vacea_, voulez-vous vous taire vous ne meritez que de la canaille!" Si c'etait le roi par hasard qui manquait, d'applaudir a temps, Barbaja se contentait de hausser les epaules et sortait en grommelant de sa loge. Barbaja ne se fiait a personne du soin de former sa troupe; il avait pour principe d'engager le moins possible les artistes connus, parce qu'une reputation arrivee a son apogee ne pouvait plus que decroitre, et qu'avec des talens celebres il y avait plus a perdre qu'a gagner. Il aimait mieux les creer lui-meme, et commencait d'ordinaire ses experiences _in anima vili_. Voici sa maniere de proceder: Il sortait par une belle matinee de mai ou de septembre, et se faisait conduire par son cocher dans les environs de Naples. Arrive a la campagne, il descendait de sa caleche, congediait ses gens, et s'acheminait seul et a pied a la recherche de l'_ut_ de poitrine. S'il rencontrait un paysan assez beau, assez bien tourne et assez paresseux pour faire un tenor, il s'approchait de lui amicalement, lui posait la main sur l'epaule, et engageait la conversation a peu pres en ces termes: --Eh bien! mon ami, le travail nous fatigue un peu, n'est-ce pas? Nous n'avons pas la force de lever la beche? --Je me reposais, eccellenza. --Connu! connu! le paysan napolitain se repose toujours. --C'est qu'il fait une chaleur etouffante. Et puis la terre est si dure! --Je parie que tu dois avoir une belle voix; je ne connais rien qui soulage et qui donne des forces comme un peu de musique; si tu me chantais une chanson? --Moi, monsieur! Je n'ai jamais chante de ma vie. --Raison de plus; tu auras la voix plus fraiche. --Vous voulez plaisanter! --Non, je veux t'entendre. --Et qu'est-ce que je gagnerai a me faire entendre de vous? --Mais peut-etre que si ta voix me plait tu ne travailleras plus, je te prendrai avec moi. --Pour domestique? --Mieux que cela. --Pour cuisinier? --Mieux, te dis-je. --Et pourquoi donc? demandait alors le paysan avec quelque defiance. --Qu'est-ce que ca te fait? chante toujours. --Bien fort? --De tous tes poumons, et surtout ouvre bien la bouche. Si le malheureux n'avait qu'une voix de baryton ou de basse-taille, l'impresario tournait lestement sur ses talons en lui laissant quelque maxime bien consolante sur l'amour du travail et le bonheur de la vie champetre; mais s'il etait assez heureux dans sa journee pour mettre la main sur un tenor, il l'emmenait avec lui et le faisait monter... derriere sa voiture. Il ne gatait pas les artistes, celui-la. S'agissait-il d'engager un homme:--Qu'est-ce qu'il te faut, mon garcon? lui demandait Barbaja de sa voix brusque et de son ton bourru; tu auras assez de cinquante francs par mois pour commencer. Des souliers pour te chausser, un habit pour te couvrir, du macaroni pour te regaler, que demandes-tu davantage? Sois grand artiste d'abord, et ensuite tu me feras la loi comme je te la fais maintenant. Helas! ce temps ne viendra que trop tot; tu as une belle voix, et la preuve c'est que je t'ai engage; tu as de l'intelligence et la preuve c'est que tu voudrais me voler. Attends donc, cher ami, le bien te viendra en chantant. Si je te donnais beaucoup d'argent tout de suite, tu ferais le beau, tu te griserais tous les jours, et tu perdrais ta voix au bout de trois semaines. Avec les femmes, le raisonnement etait beaucoup plus court et plus simple: --Chere enfant, je ne te donnerai pas un sou; c'est toi, au contraire, qui dois me payer. Je t'offre les moyens de montrer au public tout ce que tu possedes d'agremens naturels. Tu es jolie; si tu as du talent, tu arriveras bien vite; si tu n'en as pas, tu arriveras plus vite encore. Crois-moi, tu m'en remercieras plus tard lorsque tu auras acquis un peu plus d'experience. Si tu etais deja riche a tes debuts, tu epouserais un choriste qui te battrait ou un prince qui te reduirait a la misere. Convaincus par une logique aussi entrainante, les artistes s'engageaient pour cinquante francs par mois; mais il arrivait le plus souvent qu'apres le premier trimestre ils devaient six mille francs a un usurier. Alors Barbaja, pour ne pas les faire aller en prison, payait leurs dettes, et le compte etait solde. Pendant mon sejour a Naples, on racontait plusieurs anecdotes sur le grand impresario, qui peignent l'homme tout entier et donnent une exacte mesure de ses connaissances en musique. Je ne sais plus quel marquis napolitain, dont l'influence etait grande a la cour, lui avait recommande une jeune fille comme ayant pour le theatre la vocation la plus decidee et annoncant le plus bel avenir. Barbaja fit une moue tres significative et enfonca ses deux mains dans les poches de sa veste de nankin, attitude qu'il prenait habituellement quand il ne pouvait pas donner un libre cours a sa colere. --Vous verrez, mon cher, repliqua le marquis avec un air de suffisance qui echauffait de plus en plus la bile du terrible impresario, c'est un veritable prodige! --Bien, bien! qu'elle vienne demain a midi. Le lendemain, a l'heure dite, la debutante met sa plus belle robe, prend ses cahiers, et, flanquee de l'eternelle mere que vous connaissez, se presente au palais de Barbaja. Le directeur de l'orchestre etait deja au piano, Barbaja se promenait de long en large dans son salon. --Signor impresario, dit la vieille femme apres une profonde reverence, il est du devoir d'une mere, devoir religieux et sacre, de vous avertir que cette pauvre enfant, etant pure comme le cristal, et timide comme une colombe... --Nous commencons mal, interrompit brusquement Barbaja; au theatre il faut etre effrontee. --Ce n'est pas cependant que je veuille entendre, reprend la mere de sa voix la plus mielleuse... Mais l'impresario, lui tournant le dos, s'approcha de la jeune fille et lui dit d'un ton passablement impatiente:--Voyons, ma chere, que veux-tu me chanter? Il aurait tutoye la reine en personne. --Monsieur, balbutie la debutante, devenue rouge jusqu'au blanc des yeux, j'ai la priere de _Norma_... --Comment, malheureuse! s'ecrie Barbaja d'une voix tonnante; apres la Ronzi, oserais-tu aborder la priere de _Norma_? Quelle audace! --Je chanterai, si vous le preferez, la cavatine du _Barbier_. --La cavatine du _Barbier_! apres la Fodor! Quelle indignite! --Pardon, monsieur, dit la jeune fille en tremblant; j'essaierai la romance du _Saule_. --La romance du _Saule_! apres la Malibran! Quelle profanation! --Alors il ne me reste plus que des solfeges, reprend la pauvre debutante presque en sanglotant. --A la bonne heure! Va pour les solfeges! La jeune fille essuie ses larmes, la mere lui glisse a l'oreille un mot de consolation, l'accompagnateur l'encourage; bref, elle s'en tire a merveille. Jamais solfeges n'avaient ete mieux executes. La physionomie de Barbaja s'eclaircit, son front se deride, un sourire de satisfaction erre sur ses levres. --Eh bien, monsieur! s'ecrie la mere dans la plus grande anxiete, que pensez-vous de ma fille? --Eh, madame! la voix n'est pas mauvaise, mais du diable si j'ai pu comprendre un seul mot. Une autre fois (on etait en plein hiver) on repetait un opera nouveau, et les chanteurs charges des premiers roles, desoles de quitter leur edredon, etaient toujours en retard. Barbaja, furieux, avait jure la veille de mettre a l'amende le premier qui ne se trouverait pas a l'heure, fut-ce le tenor ou la prima donna elle-meme, pour faire un exemple. La repetition commence, Barbaja s'eloigne un peu vers le fond d'une coulisse pour gronder le machiniste; tout a coup les voix se taisent, l'orchestre s'arrete, on attend quelqu'un. --Qu'y a-t-il? s'ecrie l'impresario en se precipitant vers la rampe. --Rien, monsieur, repond le premier violon. --Qu'est-ce qui manque? Je veux le savoir. --Il manque un _re_. --A l'amende. Tout cela n'empeche pas que Domenico Barbaja n'ait cree Lablache, Tamburini, Rubini, Donzelli, la Colbron, la Pasta, la Fodor, Donizetti, Bellini, Rossini lui-meme; oui, le grand Rossini. Les plus grands chefs-d'oeuvre du maitre souverain ont ete composes pour Barbaja, et Dieu seul peut savoir ce qu'il en a coute au pauvre impresario de prieres, de violences et de ruses pour forcer au travail le genie le plus libre, le plus insouciant et le plus heureux qui ait jamais plane sur le beau ciel de l'Italie. J'en citerai un exemple qui caracterise parfaitement l'impresario et le compositeur. V Otello. Rossini venait d'arriver a Naples, precede deja par une grande reputation. La premiere personne qu'il rencontra en descendant de voiture fut, comme on s'en doute bien, l'impresario de Saint-Charles. Barbaja alla au devant du maestro les bras et le coeur ouverts, et, sans lui donner le temps de faire un pas ni de prononcer une parole: --Je viens, lui dit-il, te faire trois offres, et j'espere que tu ne refuseras aucune des trois. --J'ecoute, repondit Rossini avec ce fin sourire que vous savez. --Je t'offre mon hotel pour toi et pour tes gens. --J'accepte. --Je t'offre ma table pour toi et pour tes amis. --J'accepte. --Je t'offre d'ecrire un opera nouveau pour moi et pour mon theatre. --Je n'accepte plus. --Comment! tu refuses de travailler pour moi? --Ni pour vous ni pour personne. Je ne veux plus faire de musique. --Tu es fou, mon cher. --C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire. --Et que viens-tu faire a Naples? --Je viens manger des macaroni et prendre des glaces. C'est ma passion. --Je te ferai preparer des glaces par mon limonadier, qui est le premier de Toledo, et je te ferai moi-meme des macaroni dont tu me diras des nouvelles. --Diable! cela devient grave. --Mais tu me donneras un opera en echange. --Nous verrons. --Prends un mois, deux mois, six mois, tout le temps que tu desires. --Va pour six mois. --C'est convenu. --Allons souper. Des le soir meme, le palais de Barbaja fut mis a la disposition de Rossini; le proprietaire s'eclipsa completement, et le celebre maestro put se regarder comme etant chez lui, dans la plus stricte acception du mot. Tous les amis ou meme les simples connaissances qu'il rencontrait en se promenant etaient invites sans facon a la table de Barbaja, dont Rossini faisait les honneurs avec une aisance parfaite. Quelquefois ce dernier se plaignait de ne pas avoir trouve assez d'amis pour les convier aux festins de son hote: a peine s'il avait pu en reunir, malgre toutes les avances du monde, douze ou quinze. C'etaient les mauvais jours. Quant a Barbaja, fidele au role de cuisinier qu'il s'etait impose, il inventait tous les jours un nouveau mets, vidait les bouteilles les plus anciennes de sa cave, et fetait tous les inconnus qu'il plaisait a Rossini de lui amener, comme s'ils avaient ete les meilleurs amis de son pere. Seulement, vers la fin du repas, d'un air degage, avec une adresse infinie et le sourire a la bouche, il glissait entre la poire et le fromage quelques mots sur l'opera qu'il s'etait fait promettre et sur l'eclatant succes qui ne pouvait lui manquer. Mais, quelque precaution oratoire qu'employat l'honnete impresario pour rappeler a son hote la dette qu'il avait contractee, ce peu de mots tombes du bout de ses levres produisait sur le maestro le meme effet que les trois paroles terribles du festin de Balthazar. C'est pourquoi Barbaja, dont la presence avait ete toleree jusque alors, fut prie poliment par Rossini de ne plus paraitre au dessert. Cependant les mois s'ecoulaient, le libretto etait fini depuis long-temps, et rien n'annoncait encore que le compositeur se fut decide a se mettre a l'ouvrage. Aux diners succedaient les promenades, aux promenades les parties de campagne. La chasse, la peche, l'equitation se partageaient les loisirs du noble maitre; mais il n'etait pas question de la moindre note. Barbaja eprouvait vingt fois par jour des acces de fureur, des crispations nerveuses, des envies irresistibles de faire un eclat. Il se contenait neanmoins, car personne plus que lui n'avait foi dans l'incomparable genie de Rossini. Barbaja garda le silence pendant cinq mois avec la resignation la plus exemplaire. Mais le matin du premier jour du sixieme mois, voyant qu'il n'y avait plus de temps a perdre ni de menagemens a garder, il tira le maestro a l'ecart et entama l'entretien suivant: --Ah ca! mon cher, sais-tu qu'il ne manque plus que vingt-neuf jours pour l'epoque fixee? --Quelle epoque? dit Rossini avec l'ebahissement d'un homme a qui on adresserait une question incomprehensible en le prenant pour un autre. --Le 30 mai. --Le 30 mai! Meme pantomime. --Ne m'as-tu pas promis un opera nouveau qu'on doit jouer ce jour-la? --Ah! j'ai promis? --Il ne s'agit pas ici de faire l'etonne! s'ecria l'impresario, dont la patience est a bout; j'ai attendu le delai de rigueur, comptant sur ton genie et sur l'extreme facilite de travail que Dieu t'a accordee. Maintenant il m'est impossible de plus attendre: il me faut mon opera. --Ne pourrait-on pas arranger quelque opera ancien en changeant le titre? --Y penses-tu? Et les artistes qui sont engages expres pour jouer dans un opera nouveau? --Vous les mettrez a l'amende. --Et le public? --Vous fermerez le theatre. --Et le roi? --Vous donnerez votre demission. --Tout cela est vrai jusqu'a un certain point. Mais si ni les artistes, ni le public, ni le roi lui-meme ne peuvent me forcer a tenir ma promesse, j'ai donne ma parole, monsieur, et Domenico Barbaja n'a jamais manque a sa parole d'honneur. --Alors c'est different. --Ainsi, tu me promets de commencer demain. --Demain, c'est impossible, j'ai une partie de peche au Fusaro. --C'est bien, dit Barbaja, enfoncant ses mains dans ses poches, n'en parlons plus. Je verrai quel parti il me reste a prendre. Et il s'eloigna sans ajouter un mot. Le soir, Rossini soupa de bon appetit, et fit honneur a la table de l'impresario en homme qui avait parfaitement oublie la discussion du matin. En se retirant, il recommanda bien a son domestique de le reveiller au point du jour et de lui tenir prete une barque pour le Fusaro. Apres quoi il s'endormit du sommeil du juste. Le lendemain, midi sonnait aux cinq cents cloches que possede la bienheureuse ville de Naples, et le domestique de Rossini n'etait pas encore monte chez son maitre; le soleil dardait ses rayons a travers les persiennes. Rossini, reveille en sursaut, se leva sur son seant, se frotta les yeux et sonna: le cordon de la sonnette resta dans sa main. Il appela par la croisee qui donnait sur la cour: le palais demeura muet comme un serail. Il secoua la porte de sa chambre: la porte resista a ses secousses, elle etait muree au dehors! Alors Rossini, revenant a la croisee, se mit a hurler au secours, a la trahison, au guet-apens! Il n'eut pas meme la consolation que l'echo repondit a ses plaintes, le palais de Barbaja etant le batiment le plus sourd qui existe sur le globe. Il ne lui restait qu'une ressource, c'etait de sauter du quatrieme etage; mais il faut dire, a la louange de Rossini, que cette idee ne lui vint pas un instant a la tete. Au bout d'une bonne heure, Barbaja montra son bonnet de coton a une croisee du troisieme. Rossini, qui n'avait pas quitte sa fenetre, eut envie de lui lancer une tuile; il se contenta de l'accabler d'imprecations. --Desirez-vous quelque chose? lui demanda l'impresario d'un ton patelin. --Je veux sortir a l'instant meme. --Vous sortirez quand votre opera sera fini. --Mais c'est une sequestration arbitraire. --Arbitraire tant que vous voudrez; mais il me faut mon opera. --Je m'en plaindrai a tous les artistes, et nous verrons. --Je les mettrai a l'amende. --J'en informerai le public. --Je fermerai le theatre. --J'irai jusqu'au roi. --Je donnerai ma demission. Rossini s'apercut qu'il etait pris dans ses propres filets. Aussi, en homme superieur, changeant tout a coup de ton et de manieres, demanda-t-il d'une voix calme: --J'accepte la plaisanterie, et je ne m'en fache pas; mais puis-je savoir quand me sera rendue ma liberte? --Quand la derniere scene de l'opera me sera remise, repondit Barbaja en otant son bonnet. --C'est bien: envoyez ce soir chercher l'ouverture. Le soir, on remit ponctuellement a Barbaja un cahier de musique sur lequel etait ecrit en grandes lettres: _Ouverture d'Otello_. Le salon de Barbaja etait rempli de celebrites musicales au moment ou il recut le premier envoi de son prisonnier. On se mit sur-le-champ au piano, on dechiffra le nouveau chef-d'oeuvre, et on conclut que Rossini n'etait pas un homme, et que, semblable a Dieu, il creait sans travail et sans effort, par le seul acte de sa volonte. Barbaja, que le bonheur rendait presque fou, arracha le morceau des mains des admirateurs et l'envoya a la copisterie. Le lendemain il recut un nouveau cahier sur lequel on lisait: _Le premier acte d'Otello_; ce nouveau cahier fut envoye egalement aux copistes, qui s'acquittaient de leur devoir avec cette obeissance muette et passive a laquelle Barbaja les avait habitues. Au bout de trois jours, la partition d'_Otello_ avait ete livree et copiee. L'impresario ne se possedait pas de joie; il se jeta au cou de Rossini, lui fit les excuses les plus touchantes et les plus sinceres pour le stratageme qu'il avait ete force d'employer, et le pria d'achever son oeuvre en assistant aux repetitions. --Je passerai moi-meme chez les artistes, repondit Rossini d'un ton degage, et je leur ferai repeter leur role. Quant a ces messieurs de l'orchestre, j'aurai l'honneur de les recevoir chez moi! --Eh bien! mon cher, tu peux t'entendre avec eux. Ma presence n'est pas necessaire, et j'admirerai ton chef-d'oeuvre a la repetition generale. Encore une fois, je te prie de me pardonner la maniere dont j'ai agi. --Pas un mot de plus sur cela, ou je me fache. --Ainsi, a la repetition generale? --A la repetition generale. Le jour de la repetition generale arriva enfin: c'etait la veille de ce fameux 30 mai qui avait coute tant de transes a Barbaja. Les chanteurs etaient a leur poste, les musiciens prirent place a l'orchestre, Rossini s'assit au piano. Quelques dames elegantes et quelques hommes privilegies occupaient les loges d'avant-scene. Barbaja, radieux et triomphant, se frottait les mains et se promenait en sifflotant sur son theatre. On joua d'abord l'ouverture. Des applaudissemens frenetiques ebranlerent les voutes de Saint-Charles. Rossini se leva et salua. --Bravo! cria Barbaja. Passons a la cavatine du tenor. Rossini se rassit a son piano, tout le monde fit silence, le premier violon leva l'archet, et on recommenca a jouer l'ouverture. Les memes applaudissemens, plus enthousiastes encore, s'il etait possible, eclaterent a la fin du morceau. Rossini se leva et salua. --Bravo! bravo! repeta Barbaja. Passons maintenant a la cavatine. L'orchestre se mit a jouer pour la troisieme fois l'ouverture. --Ah ca! s'ecria Barbaja exaspere, tout cela est charmant, mais nous n'avons pas le temps de rester la jusqu'a demain. Arrivez a la cavatine. Mais, malgre l'injonction de l'impresario, l'orchestre n'en continuat pas moins la meme ouverture. Barbaja s'elanca sur le premier violon, et, le prenant au collet, lui cria a l'oreille: --Mais que diable avez-vous donc a jouer la meme chose depuis une heure? --Dame! dit le violon avec un flegme qui eut fait honneur a un Allemand, nous jouons ce qu'on nous a donne. --Mais tournez donc le feuillet, imbeciles! --Nous avons beau tourner, il n'y a que l'ouverture. --Comment! il n'y a que l'ouverture! s'ecria l'impresario en palissant: c'est donc une atroce mystification? Rossini se leva et salua. Mais Barbaja etait retombe sur un fauteuil sans mouvement. La prima donna, le tenor, tout le monde s'empressait autour de lui. Un moment on le crut frappe par une apoplexie foudroyante. Rossini, desole que la plaisanterie prit une tournure aussi serieuse, s'approche de lui avec une reelle inquietude. Mais a sa vue, Barbaja, bondissant comme un lion, se prit a hurler de plus belle. --Va-t'en d'ici, traitre, ou je me porte a quelque exces! --Voyons, voyons, dit Rossini en souriant, n'y a-t-il pas quelque remede? --Quel remede, bourreau! C'est demain le jour de la premiere representation. --Si la prima donna se trouvait indisposee? murmura Rossini tout bas a l'oreille de l'impresario. --Impossible, lui repondit celui-ci du meme ton; elle ne voudra jamais attirer sur elle la vengeance et les citrons du public. --Si vous vouliez la prier un peu? --Ce serait inutile. Tu ne connais pas la Colbron. --Je vous croyais au mieux avec elle. --Raison de plus. --Voulez-vous me permettre d'essayer, moi? --Fais tout ce que tu voudras; mais je t'avertis que c'est du temps perdu. --Peut-etre. Le jour suivant, on lisait sur l'affiche de Saint-Charles que la premiere representation d'_Otello_ etait remise par l'indisposition de la prima donna. Huit jours apres on jouait _Otello_. Le monde entier connait aujourd'hui cet opera; nous n'avons rien a ajouter. Huit jours avaient suffi a Rossini pour faire oublier le chef-d'oeuvre de Shakespeare. Apres la chute du rideau, Barbaja, pleurant d'emotion, cherchait partout le maitre pour le presser sur son coeur; mais Rossini, cedant sans doute a cette modestie qui va si bien aux triomphateurs, s'etait derobe a l'ovation de la foule. Le lendemain, Domenico Barbaja sonna son souffleur, qui remplissait aupres de lui les fonctions de valet de chambre, impatient qu'il etait, le digne impresario, de presenter a son hote les felicitations de la veille. Le souffleur entra. --Va prier Rossini de descendre chez moi, lui dit Barbaja. --Rossini est parti, repondit le souffleur. --Comment! parti? --Parti pour Bologne au point du jour. --Parti sans rien me dire! --Si fait, monsieur, il vous a laisse ses adieux. --Alors va prier la Colbron de me permettre de monter chez elle. --La Colbron? --Oui, la Colbron; es-tu sourd ce matin? --Faites excuse, mais la Colbron est partie. --Impossible! --Ils sont partis dans la meme voiture. --La malheureuse! elle me quitte pour devenir la maitresse de Rossini. --Pardon, monsieur, elle est sa femme. --Je suis venge! dit Barbaja. VI Forcella. De meme que Chiaja est la rue des etrangers et de l'aristocratie, de meme que Toledo est la rue des flaneurs et des boutiques, Forcella est la rue des avocats et des plaideurs. Cette rue ressemble beaucoup, pour la population qui la parcourt, a la galerie du Palais-de-Justice, a Paris, qu'on appelle salle des Pas-Perdus, si ce n'est que les avocats y sont encore plus loquaces et les plaideurs rapes. C'est que les proces durent a Naples trois fois plus long-temps qu'ils ne durent a Paris. Le jour ou nous la traversions, il y avait encombrement; nous fumes forces de descendre de notre corricolo pour continuer notre route a pied, et nous allions a force de coups de coude parvenir a traverser cette foule lorsque nous nous avisames de demander quelle cause la rassemblait: on nous repondit qu'il y avait proces entre la confrerie des pelerins et don Philippe Villani. Nous demandames quelle etait la cause du proces: on nous repondit que le defendeur, s'etant fait enterrer quelques jours auparavant aux frais de la confrerie des pelerins, venait d'etre assigne afin de prouver legalement qu'il etait mort. Comme on le voit, le proces etait assez original pour attirer une certaine affluence. Nous demandames a Francesco ce que c'etait que don Philippe Villani. En ce moment, il nous montra un individu qui passait tout courant. --Le voici, nous dit-il. --Celui qu'on a enterre il y a huit jours? --Lui-meme. --Mais comment cela se fait-il? --Il sera ressuscite. --Il est donc sorcier? --C'est le neveu de Cagliostro. En effet, grace a la filiation authentique qui le rattache a son illustre aieul, et a une serie de tours de magie plus ou moins droles, don Philippe etait parvenu a accrediter a Naples le bruit qu'il etait sorcier. On lui faisait tort: don Philippe Villani etait mieux qu'un sorcier, C'etait un type: don Philippe Villani etait le Robert Macaire napolitain. Seulement l'industriel napolitain a une grande superiorite sur l'industriel francais; notre Robert Macaire a nous est un personnage d'invention, une fiction sociale, un mythe philosophique, tandis que le Robert Macaire ultramontain est un personnage de chair et d'os, une individualite palpable, une excentricite visible. Don Philippe est un homme de trente-cinq a quarante ans, aux cheveux noirs, aux yeux ardens, a la figure mobile, a la voix stridente, aux gestes rapides et multiplies; don Philippe a tout appris et sait un peu de tout; il sait un peu de droit, un peu de medecine, un peu de chimie, un peu de mathematiques, un peu d'astronomie; ce qui fait qu'en se comparant a tout ce qui l'entourait, il s'est trouve fort superieur a la societe et a resolu de vivre par consequent aux depens de la societe. Don Philippe avait vingt ans lorsque son pere mourut: il lui laissait tout juste assez d'argent pour faire quelques dettes. Don Philippe eut le soin d'emprunter avant d'etre ruine toute fait, de sorte que ses premieres lettres de change furent scrupuleusement payees: il s'agissait d'etablir son credit. Mais toute chose a sa fin dans ce monde; un jour vint ou don Philippe ne se trouva pas chez lui au moment de l'echeance: on y revint le lendemain matin, il etait deja sorti; on y revint le soir, il n'etait pas encore rentre. La lettre de change fut protestee. Il en resulta que don Philippe fut oblige de passer des mains des banquiers aux mains des escompteurs, et qu'au lieu de payer six du cent, il paya douze. Au bout de quatre ans, don Philippe avait use les escompteurs comme Il avait use les banquiers; il fut donc oblige de passer des mains des escompteurs aux mains des usuriers. Ce nouveau mouvement s'accomplit sans secousse sensible, si ce n'est qu'au lieu de payer douze pour cent, don Philippe fut oblige de payer cinquante. Mais cela importait peu a don Philippe, qui commencait a ne plus payer du tout. Il en resulta qu'au bout de deux ans encore don Philippe, qui eprouvait le besoin d'une somme de mille ecus, eut grand'peine a trouver un juif qui consentit a la lui preter a cent cinquante pour cent. Enfin, apres une foule de negociations dans lesquelles don Philippe eut a mettre au jour toutes les ressources inventives que le ciel lui avait donnees, le descendant d'Isaac se presenta chez don Philippe avec sa lettre de change toute preparee; elle portait obligation d'une somme de neuf mille francs: le juif en apportait trois mille; il n'y avait rien a dire, c'etait la chose convenue. Don Philippe prit la lettre de change, jeta un coup d'oeil rapide dessus, etendit negligemment la main vers sa plume, fit semblant de la tremper dans l'encrier, apposa son acceptation et sa signature au bas de l'obligation, passa sur l'encre humide une couche de sable bleu, et remit au juif la lettre de change toute ouverte. Le juif jeta les yeux sur le papier; l'acceptation et la signature etaient d'une grosse ecriture fort lisible; le juif inclina donc la tete d'un air satisfait, plia la lettre de change et l'introduisit dans un vieux portefeuille ou elle devait rester jusqu'a l'echeance, la signature de don Philippe ayant depuis long-temps cesse d'avoir cours sur la place. A l'echeance du billet, le juif se presente chez don Philippe. Contre son habitude, don Philippe etait a la maison. Contre l'attente du juif, il etait visible. Le juif fut introduit. --Monsieur, dit le juif en saluant profondement son debiteur, vous n'avez point oublie, j'espere, que c'est aujourd'hui l'echeance de notre petite lettre de change. --Non, mon cher monsieur Felix, repondit don Philippe. Le juif s'appelai Felix. --En ce cas, dit le juif, j'espere que vous avez eu la precaution de vous mettre en regle? --Je n'y ai pas pense un seul instant. --Mais alors vous savez que je vais vous poursuivre? --Poursuivez. --Vous n'ignorez pas que la lettre de change entraine la prise de corps? --Je le sais. --Et, afin que vous ne pretextiez cause d'ignorance, je vous previens que, de ce pas, je vais vous faire assigner. --Faites. Le juif s'en alla en grommelant, et fit assigner don Philippe a huitaine. Don Philippe se presenta au tribunal. Le juif exposa sa demande. --Reconnaissez-vous la dette? demanda le juge. --Non seulement je ne la reconnais pas, repondit don Philippe, mais je ne sais pas meme ce que monsieur veut dire. --Faites passer votre titre au tribunal, dit le juge au demandeur. Le juif tira de son portefeuille la lettre de change souscrite par don Philippe et la passa toute pliee au juge. Le juge la deplia; puis, jetant un coup d'oeil dessus: --Oui, dit-il, voila bien une lettre de change, mais je n'y vois ni acceptation ni signature. --Comment! s'ecria le juif en palissant. --Lisez vous-meme, dit le juge. Et il rendit la lettre de change au demandeur. Le juif faillit tomber a la renverse. L'acceptation et la signature avaient effectivement disparu comme par magie. --Infame brigand! s'ecria le juif en se retournant vers don Philippe. Tu me paieras celle-la. --Pardon, mon cher monsieur Felix, vous vous trompez, c'est vous qui me la paierez au contraire. Puis se tournant vers le juge: --Excellence, lui dit-il, nous vous demandons acte que nous venons d'etre insulte en face du tribunal, sans motif aucun. --Nous vous l'accordons, dit le juge. Muni de son acte, don Philippe attaqua le juif en diffamation, et comme l'insulte avait ete publique, le jugement ne se fit pas attendre. Le juif fut condamne a trois mois de prison et a mille ecus d'amende. Maintenant expliquons le miracle. Au lieu de tremper sa plume dans l'encre, don Philippe l'avait purement et simplement trempee dans sa bouche et avait ecrit avec sa salive. Puis, sur l'ecriture humide, il avait passe du sable bleu. Le sable avait trace les lettres; mais, la salive sechee, le sable etait parti et avec lui l'acceptation et la signature. Don Philippe gagna six mille francs a ce petit tour de passe-passe, mais il y perdit le reste de son credit; il est vrai que le reste de son credit ne lui eut probablement pas rapporte six mille francs. Mais si bien qu'on menage mille ecus, ils ne peuvent pas eternellement durer; d'ailleurs, don Philippe avait une assez grande foi dans son genie pour ne point pousser l'economie jusqu'a l'avarice. Il essaya de negocier un nouvel emprunt, mais l'affaire du pauvre Felix avait fait grand bruit, et, quoique personne ne plaignit le juif, chacun eprouvait une repugnance marquee a traiter avec un escamoteur assez habile pour effacer sa signature dans la poche de son creancier. Sur ces entrefaites, on arriva au commencement d'avril. Le 4 mai est l'epoque des demenagemens a Naples: don Philippe devait deux termes a son proprietaire, lequel lui fit signifier que s'il ne payait pas ces deux termes dans les vingt-quatre heures, il allait, par avance et en se pourvoyant devant le juge, se mettre en situation de le renvoyer a la fin du troisieme. Le troisieme arriva, et, comme don Philippe ne paya point, on saisit et l'on vendit les meubles, a l'exception de son lit et de celui d'une vieille domestique de la famille qui n'avait pas voulu le quitter et qui partageait toutes les vicissitudes de sa fortune. La veille du jour ou il devait quitter la maison, il se mit en quete d'un autre logement. Ce n'etait pas chose facile a trouver: don Philippe commencait a etre fort connu sur le pave de Naples. Desesperant donc de trouver un proprietaire avec qui traiter a l'amiable, il resolut de faire son affaire par force ou par surprise. Il connaissait une maison que son proprietaire, vieil avare, laissait tomber en ruines plutot que de la faire reparer. Dans tout autre temps, cette maison lui eut paru fort indigne de lui; mais don Philippe etait devenu facile dans la fortune adverse. Il s'assura pendant la journee que la maison n'etait point habitee, et, lorsque la nuit fut venue, il demenagea avec sa vieille servante, chacun portant son lit, et s'achemina vers son nouveau domicile. La porte etait close, mais une fenetre etait ouverte; il passa par la fenetre, alla ouvrir la porte a sa compagne, choisit la meilleure chambre, l'invita a choisir apres lui, et une heure apres tous deux etaient installes. Quelques jours apres, le vieil avare, en visitant sa maison, la trouva habitee. C'etait une bonne fortune pour lui: depuis deux ou trois annees elle etait dans un tel etat de delabrement qu'il ne pouvait plus la louer a personne; il se retira donc sans mot dire; seulement, il fit constater l'occupation par deux voisins. Le jour du terme, don Bernardo se presenta, cette attestation a la main, et apres force reverences:--Monsieur, lui dit-il, je viens reclamer l'argent que vous avez bien voulu me devoir, en me faisant l'agreable surprise de venir loger chez moi sans m'en prevenir. --Mon cher, mon estimable ami, lui repondit don Philippe en lui serrant la main avec effusion, informez-vous partout ou j'ai demeure si j'ai jamais paye mon loyer; et si vous trouvez dans tout Naples un proprietaire qui vous reponde affirmativement, je consens a vous donner le double de ce que vous pretendez que je vous dois, aussi vrai que je m'appelle don Philippe Villani. Don Philippe se vantait, mais il y a des momens ou il faut savoir mentir pour intimider l'ennemi. A ce nom redoute, le proprietaire palit. Jusque-la il avait ignore quel illustre personnage il avait eu l'honneur de loger chez lui. Les bruits de magie qui s'etaient repandus sur le compte de don Philippe se presentaient a son esprit, et il se crut non seulement ruine pour avoir heberge un locataire insolvable, mais encore damne pour avoir fraye avec un sorcier. Don Bernardo se retira pour reflechir a la resolution qu'il devait prendre. S'il eut ete le diable boiteux, il eut enleve le toit; il n'etait qu'un pauvre diable, il se decida a le laisser tomber, ce qui ne pouvait, au reste, entrainer de longs retards, vu l'etat de degradation de la maison. C'etait justement dans la saison pluvieuse, et quand il pleut a Naples on sait avec quelle liberalite le Seigneur donne l'eau; le proprietaire se presenta de nouveau au seuil de la maison. Comme nos premiers peres poursuivis par la vengeance de Dieu, a laquelle ils cherchaient a echapper, don Philippe s'etait retire de chambre en chambre devant le deluge. Le proprietaire crut donc, au premier abord, qu'il avait pris le parti de decamper, mais son illusion fut courte. Bientot, guide par la voix de son locataire, il penetra dans un petit cabinet un peu plus impermeable que le reste de la maison, et le trouva sur son lit tenant d'une main son parapluie ouvert, de l'autre main un livre, et declamant a tue-tete les vers d'Horace: _Impavidum ferient ruinae!_ Le proprietaire s'arreta un instant immobile et muet devant l'enthousiaste resignation de son hote, puis enfin, retrouvant la parole: --Vous ne voulez donc pas vous en aller? demanda-t-il faiblement et d'une voix consternee: --Ecoutez-moi, mon brave ami, ecoutez-moi, mon digne proprietaire, dit don Philippe en fermant son livre. Pour me chasser d'ici, il faut me faire un proces; c'est evident: nous n'avons pas de bail, et j'ai la possession. Or, je me laisserai juger par defaut: un mois, je formerai opposition au jugement: autre mois; vous me reassignerez: troisieme mois; j'interjetterai appel: quatrieme mois; vous obtiendrez un second jugement: cinquieme mois; je me pourvoirai en cassation: sixieme mois. Vous voyez qu'en allongeant tant soit peu la chose, car je cote au plus bas, c'est une annee de perdue, plus les frais. --Comment les frais! s'ecria le proprietaire; c'est vous qui serez condamne aux frais. --Sans doute, c'est moi qui serai condamne aux frais, mais c'est vous qui les paierez, attendu que je n'ai pas le sou, et que, comme vous serez le demandeur, vous aurez ete force de faire les avances. --Helas! ce n'est que trop vrai! murmura le pauvre proprietaire en poussant un profond soupir. --C'est une affaire de six cents ducats, continua don Philippe. --A peu pres, repondit le proprietaire, qui avait rapidement calcule les honoraires des juges, des avocats et des greffiers. --Eh bien! faisons mieux que cela, mon digne hote, transigeons. --Je ne demande pas mieux, voyons. --Donnez-moi la moitie de la somme, et je sors a l'instant de ma propre volonte, et je me retire a l'amiable. --Comment! que je vous donne trois cents ducats pour sortir de chez moi, quand c'est vous qui me devez deux termes! --La remise de l'argent portera quittance. --Mais c'est impossible! --Tres bien. Ce que j'en faisais, c'etait pour vous obliger. --Pour m'obliger, malheureux! --Pas de gros mots, mon hote; cela n'a pas reussi, vous le savez au papa Felix. --Eh bien! dit l'avare faisant un effort sur lui-meme, eh bien! je donnerai moitie. --Trois cents ducats, dit don Philippe, pas un grain de plus, pas un grain de moins. --Jamais! s'ecria le proprietaire. --Prenez garde que, lorsque vous reviendrez, je ne veuille plus pour ce prix-la. --Eh bien! je risquerai le proces, dut-il me couter six cents ducats! --Risquez, mon brave homme, risquez. --Adieu; demain vous recevrez du papier marque. --Je l'attends. --Allez au diable! --Au plaisir de vous revoir. Et tandis que don Bernardo se retirait furieux, don Philippe reprit son ode au _Justum et tenacem_. VII Suite. Le lendemain se passa, le surlendemain se passa, la semaine se passa, et don Philippe, comme il s'y attendait, ne vit apparaitre aucune sommation; loin de la, au bout de quinze jours, ce fut le proprietaire qui revint, aussi doux et aussi mielleux au retour qu'il s'etait montre menacant et terrible au depart. --Mon cher hote, lui dit-il, vous etes un homme si persuasif qu'il faut en passer par ou vous voulez: voici les trois cents ducats que vous avez exiges; j'espere que vous allez tenir votre promesse. Vous m'avez promis, si je vous apportais trois cents ducats, de vous en aller a l'instant, de votre propre volonte et a l'amiable. --Si vous me les donniez le jour meme; mais je vous ai dit que si vous attendiez ce serait le double. Or, vous avez attendu. Payez-moi six cents ducats, mon cher, et je me retire. --Mais c'est une ruine! --C'est la vingtieme partie de la somme qu'on vous a offerte hier pour votre maison. --Comment! vous savez... --Que milord Blumfild vous en donne dix mille ecus. --Vous etes donc sorcier? --Je croyais que c'etait connu. Payez-moi mes six cents ducats, mon cher, et je me retire. --Jamais! --A votre prochaine visite, ce sera douze cents. --Eh bien! quatre cent cinquante. --Six cents, mon hote, six cents. Et songez que si vous n'avez pas rendu reponse demain a milord Blumfild, milord Blumfild achete la maison de votre digne confrere le papa Felix. --Allons, dit le proprietaire tirant une plume et du papier de sa poche, faites-moi votre obligation, quoiqu'on dise que votre obligation et rien c'est la meme chose. --Comment, mon obligation! c'est ma quittance que vous voulez dire? --Va pour votre quittance alors, et n'en parlons plus. Signez. Voici votre argent. --Voici votre quittance. --Maintenant, dit le proprietaire en lui montrant la porte. --C'est juste, repondit don Philippe en s'appretant a se retirer... --Mais votre domestique! --Marie! cria don Philippe. La vieille domestique parut. --Marie, mon enfant, nous demenageons, dit don Philippe; prenez mon parapluie, saluez notre digne hote et suivez-moi. Marie prit le parapluie, fit une reverence au proprietaire, et suivit son maitre. Le lendemain, le proprietaire attendit toute la journee la visite de milord Blumfild. Il l'attendit toute la journee du surlendemain, il l'attendit toute la semaine: milord Blumfild ne parut pas. Le pauvre proprietaire visita tous les hotels de Naples; on n'y connaissait aucun Anglais de ce nom. Seulement, un soir, en allant par hasard aux Fiorentini, don Bernardo vit un acteur qui ressemblait comme deux gouttes d'eau a son introuvable milord; il s'informa a la direction et apprit que le menechme de sir Blumfild jouait a merveille les roles d'Anglais. Il demanda si par hasard cet artiste n'etait pas lie avec don Philippe Villani, et il apprit que non seulement ils etaient amis intimes, mais encore que l'artiste n'avait rien a refuser a l'industriel, l'industriel faisant des articles a la louange de l'artiste dans le _Rat savant_, seul journal litteraire qui existat dans la ville de Naples. Grace a cette recrudescence de fortune, don Philippe parvint a trouver un logement convenable dont il paya, pour oter toute mefiance au proprietaire, le premier terme a l'avance. De plus, il fit l'acquisition de quelques meubles d'absolue necessite. Cependant six cents ducats dans les mains d'un homme a qui l'avenir appartenait d'une facon si certaine ne devaient pas durer long-temps; mais l'exactitude de ses paiemens lui avait rendu quelque credit; et lorsque ses six cents ducats furent epuises, il trouva moyen, sur lettre de change, d'en emprunter cent cinquante autres. Ces cent cinquante autres s'userent comme les premiers; les ducats disparurent, la lettre de change resta. Il n'y a que deux choses qui ne sont jamais perdues: un bienfait et une lettre de change. Toute lettre de change a une echeance: l'echeance de la lettre de change de don Philippe arriva, puis le creancier suivit l'echeance, puis l'huissier suivit le creancier, puis la saisie devait le surlendemain suivre le tout. Le soir, don Philippe rentra charge de vieilles porcelaines du plus beau Chine et du plus magnifique Japon; seulement la porcelaine etait en morceaux. Il est vrai que, comme dit Jocrisse, il n'y avait pas un de ces morceaux de casse. Aussitot, avec l'aide de la vielle servante, il dressa un buffet contre la porte d'entree et sur le buffet il dressa toute sa porcelaine, puis il se coucha et attendit les evenemens. Les evenemens etaient faciles a prevoir: le lendemain, a huit heures du matin, l'huissier frappa a la porte, personne ne repondit; l'huissier frappa une seconde fois, meme silence; une troisieme, neant. L'huissier se retira et s'en vint requerir l'assistance d'un commissaire de police et l'aide d'un serrurier; puis tous trois revinrent sur le palier de don Philippe. L'huissier frappa aussi inutilement que la premiere fois; le commissaire donna au serrurier l'autorisation d'ouvrir la porte; le serrurier introduisit le rossignol dans la serrure: le pene ceda. Quelque chose cependant s'opposait encore a l'ouverture de la porte. --Faut-il pousser? demanda l'huissier. --Poussez! dit le commissaire. Le serrurier poussa. Au meme instant on entendit un bruit pareil a celui que ferait en tombant un etalage de marchand de bric-a-brac; puis de grandes clameurs retentirent: --A l'aide! au secours! on me pille! on m'assassine! Je suis un homme perdu! je suis un homme ruine! criait la voix. Le commissaire entra, l'huissier suivit le commissaire, et le serrurier suivit l'huissier. Ils trouverent don Philippe qui s'arrachait les cheveux devant les morceaux de sa porcelaine multiplies a l'infini. --Ah! malheureux que vous etes! s'ecria don Philippe en les apercevant, vous m'avez brise pour deux mille ecus de porcelaine! C'eut ete au bas prix si la porcelaine n'avait pas ete brisee auparavant. Mais c'est ce qu'ignoraient le commissaire de police et l'huissier; ils se trouvaient en face des debris: le buffet etait renverse, la porcelaine en morceaux; ce malheur etait arrive de leur fait, et si a la rigueur ils n'etaient legalement pas tenus d'en repondre, consciencieusement ils n'en etaient pas moins coupables. La faussete de leur situation s'augmenta encore du desespoir de don Philippe. On devine que pour le moment il ne fut pas question de saisie. Le moyen de saisir, pour une miserable somme de cent cinquante ducats, les meubles d'un homme chez qui l'on vient de briser pour deux mille ecus de porcelaine! Le commissaire et l'huissier essayerent de consoler don Philippe, mais don Philippe etait inconsolable, non pas precisement pour la valeur de la porcelaine, don Philippe avait fait bien d'autres pertes et de bien plus considerables que celle-la; mais don Philippe n'etait que depositaire: le proprietaire qui etait un amateur de curiosites, allait venir reclamer son depot; don Philippe ne pouvait le lui remettre; don Philippe etait deshonore. Le commissaire et l'huissier se cotiserent. L'affaire en s'ebruitant pouvait leur faire grand tort; la loi accorde a ses agens le droit de saisir les meubles, mais non celui de les briser. Ils offrirent a don Philippe une somme de trois cents ducats a titre d'indemnite, et leur influence pres de son creancier pour lui faire obtenir un mois de delai a l'endroit du paiement de sa lettre de change. Don Philippe, de son cote, se montra large et grand envers l'huissier et le commissaire; la douleur reelle n'est point calculatrice; il consentit a tout sans rien discuter: le commissaire et l'huissier se retirerent le coeur brise de ce muet desespoir. Le delai accorde a don Philippe s'ecoula sans que, comme on s'en doute bien, le debiteur eut songe a donner un sou d'a-compte. Il en resulta qu'un matin don Philippe, en regardant attentivement par sa fenetre ce qui se passait dans la rue, precaution dont il usait toujours lorsqu'il se sentait sous le coup d'une prise de corps, vit sa maison cernee par des gardes du commerce. Don Philippe etait philosophe; il resolut de passer sa journee a mediter sur les vicissitudes humaines, et de ne plus sortir desormais que le soir. D'ailleurs, on etait en plein ete, et qui est-ce qui, en plein ete, sort pendant le jour dans les rues de Naples, excepte les chiens et les recors? Huit jours se passerent donc pendant lesquels les recors firent bonne, mais inutile garde. Le neuvieme jour, don Philippe se leva comme d'habitude, a dix heures du matin: don Philippe etait devenu fort paresseux depuis qu'il ne sortait plus. Il regarda par la fenetre: la rue etait libre; pas un seul recors! Don Philippe connaissait trop bien l'activite de l'ennemi auquel il avait affaire pour se croire ainsi, un beau matin et sans cause, delivre de lui. Ou ses persecuteurs sont caches pour faire croire a leur absence, et tomber sur lui au moment ou, affame d'air et de soleil, il sortira pour respirer: et le moyen serait bien faible et bien indigne d'eux et de lui! ou ils sont chez le president a solliciter une ordonnance pour l'arreter a domicile. A peine cette idee a-t-elle traverse la tete de don Philippe, qu'il la reconnait juste avec la sagacite du genie et s'y arrete avec la persistance de l'instinct. Le danger devient enfin digne de lui: il s'agit d'y faire face. Don Philippe etait un de ces generaux habiles qui ne risquent une bataille que lorsqu'ils sont surs de la gagner, mais qui, dans l'occasion, savent temporiser comme Fabius ou ruser comme Anibal. Cette fois, il ne s'agissait pas de combattre, il s'agissait de fuir; cette fois, il s'agissait de gagner une retraite inviolable; cette fois, il s'agissait d'atteindre une eglise, l'eglise etant a Naples lieu d'asile pour les voleurs, les assassins, les parricides et meme pour les debiteurs. Mais gagner une eglise n'etait pas chose facile. L'eglise la plus proche etait distante de six cents pas au moins. Il existe, comme nous l'avons dit, un livre intitule: _Naples sans soleil_, mais il n'en existe pas qui soit intitule: _Naples sans recors_. Tout a coup une idee sublime traverse son cerveau. La veille, il a laisse sa vieille domestique un peu indisposee; il entre chez elle, la trouve au lit, s'approche d'elle et lui tate le pouls. --Marie, lui dit-il en secouant la tete, ma pauvre Marie, nous allons donc plus mal qu'hier? --Non, excellence, au contraire, repond la vieille, je me sens beaucoup mieux, et j'allais me lever. --Gardez-vous-en bien, ma bonne Marie! gardez-vous-en bien! je ne le souffrirai pas. Le pouls est petit, saccade, sec, profond; il y a plethore. --Eh mon Dieu! monsieur, qu'est-ce que c'est que cette maladie-la? --C'est un engorgement des canaux qui conduisent le sang veineux aux extremites et qui ramenent le sang arteriel au coeur. --Et c'est dangereux, excellence? --Tout est dangereux, ma pauvre Marie, pour le philosophe; mais pour le chretien tout est louable: la mort elle-meme qui, pour le philosophe, est une cause de terreur, est pour le chretien un objet de joie; le philosophe essaie de la fuir, le chretien se hate de s'y preparer. --Monsieur, voudriez-vous dire que l'heure est venue de penser au salut de mon ame? --Il faut toujours y penser, ma bonne Marie, c'est le moyen de ne pas etre pris a l'improviste. --Et qu'il serait temps que je me preparasse? --Non, non, certainement; vous n'en etes pas la; mais a votre place, ma bonne Marie, j'enverrais toujours chercher le viatique. --Ah! mon Dieu! mon Dieu! --Allons, allons, du courage! Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le pour moi, ma bonne Marie, je suis fort tourmente, fort inquiet, et cela me tranquillisera, parole d'honneur! --Ah! en effet, je me sens bien mal. --La, tu vois! --Et je ne sais pas s'il est temps encore. --Sans doute, en se pressant. --Oh! le viatique! le viatique! mon cher maitre. --A l'instant meme, ma bonne Marie. --Le petit garcon du portier fut expedie a la paroisse, et, dix minutes apres, on entendit les clochettes du sacristain: don Philippe respira. La vieille Marie fit ses dernieres devotions avec une foi et une humilite qui edifierent tous les assistans; puis, ses devotions faites, son pieux maitre, qui lui avait donne un si bon conseil et qui ne l'avait pas quittee pendant tout le temps qu'elle l'accomplissait, prit un des batons du dais, pour reconduire la procession a l'eglise. A la porte, il trouva les gardes du commerce qui, leur ordonnance a la main, venaient l'arreter a domicile. A l'aspect du Saint-Sacrement, ils tomberent a genoux et virent d'abord defiler le sacristain sonnant sa sonnette, puis deux lazzaroni vetus en anges, puis les ouvriers de la paroisse qui etaient de tour et qui marchaient deux a deux une torche a la main, puis le pretre qui portait le Saint-Sacrement, puis enfin leur debiteur qui leur echappait, grace au baton du dais qu'il tenait des deux mains, et qui passait devant eux en chantant a tue-tete le _Te Deum laudamus_. Arrive dans l'eglise, et par consequent se trouvant en lieu de surete, il ecrivit a la bonne Marie qu'elle n'etait pas plus malade que lui, et qu'elle eut a venir le rejoindre le plus tot possible. Une heure apres, le digne couple etait reuni. Le creancier trouva quatre chaises, un buffet et quatre corbeilles de porcelaine cassee: le tout fut rendu a la criee pour la somme de dix carlins. Don Philippe n'avait plus besoin de meubles; il avait momentanement trouve un logement garni. Son ami l'artiste, qui contrefaisait si admirablement les Anglais, etait devenu millionnaire tout a coup par un de ces caprices de fortune aussi inoui que bien-venu. Un Anglais immensement riche, et qui avait quitte l'Angleterre attaque du spleen, etait venu a Naples comme y viennent tous les Anglais; il etait alle voir Polichinelle, et il n'avait pas ri; il etait alle entendre les sermons des capucins, et il n'avait pas ri; il avait assiste au miracle de saint Janvier, et il n'avait pas ri. Son medecin le regardait comme un homme perdu. Un jour il s'avisa d'aller aux Fiorentini; on y jouait une traduction des _Anglaises pour rire_, de l'illustrissime signore Scribe. En Italie, tout est Scribe. J'y ai vu jouer le _Marino Faliero_, de Scribe; la _Lucrece Borgia_, de Scribe; l'_Antony_, de Scribe; et lorsque j'en suis parti, on annoncait le _Sonneur de Saint-Paul_, de Scribe. Le malade etait donc alle voir les _Anglaises pour rire_, de Scribe; et a la vue de Lelio, qui jouait l'une de ces dames (Lelio etait l'ami de don Philippe), notre Anglais avait tant ri que son medecin avait craint un instant qu'il n'eut, comme Bobeche, la rate attaquee. Le lendemain, il etait retourne aux Fiorentini: on jouait les _Deux Anglais_, de Scribe, et le splenetique y avait ri plus encore que la veille. Le surlendemain, le convalescent ne s'etait pas fait faute d'un remede qui lui faisait si grand bien: il etait retourne, pour la troisieme fois, aux Fiorentini; il avait vu le _Grondeur_, de Scribe, et il avait ri plus encore qu'il n'avait fait les jours precedens. Il en etait resulte que l'Anglais, qui ne mangeait plus, qui ne buvait plus, avait peu a peu retrouve l'appetit et la soif; et cela de telle facon, qu'au bout de trois mois qu'il etait au Lelio, il avait pris une indigestion de macaroni et de muscats calabrais qui l'avait joyeusement conduit la nuit suivante au tombeau. De laquelle fin, plein de reconnaissance pour qui de droit, le digne insulaire avait laisse trois mille livres sterling de rente a Lelio, qui l'avait guerit. Lelio, comme nous l'avons dit, se trouvait donc millionnaire. En consequence, il s'etait retire du theatre, s'appelait don Lelio, et avait loue le premier etage du plus beau palais de la rue de Tolede, ou, fidele a l'amitie, il s'etait empresse d'offrir un appartement a don Philippe Villani. C'etait cette offre, faite de la veille seulement, qui rendait don Philippe si insoucieux sur la perte de ses meubles. On fut un an a peu pres sans entendre aucunement parler de don Philippe Villani. Les uns disaient qu'il etait passe en France, ou il s'etait fait entrepreneur de chemins de fer; les autres, qu'il etait passe en Angleterre, ou il avait invente un nouveau gaz. Mais personne ne pouvait dire positivement ce qu'etait devenu don Philippe Villani, lorsque, le 15 du mois de novembre 1835, la congregation des pelerins recut l'avis suivant: "Le sieur don Philippe Villani etant decede du spleen, la venerable confrerie des pelerins est priee de donner les ordres les plus opportuns pour ses obseques." Pour que nos lecteurs comprennent le sens de cette invitation, il est bon que nous leur disions quelques mots de la maniere dont se fait a Naples le service des pompes funebres. Une vieille habitude veut que les morts soient enterres dans les eglises: c'est malsain, cela donne l'aria cattiva, la peste, le cholera; mais n'importe, c'est l'habitude, et d'un bout de l'Italie a l'autre on s'incline devant ce mot. Les nobles ont des chapelles hereditaires enrichies de marbres et d'or, ornees de tableaux du Dominiquin, d'Andre del Sarto et de Ribeira. Le peuple est jete pele-mele, hommes et femmes, vieillards et enfants, dans la fosse commune, au milieu de la grande nef de l'eglise. Les pauvres sont transportes par deux croque-morts dans une charrette au Campo-Santo. C'est le plus cruel des malheurs, le dernier des avilissements, la plus cruelle punition qu'on puisse infliger a ces malheureux qui ont brave la misere toute leur vie, et qui n'en sentent le poids qu'apres leur mort. Aussi, chacun de son vivant prend-il ses precautions pour echapper aux croque-morts, a la charrette et au Campo-Santo. De la les associations pour les pompes funebres entre citoyens; de la les assurances mutuelles, non pas sur la vie, mais sur la mort. Voici les formalites generales de reception pour etre admis dans un des cinquante clubs mortuaires de la joyeuse ville de Naples. Un des membres de la societe presente le neophyte, qui est elu _frere_ par les votes d'un scrutin secret: a partir de ce moment, chaque fois qu'il veut se livrer a quelque pratique religieuse, il va a l'eglise de sa confrerie: c'est sa paroisse adoptive; elle doit, moyennant une legere contribution mensuelle, le communier, le confirmer, le marier, lui donner l'extreme-onction pendant sa vie, et enfin l'enterrer apres sa mort. Le tout gratis et magnifiquement. Si, au contraire, on a neglige cette formalite, non seulement on est oblige de payer fort cher toutes les ceremonies qui s'accomplissent pendant la vie, mais encore les parens sont forces de depenser des sommes fabuleuses pour arriver a cette magnificence de funerailles qui est le grand orgueil du Napolitain, a quelque classe qu'il appartienne et a quelque degre qu'il ait pratique sa religion. Mais si le defunt fait partie de quelque confrerie, c'est tout autre chose: les parens n'ont a s'occuper de rien au monde que de pleurer plus ou moins le mort; tous les embarras, tous les frais, toutes les magnificences regardent les confreres. Le defunt est transporte pompeusement a l'eglise. On le depose dans une fosse particuliere, sur laquelle on ecrit son nom, le jour de sa naissance et celui de sa mort; plus, deux lignes de vertus, au choix des parens. Enfin, pendant une annee entiere, on celebre tous les jours une messe pour le repos de son ame. Et ce n'est pas tout: le 2 novembre, jour de la fete des trepasses, les catacombes de chaque confrerie sont ouvertes au public; les parvis sont tendus de velours noir; des fleurs et des parfums embaument l'atmosphere, et les caveaux mortuaires sont eclaires comme le theatre Saint-Charles les jours de grand gala. Alors on hisse les squelettes des freres qui sont morts dans l'annee, on les habille de leurs plus beaux habits, on les place religieusement dans des niches preparees a cet effet tout autour de la salle; puis ils recoivent les visites de leurs parens, qui, fiers d'eux, amenent leurs amis et connaissances, pour leur faire voir la maniere convenable dont sont traites apres leur mort les gens de leur famille. Apres quoi on les enterre definitivement dans un jardin d'orangers qu'on appelle _Terra santa_. Toutes les corporations funebres ont des rentes, des droits, des privileges fort respectes; elles sont gouvernees par un prieur elu tous les ans parmi les confreres. Il y a des confreries pour tous les ordres et pour toutes les classes: pour les nobles et pour les magistrats, pour les marchands et pour les ouvriers. Une seule, la confrerie des pelerins, qui est une des plus anciennes, admet, avec une egalite qui fait honneur a la maniere dont elle a conserve l'esprit de la primitive Eglise, les nobles et les plebeiens. Chez elle, pas le moindre privilege. Tous siegent aux memes bancs, tous sont couverts du meme costume, tous obeissent aux memes lois; et l'esprit republicain de l'institution est pousse a ce point, que le prieur est choisi une annee parmi les nobles, une annee parmi les plebeiens, et que, depuis que la confrerie existe, cet ordre n'a pas ete une seule fois interverti. C'est de cette honorable confrerie que faisait partie don Philippe Villani; et il avait si bien senti l'importance d'en rester membre, que, si bas qu'il eut ete precipite par la roue de la Fortune, il avait toujours pieusement et scrupuleusement acquitte sa part de la cotisation annuelle et generale. On fut donc afflige, mais non surpris, lorsqu'on recut, au bureau de la confrerie, l'avis de la mort de don Philippe et l'invitation de preparer ses obseques. Le choix de la majorite etait tombe, cette annee, sur un celebre marchand de morue, qui jouissait d'une reputation de piete qui eut ete remarquable en tout temps, et qui de nos jours etait prodigieuse. Ce fut lui qui, en sa qualite de prieur, eut mission de donner les ordres necessaires a l'enterrement de don Philippe Villani; il envoya donc ses ouvriers au n deg. 15 de la rue de Toledo, dernier domicile du defunt, pour tendre la chambre ardente, convoqua tous les confreres et invita le chapelain a se tenir pret. Vingt-quatre heures apres le deces, terme exige par les reglemens de la police, le convoi s'achemina en consequence vers la maison de don Philippe. Un comte, choisi parmi la plus ancienne noblesse de Naples, tenait le gonfalon de la confrerie; puis les confreres, ranges deux a deux et habilles en penitens rouges, precedaient une caisse mortuaire en argent massif, richement sculptee et ciselee, que recouvrait un magnifique poele en velours rouge, brode et frange d'or, et que soutenaient douze vigoureux porteurs. Derriere la caisse marchait le prieur, seul et tenant en main le baton d'ebene a pomme d'ivoire, insigne de sa charge; enfin, derriere le prieur, venait, pour clore le convoi, le respectable corps des pauvres de saint Janvier. Pardon encore de cette nouvelle digression; mais, comme nous marchons sur un terrain a peu pres inconnu a nos lecteurs, nous allons leur expliquer d'abord ce que c'est que les pauvres de saint Janvier, puis nous reprendrons cet interessant recit a l'endroit meme ou nous l'avons interrompu. A Naples, quand les domestiques sont devenus trop vieux pour servir les maitres vivans, qui en general sont fort difficiles a servir, ils changent de condition et passent au service de saint Janvier, patron le plus commode qui ait jamais existe. Ce sont les invalides de la domesticite. Des qu'un domestique a atteint l'age ou le degre d'infirmite exige pour etre recu pauvre de saint Janvier, et qu'il a son diplome signe par le tresorier du saint, il n'a plus a s'inquieter de rien que de prier le ciel de lui envoyer le plus grand nombre d'enterremens possible. En effet, il n'y a pas d'enterrement un peu fashionable sans les pauvres de saint Janvier. Tout mort qui se respecte un peu doit les avoir a sa suite. On les convoque a domicile, ils se rendent a la maison mortuaire, recoivent trois carlins par tete et accompagnent le corps a l'eglise et au lieu de la sepulture, en tenant a la main droite une petite banniere noire flottant au bout d'une lance. Tant qu'ils accompagnent le convoi, le plus grand respect accompagne les pauvres de saint Janvier; mais comme il n'est pas de medaille, si bien doree qu'elle soit, qui n'ait son revers, a peine les malheureux invalides cessent-ils d'etre sous la protection du cercueil qu'ils perdent le prestige qui les defendait, et qu'ils deviennent purement et simplement les _lanciers de la mort_. Alors ils sont hues, conspues, poursuivis et reconduits a domicile a coups d'ecorce de citrons et de trognons de choux, a moins que par bonheur il ne passe, entre eux et les assaillans, un chien ayant une casserole a la queue. On sait que, dans tous les pays du monde, une casserole et un chien reunis par un bout de ficelle sont un grave evenement. Le gonfalonier, les confreres, la caisse mortuaire, les porteurs, le marchand de morue et les pauvres de saint Janvier arriverent donc devant le no. 15 de la rue de Toledo; la, comme le convoi etait parvenu a sa destination, il fit halte. Quatre portefaix monterent au premier, prirent la biere posee sur deux treteaux, la descendirent et la deposerent dans la caisse d'argent: aussitot le prieur frappa la terre de son baton, et le convoi, reprenant le chemin par lequel il etait venu, rentra lentement dans l'eglise des Pelerins. Le lendemain des obseques, le prieur, selon ses habitudes bourgeoises, qui le tenaient toute la journee a son comptoir, sortait a la nuit tombante pour aller faire son petit tour au Mole, recitant mentalement un _De profundis_ pour l'ame de don Philippe Villani, lorsqu'au detour de la rue San-Giacomo, il vit venir a sa rencontre un homme qui lui paraissait ressembler si merveilleusement au defunt, qu'il s'arreta stupefait. L'homme s'avancait toujours, et, a mesure qu'il s'avancait, la ressemblance devenait de plus en plus frappante. Enfin, lorsque cet homme ne fut plus qu'a dix pas de distance, tout doute disparut: c'etait l'ombre de don Villani elle-meme. L'ombre, sans paraitre s'apercevoir de l'effet qu'elle produisait, s'avanca droit vers le prieur. Le pauvre marchand de morue etait reste immobile; seulement la sueur coulait de son front, ses genoux s'entrechoquaient, ses dents etaient serrees par une contraction convulsive; il ne pouvait ni avancer ni reculer: il essaya de crier au secours; mais, comme Enee sur la tombe de Polydore, il sentit sa voix expirer dans son gosier, et un son sourd et inarticule qui ressemblait a un rale d'agonie s'en echappa seul. --Bonjour, mon cher prieur, dit le fantome en souriant. --_In nomine Patris et Filii et Spiritus sancti_, murmura le prieur. --_Amen_! repondit le fantome. --_Vade retro, Satanas!_ s'ecria le prieur. --A qui donc en avez-vous, mon tres cher? demanda le fantome en regardant autour de lui, comme s'il cherchait quel objet pouvait causer la terreur dont paraissait saisi le pauvre marchand de morue. --Va-t'en, ame bienveillante! continua le prieur, et je te promets que je ferai dire des messes pour ton repos. --Je n'ai pas besoin de vos messes, dit le fantome; mais si vous voulez me donner l'argent que vous comptiez consacrer a cette bonne oeuvre, cet argent me sera agreable. --C'est bien, lui dit le prieur; il revient de l'autre monde pour emprunter. C'est bien lui! --Qui, lui? demanda le fantome. --Don Philippe Villani. --Pardieu! et qui voulez-vous que ce soit? --Pardon, mon cher frere, reprit le prieur en tremblant. Peut-on sans indiscretion vous demander ou vous demeurez, ou plutot ou vous demeuriez? --Rue de Toledo, no. 15. A propos de quoi me faites-vous cette question? --C'est qu'on nous a ecrit, il y a trois jours, que vous etiez mort. Nous nous sommes rendus a votre maison, nous avons mis votre biere dans le catafalque, nous vous avons conduit a l'eglise, et nous vous avons enterre. --Merci de la complaisance! dit don Philippe. --Mais comment se fait-il, puisque vous etes mort avant-hier et que nous vous avons enterre hier, que je vous rencontre aujourd'hui? --C'est que je suis ressuscite, dit don Philippe. Et, donnant au bon prieur une tape d'amitie sur l'epaule, don Philippe continua son chemin. Le prieur resta dix minutes a la meme place, regardant s'eloigner don Philippe, qui disparut au coin de la rue de Toledo. La premiere idee du bon prieur fut que Dieu avait fait un miracle en faveur de don Philippe; mais en y reflechissant bien, le choix fait par Notre-Seigneur lui sembla si etrange qu'il convoqua le soir meme le chapitre pour lui exposer ses doutes. Le chapitre convoque, le digne marchand de morue lui raconta ce qui lui etait arrive, comment il avait rencontre don Philippe, comment don Philippe lui avait parle, et comment enfin don Philippe en le quittant lui avait annonce, comme avait fait le Christ a la Madeleine, qu'il etait ressuscite le troisieme jour. Sur dix personnes dont se composait le chapitre, neuf parurent disposees a croire au miracle; une seule secoua la tete. --Doutez-vous de ce que j'ai avance? demanda le prieur. --Pas le moins du monde, repondit l'incredule; seulement je crois peu aux fantomes, et comme tout ceci pourrait bien cacher quelque nouveau tour de don Philippe, je serais d'avis, en attendant plus amples informations, de le faire assigner en dommages-interets comme s'etant fait enterrer sans etre mort. Le lendemain, on laissa chez le portier de la maison no. 15, rue de Toledo, une sommation concue en ces termes: "L'an 1835, ce 18 novembre, a la requete de la venerable confrerie des Pelerins, moi, soussigne, huissier pres le tribunal civil de Naples, j'ai fait sommation a feu don Philippe Villani, decede le 15 du meme mois, de comparaitre dans la huitaine devant le susdit tribunal, pour prouver legalement sa mort, et, dans le cas contraire, se voir condamner a payer a ladite venerable confrerie des Pelerins cent ducats de dommages-interets, plus les frais de l'enterrement et du proces." C'etait le jour meme du jugement du proces que nous nous etions trouves au milieu du rassemblement qui attendait, rue de Forcella, l'ouverture du tribunal. Le tribunal ouvert, la foule se precipita dans la salle d'audience et nous entraina avec elle. Tout le monde s'attendait a voir juger le defunt par defaut; mais tout le monde se trompait: le defunt parut, au grand etonnement de la foule, qui s'ouvrit en le voyant paraitre, et le laissa passer avec un frissonnement qui prouvait que ceux qui la composaient n'etaient pas bien certains au fond du coeur que don Philippe Villani fut encore reellement de ce monde. Don Philippe s'avanca gravement et de ce pas solennel qui convient aux fantomes; puis, s'arretant devant le tribunal, il s'inclina avec respect. --Monsieur le president, dit-il, ce n'est pas moi qui suis mort, mais un de mes amis chez lequel je logeais; sa veuve m'a charge de son enterrement, et comme, pour le quart d'heure, j'avais plus besoin d'argent que de sepulture, je l'ai fait enterrer a ma place. Au surplus, que demande la venerable confrerie? J'avais droit a un enterrement pour un: elle m'a enterre. Mon nom etait sur le catalogue: elle a raye mon nom. Nous sommes quittes. Je n'avais plus rien a vendre: j'ai vendu mes obseques. En effet, le pauvre Lelio, qui avait tant fait rire les autres, venait de mourir du spleen, et c'etait lui que la venerable confrerie des Pelerins avait enseveli au lieu et place de don Philippe. Celui-ci fut renvoye de la plainte aux grands applaudissemens de la foule, qui le reporta en triomphe jusqu'a la porte du no. 15 de la rue de Toledo. Au moment ou nous quittames Naples, le bruit courait que don Philippe Villani allait faire une fin en epousant la veuve de son ami, ou plutot ses trois mille livres sterling. VIII Grand Gala. Avant d'abandonner les rues ou l'on passe, pour conduire nos lecteurs dans les rues ou on ne passe pas, disons un mot du fameux theatre de San-Carlo, le rendez-vous de l'aristocratie. Lorsque nous arrivames a Naples, la nouvelle de la mort de Bellini etait encore toute recente, et, malgre la haine qui divise les Siciliens et les Napolitains, elle y avait produit, quelles que fussent les opinions musicales des dilettanti, une sensation douloureuse; les femmes surtout, pour qui la musique du jeune maestro semble plus specialement ecrite et sur le jugement desquelles la haine nationale a moins d'influence, avaient presque toutes dans leur salon un portrait _del gentile maestro,_ et il etait bien rare qu'une visite, si etrangere qu'elle fut a l'art, se terminat sans qu'il y eut echange de regrets entre les visiteurs et les visites sur la perte que l'Italie venait de faire. Donizetti surtout, qui deja portait le sceptre de la musique et qui heritait encore du la couronne, etait admirable de regrets pour celui qui avait ete son rival sans jamais cesser d'etre son ami. Cela avait, du reste, ravive les querelles entre les bellinistes et les donizettistes, querelles bien plus promptement terminees que les notres, ou chacun des antagonistes tient a prouver qu'il a raison, tandis que les Napolitains s'inquietent peu, au contraire, de rationaliser leur opinion, et se contentent de dire d'un homme, d'une femme ou d'une chose qu'elle leur est sympathique ou antipathique. Les Napolitains sont un peuple de sensations. Toute leur conduite est subordonnee aux pulsations de leur pouls. Cependant les deux partis s'etaient reunis pour honorer la memoire de l'auteur de _Norma_ et des _Puritains._ Les eleves du Conservatoire de Naples avaient ouvert une souscription pour lui faire des funerailles; mais le ministre des cultes s'etait oppose a cette fete mortuaire, sous le seul pretexte, peu acceptable en France, mais suffisant a Naples, que Bellini etait mort sans recevoir les sacremens. Alors ils avaient demande la permission de chanter a _Santa-Chiara_ la fameuse messe de Winter; mais cette fois le ministre etait intervenu, disant que ce _Requiem_ avait ete execute aux funerailles de l'aieul du roi, et qu'il ne voulait pas qu'une messe qui avait servi pour un roi fut chantee pour un musicien. Cette seconde raison avait paru moins plausible que la premiere. Cependant les amis du ministre avaient calme l'irritation en faisant observer que Son Excellence avait fait une grande concession au progres constitutionnel des esprits en daignant instruire le public du motif de son refus, puisqu'il pouvait tout bonnement dire: Je ne veux pas, sans prendre la peine de donner la raison de ce non-vouloir. Cet argument avait paru si juste que le mecontentement des bellinistes s'etait calme en le meditant. Puis, comme les jours poussent les jours, et comme un soleil fait oublier l'autre, un evenement a venir commencait a faire diversion a l'evenement passe. On parlait comme d'une chose incroyable, inouie, et a laquelle il ne fallait pas croire, du reste, avant plus ample informe, de la presomption d'un musicien francais qui, lasse des ennuis qu'ont a eprouver les jeunes compositeurs parisiens pour arriver a l'Opera-Comique ou au grand Opera, avait achete un drame a l'un de ces mille poetes librettistes qui marchent a la suite de Romani, et qui, de plein saut et pour son debut, venait s'attaquer au public le plus connaisseur de l'Europe et au theatre le plus dangereux du monde. A l'appui de cette opinion sur eux-memes et sur Saint-Charles, les dilettanti napolitains rappelaient avec la beatitude de la suffisance qu'ils avaient hue Rossini et siffle la Malibran, et ne comprenaient rien a la politesse francaise, qui se contentait de leur repondre en souriant: Qu'est-ce que cela prouve? Une chose encore nuisait on ne peut plus a mon pauvre compatriote, j'aurais du dire deux choses: il avait le malheur d'etre riche, et le tort d'etre noble, double imprudence des plus graves de la part d'un compositeur a Naples, ou l'on est encore a ne pas comprendre le talent qui va en voiture et le nom celebre qui porte une couronne de vicomte. Enfin, comme un point plus sombre en ce sombre horizon, une cabale, chose, il faut l'avouer, si rare a Naples qu'elle est presque inconnue, menacait pour cette fois de faire infraction a la regle et d'eclater en faveur du compositeur etranger. Voici comment elle s'etait formee; je la raconte moins a cause de son importance que parce qu'elle me conduit tout naturellement a parler des artistes. La direction du theatre Saint-Charles avait, sur la foi de ses succes passes, engage la Ronzi pour soixante representations, et cela a mille francs chacune. Il etait donc de son interet de faire valoir un pensionnaire qui lui coutait par soiree la recette ordinaire d'un theatre de France. En consequence, elle avait exige que le role de la prima donna fut ecrit pour la Ronzi. Mais, par une de ces fatalites qui rendent les dilettanti de Saint-Charles si fiers de leur superiorite dans l'espece, la nouvelle prima donna, fetee, adoree, couronnee six mois auparavant, etait venue tomber a plat, et si j'osais me servir d'un terme de coulisse, fit un fiasco complet a Naples. On avait trouve generalement qu'il etait absurde a l'administration de payer mille francs par soiree pour un reste de talent et un reste de voix, tandis qu'en ajoutant mille francs de plus on aurait pu avoir la Malibran, qui etait le commencement de tout ce dont l'autre etait la fin. En consequence de ce raisonnement, une espece de bande noire s'etait attachee aux ruines de la Ronzi et la demolissait en sifflant chaque soir. Des lors, l'administration avait compris deux choses: la premiere, qu'il fallait obtenir de la nouvelle pensionnaire qu'elle reduisit de moitie le nombre de ses representations, et les degouts qu'elle eprouvait chaque soir rendaient la negociation facile; la deuxieme, que c'etait une mauvaise speculation de soutenir un talent qui n'etait pas adopte par un opera, qui ne pouvait pas l'etre. En consequence, le role de la _prima donna_ etait passe des mains de la Ronzi dans celle de la Persiani, pour la voix de laquelle, du reste, il n'etait pas ecrit, celle-ci etant un soprano de la plus grande etendue. De la l'orage dont nous avons signale l'existence. Au reste, la troupe de Saint-Charles restait toujours la plus belle et la plus complete d'Italie: elle se composait de trois elemens musicaux necessaires pour faire un tout: d'un tenor mezzo carattero, d'une basse, d'un soprano. Par bonheur encore les trois elemens etaient aussi parfaits qu'on pouvait le desirer, et avaient nom: Duprez, Ronconi, Taquinardi. A cette epoque, la France ne connaissait Duprez que vaguement: on parlait bien d'un grand artiste, d'un admirable chanteur qui parcourait l'Italie et commencait a imposer des conditions aux impresarii de Naples, de Milan et de Venise; mais des qualites de sa voix on ne savait rien que ce qu'en disaient les journaux ou ce qu'en rapportaient les voyageurs. Quelques amateurs se rappelaient seulement avoir entendu chanter a l'Odeon un jeune eleve de Choron, a la voix fraiche, sonore, etendue; mais l'identite du grand chanteur etait si problematique qu'on se demandait avec doute si c'etait bien celui-la que les etudians avaient siffle qui etait applaudi a cette heure par les dilettanti italiens. Deux ans apres, Duprez vint a Paris, et debuta dans _Guillaume Tell_. Nous n'avons rien de plus a dire de ce roi du chant. Ronconi etait, a cette meme epoque, un jeune homme de vingt-trois a vingt-quatre ans, inconnu, je crois, en France, et qui se servait d'une magnifique voix de baryton que le ciel lui avait octroyee, sans se donner la peine d'en corriger les defauts ou d'en developper les qualites. Engage par un entrepreneur qui le vendait trente mille francs et qui lui en donnait six, il puisait dans la modicite de son traitement une excellente excuse pour ne pas etudier, attendu, disait-il, que lorsqu'il etudiait on l'entendait, et que lorsqu'on l'entendait il ne pouvait pas dire qu'il n'etait pas chez lui. Depuis lors Ronconi, paye a sa valeur, a fait les progres qu'il devait faire, et c'est aujourd'hui le premier baryton de l'Italie. La Taquinardi etait une espece de rossignol qui chante comme une autre parle: c'etait madame Damoreau pour la methode, avec une voix plus etendue et plus fraiche; rien n'etait comparable a la douceur de cet organe, jeune et pur, mais rarement dramatique. Du reste, talent intelligent au supreme degre, sans devenir jamais ni melancolique ni passionne; figure froide et jolie: c'etait une brune qui chantait blond. La Taquinardi, en epousant l'auteur d'_Ines de Castro_, est devenue la Persiani. Voila quels etaient les artistes charges de representer le poeme de _Lara_. Lorsque j'arrivai a Naples, l'ouvrage etait en pleine repetition, c'est-a-dire qu'on l'avait mis a l'etude le 8 du mois de novembre, et qu'il devait passer le 19 dudit; ce qui faisait onze repetitions en tout pour un ouvrage du premier ordre. Tous les operas cependant ne se montent pas avec cette rapidite. Il y en a auxquels on accorde jusqu'a quinze et dix-huit repetitions. Mais cette fois il y avait ordre superieur: la reine-mere s'etait plainte de ne pas avoir cette annee pour sa fete une nouveaute musicale, ce qui ne manque jamais d'arriver pour celle de son fils ou de sa fille; et le roi de Naples, faisant droit a la plainte, avait ordonne qu'on jouerait l'opera du Francais pour faire honneur a l'anniversaire maternel: c'etait une espece de victime humaine sacrifiee a l'amour filial. Aussi ne faut-il pas demander dans quel etat je retrouvai mon pauvre compatriote. Il se regardait comme un homme condamne par le medecin, et qui n'a plus que sept a huit jours a vivre. Le fait est qu'en examinant sa position il n'y avait guere qu'un charlatan qui put promettre de le sauver. J'essayai cependant de ces consolations banales qui ne consolent pas. Mais a tous mes argumens il repondait par une seule parole: _Grand gala_! mon ami, _grand gala_! Je lui pris la main: il avait la fievre; je me retournai vers le chef d'orchestre, qui fumait avec un chibouque, et je lui dis en soupirant: II y a un commencement de delire. --Non, non, dit Festa en otant gravement le tuyau d'ambre de sa bouche: il a parbleu raison, grand gala! grand gala! mon cher monsieur, grand gala! J'allai alors vers Duprez, qui faisait dans un coin des boulettes avec de la cire d'une bougie, et je le regardai comme pour lui dire: Voyons, tout le monde n'est-il pas fou ici? II comprit ma pantomime avec une rapidite qui aurait fait honneur a un Napolitain. --Non, me dit-il en s'appliquant la boulette de cire sur le nez, non, ils ne sont pas fous; vous ne savez pas ce que c'est que grand gala, vous? Je sortis humblement. J'allai prendre mon Dictionnaire, je cherchai a la lettre G: je ne trouvai rien. --Auriez-vous la bonte, dis-je en rentrant, de m'expliquer ce que veut dire grand gala? --Cela veut dire, repondit Duprez, qu'il y a ce jour-la dans la salle douze cents bougies qui vous aveuglent et dont la fumee prend les chanteurs a la gorge. --Cela veut dire, continua le chef d'orchestre, qu'il faut jouer l'ouverture la toile levee, attendu que la cour ne peut pas attendre; ce qui nuit infiniment au choeur d'introduction. --Cela veut dire, termina Ruoltz, que toute la cour assiste a la representation, et que le public ne peut applaudir que lorsque la cour applaudit, et la cour n'applaudit jamais. --Diable! diable! dis-je, ne trouvant pas autre chose a repondre a cette triple explication. Et joignez a cela, ajoutai-je pour avoir l'air de ne pas rester court, que vous n'avez plus, je crois, que sept jours devant vous. --Et que les musiciens n'ont pas encore repete l'ouverture, dit Ruoltz. --Oh! l'orchestre, cela ne m'inquiete pas, repondit Festa. --Que les acteurs n'ont point encore repete ensemble, ajouta l'auteur. --Oh! les chanteurs, dit Duprez, ils iront toujours. --Et je n'aurai jamais ni la force ni la patience de faire la derniere repetition. --Eh bien! mais ne suis-je pas la? dit Donizetti en se levant. Ruoltz alla a lui et lui tendit la main. --Oui, vous avez raison, j'ai trouve de bons amis. --Et, ce qui vaut mieux encore pour le succes, vous avez fait de la belle musique. --Croyez-vous? dit Ruoltz avec cet accent naif et modeste qui lui est propre. Nous nous mimes a rire. --Allons a la repetition! dit Duprez. En effet, tout se passa comme l'avaient prevu Festa, Duprez et Donizetti. L'orchestre joua l'ouverture a la premiere vue; les chanteurs, habitues a jouer ensemble, n'eurent qu'a se mettre en rapport pour s'entendre, et Ruoltz, mourant de fatigue, laissa le soin de ses trois dernieres repetitions a l'auteur d'_Anna Bolena_. Je revins du theatre fortement impressionne. J'avais cru assister a l'essai d'un ecolier, je venais d'entendre une partition de maitre. On se fait malgre soi une idee des oeuvres par les hommes qui les produisent, et malheureusement on prend presque toujours de ces oeuvres et de ces hommes l'opinion qu'ils en ont eux-memes. Or, Ruoltz etait l'enfant le plus simple et le plus modeste que j'aie jamais vu. Depuis trois mois que nous nous connaissions, je ne l'avais jamais entendu dire du mal des autres, ni, ce qui est plus etonnant encore pour un homme qui en est a son premier ouvrage, du bien de lui. J'ai trouve en general beaucoup plus d'amour-propre dans les jeunes gens qui n'ont encore rien fait que dans les hommes _arrives_, et, qu'on me passe le paradoxe, je crois qu'il n'y a rien de tel que le succes pour guerir de l'orgueil. J'attendis donc, avec plus de confiance, le jour de la premiere representation. Il arriva. C'est une splendide chose que le theatre Saint-Charles, jour de grand gala. Cette immense et sombre salle, triste pour un oeil francais pendant les representations ordinaires, prend, dans les occasions solennelles un air de vie qui lui est communique par les faisceaux de bougies qui brulent a chaque loge. Alors les femmes sont visibles, ce qui n'arrive pas les jours ou la salle est mal eclairee. Ce n'est, certes, ni la toilette de l'Opera ni la fashion des Bouffes; mais c'est une profusion de diamans dont on n'a pas d'idee en France; ce sont des yeux italiens qui petillent comme des diamans, c'est toute la cour avec son costume d'apparat, c'est le peuple le plus bruyant de l'univers, sinon dans la plus belle, du moins dans la plus grande salle du monde. Le soir, contre l'habitude des premieres representations, la salle etait pleine. La foule italienne, tout opposee a la notre, n'affronte jamais une musique inconnue. Non; a Naples surtout, ou la vie est toute de bonheur, de plaisir, de sensations, on craint trop que l'ennui n'en ternisse quelques heures. Il faut a ces habitans du plus beau pays de la terre une vie comme leur ciel avec un soleil brulant, comme leur mer avec des flots qui reflechissent le soleil. Lorsqu'il est bien constate que l'oeuvre est du premier merite, lorsque la liste est faite des morceaux qu'on doit ecouter et de ceux pendant lesquels on peut se mouvoir, oh! alors on s'empresse, on s'encombre, on s'etouffe: mais cette vogue ne commence jamais qu'a la sixieme ou huitieme representation. En France, on va au theatre pour se montrer; a Naples, on va a l'Opera pour jouir. Quant aux claqueurs, il n'en est pas question: c'est une lepre qui n'a pas encore ronge les beaux succes, c'est un ver qui n'a pas encore pique les beaux fruits. L'auteur n'a de billets que ceux qu'il achete, de loges que celles qu'il loue. Auteurs et acteurs sont applaudis quand le parterre croit qu'ils meritent de l'etre, les jours de grand gala exceptes, ou, comme nous l'avons dit, l'opinion du public est subordonnee a l'opinion de la cour; quand le roi n'y est pas, a celle de la reine; quand la reine est absente, a celle de don Carlos, et ainsi de suite jusqu'au prince de Salerne. A sept heures precises, des huissiers parurent dans les loges destinees a la famille royale. Au meme instant la toile se leva, et l'ouverture fit entendre son premier coup d'archet. Ce fut donc une chose perdue que l'ouverture, si belle qu'elle fut. Moi-meme tout le premier, et malgre l'interet que je prenais a la piece et a l'auteur, j'etais plus occupe de la cour, que je ne connaissais pas, que de l'opera qui commencait. Les aides-de-camp s'emparerent de l'avant-scene; la jeune reine, la reine-mere et le prince de Salerne prirent la loge suivante; le roi et le prince Charles occupaient la troisieme, et le comte de Syracuse, exile dans la quatrieme, conserva au theatre la place isolee que sa disgrace lui assignait a la cour. L'ouverture, si peu ecoutee qu'elle fut, parut bien disposer le public. L'ouverture d'un opera est comme la preface d'un livre; l'auteur y explique ses intentions, y indique ses personnages et y jette le prospectus de son talent. On reconnut dans celle de _Lara_ une instrumentation vigoureuse et soutenue, plutot allemande qu'italienne, des motifs neufs et suaves qu'on espera retrouver dans le courant de la partition, enfin une connaissance approfondie du materiel de l'orchestre. Des les premiers morceaux, je m'apercus de la difference qui existe entre l'orchestre de Saint-Charles et celui de l'Opera de Paris, qui tous deux passent pour les premiers du monde. L'orchestre de Saint-Charles consent toujours a accompagner le chanteur et laisse pour ainsi dire flotter la voix sur l'instrument comme un liege sur l'eau; il la soutient, s'eleve et s'abaisse avec elle, mais ne la couvre jamais. En France, au contraire, le moindre triangle pretend avoir sa part des applaudissemens, et alors c'est la voix de l'artiste qui nage entre deux eaux. Aussi, a moins d'avoir dans le timbre une vigueur peu commune, est-il tres rare que quelques notes de chant bondissent hors du deluge d'harmonie qui les couvre; et encore, comme les poissons volans, qui ne peuvent se maintenir au dessus de l'eau que tant que leurs ailes sont mouillees, a peine la voix redescend-elle dans le medium qu'on n'entend plus que l'instrumentation. Un tres beau duo entre Ronconi et la Persiani passa sans etre remarque. De temps en temps un general portait son lorgnon a ses yeux, examinait avec grand soin quelques dilettanti, puis appelait un aide-de-camp, et designait tel ou tel individu au parquet ou dans les loges. L'aide-de-camp sortait aussitot, reparaissait une minute apres derriere le personnage designe, lui disait deux mots, et alors celui-ci sortait et ne reparaissait plus. Je demandai ce que cela signifiait; on me repondit que c'etaient des officiers qu'on envoyait aux arrets pour etre venus en bourgeois au theatre. Du reste, la cour paraissait si occupee de l'application de la discipline militaire, qu'elle n'avait pas encore pense a donner ni aux musiciens ni aux acteurs un signe de sa presence; par consequent l'ouverture et les trois quarts du premier acte avaient passe deja sans un applaudissement. Ruoltz crut son opera tombe et se sauva. Le second acte commenca, les beautes allerent croissant; des flots d'harmonie se repandaient dans la salle: le public etait haletant. C'etait quelque chose de merveilleux a voir que cette puissance du genie qui pese sur trois mille personnes qui se debattent et etouffent sous elle; l'atmosphere avait presque cesse d'etre respirable pour tous les hommes, autour desquels flottaient des vapeurs symphoniques chaudes comme ces bouffees d'air qui precedent l'orage; de temps en temps la belle voix de Duprez illuminait une situation comme un eclair qui passe. Enfin vint le morceau le plus remarquable de l'opera: c'est une cavatine chantee par Lara au moment ou, poursuivi par le tribunal, abandonne de ses amis, il en appelle a leur devoument et maudit leur ingratitude. L'acteur sentait qu'apres ce morceau tout etait perdu ou sauve; aussi je ne crois pas que l'expression de la voix humaine ait jamais rendu avec plus de verite l'abattement, la douleur et le mepris: toutes les respirations etaient suspendues, toutes les mains pretes a battre, toutes les oreilles tendues vers la scene, tous les yeux fixes sur le roi. Le roi se retourna vers les acteurs, et au moment ou Duprez jetait sa derniere note, dechirante comme un dernier soupir, Sa Majeste rapprocha ses deux mains. La salle jeta un seul et grand cri: c'etait la respiration qui revenait a trois mille personnes. Le premier torrent d'applaudissemens fut, comme d'habitude, recu par l'acteur, qui salua; mais aussitot trois mille voix appelerent l'auteur avec une unanimite electrique; il n'y avait plus de rivalite nationale, il n'etait plus question de savoir si le compositeur etait Francais ou Napolitain; c'etait un grand musicien, voila tout. On voulait le voir, l'ecraser d'applaudissemens comme il avait ecrase le public d'emotions; on voulait rendre ce que l'on avait recu. Duprez chercha l'auteur de tous les cotes et revint dire au public qu'il etait disparu. Le public comprit la cause de cette fuite, et les applaudissemens redoublerent. Au bout d'un quart d'heure on reprit l'opera. Le dernier morceau etait un rondo chante par la Taquinardi; c'etait quelque chose de dechirant comme expression. La maitresse de Lara, apres avoir essaye de le perdre par une fausse accusation, se traine empoisonnee et mourante aux pieds de son amant en demandant grace. La Malibran ou la Grisi, en pareille situation, se serait peu inquietee de la voix, mais beaucoup du sentiment; la Taquinardi reussit par le moyen contraire; elle fila des sons d'une telle purete, fit jaillir des notes si fleuries, s'epanouit en roulades si difficiles, qu'une seconde fois le roi applaudit et que la salle suivit son exemple. Cette fois l'auteur etait revenu: on l'avait retrouve, je ne sais ou, dans les bras de Donizetti, qui l'assistait a ses derniers momens. Duprez le prit par une main, la Taquinardi par l'autre, et on le traina plutot qu'on ne le conduisit sur la scene. Quant a moi, qui, comme compatriote et comme camarade, par esprit national et par amitie, avais senti dans cette soiree mon coeur passer par toutes les emotions, et qui avais appele ce triomphe de toute mon ame, je le vis s'accomplir avec une pitie profonde pour celui qui en etait l'objet: c'est que je connaissais ce moment supreme et cette heure ou l'on est porte par Satan sur la plus haute montagne et ou l'on voit au dessous de soi tous les royaumes de la terre; c'est que je savais que de ce faite on n'a plus qu'a redescendre. Riche et heureux jusque alors, un homme venait tout a coup de changer son existence tranquille contre une vie d'emotions, sa douce obscurite contre la lumiere devorante du succes. Aucun changement physique ne s'etait opere en lui, et cependant cet homme n'etait plus le meme homme: il avait cesse de s'appartenir; pour des applaudissemens et des couronnes, il s'etait vendu au public; il etait maintenant l'esclave d'un caprice, d'une mode, d'une cabale; il allait sentir son nom arrache de sa personne comme un fruit de sa tige. Les mille voix de la publicite allaient le briser en morceaux, l'eparpiller sur le monde; et maintenant, voulut-il le reprendre, le cacher, l'eteindre dans la vie privee, cela n'etait plus en son pouvoir, dut-il se briser d'emotions a trentre-quatre ans ou se noyer de degout a soixante; dut-il, comme Bellini, succomber avant d'avoir atteint toute sa splendeur, ou, comme Gros, disparaitre apres avoir survecu a la sienne. 1842. Je ne m'etais pas trompe dans ma prevision: le vicomte Ruoltz, apres avoir eu un succes a l'Opera de Paris comme il en avait eu un a l'Opera de Naples, a completement abandonne la carriere musicale, et aussi bon chimiste qu'il etait excellent compositeur, vient de faire cette excellente decouverte dont le monde savant s'occupe en ce moment, et qui consiste a dorer le fer par l'application de la pile voltaique. IX Le Lazzarone. Nous avons dit qu'il y avait a Naples trois rues ou l'on passait et cinq cents rues ou l'on ne passait pas; nous avons essaye, tant bien que mal, de decrire Chiaja, Toledo et Forcella; essayons maintenant de donner une idee des rues ou l'on ne passe pas: ce sera vite fait. Naples est batie en amphitheatre; il en resulte qu'a l'exception des quais qui bordent la mer, comme Marinella, Sainte-Lucie et Mergellina, toutes les rues vont en montant et en descendant par des pentes si rapides, que le corricolo seul, avec son fantastique attelage, peut y tenir pied. Puis ajoutons que, comme il n'y a que ceux qui habitent de pareilles rues qui peuvent y avoir affaire, un etranger ou un indigene qui s'y egare avec un habit de drap est a l'instant meme l'objet de la curiosite generale. Nous disons un habit de drap, parce que l'habit de drap a une grande influence sur le peuple napolitain. Celui qui est _vestito di pano_ acquiert par le fait meme de cette superiorite somptuaire de grands privileges aristocratiques. Nous y reviendrons. Aussi l'apparition de quelque Cook ou de quelque Bougainville est-elle rare dans ces regions inconnues, ou il n'y a rien a decouvrir que l'interieur d'ignobles maisons, sur le seuil ou sur la croisee desquelles la grand-mere peigne sa fille, la fille son enfant et l'enfant son chien. Le peuple napolitain est le peuple de la terre qui se peigne le plus; peut-etre est-il condamne a cet exercice par quelque jugement inconnu, et accomplit-il un supplice analogue a celui qui punissait les cinquante filles de Danaues, avec cette difference que, plus celles-ci versaient d'eau dans leur barrique, moins il en restait. Nous passames dans cinquante de ces rues sans voir aucune difference entre elles. Une seule nous parut presenter des caracteres particuliers: c'etait la rue de Morta-Capuana, une large rue poussiereuse, ayant des cailloux pour paves et des ruisseaux pour trottoirs. Elle est bordee a droite par des arbres, et a gauche par une longue file de maisons, dont la physionomie n'offre au premier abord rien de bizarre; mais si le voyageur indiscret, poussant un peu plus loin ses recherches, s'approche de ces maisons; s'il jette un regard en passant dans les ruelles borgnes et tortueuses qui se croisent en tout sens dans cet inextricable labyrinthe, il est etonne de voir que ce singulier faubourg, de meme que l'ile de Lesbos, n'est habite que par des femmes, lesquelles, vieilles ou jeunes, laides ou jolies, de tout age, de tout pays, de toutes conditions, sont jetees la pele-mele, gardees a vue comme des criminelles, parquees comme des troupeaux, traquees comme des betes fauves. Eh bien, ce n'est pas, comme on pourrait s'y attendre, des cris, des blasphemes, des gemissemens qu'on entend dans cet etrange pandemonium, mais au contraire des chansons joyeuses, de folles tarentelles, des eclats de rire a faire damner un anachorete. Tout le reste est habite par une population qu'on ne peut nommer, qu'on ne peut decrire, qui fait on ne sait quoi, qui vit on ne sait comment, qui se croit fort au dessus du lazzarone, et qui est fort au dessous. Abandonnons-la donc pour passer au lazzarone. Helas! le lazzarone se perd: celui qui voudra voir encore le lazzarone devra se hater. Naples eclaire au gaz, Naples avec des restaurans, Naples avec ses bazars, effraie l'insouciant enfant du mole. Le lazzarone, comme l'Indien rouge, se retire devant la civilisation. C'est l'occupation francaise de 99 qui a porte le premier coup au lazzarone. A cette epoque, le lazzarone jouissait des prerogatives entieres de son paradis terrestre; il ne se servait pas plus de tailleur que le premier homme avant le peche: il buvait le soleil par tous les pores. Curieux et calin comme un enfant, le lazzarone etait vite devenu l'ami du soldat francais qu'il avait combattu; mais le soldat francais est avant toutes choses plein de convenance et de vergogne; il accorda au lazzarone son amitie, il consentit a boire avec lui au cabaret, a l'avoir sous le bras a la promenade, mais a une condition _sine qua non_, c'est que le lazzarone passerait un vetement. Le lazzarone, fier de l'exemple de ses peres et de dix siecles de nudite, se debattit quelque temps contre cette exigence, mais enfin consentit a faire ce sacrifice a l'amitie. Ce fut le premier pas vers sa perte. Apres le premier vetement vint le gilet, apres le gilet viendra la veste. Le jour ou le lazzarone aura une veste, il n'y aura plus de lazzarone; le lazzarone sera une race eteinte, le lazzarone passera du monde reel dans le monde conjectural, le lazzarone rentrera dans le domaine de la science, comme le mastodonte et l'ichtyosaurus, comme le cyclope et le troglodite. En amendant, comme nous avons eu le bonheur de voir et d'etudier les derniers restes de cette grande race qui tombe, hatons-nous, pour aider les savans a venir dans leurs investigations anthropologiques, de dire ce que c'est que le lazzarone. Le lazzarone est le fils aine de la nature: c'est a lui le soleil qui brille; c'est a lui la mer qui murmure; c'est a lui la creation qui sourit. Les autres hommes ont une maison, les autres hommes ont une villa, les autres hommes ont un palais; le lazzarone, lui, a le monde. Le lazzarone n'a pas de maitre, le lazzarone n'a pas de lois, le lazzarone est en dehors de toutes les exigences sociales: il dort quand il a sommeil, il mange quand il a faim, il boit quand il a soif. Les autres peuples se reposent quand ils sont las de travailler; lui, au contraire, quand il est las de se reposer, il travaille. Il travaille non pas de ce travail du Nord qui plonge eternellement l'homme dans les entrailles de la terre pour en tirer de la houille ou du charbon; qui le courbe sans cesse sur la charrue pour feconder un sol toujours tourmente et toujours rebelle; qui le promene sans relache sur les toits inclines ou sur les murs croulans, d'ou il se precipite et se brise; mais de ce travail joyeux, insouciant, tout brode de chansons et de lazzis, tout interrompu par le rire qui montre ses dents blanches, et par la paresse qui etend ses deux bras; de ce travail qui dure une heure, une demi-heure, dix minutes, un instant, et qui dans cet instant rapporte un salaire plus que suffisant aux besoins de la journee. Quel est ce travail? Dieu seul le sait. Une malle portee du bateau a vapeur a l'hotel, un Anglais conduit du mole a Chiaja, trois poissons echappes du filet qui les emprisonne et vendus a un cuisinier, la main tendue a tout hasard et dans laquelle le _forestiere_ laisse tomber en riant une aumone; voila le travail du lazzarone. Quant a sa nourriture, c'est plus facile a dire: quoique le lazzarone appartienne a l'espece des omnivores, le lazzarone ne mange en general que deux choses: la pizza et le cocomero. On croit que le lazzarone vit de macaroni: c'est une grande erreur qu'il est temps de relever; le macaroni est ne a Naples, il est vrai, mais aujourd'hui le macaroni est un mets europeen qui a voyage comme la civilisation, et qui, comme la civilisation, se trouve fort eloigne de son berceau. D'ailleurs, le macaroni coute deux sous la livre, ce qui ne le rend accessible aux bourses des lazzaroni que les dimanches et les jours de fetes. Tout le reste du temps le lazzarone mange, comme nous l'avons dit, des pizze et du cocomero; du cocomero l'ete, des pizze l'hiver. La pizza est une espece de talmouse comme on en fait a Saint-Denis; elle est de forme ronde et se petrit de la meme pate que le pain. Elle est de differentes largeurs, selon le prix. Une pizza de deux liards suffit a un homme; une pizza de deux sous doit rassasier toute une famille. Au premier abord, la pizza semble un mets simple; apres examen, c'est un mets compose. La pizza est a l'huile, la pizza est au lard, la pizza est au saindoux, la pizza est au fromage, la pizza est aux tomates, la pizza est aux petits poissons; c'est le thermometre gastronomique du marche: elle hausse ou baisse de prix, selon le cours des ingredients sus-designes, selon l'abondance ou la disette de l'annee. Quand la pizza aux poissons est a un demi-grain, c'est que la peche a ete bonne; quand la pizza a l'huile est a un grain, c'est que la recolte a ete mauvaise. Puis une chose influe encore sur le cours de la pizza, c'est son plus ou moins de fraicheur; on comprend qu'on ne peut plus vendre la pizza de la veille le meme prix qu'on vend celle du jour; il y a pour les petites bourses des pizza d'une semaine; celles-la peuvent, sinon agreablement, du moins avantageusement, remplacer le biscuit de mer. Comme nous l'avons dit, la pizza est la nourriture d'hiver. Au 1er mai, la pizza fait place au cocomero; mais la marchandise disparait seule, le marchand reste le meme. Le marchand c'est le Janus antique, avec sa face qui pleure au passe, et sa face qui sourit a l'avenir. Au jour dit, le pizza-jolo se fait mellonaro. Le changement ne s'etend pas jusqu'a la boutique: la boutique reste la meme. On apporte un panier de cocomeri au lieu d'une corbeille de pizze; on passe une eponge sur les differentes couches d'huile, de lard, de saindoux, de fromage, de tomates ou de poissons, qu'a laissees le comestible d'hiver, et tout est dit, on passe au comestible d'ete. Les beaux cocomeri viennent de Castellamare; ils ont un aspect a la fois joyeux et appetissant: sons leur enveloppe verte, ils offrent une chair dont les pepins nous font encore ressortir le rose vif; mais un bon cocomero coute cher; un cocomero de la grosseur d'un boulet de quatre-vingts coute de cinq a six sous. Il est vrai qu'un cocomero de cette grosseur, sous les mains d'un detailleur adroit, peut se diviser en mille ou douze cents morceaux. Chaque ouverture d'un nouveau cocomero est une representation nouvelle; les concurrents sont en face l'un de l'autre: c'est a qui donnera le coup de couteau le plus adroitement et le plus impartialement. Les spectateurs jugent. Le mellonaro prend le cocomero dans le panier plat, ou il est pose pyramidalement avec une vingtaine d'autres, comme sont poses les boulets dans un arsenal. Il le flaire, il l'eleve au dessus de sa tete, comme un empereur romain le globe du monde. Il crie: "C'est du feu!" ce qui annonce d'avance que la chair sera du plus beau rouge. Il l'ouvre d'un seul coup, et presente les deux hemispheres au public, un de chaque main. Si, au lieu d'etre rouge, la chair du cocomero est jaune ou verdatre, ce qui annonce une qualite inferieure, la piece fait fiasco; le mellonaro est hue, conspue, honni: trois chutes, et un mellonaro est deshonore a tout jamais! Si le marchand s'apercoit, au poids ou au flair, que le cocomero n'est point bon, il se garde de l'avouer. Au contraire, il se presente plus hardiment au peuple; il enumere ses qualites, il vante sa chair savoureuse, il exalte son eau glacee:--Vous voudriez bien manger cette chair! vous voudriez bien boire cette eau! s'ecrie-t-il; mais celui-ci n'est pas pour vous; celui-ci vous passe devant le nez; celui-ci est destine a des convives autrement nobles que vous. Le roi me l'a fait retenir pour la reine. Et il le fait passer de sa droite a sa gauche, au grand ebahissement de la multitude, qui envie le bonheur de la reine et qui admire la galanterie du roi. Mais si, au contraire, le cocomero ouvert est d'une qualite satisfaisante, la foule se precipite, et le detail commence. Quoiqu'il n'y ait pour le cocomero qu'un acheteur, il y a generalement trois consommateurs: d'abord son seul et veritable proprietaire, celui qui paie sa tranche un demi-denier, un denier ou un liard, selon sa grosseur; qui en mange aristocratiquement la meme portion a peu pres que mange d'un cantalou un homme bien eleve, et qui le passe a un ami moins fortune que lui; ensuite l'ami qui le tient de seconde main, qui en tire ce qu'il peut et le passe a son tour au gamin qui attend cette liberalite inferieure; enfin le gamin, qui en grignote l'ecorce, et derriere lequel il est parfaitement inutile de chercher a glaner. Avec le cocomero on mange, on boit et on se lave, a ce qu'assure le marchand; le cocomero contient donc a la fois le necessaire et le superflu. Aussi le mellonaro fait-il le plus grand tort aux aquajoli. Les aquajoli sont les marchands de coco de Naples, a l'exception qu'au lieu d'une execrable decoction de reglisse ils vendent une excellente eau glacee, acidulee par une tranche de citron ou parfumee par trois gouttes de sambuco. Contre toute croyance, c'est l'hiver que les aquajoli font les meilleures affaires. Le cocomero desaltere, tandis que la pizza etouffe; plus on mange de cocomero, moins on a soif; on ne peut pas avaler une pizza sans risquer la suffocation. C'est donc l'aristocratie qui defraie l'ete les aquajoli. Les princes, les ducs, les grands seigneurs ne dedaignent pas de faire arreter leurs equipages aux boutiques des aquajoli et de boire un ou deux verres de cette delicieuse boisson, dont chaque verre ne coute pas un liard. C'est que rien n'est tentant au monde, sous ce climat brulant, comme la boutique de l'aquajolo, avec sa couverture de feuillage, ses franges de citrons et ses deux tonneaux a bascule pleins d'eau glacee. Je sais que pour mon compte je ne m'en lassais pas, et que je trouvais adorable cette facon de se rafraichir sans presque avoir besoin de s'arreter. Il y a des aquajoli de cinquante pas en cinquante pas; on n'a qu'a etendre la main en passant, le verre vient vous trouver, et la bouche court d'elle-meme au verre. Quant au lazzarone, il fait la nique aux buveurs, en mangeant son cocomero. Maintenant ce n'est point assez que le lazzarone mange, boive et dorme; il faut encore que le lazzarone s'amuse. Je connais une femme d'esprit qui pretend qu'il n'y a de necessaire que le superflu et de positif que l'ideal. Le paradoxe semble violent au premier abord, et cependant, en y songeant, on reconnait qu'il y a, surtout pour les gens comme il faut, quelque chose de vrai dans cet axiome. Or, le lazzarone a beaucoup des vices de l'homme comme il faut. Un de ses vices est d'aimer les plaisirs. Les plaisirs ne lui manquent pas. Enumerons les plaisirs du lazzarone. Il a l'improvisateur du mole. Malheureusement, nous avons dit qu'a Naples il y avait beaucoup de choses qui s'en allaient, et l'improvisateur est une des choses qui s'en vont. Pourquoi l'improvisateur s'en va-t-il? quelle est la cause de sa decadence? Voila ce que tout le monde s'est demande et ce que personne n'a pu resoudre. On a dit que le predicateur lui avait ouvert une concurrence: c'est vrai; mais examinez sur la meme place le predicateur et l'improvisateur, vous verrez que le predicateur preche dans le desert, et que l'improvisateur chante pour la foule. Ce ne peut donc etre le predicateur qui ait tue l'improvisateur. On a dit que l'Arioste avait vieilli; que la folie de Roland etait un peu bien connue; que les amours de Medor et d'Angelique, eternellement repetees, etaient au bout de leur interet; enfin que, depuis la decouverte des bateaux a vapeur et des allumettes chimiques, les sorcelleries de Merlin avaient paru bien pales. Rien de tout cela n'est vrai, et la preuve c'est que, l'improvisateur coupant les seances comme le poete coupe ses chants, et s'arretant chaque soir a l'endroit le plus interessant, il n'y a pas de nuit que quelque lazzarone impatient n'aille reveiller l'improvisateur pour avoir la suite de son recit. D'ailleurs, ce n'est pas l'auditoire qui manque a l'improvisateur, c'est l'improvisateur qui manque a l'auditoire. Eh bien! cette cause de la decadence de l'improvisation, je crois l'avoir trouvee: la voici. L'improvisateur est aveugle comme Homere; comme Homere, il tend son chapeau a la foule pour en obtenir une faible retribution; c'est cette retribution, si modique qu'elle soit, qui perpetue l'improvisateur. Or, qu'arrive-t-il a Naples? C'est que, lorsque l'improvisateur fait le tour du cercle tendant son chapeau, il y a des spectateurs poetiques et consciencieux qui y plongent la main pour y laisser un sou; mais il y en a aussi qui, abusant du meme geste, au lieu d'y mettre un sou, en retirent deux. Il en resulte que, lorsque l'improvisateur a fini sa tournee, il retrouve son chapeau aussi parfaitement vide qu'avant de l'avoir commencee, moins la coiffe. Cet etat de choses, comme on le comprend, ne peut durer: il faut a l'art une subvention; a defaut de subvention, l'art disparait. Or, comme je doute que le gouvernement de Naples subventionne jamais l'improvisateur, l'art de l'improvisation est sur le point de disparaitre. C'est donc un plaisir qui va echapper au lazzarone; mais, Dieu merci! a defaut de celui-ci, il en a d'autres. Il a la revue que le roi tous les huit jours passe de son armee. Le roi de Naples est un des rois les plus guerriers de la terre; tout jeune, il faisait deja changer les uniformes des troupes. C'est a propos d'un de ces changements, qui ne s'operaient pas sans porter quelque atteinte au tresor, que son aieul Ferdinand, roi plein de sens, lui disait les paroles memorables qui prouvaient le cas que le roi faisait, non pas sans doute du courage, mais de la composition de son armee:--Mon cher enfant, habille-les de blanc, habille-les de rouge, ils s'enfuiront toujours. Cela n'arreta pas le moins du monde le jeune prince dans ses dispositions belliqueuses; il continua d'etudier le demi-tour a droite et le demi-tour a gauche; il amena des perfectionnements dans la coupe de l'habit et la forme du schako; enfin, il parvint a elargir les cadres de son armee jusqu'a ce qu'il put y faire entrer cinquante mille hommes a peu pres. C'est, comme on le voit, un fort joli joujou royal que cinquante mille soldats qui marchent, qui s'arretent, qui tournent, qui virent a la parole, ni plus ni moins que si chacune de ces cinquante mille individualites etait une mecanique. Maintenant, examinons comment cette mecanique est montee, et cela sans faire tort le moins du monde au genie organisateur du roi et au courage individuel de chaque soldat. Le premier corps, le corps privilegie, le corps par excellence de toutes les royautes qui tremblent, celui auquel est confiee la garde du palais, est compose de Suisses; leurs avantages sont une paie plus elevee; leurs privileges, le droit de porter le sabre dans la ville. La garde ne vient qu'en second, ce qui fait que, quoique jouissant a peu pres des memes avantages et des memes privileges que les Suisses, elle execre ces dignes descendants de Guillaume Tell, qui, a ses yeux, ont commis un crime irremissible, celui de lui avoir pris le premier rang. Apres la garde vient la legion sicilienne, qui execre les Suisses parce qu'ils sont Suisses, et les Napolitains parce qu'ils sont Napolitains. Apres les Siciliens vient la ligne, qui execre les Suisses et la garde parce que ces deux corps ont des avantages qu'elle n'a pas et des privileges qu'on lui refuse, et les Siciliens par la seule raison qu'ils sont Siciliens. Enfin, vient la gendarmerie, qui, en sa qualite de gendarmerie, est naturellement execree par les autres corps. Voila les cinq elements dont se compose l'armee de Ferdinand II, cette formidable armee que le gouvernement napolitain offrait au prince imperial de Russie comme l'avant-garde de la future coalition qui devait marcher sur la France. Mettez dans une plaine les Suisses et la garde, les Siciliens et la ligne; faites-leur donner le signal du combat par la gendarmerie, et Suisses, Napolitains, Siciliens et gendarmes s'entr'egorgeront depuis le premier jusqu'au dernier, sans rompre d'une semelle. Echelonnez ces cinq corps contre l'ennemi, aucun ne tiendra peut-etre, car chaque echelon sera convaincu qu'il a moins a craindre de l'ennemi que de ses allies, et que, si mal attaque qu'il sera par lui, il sera encore plus mal soutenu par les autres. Cela n'empeche pas que, lorsque cette mecanique militaire fonctionne, elle ne soit fort agreable a voir. Aussi, quand le lazzarone la regarde operer, il bat des mains; lorsqu'il entend sa musique, il fait la roue. Seulement, lorsqu'elle fait l'exercice a feu, il se sauve: il peut rester une baguette dans les fusils; cela s'est vu. Mais le lazzarone a encore d'autres plaisirs. Il a les cloches qui, partout, sonnent, et qui, a Naples, chantent. L'instrument du lazzarone, c'est la cloche. Plus heureux que Guildenstern qui refuse a Hamlet de jouer de la flute sous pretexte qu'il ne sait pas en jouer, le lazzarone sait jouer de la cloche sans l'avoir appris. Veut-il, apres un long repos, un exercice agreable et sain, il entre dans une eglise et prie le sacristain de lui laisser sonner la cloche; le sacristain, enchante de se reposer, se fait prier un instant pour donner de la valeur a sa concession; puis il lui passe la corde: le lazzarone s'y pend aussitot, et, tandis que le sacristain se croise les bras, le lazzarone fait de la voltige. Il a la voiture qui passe et qui le promene gratis. A Naples, il n'y a pas de domestique qui consente a se tenir debout derriere une voiture, ni de maitre qui permette que le domestique se tienne assis a cote de lui. Il en resulte que le domestique monte pres du cocher et que le lazzarone monte derriere. On a essaye tous les moyens de chasser le lazzarone de ce poste, et tous les moyens ont echoue. La chose est passee en coutume, et, comme toute chose passee en coutume, a aujourd'hui force de loi. Il a la parade des Puppi. Le lazzarone n'entre pas dans l'interieur ou se joue la piece, c'est vrai. Aux Puppi, les premieres coutent cinq sous, l'orchestre trois sous, et le parterre six liards. Ces prix exorbitants depassent de beaucoup les moyens des lazzaroni. Mais, pour attirer les chalands, on apporte sur des treteaux dresses devant l'entree du theatre les principales marionnettes revetues de leur grand costume. C'est le roi Latinus avec son manteau royal, son sceptre a la main, sa couronne sur sa tete; c'est la reine Amata, vetue de sa robe de grand gala et le front serre avec le bandeau qui lui serrera la gorge; c'est le pieux Eneas, tenant a la main la grande epee qui occira Turnus; c'est la jeune Lavinie, les cheveux ombrages de la fleur d'oranger virginale; c'est enfin Polichinelle. Personnage indispensable, diplomate universel, Talleyrand contemporain de Moise et de Sesostris, Polichinelle est charge de maintenir la paix entre les Troyens et les Latins; et, lorsqu'il perdra tout espoir d'arranger les choses, il montera sur un arbre pour regarder la bataille, et n'en descendra que pour en enterrer les morts. Voila ce qu'on lui montre, a lui, cet heureux lazzarone; c'est tout ce qu'il desire. Il connait les personnages, son imagination fera le reste. Il a l'Anglais. Peste! nous avions oublie l'Anglais. L'Anglais, qui est plus pour lui que l'improvisateur, plus que la revue, plus que les cloches, plus que les Puppi; l'Anglais, qui lui procure non seulement du plaisir, mais de l'argent; l'Anglais, sa chose, son bien, sa propriete; l'Anglais, qu'il precede pour lui montrer son chemin, ou qu'il suit pour lui voler son mouchoir; l'Anglais, auquel il rend des curiosites; l'Anglais, auquel il procure des medailles antiques; l'Anglais, auquel il apprend son idiome; l'Anglais, qui lui jette dans la mer des sous qu'il rattrape en plongeant; l'Anglais enfin, qu'il accompagne dans ses excursions a Pouzzoles, a Castellamare, a Capri ou a Pompeia. Car l'Anglais est original par systeme: l'Anglais refuse parfois le guide patente et le cicerone a numero; l'Anglais prend le premier lazzarone venu, sans doute parce que l'Anglais a une attraction instinctive pour le lazzarone, comme le lazzarone a une sympathie calculee pour l'Anglais. Et, il faut le dire, le lazzarone est non seulement bon guide, mais encore bon conseiller. Pendant mon sejour a Naples, un lazzarone avait donne a un Anglais trois conseils dont il s'etait trouve fort bien. Aussi, les trois conseils avaient rapporte cinq piastres au lazzarone, ce qui lui avait fait une existence assuree et tranquille pour six mois. Voici le fait. X Le Lazzarone et l'Anglais. Il y avait a Naples en meme temps que moi et dans le meme hotel que moi un de ces Anglais quinteux, flegmatiques, absolus, qui croient l'argent le mobile de tout, qui se figurent qu'avec de l'argent on doit venir a bout de tout, enfin pour qui l'argent est l'argument qui repond a tout. L'Anglais s'etait fait ce raisonnement: Avec mon argent, je dirai ce que je pense; avec mon argent, je me procurerai ce que je veux; avec mon argent, j'acheterai ce que je desire. Si j'ai assez d'argent pour donner un bon prix de la terre, je verrai apres cela a marchander le ciel. Et il etait parti de Londres dans cette douce illusion. Il etait venu droit a Naples par le bateau a vapeur _the Sphinx_. Une fois a Naples, il avait voulu voir Pompeia; il avait fait demander un guide; et comme le guide ne se trouvait pas la sous sa main a l'instant meme ou il le demandait, il avait pris un lazzarone pour remplacer le guide. En arrivant la veille dans le port, l'Anglais avait eprouve un premier desappointement: le batiment avait jete l'ancre une demi-heure trop tard pour que les passagers pussent descendre a terre le meme soir. Or, comme l'Anglais avait eu constamment le mal de mer pendant les six jours que le batiment avait mis pour venir de Porsmouth a Naples, ce digne insulaire avait supporte fort impatiemment cette contrariete. En consequence, il avait fait offrir a l'instant meme cent guinees au capitaine du port; mais comme les ordres sanitaires sont du dernier positif, le capitaine du port lui avait ri au nez; l'Anglais alors s'etait couche de fort mauvaise humeur, envoyant a tous les diables le roi qui donnait de pareils ordres et le gouvernement qui avait la bassesse de les executer. Grace a leur temperament lymphatique, les Anglais sont tout particulierement rancuniers; notre Anglais conservait donc une dent contre le roi Ferdinand; et, comme les Anglais n'ont pas l'habitude de dissimuler ce qu'ils pensent, il deblaterait tout en suivant la route de Pompeia, et dans le plus pur italien que pouvait lui fournir sa grammaire de Vergani, contre la tyrannie du roi Ferdinand. Le lazzarone ne parle pas italien, mais le lazzarone comprend toutes les langues. Le lazzarone comprenait donc parfaitement ce que disait l'Anglais, qui, par suite de ses principes d'egalite sans doute, l'avait fait s'asseoir dans sa voiture. La seule distance sociale qui existat entre l'Anglais et le lazzarone, c'est que l'Anglais allait en avant, et le lazzarone allait en arriere. Tant qu'on fut sur le grand chemin, le lazzarone ecouta impassiblement toutes les injures qu'il plut a l'Anglais de debiter contre son souverain. Le lazzarone n'a pas d'opinion politique arretee. On peut dire devant lui tout ce qu'on veut du roi, de la reine ou du prince royal; pourvu qu'on ne dise rien de la Madone, de saint Janvier ou du Vesuve, le lazzarone laissera tout dire. Cependant, en arrivant a la rue des Tombeaux, le lazzarone, voyant que l'Anglais continuait son monologue, mit l'index sur sa bouche en signe de silence; mais, soit que l'Anglais n'eut pas compris l'importance du signe, soit qu'il regardat comme au dessous de sa dignite de se rendre a l'invitation qui lui etait faite, il continua ses invectives contre Ferdinand le Bien-Aime. Je crois que c'est ainsi qu'on l'appelle. --Pardon, excellence, dit le lazzarone en appuyant une de ses mains sur le rebord de la caleche et en sautant a terre aussi legerement qu'aurait pu le faire Auriol, Lawrence ou Redisha; pardon, excellence, mais avec votre permission je retourne a Naples. --Pourquoi toi retourner a Naples? demanda l'Anglais. --Parce que moi pas avoir envie d'etre pendu, dit le lazzarone, empruntant pour repondre a l'Anglais la tournure de phrase qu'il paraissait affectionner. --Et qui oserait pendre toi? reprit l'Anglais. --Roi a moi, repondit le lazzarone. --Et pourquoi pendrait-il toi? --Parce que vous avoir dit des injures de lui. --L'Anglais etre libre de dire tout ce qu'il veut. --Le lazzarone ne l'etre pas. --Mais toi n'avoir rien dit. --Mais moi avoir entendu tout. --Qui dira toi avoir entendu tout? --L'invalide. --Quel invalide? --L'invalide qui va nous accompagner pour visiter Pompeia. --Moi pas vouloir d'invalide. --Alors vous pas visiter Pompeia. --Moi pas pouvoir visiter Pompeia sans invalide? --Non. --Moi en payant? --Non. --Moi, en donnant le double, le triple, le quadruple? --Non, non, non! --Oh! oh! fit l'Anglais; et il tomba dans une reflexion profonde. Quant au lazzarone, il se mit a essayer de sauter pardessus son ombre. --Je veux bien prendre l'invalide, moi, dit l'Anglais au bout d'un instant. --Prenons l'invalide alors, repondit le lazzarone. --Mais je ne veux pas taire la langue a moi. --En ce cas, je souhaite le bonjour a vous. --Moi vouloir que tu restes. --En ce cas, laissez-moi donner un conseil a vous. --Donne le conseil a moi. --Puisque vous ne vouloir pas taire la langue a vous, prenez un invalide sourd au moins. --Oh! dit l'Anglais emerveille du conseil, moi bien vouloir le invalide sourd. Voila une piastre pour toi avoir trouve le invalide sourd. Le lazzarone courut au corps-de-garde et choisit un invalide sourd comme une pioche. On commenca l'investigation habituelle, pendant laquelle l'Anglais continua de soulager son coeur a l'endroit de Sa Majeste Ferdinand 1er, sans que l'invalide l'entendit et sans que le lazzarone fit semblant de l'entendre: on visita ainsi la maison de Diomede, la rue des Tombeaux, la villa de Ciceron, la maison du Poete. Dans une des chambres a coucher de cette derniere etait une fresque fort anacreontique qui attira l'attention de l'Anglais, qui, sans demander la permission a personne, s'assit sur un siege de bronze, tira son album et commenca a dessiner. A la premiere ligne qu'il traca, l'invalide et le lazzarone s'approcherent de lui; l'invalide voulut parler, mais le lazzarone lui fit signe qu'il allait porter la parole. --Excellence, dit le lazzarone, il est defendu de faire des copies des fresques. --Oh! dit l'anglais, moi vouloir cette copie. --C'est defendu. --Oh! moi, je paierai. --C'est defendu, meme en payant. --Oh! je paierai le double, le triple, le quadruple. --Je vous dis que c'est defendu! defendu! defendu! entendez-vous? --Moi vouloir absolument dessiner cette petite betise pour faire rire milady. --Alors l'invalide mettre vous au corps-de-garde. --L'Anglais etre libre de dessiner ce qu'il veut. Et l'Anglais se remit a dessiner. L'invalide s'approcha d'un air inexorable. --Pardonnez, excellence, dit le lazzarone. --Parle a moi. --Voulez-vous absolument dessiner cette fresque? --Je le veux. --Et d'autres encore? --Oui, et d'autres encore; moi vouloir dessiner toutes les fresques. --Alors, dit le lazzarone, laissez-moi donner un conseil a votre excellence. Prenez un invalide aveugle. --Oh! oh! s'ecria l'Anglais, plus emerveille encore du second conseil que du premier, moi bien vouloir le invalide aveugle. Voila deux piastres pour toi avoir trouve le invalide aveugle. --Alors, sortons; j'irai chercher l'invalide aveugle, et vous renverrez l'invalide sourd, en le payant, bien entendu. --Je paierai le invalide sourd. L'Anglais renfonca son crayon dans son album, et son album dans sa poche; puis, sortant de la maison de Salustre, il fit semblant de s'arreter devant un mur pour lire les inscriptions a la sanguine qui y sont tracees. Pendant ce temps, le lazzarone courait au corps-de-garde et en ramenait un invalide aveugle, conduit par un caniche noir. L'Anglais donna deux carlins a l'invalide sourd et le renvoya. L'Anglais voulait rentrer a l'instant meme dans la maison du poete pour continuer son dessin; mais le lazzarone obtint de lui que, pour derouter les soupcons, il ferait un petit detour. L'invalide aveugle marcha devant, et l'on continua la visite. Le chien de l'invalide connaissait son Pompeia sur le bout de la patte; c'etait un gaillard qui en savait, en antiquites, plus que beaucoup de membres des inscriptions et belles-lettres. Il conduisit donc notre voyageur de la boutique du forgeron a la maison de Fortunata, et de la maison de Fortunata au four public. Ceux qui ont vu Pompeia savent que ce four public porte une singuliere enseigne, modelee en terre cuite, peinte en vermillon, et au dessous de laquelle sont ecrits ces trois mots: _Hic habitat Felicitas_. --Oh! oh! dit l'Anglais, les maisons etre numerotees a Pompeia! Voila le no. 1. Puis il ajouta tout bas au lazzarone: Moi vouloir peindre le no. 1 pour faire rire un peu milady. --Faites, dit le lazzarone; pendant ce temps j'amuserai le invalide. Et le lazzarone alla causer avec l'invalide tandis que l'Anglais faisait son croquis. Le croquis fut fait en quelques minutes. --Moi tres content, dit l'Anglais; mais moi vouloir retourner a la maison du poete. --Castor! dit l'invalide a son chien; Castor, a la maison du poete! Et Castor revint sur ses pas et entra tout droit chez Salustre. Le lazzarone se remit a causer avec l'invalide, et l'Anglais acheva son dessin. --Oh! moi tres content, tres content! dit l'Anglais; mais moi vouloir en faire d'autres. --Alors continuons, dit le lazzarone. Comme on le comprend bien, l'occasion ne manqua pas a l'Anglais d'augmenter sa collection de droleries; les anciens avaient a cet endroit l'imagination fort vagabonde. En moins de deux heures, il se trouva avoir un album fort respectable. Sur ces entrefaites, on arriva a une fouille: c'etait, a ce qu'il paraissait, la maison d'un fort riche particulier, car on en tirait une multitude de statuettes, de bronzes, de curiosites plus precieuses les unes que autres, que l'on portait aussitot dans une maison a cote. L'Anglais entra dans ce musee improvise et s'arreta devant une petite statue de satyre haute de six pouces, et qui avait toutes les qualites necessaires pour attirer son attention. --Oh! dit l'Anglais, moi vouloir acheter cette petite statue. --Le roi de Naples pas vouloir la vendre, repondit le lazzarone. --Moi je paierai ce qu'on voudra, pour faire rire un peu milady. --Je vous dis qu'elle n'est point a vendre. --Moi la paierai le double, le triple, le quadruple. --Pardon, excellence, dit le lazzarone en changeant de ton, je vous ai deja donne deux conseils, vous vous en etes bien trouve; voulez-vous que je vous en donne un troisieme? Eh bien! n'achetez point la statue, volez-la. --Oh! toi avoir raison. Avec cela, nous avoir l'invalide aveugle. Oh! oh! oh! ce etre tres original. --Oui; mais avoir Castor, qui a deux bons yeux et seize bonnes dents, et qui, si vous y touchez seulement du bout du doigt, vous sautera a la gorge. --Moi, donner une boulette a Castor. --Faites mieux: prenez un invalide boiteux. Comme vous avez a peu pres tout vu, vous mettrez la statuette dans votre poche et nous nous sauverons. Il criera; mais nous aurons des jambes, et il n'en aura pas. --Oh! s'ecria l'Anglais, encore plus emerveille du troisieme conseil que du second, moi bien vouloir le invalide boiteux; voila trois piastres pour toi avoir trouve le invalide boiteux. Et pour ne point donner de soupcons a l'invalide aveugle et surtout a Castor, l'Anglais sortit et fit semblant de regarder une fontaine en coquillages d'un rococo mirobolant, tandis que le lazzarone etait alle chercher le nouveau guide. Un quart d'heure apres il revint accompagne d'un invalide qui avait deux jambes de bois; il savait que l'Anglais ne marchanderait pas, et il ramenait ce qu'il avait trouve de mieux dans ce genre. On donna trois carlins a l'invalide aveugle, deux pour lui, un pour Castor, et on les renvoya tous les deux. Il ne restait a voir que les theatres, le Forum nundiarium et le temple d'Isis; l'Anglais et le lazzarone visiterent ces trois antiquites avec la veneration convenable; puis l'Anglais, du ton le plus degage qu'il put prendre, demanda a voir encore une fois le produit des fouilles de la maison qu'on venait de decouvrir; l'invalide, sans defiance aucune, ramena l'Anglais au petit musee. Tous trois entrerent dans la chambre ou les curiosites etaient etalees sur des planches clouees contre la muraille. Tandis que l'Anglais allait, tournait, virait, revenant sans avoir l'air d'y toucher, a sa statuette, le lazzarone s'amusait a tendre, a la hauteur de deux pieds, une corde devant la porte. Quand la corde fut bien assuree il fit signe a l'Anglais, l'Anglais mit la statuette dans sa poche, et, pendant que l'invalide ebahi le regardait faire, il sauta par dessus la corde, et, precede par le lazzarone, il se sauva a toutes jambes par la porte de Stabie, se trouva sur la route de Salerne, rencontra un corricolo qui retournait a Naples, sauta dedans et rejoignit sa caleche, qui l'attendait a la via del Sepolcri. Deux heures apres avoir quitte Pompeia il etait a Torre del Greco, et une heure apres avoir quitte Torre del Greco il etait a Naples. Quant a l'invalide, il avait d'abord essaye d'enjamber par dessus la corde, mais le lazzarone avait etabli sa barriere a une hauteur qui ne permettait a aucune jambe de bois de la franchir: l'invalide avait alors tente de la denouer; mais le lazzarone avait ete pecheur dans ses moments perdus, et savait faire ce fameux noeud a la mariniere qui n'est autre chose que le noeud gordien. Enfin l'invalide, a l'exemple d'Alexandre-le-Grand, avait voulu couper ce qu'il ne pouvait denouer, et avait tire son sabre; mais son sabre, qui n'avait jamais coupe que tres peu, ne coupait plus du tout: de sorte que l'Anglais etait a moitie chemin de Resina, que l'invalide en etait encore a essayer de scier sa corde. Le meme soir l'Anglais s'embarqua sur le bateau a vapeur _the King George_, et le lazzarone se perdait dans la foule de ses compagnons. L'Anglais avait fait les trois choses les plus expressement defendues a Naples: il avait dit du mal du roi, il avait copie des fresques, il avait vole une statue; et tout cela, non pas grace a son argent, son argent ne lui servit de rien pour ces trois choses, mais grace a l'imaginative d'un lazzarone. Mais, pensera-t-on, parmi ces choses, il y en a une qui n'est ni plus ni moins qu'un vol. Je repondrai que le lazzarone est essentiellement voleur; c'est-a-dire que le lazzarone a ses idees a lui sur la propriete, ce qui l'empeche d'adopter a cet endroit les idees des autres. Le lazzarone n'est pas voleur, il est conquerant; il ne derobe pas, il prend. Le lazzarone a beaucoup du Spartiate: pour lui la soustraction est une vertu, pourvu que la soustraction se fasse avec adresse. Il n'y a de voleurs, a ses yeux, que ceux qui se laissent prendre. Aussi, afin de n'etre pas pris, le lazzarone s'associe parfois arec le sbire. Le sbire n'est souvent lui-meme qu'un lazzarone arme par la loi. Le sbire a un aspect formidable; il porte une carabine, une paire de pistolets et un sabre. Le sbire est charge de faire la police de seconde main: il veille sur la securite publique entre deux patrouilles. En cas d'association, aussitot que la patrouille est passee, le sbire met une pierre sur une borne pour indiquer au lazzarone qu'il peut voler en toute surete. Quand le lazzarone a vole, le sbire parait. Alors le sbire et le lazzarone partagent en freres. Seulement, en ce cas, il arrive parfois aussi que le sbire vole le lazzarone ou que le lazzarone escroque le sbire: notre pauvre monde va tellement de mal en pis, qu'on ne peut plus compter sur la conscience, meme des fripons. Le gouvernement sait cela, et il essaie d'y remedier en changeant les sbires de quartier; alors ce sont de nouvelles associations a faire, de nouvelles compagnies d'assurance mutuelle a organiser. Le sbire se met en embuscade dans la rue de Chiaja, de Toledo ou de Forcella, et, quand il veut, il est sur, des le soir de la premiere journee, d'avoir deja etabli des relations commerciales qui le dedommagent de celles qu'il vient d'etre force de rompre. Comme le lazzarone n'a pas de poches, on le trouve eternellement la main dans la poche des autres. Le lazzarone ne tarde donc jamais a etre pris en flagrant delit par le sbire; alors le marche s'etablit. Le sbire, genereux comme Orosmane, propose une rancon. Le lazzarone, fidele a sa parole comme Lusignan, degage sa parole au bout de dix minutes, d'une demi-heure, d'une heure au plus tard. Parfois cependant, comme je l'ai dit, le sbire abuse de sa puissance ou le lazzarone de son adresse. Un jour, en passant dans la rue de Tolede, j'ai vu arreter un sbire. Comme le chasseur de La Fontaine, il avait ete insatiable, et il etait puni par ou il avait peche. Voici ce qui etait arrive: Un sbire avait pris un lazzarone en flagrant delit. --Qu'as-tu vole a ce monsieur en noir qui vient de passer? demanda le sbire. --Rien, absolument rien, excellence, repondit le lazzarone (le lazzarone appelle le sbire excellence). --Je t'ai vu la main dans sa poche. --Sa poche etait vide. --Comment! pas un mouchoir, pas une tabatiere, pas une bourse? --C'etait un savant, excellence. --Pourquoi t'adresses-tu a ces sortes de gens --Je l'ai reconnu trop tard. --Allons, suis-moi a la police. --Comment! mais puisque je n'ai rien vole, excellence. --C'est justement pour cela, imbecile. Si tu avais vole quelque chose, on s'arrangerait. --Eh bien! c'est partie remise, voila tout; je ne serai pas toujours si malheureux. --Me promets-tu, d'ici a une demi-heure, de me dedommager? --Je vous le promets, excellence. --Comment cela? --Ce qu'il y a dans la poche du premier passant sera pour vous. --Soit, mais je choisirai l'individu; je ne me soucie pas que tu ailles encore faire quelque betise pareille a l'autre. --Vous choisirez. Le sbire s'appuie majestueusement contre une borne; le lazzarone se couche paresseusement a ses pieds. Un abbe, un avocat, un poete, passent successivement sans que le sbire bouge. Un jeune officier, leste, pimpant, pare d'un charmant uniforme, parait a son tour; le sbire donne le signal. Le lazzarone se leve et suit l'officier; tous deux disparaissent a l'angle de la premiere rue. Un instant apres, le lazzarone revient tenant sa rancon a la main. --Qu'est-ce que c'est que cela? demande le sbire. --Un mouchoir, repond le lazzarone. --Voila tout? --Comment, voila tout? c'est de la batiste! --Est-ce qu'il n'en avait qu'un seul[1]? --Un seul dans cette poche-la. --Et dans l'autre? --Dans l'autre il avait son foulard. --Pourquoi ne l'as-tu pas apporte? --Celui-la, je le garde pour moi, excellence. --Comment, pour toi? --Oui. N'est-il pas convenu que nous partageons? --Eh bien? --Eh bien! chacun sa poche. --J'ai droit a tout. --A la moitie, excellence. --Je veux le foulard. --Mais, excellence... --Je veux le foulard! --C'est une injustice. --Ah! tu dis du mal des employes du gouvernement. En prison, drole! en prison! --Vous aurez le foulard, excellence. --Je veux celui de l'officier. --Vous aurez celui de l'officier. --Ou le retrouveras-tu! --Il etait alle chez sa maitresse, rue de Foria; je vais l'attendre a la porte. Le lazzarone remonte la rue, disparait, et va s'embusquer dans une grande porte de la rue de Foria. Au bout d'un instant, le jeune officier sort; il n'a pas fait dix pas qu'il fouille a sa poche et s'apercoit qu'elle est vide. --Pardon, excellence, dit le lazzarone, vous cherchez quelque chose? --J'ai perdu un mouchoir de batiste. --Votre excellence ne l'a pas perdu, on le lui a vole. --Et quel est le brigand?... --Qu'est-ce que votre excellence me donnera si je lui trouve son voleur? --Je te donnerai une piastre! --J'en veux deux. --Va pour deux piastres. Eh bien! que fais-tu? --Je vous vole votre foulard? --Pour me faire retrouver mon mouchoir? --Oui. --Et ou seront-ils tous les deux? --Dans la meme poche. Celui a qui je donnerai votre foulard est celui a qui j'ai deja donne votre mouchoir. L'officier suit le lazzarone; le lazzarone remet le foulard au sbire, le sbire fourre le foulard dans sa poche. Le lazzarone, rendu a la liberte, s'esquive. Derriere le lazzarone vient l'officier. L'officier met la main sur le collet du sbire, le sbire tombe a genoux. Comme le sbire de cette espece a ete lazzarone avant d'etre sbire, il comprend tout: c'est lui qui est le vole. Il a voulu jouer son associe, il a ete joue par lui. Tous autres qu'un lazzarone et un sbire se brouilleraient en pareille circonstance: mais le lazzarone et le sbire ne se brouillent pas pour si peu de chose: c'est a l'oeuvre qu'on reconnait l'ouvrier. Le lazzarone et le sbire se sont reconnus pour deux ouvriers de premiere force; ils ont pu s'apprecier l'un l'autre. Gare aux poches! ce sera desormais entre eux a la vie et a la mort. Note: [1] A Naples, on a toujours deux mouchoirs dans sa poche: un mouchoir de batiste pour s'essuyer, un mouchoir de soie pour se moucher; il y a meme des elegants qui en ont un troisieme avec lequel ils epoussettent leurs bottes, pour faire croire qu'ils sont venus en voiture. XI Le roi Nasone. Je ne sais pas si les lazzaroni, ennuyes de leur liberte, demanderent jamais un roi comme les grenouilles de la fable, mais ce que je sais, c'est qu'un jour Dieu leur envoya un. Celui-la n'etait ni un baliveau ni une grue: c'etait un renard, et un des plus fins que la race royale ait jamais produits. Ce roi eut trois noms: Dieu le nomma Ferdinand IV, le congres le nomma Ferdinand 1er, et les lazzaroni le nommerent le roi Nasone. Dieu et le congres eurent tort: un seul de ses trois noms lui resta: c'est celui qui lui a ete donne par les lazzaroni. L'histoire, a la verite, lui a conserve indifferemment les deux autres, ce qui n'a pas contribue a la rendre plus claire: mais qui est-ce qui lit l'histoire, si ce n'est les historiens lorsqu'ils corrigent leurs epreuves! A Naples, personne ne connait donc ni Ferdinand 1er ni Ferdinand IV; mais, en revanche, tout le monde connait le roi Nasone. Chaque peuple a eu son roi qui a resume l'esprit de la nation. Les Ecossais ont eu Robert-Bruce, les Anglais ont eu Henri VIII, les Allemands ont eu Maximilien, les Francais ont eu Henri IV, les Espagnols ont eu Charles V, les Napolitains ont eu _Nasone_ [1]. Le roi Nasone etait l'homme le plus fin, le plus fort, le plus adroit, le plus insouciant, le plus indevot, le plus superstitieux de son royaume, ce qui n'est pas peu dire. Moitie Italien, moitie Francais, moitie Espagnol, jamais il n'a su un mot d'espagnol, de francais ni d'italien; le roi Nasone n'a jamais su qu'une langue, c'etait le patois du mole. Il a eu pour enfans le roi Francois, le prince de Salerne, la reine Marie-Amelie, c'est-a-dire un des hommes les plus savans, un des princes les meilleurs, une des femmes les plus admirablement saintes qui aient jamais existe. Le roi Nasone monta sur le trone a six ans, comme Louis XIV, et mourut presque aussi vieux que lui. Il regna de 1759 a 1825, c'est-a-dire 66 ans y compris sa minorite. Tout ce qui s'accomplit de grand en Europe dans la derniere moitie du siecle passe et dans le premier quart du siecle present s'accomplit sous ses yeux. Napoleon tout entier passa dans son regne. Il le vit naitre et grandir, il le vit decroitre et tomber. Il se trouva mele a ce drame gigantesque qui bouleversa le monde de Lisbonne a Moscou, et de Paris au Caire. Le roi Nasone n'avait recu aucune education; il avait eu pour gouverneur le prince de San-Miandro, qui, n'ayant jamais rien su, n'avait pas juge necessaire que son eleve en apprit plus que lui. En echange, le roi faisait des armes comme Saint-Georges, montait a cheval comme Rocca Romana, et tirait un coup de fusil comme Charles X. Mais d'arts, mais de sciences, mais de politique, il n'en fut pas un seul instant question dans le programme de l'education royale. Aussi de sa vie le roi Nasone n'ouvrit-il un livre ou ne lut-il un memoire. Quand il fut majeur, il laissa regner son ministre, quand il fut marie, il laissa regner sa femme. Il ne pouvait se dispenser d'assister aux conseils d'Etat, mais il avait defendu qu'il y parut un seul encrier, de peur que sa vue n'entrainat a des ecritures. Restait son seing, qu'il ne pouvait se dispenser de donner au moins une fois par jour. Napoleon, dans le meme cas, avait reduit le sien a cinq lettres d'abord, a trois ensuite, puis enfin a une seule. Le roi Nasone fit mieux, il eut une griffe. Aussi passait-il le meilleur de son temps a chasser a Caserte ou a pecher au Fusaro; puis la chasse finie ou la peche terminee, le roi se faisait cabaretier, la reine se faisait cabaretiere, les courtisans se faisaient garcons de cabaret, et l'on detaillait au dessous du cours des comestibles ordinaires, les produits de la chasse ou de la peche, le tout avec l'accompagnement de disputes et de jurons qu'on aurait pu rencontrer dans une halle ordinaire. Cela etait un des grands plaisirs du roi Nasone. Le roi Nasone savait de qui tenir son amour pour la chasse. Son pere, le roi Charles III, avait fait batir le chateau de Capo-di-monti par la seule raison qu'il y avait sur cette colline, au mois d'aout, un abondant passage de becfigues. Malheureusement, en jetant les fondations de cette villa, on s'etait apercu qu'au dessous des fondations s'etendaient de vastes carrieres d'ou, depuis dix mille ans, Naples tirait sa pierre. On y ensevelit trois millions dans des constructions souterraines; apres quoi on s'apercut qu'il ne manquait qu'une chose pour se rendre au chateau, c'etait un chemin. On comprend que si Charles III, comme son fils, avait eu le gout du commerce et avait vendu ses becfigues, il eut, selon toute probabilite, en les vendant au prix ordinaire, perdu quelque chose, comme un millier de francs sur chacun d'eux. Le contre-coup de la revolution francaise vint troubler le roi Nasone au milieu de ses plaisirs. Un jour il lui prit envie de chasser a l'homme au lieu de chasser au daim ou au sanglier; il lacha sa meute sur la piste des republicains et vint les attaquer aux environs de Rome. Malheureusement le Francais est un animal qui revient sur le chasseur. Le roi Nasone le vit revenir et fut oblige d'abandonner la place et de gouverner au plus vite sur Naples; encore fallut-il qu'il changeat de costume avec le duc d'Ascoli, son ecuyer. Il prit la gauche, ordonna au duc de le tutoyer, et le servit tout le long de la route comme si le duc d'Ascoli eut ete Ferdinand et qu'il eut ete le duc d'Ascoli. Plus tard, un des grands plaisirs du roi etait de raconter cette anecdote. L'idee que le duc d'Ascoli aurait pu etre pendu a la place du roi mettait la cour en fort belle humeur. Arrive a Naples sans accident, le roi jugea qu'il n'etait point prudent a lui de s'arreter la; il s'adressa a son bon ami Nelson, lui demanda un vaisseau, monta dessus avec la reine, son ministre Acton et la belle Emma Lyonna, a laquelle nous reviendrons bientot; mais un vent contraire s'eleva: le vaisseau ne put sortir du golfe et fut force de revenir jeter l'ancre a une centaine de pas de la terre. Alors, ministres, magistrats, officiers, accoururent pour supplier le roi de revenir a Naples; mais le roi tint bon pour la Sicile et envoya promener officiers, magistrats et ministres, marmottant sans cesse ses meilleures prieres pour que le vent changeat de direction. Au premier souffle qui vint du nord, on leva l'ancre et on s'eloigna a pleines voiles. Mais la satisfaction du roi ne fut point de longue duree. A peine la flottille avait-elle gagne la haute mer qu'une tempete terrible s'eleva; en meme temps le jeune prince Alberto tomba malade. Le roi avait pris pour capitaine de son vaisseau l'amiral Nelson, qui passait a cette epoque pour le premier marin du monde, et cependant, comme si Dieu eut poursuivi le roi en personne, le mat de misaine et la grande vergue de son batiment furent brises, tandis qu'il voyait a cent pas de lui la fregate de l'amiral Carracciolo, sur laquelle il avait refuse de monter, se fiant plus a son allie qu'a son sujet, s'avancer au milieu de la tempete, calme et comme si elle commandait aux vents. Plusieurs fois le roi hela ce batiment, qui, pareil a celui du _Corsaire rouge_, semblait un navire enchante, pour s'informer s'il ne pourrait point passer a son bord; mais quoiqu'a chaque signal du roi l'amiral lui-meme se fut mis en mer dans une chaloupe et se fut approche du vaisseau royal pour recevoir les ordres de Sa Majeste, le peril du transport etait trop grand pour que Carraciolo osat en courir la responsabilite. Cependant a chaque heure le danger augmentait. Enfin on arriva en vue de Palerme, mais le voisinage de la terre augmentait encore le danger: si habile marin que fut Nelson, il en savait moins pour entrer dans le port par un gros temps que le dernier pilote cotier. Il fit donc un signal pour demander s'il se trouvait sur la flottille un homme plus familiarise que lui avec ces parages. Aussitot une barque montee par un officier se detacha d'un des batimens, emportee par le vent comme une feuille, et s'approcha du vaisseau royal. Lorsqu'elle fut a portee, on jeta une corde, l'officier la saisit, on le hissa a bord: c'etait le capitaine Giovanni Beausan, eleve et ami de Carracciolo; il repondit de tout. Nelson lui remit le commandement: une heure apres on entrait dans le port de Palerme, et le meme soir on debarquait a Castello-a-Mare. Le lendemain, au point du jour, le roi chassait a son chateau de la Favorite, avec autant de plaisir et d'entrain que s'il n'eut pas perdu la moitie de son royaume. Pendant ce temps Championnet prenait Naples, et un beau matin le roi Nasone apprit que le monde liberal comptait une republique de plus. C'etait la republique parthenopeenne. Sa colere fut grande; il ne comprenait pas que ses sujets, abandonnes par lui, ne lui eussent pas garde plus exactement leur serment de fidelite; c'etait fort triste: le patrimoine de Charles III etait diminue de moitie; le roi des Deux-Siciles n'en avait plus qu'une. Noblesse et bourgeoisie avaient embrasse avec ardeur la cause de la revolution; il ne restait plus au roi Nasone que ses bons lazzaroni. Le roi Nasone s'en rapporta a Dieu et a saint Janvier de changer le coeur de ses sujets, fit voeu d'elever une eglise sur le modele de Saint-Pierre s'il rentrait jamais dans sa bonne ville de Naples, et continua de chasser. Il est vrai que, comme nous l'avons dit, le roi Nasone etait un merveilleux tireur. Quoiqu'il ne chassat jamais qu'a balles franches, il etait sur de ne toucher l'animal qu'au defaut de l'epaule; et, sur ce point, Bas-de-Cuir aurait pu prendre de ses lecons. Mais le curieux de la chose, c'est qu'il exigeait que les chasseurs de sa suite en fissent autant que lui, sinon il entrait dans des coleres toujours fort prejudiciables au coupable. Un jour qu'on avait chasse toute la journee dans la foret de Fienzza, et que les chasseurs faisaient cercle autour d'un double rang de sangliers abattus, le roi avisa un des cadavres frappes au ventre. Aussitot le rouge lui monta a la figure, et se retournant vers sa suite:--_Che e il porco che a fatto un tal colpo_? s'ecria-t-il, ce qui voulait dire en toutes lettres: Quel est le porc qui a fait un pareil coup? --C'est moi, sire, repondit le prince de San-Cataldo. Faut-il me pendre pour cela? --Non, dit le roi, mais il faut rester chez vous. Et desormais le prince de San-Cataldo ne fut plus invite aux chasses royales. Un des crimes qui avaient le privilege d'exciter a un degre presque egal la colere de Sa Majeste, etait de se presenter devant elle avec des favoris longs et des cheveux courts. Tout homme dont le menton n'etait point rase, dont le crane n'etait point poudre a blanc, et dont la nuque n'etait point ornee d'une queue plus ou moins longue, etait pour le roi Nasone un jacobin a pendre. Un jour, le jeune prince Peppino Ruffo, qui avait tout perdu au service du prince, qui avait abandonne famille et patrie pour le suivre, eut l'imprudence de se presenter devant lui sans poudre et avec une paire de ces beaux favoris napolitains que vous savez. Le roi ne fit qu'un bond de son fauteuil a lui, et le saisissant a pleines mains par la barbe:--Ah! brigand! ah! jacobin! ah! septembriseur! s'ecria-t-il. Mais tu sors donc d'un club, que tu oses te presenter ainsi devant moi? --Non, sire, repondit le jeune homme, je sors d'une prison ou j'ai ete jete il y a trois mois, comme trop fidele sujet de Votre Majeste. Cette raison, si peremptoire qu'elle fut, ne calma pas entierement le roi, qui garda rancune au pauvre Peppino Ruffo, meme apres qu'il eut rase ses favoris, poudre ses cheveux, pris une queue postiche et substitue une culotte courte a ses pantalons. Il n'y avait par toute la Sicile qu'un homme qui fut aussi colere que le roi: c'etait le president Cardillo, qui, n'ayant pas un seul cheveu sur la tete et pas un seul poil au menton, etait entre tout d'abord dans les faveurs de son souverain, grace a la majestueuse perruque dont son front etait orne. Aussi, malgre son caractere emporte, le roi l'avait-il pris en amitie grande, malgre sa haine pour les gens de robe. Il le designait quelquefois pour faire sa partie reversi. Alors c'etait un spectacle donne a la galerie. Quand il jouait avec tout autre qu'avec le roi, le president lachait la bride a sa colere, foudroyait son partner de gros mots, faisait voler les jetons, les fiches, les cartes, l'argent, les chandeliers. Mais, lorsqu'il avait l'honneur de jouer avec le roi, le pauvre president avait les menottes, et il lui fallait ronger son frein. Il prenait bien toujours, dans une intention parfaitement claire, chandeliers, argent, cartes, fiches et jetons; mais tout a coup le roi, qui ne le perdait pas de vue, le regardait ou lui adressait un question; alors le president souriait agreablement, reposait sur la table la chose quelconque qu'il tenait a la main et se contentait d'arracher les boutons de son habit, qu'on retrouvait le lendemain semes sur le parquet. Un jour cependant que le roi avait pousse le pauvre president plus loin qu'a l'ordinaire, et que cette plaisanterie lui avait fait negliger son jeu, le prince s'apercut qu'un as dont il aurait pu se defaire lui etait reste. --Ah! mon Dieu! que je suis bete! s'ecria le prince, j'aurais pu donner mon as, et je ne l'ai pas fait. --Eh bien! je suis plus bete encore que votre Majeste, s'ecria le president, car j'aurais pu donner le quinola et il m'est reste dans les mains. Le prince, au lieu de se facher, eclata de rire; la reponse lui rappelant probablement l'urbanite de ses bons lazzaroni. Il faut tout dire aussi: le president Cardillo etait, comme Nemrod, un grand chasseur devant Dieu, et avait de magnifiques chasses, des chasses royales auxquelles il invitait son roi et auxquelles son roi lui faisait l'honneur d'assister. C'etait dans son magnifique fief d'Ilice que se passait la chose; et comme au milieu de la propriete s'elevait un chateau digne d'elle, Sa Majeste daignait, la veille des chasses, arriver, souper et coucher dans ce chateau, ou elle demeurait quelquefois deux ou trois jours de suite. Un soir on y arriva comme d'habitude avec l'intention de chasser le lendemain. Quand il s'agissait de chasser, le roi ne dormait pas. Aussi, apres s'etre tourne et retourne toute la nuit dans son lit, se leva-t-il au point du jour, et, allumant son bougeoir, se dirigea-t-il en chemise vers la chambre du seigneur suzerain. La cle etait a la porte; Ferdinand eut envie de voir quelle mine un president avait dans son lit. Il tourna la cle et entra dans sa chambre. Dieu servait le roi a sa guise. Le president, sans perruque et en chemise, etait assis au milieu de la chambre. Le roi alla droit a lui. Tandis que, surpris a l'improviste, le pauvre president demeurait sans bouger, le roi lui mit le bougeoir sous le nez pour bien voir la figure qu'il faisait, puis il commenca a faire le tour de la statue et du piedestal avec une gravite admirable, tandis que la tete seule du president, mobile comme celle d'un magot de la Chine, l'accompagnait par un mouvement de rotation centrale, egal au mouvement circulaire. Enfin les deux astres qui accomplissaient leur periple, se retrouverent en face l'un de l'autre. Et, comme le roi continuait de garder le silence: --Sire, dit le president avec le plus grand sang-froid, le fait n'etant pas prevu par les lois de l'etiquette, faut-il que je me leve ou faut-il que je reste? --Reste, reste, dit le roi, mais ne nous fais pas attendre; voila quatre heures qui sonnent. Et il sortit de la chambre aussi gravement qu'il y etait entre. Bientot l'honneur que le roi faisait au president Cardillo en allant ainsi chasser chez lui eveilla l'ambition des courtisans; il n'y eut pas jusqu'aux abbesses des premiers couvens de Palerme qui, peuplant leurs parcs de chevreuils, de daims et de sangliers, ne fissent inviter le roi a venir donner aux pauvres recluses dont elles dirigeaient les ames la distraction d'une chasse. On comprend que Sa Majeste se garda bien de refuser de pareilles invitations. Le roi etait quelque peu galant; il oublia presque sa colonie de San-Lucio. Cette colonie de San-Lucio etait cependant quelque chose de fort agreable. C'etait un charmant village, situe a trois ou quatre lieues de Naples, appartenant corps et biens au roi; les ames seules appartenaient a Dieu, ce qui n'empechait pas le diable d'en avoir sa part. San-Lucio etait, moins le turban et le lacet, devenu le serail du sultan Nasone. Comme le shah de Perse, il aurait pu une fois faire part a ses amis et connaissances de quatre-vingts naissances dans le meme mois. Aussi la population de San-Lucio a-t-elle encore aujourd'hui des privileges que n'a aucun autre village du royaume des Deux-Siciles: ses habitans ne paient pas de contributions et echappent a la loi du recrutement. En outre, chacun, quel que soit son age ou son sexe, a la pretention d'etre quelque peu parent du roi actuel. Seulement, les plus ages l'appellent mon neveu, et les plus jeunes mon cousin. Le roi Nasone en etait donc la en Sicile, chassant tous les jours soit dans ses forets a lui, soit dans celles du president, soit dans les parcs des abbesses, faisant tous les soirs sa partie d'ombre, de whist ou de reversi, et ne regrettant au monde que son chateau de Capo-di-Monti, ou il y avait tant de becfigues; son lac de Fusaro, ou il y avait tant de poissons; et sa place du Mole, ou il y avait tant de lazzaroni, lorsqu'un jour un homme de cinquante a cinquante-cinq ans environ se presenta pour lui demander l'autorisation de reconquerir son royaume: cet homme, c'etait le cardinal Ruffo. Fabrizio Ruffo etait ne d'une famille noble, mais peu considerable. Seulement, comme il avait le genie de l'intrigue developpe a un point fort remarquable, il avait fait, grace au pape Pie VI, dont il etait devenu le favori, un assez beau chemin dans la carriere de la prelature, et il avait ete nomme a un haut emploi dans la chambre pontificale. Arrive la, il eut l'adresse de faire sa fortune en trois ans et la maladresse de laisser voir qu'il l'avait faite. Il en resulta que son faste ayant fait scandale, Pie VI fut force de lui demander sa demission. Ruffo la lui donne, vint a Naples, et obtint l'intendance du chateau de Caserie. Il y servait de son mieux le roi Nasone dans les plaisirs que Sa Majeste allait chercher dans sa villa, lorsque Sa Majeste se refugia en Sicile. Le cardinal Ruffo l'y suivit. La, tandis que le roi chassait le jour et jouait le soir, Ruffo revait de reconquerir le royaume. La face des choses changeait en Italie, les defaites succedaient aux defaites; Bonaparte semblait avoir transporte de l'autre cote de la Mediterranee la statue de la Victoire. Les ennemis que le directoire avait a combattre croissaient chaque jour. La flotte turque et la flotte russe combinees avaient repris quelques unes des iles louiennes, assiegeaient Corfou et annoncaient hautement que, des qu'elles se seraient rendues maitresses de ce point important, elles feraient voile vers les cotes de l'Italie. L'escadre anglaise n'attendait qu'un signal pour se reunir a elles. Fabrizio Ruffo esperait donc qu'en mettant le feu aux Calabres, ce feu, comme une trainee de poudre, gagnerait rapidement Naples et embraserait la capitale. Il vint donc, comme nous l'avons dit, trouver le roi. Le roi, a qui il ne demandait ni hommes ni argent, mais seulement son autorisation et ses pleins pouvoirs, donna tout ce que le cardinal demandait; apres quoi, roi et cardinal echangerent leur benediction. Le cardinal partit pour les montagnes de la Calabre, et le roi pour la foret de Fienzza. Deux mois a peu pres s'ecoulerent. Pendant ces deux mois, le roi, tout en chassant a la Favorite, a Montreal ou a Nice, avait vu passer une foule de vaisseaux russes, turcs et anglais se dirigeant vers sa capitale. Un soir meme, en rentrant, il avait appris que Nelson avait quitte Palerme pour prendre le commandement general de la flotte. Enfin, un matin, il recut un courrier qui lui annonca que le cardinal Ruffo venait d'entrer a Naples, que la republique parthenopeenne, qui etait venue avec Championnet, s'en etait allee avec Macdonald, et que les republicains avaient obtenu une capitulation en vertu de laquelle ils rendaient les forts, mais qui leur accordait en echange vie et bagages saufs. Cette capitulation etait signee de Foote pour l'Angleterre, de Keraudy pour la Russie, de Boncieu pour la Porte, et de Ruffo pour le roi. Tout au contraire de ce a quoi l'on s'attendait, Sa Majeste entra dans une grande colere; ou lui avait reconquis son royaume, ce qui etait fort agreable, mais on avait traite avec des rebelles, ce qui lui paraissait fort humiliant. Nasone etait petit-fils de Louis XIV, et il y avait en lui, tout populaire qu'il etait, beaucoup de l'orgueil et de l'omnipotence du grand roi. Il s'agissait donc de sauver l'honneur royal en dechirant la capitulation [2]. Cependant on craignait une chose: il y avait a cette heure a Naples un homme qui etait plus roi que le roi lui-meme; cet homme, c'etait Nelson. Or, Nelson etait arrive a l'age de quarante-un ans sans que son plus mortel ennemi eut eu d'autre reproche a lui faire qu'une trop grande intrepidite. Il avait des honneurs autant qu'un vainqueur en pouvait amasser sur sa tete. La ville de Londres lui avait envoye une epee, et le roi l'avait fait chevalier du Bain, baron du Nil et pair du royaume. Il avait une fortune princiere; car le gouvernement lui faisait mille livres sterling de rente, le roi l'avait dote d'une pension de cinquante mille francs, et la compagnie des Indes lui avait fait cadeau de cent mille ecus. Il y avait donc a craindre que Nelson, reconnu jusque alors, non seulement pour brave entre les braves, mais encore pour loyal entre les loyaux, n'eut le ridicule de tenir a cette double reputation, et, n'ayant rien fait jusque-la qui portat atteinte a son courage, ne voulut rien faire qui portat atteinte a son honneur. Et pourtant il fallait que la capitulation signee par Foote, de Keraudy et Bonnieu fut dechiree. On se rappela que c'etait une femme qui avait perdu Adam, et on jeta les yeux sur son amie Emma Lyonna pour damner Nelson.--Emma Lyonna etait une femme perdue de Londres. Son pere, on ne le connait pas; sa patrie, on l'ignore: on sait seulement que sa mere etait pauvre; on croit qu'elle naquit dans la principaute de Galles, voila tout. Un charlatan la rencontra et lui offrit de prendre part a une speculation nouvelle: c'etait de representer la deesse Hygie. Ce charlatan etait le docteur Graham, auteur de la _Megalanthropogenesie_. Emma Lyonna accepte; elle est installee dans le cabinet du docteur, a qui elle sert d'explication vivante. Emma Lyonna etait belle, on accourut pour la voir, les peintres demanderent a la copier; Hamney, l'un des artistes les plus populaires de l'Angleterre, la peignit en Venus, en Cleopatre, en Phryne. Des lors la vogue d'Emma Lyonna fut etablie, et la fortune de Graham fut faite. Parmi les jeunes gens qui, depuis l'exposition de la deesse Hygie, suivaient avec le plus d'assiduite les cours du docteur etait un jeune homme de la maison de Warwick nomme Charles Greville. Du jour ou il avait vu Emma Lyonna, il en etait devenu amoureux; il proposa a la belle statue de quitter le docteur pour lui. Emma Lyonna commencait a se lasser du poser pour les curieux el pour les peintres. Sa reputation etait faite; un jeune homme de l'aristocratie allait la mettre a la mode; elle accepta. En trois ans, la fortune de Charles Greville fut mangee, une place honorable qu'il occupait dans la diplomatie perdue, et il ne lui resta rien que la femme a laquelle il devait sa ruine pecuniaire et sa chute sociale. Alors il offrit a Emma de l'epouser, si grande etait la fascination que cette autre Lais exercait sur cet autre Alcibiade. Mais Emma Lyonna etait trop bonne calculatrice pour epouser un homme ruine; elle avait pris l'habitude de l'or et des diamans pendant ces trois annees, et elle ne voulait pas la perdre. Sous un pretexta de delicatesse dont le pauvre Charles Greville fut dupe, elle refusa. Alors une autre idee lui vint. Il avait a la cour de Naples un oncle riche et puissant, nomme sir Williams Hamilton. Il etait l'heritier du vieillard; il lui avait fait demander de l'argent et la permission d'epouser Emma Lyonna. L'oncle avait repondu par un double refus a celte double demande. Charles Greville connaissait le pouvoir d'Emma Lyonna sur les coeurs: il envoya sa belle sirene solliciter pour elle et pour lui. Il y avait en effet un charme fatal attache a cette femme. Le vieillard vit Emma Lyonna et en devint amoureux. Il offrit de faire a son neveu deux mille cinq cents livres sterling de rente si Emma Lyonna consentait a l'epouser lui-meme. Quinze jours apres, Charles Greville recevait son contrat de rente et Emma Lyonna devenait lady Hamilton. Le scandale fut grand. Toutefois, on ne pouvait refuser de recevoir la nouvelle mariee dans le monde. Tous les salons lui furent donc ouverts. La reine Caroline, cette fiere princesse d'Autriche, cette soeur de Marie-Antoinette, plus hautaine qu'elle encore, refusa completement de lui parler et affecta de lui tourner le dos chaque fois que le hasard jeta la reine et l'ambassadrice sur le meme chemin. Sur ces entrefaites, Nelson vint a Naples: le vainqueur de la Vera-Cruz, qui devait etre celui d'Aboukir et de Trafalgar, subit l'influence commune et devint amoureux. Nelson pouvait etre un Achille, mais ce n'etait ni un Hyacinthe ni un Paris; il avait perdu un oeil a Calvi et un bras a la Vera-Cruz. Mais lady Hamilton etait trop habile pour laisser echapper la fortune qui passait a la portee de sa main. Elle comprit tout de suite l'influence que Nelson allait prendre sur les evenemens et par consequent sur les hommes. L'Angleterre, pour Ferdinand et Caroline, etait non seulement une alliee, mais encore une liberatrice: Nelson devenait pour eux non seulement un heros, mais presque un dieu. L'amour de Nelson changea tout pour Emma Lyonna. La reine descendit de son trone et fit la moitie du chemin qui la separait de l'aventuriere; Emma Lyonna daigna faire l'autre. Bientot on ne vit plus l'une sans l'autre. A la cour, au theatre, a Chiaja, a Toledo, dans sa voiture comme dans la loge royale, Emma Lyonna eut sa place de tous les jours, de toutes les heures, de tous les instans, Emma Lyonna fut la favorite de Caroline. Le jour des desastres arriva: Emma Lyonna, fidele a l'amitie ou plutot a l'ambition, accompagna le roi et la reine en Sicile, trainant Nelson a sa suite. Le terrible capitaine de la mer etait, avec elle, obeissant et doux comme un enfant. Ce fut sur cette femme que Caroline jeta les yeux pour perdre Nelson; ce lut a ces mains etranges que Dieu remit l'existence des hommes et le destin des royaumes. Emma Lyonna portait une lettre de creance concue en ces termes: "La Providence vous remet le sort de la monarchie napolitaine; je n'ai pas le temps de vous ecrire une lettre detaillee sur le service immense que nous attendons de vous. Milady, mon ambassadrice et mon amie, vous exposera ma priere et toute la reconnaissance de votre affectionnee, CAROLINE." Dans cette lettre etait contenu un decret du roi qui portait que "l'intention du roi n'avait jamais ete de traiter avec des sujets rebelles; qu'en consequence les capitulations des forts etaient revoquees; que les partisans de la pretendue republique parthenopeenne etant plus ou moins coupables de lese-majeste, une junte d'Etat serait etablie pour les juger, et punirait les plus coupables par la mort, les autres par la prison et l'exil, tous par la confiscation de leurs biens." Une autre ordonnance devait faire connaitre les volontes ulterieures de Sa Majeste et la maniere dont elles seraient executees. A la rigueur, le roi et la reine pouvaient ecrire ces choses, ils n'avaient rien signe: ils voyaient les evenemens accomplis au point de vue de leur pouvoir et de leur dignite. Mais Nelson, l'homme du peuple; Nelson, le fils d'un pauvre ministre du village de Burnham-Thorp; Nelson, dont la parole etait engagee par la signature de son representant; Nelson, qui, dans tous ces demeles de peuple a rois, devait etre calme, impartial et froid comme la statue de la Justice; Nelson, sur lequel l'Europe avait les yeux ouverts, et dont le monde n'attendait qu'un mot pour le proclamer le defenseur de l'humanite, comme il etait deja l'elu de la gloire; Nelson, quelle excuse avait-il et que repondra-t-il a Dieu quand Dieu lui demandera compte de l'existence de vingt-cinq mille hommes sacrifies a un fol amour? Le navire qui portait Emma Lyonna aborda un soir le navire qui portait Nelson; une heure apres, le navire repartait pour Palerme, emportant pour tout message cette seule reponse: "Tout va bien." Le lendemain la capitulation etait dechiree. Parmi toutes les victimes, il y en avait une qui devait etre sacree pour Nelson: c'etait son collegue l'amiral Carracciolo. Apres avoir conduit le roi en Sicile avec un bonheur qui avait fait envie a celui qui passait a cette epoque pour le premier homme de mer qui existat, Carracciolo avait demande la permission de revenir a Naples et l'avait obtenue. La il avait pris parti pour les republicains, avait combattu avec eux, avait traite comme eux, et, comme eux, eut du etre sous la garde de l'honneur de trois grandes nations. Carracciolo etait parvenu a echapper aux premieres recherches, et par consequent aux premiers massacres; mais, trahi par un domestique, il fut pris dans la chambre ou il etait cache. A peine Nelson eut-il appris son arrestation qu'il le reclama comme son prisonnier. Une action grande et genereuse pouvait servir non pas de contre-poids, mais de palliatif a la trahison de l'amiral anglais; Nelson pouvait reclamer son collegue pour l'arracher a la junte d'Etat; on le crut, on l'applaudit: Nelson reclamait son collegue pour le faire pendre sur son propre vaisseau! Le proces fut court: il commenca a neuf heures du matin; a dix heures, on fit dire a Nelson que la cour venait de decider qu'on accueillerait les preuves et les temoignages en faveur de l'accuse, decision qui, dans tous les pays du monde, est un droit et non une faveur. Nelson repondit que c'etait inutile, et la cour passa outre. A midi, on vint annoncer a Nelson que l'accuse etait condamne a la prison perpetuelle. --Vous vous trompez, dit Nelson au comte de Thun, qui lui annoncait cette sentence, il a ete condamne a la peine de mort. La cour gratta le mot _prison_ et ecrivit le mot _mort_ a la place. A une heure, on vint dire a Nelson que le condamne demandait a etre fusille au lieu d'etre pendu. --Il faut que justice ait son cours, repondit Nelson. En consequence, on transporta Carracciolo a bord de la _Minerve_; c'etait le vaisseau sur lequel il combattait de preference. L'amiral l'avait constamment soigne comme un pere soigne son propre fils; et cependant, pendant le temps qu'il etait reste a bord du vaisseau anglais, il avait remarque une foule de ces details de construction qui faisaient alors et qui font encore de la marine de la Grande-Bretagne une des premieres marines du monde: ces details, il les expliquait a un jeune officier qui avait servi sous lui, et il en etait arrive a un point important de sa demonstration, lorsque le greffier s'avanca vers lui, le jugement a la main. Carracciolo s'interrompit, ecouta la sentence avec le plus grand calme; puis, la lecture terminee: --Je disais donc... reprit l'amiral, et il continua sa demonstration a l'endroit meme ou l'arret de mort l'avait interrompu. Dix minutes apres, le corps de l'amiral se balancait suspendu au bout d'une vergue. Le soir on coupa la corde, on attacha un boulet de trente-six aux pieds du cadavre, et on le jeta a la mer. Douze heures avaient suffi pour rassembler la cour, porter ce jugement, executer la sentence, et faire disparaitre jusqu'a la derniere trace du condamne. Pendant ce temps, les bons lazzaroni faisaient de leur mieux: ils attendaient en chantant et en dansant au pied de l'echafaud ou de la potence les cadavres qui sortaient des mains du bourreau, les jetaient dans des buchers; puis, lorsqu'ils etaient cuits selon leur gout, ils en grignotaient le foie ou le coeur, tandis que les autres, portes par leur nature a des amusemens plus champetres, se faisaient des sifflets avec les os des bras, et des flutes avec les os des jambes. Trois mois de jugemens, d'executions et de supplices avaient retabli le calme dans la ville de Naples. Le roi et la reine recurent donc avis qu'ils pouvaient rentrer dans leur capitale. Pendant ces trois mois, Nelson et Emma Lyonna ne s'etaient point quittes: ce furent trois malheureux pour ces tendres amans. D'ailleurs, de nouveaux honneurs pleuvaient sur Nelson et rejaillissaient sur sa maitresse: le vainqueur d'Aboukir avait ete fait baron du Nil, le lacerateur du traite de Naples fut fait duc de Bronte. Le surlendemain de l'execution de Carracciolo, on signala une flottille venant de Sicile; c'etait le roi qui revenait prendre possession de son royaume. Mais le roi ne regardait pas encore le sol de Naples comme bien affermi; il resolut de stationner quelques jours dans le port, et de recevoir ses fideles sujets sur son vaisseau. Bientot le vaisseau fut entoure de barques; c'etaient des ministres qui apportaient des ordonnances, c'etaient des deputes qui venaient debiter des harangues, c'etaient des courtisans qui venaient mendier des places. Tous furent recus avec ce visage souriant et paternel d'un roi qui rentre dans son royaume. Quelques barques seulement furent ecartees de la cour comme importunes: c'etaient celles qui portaient quelques ennuyeux solliciteurs venant demander la grace de leurs parens condamnes a mort. La soiree se passa en fetes: il y eut illumination et concert sur le vaisseau royal. Or, ecoutez que je vous dise l'etrange spectacle qu'eclaira cette illumination, que je vous raconte l'evenement inoui qui troubla ce concert. C'etait dans la nuit du 30 juin au 1er juillet: le roi etait fatigue de tout ce bruit, de toutes ces adulations, de toutes ces lachetes, car Nasone etait homme d'esprit avant tout, et son regard voyait tout d'abord le fond de la chose. Il monta seul sur le pont et alla s'appuyer au bastingage du gaillard d'arriere, et, tout en sifflotant un air de chasse, il se mit a regarder cette mer infinie, si calme et si tranquille qu'elle reflechissait toutes les etoiles du ciel. Tout a coup, a vingt pas de lui, du milieu de cette nappe d'azur surgit un homme qui sort de l'eau jusqu'a la ceinture et demeure immobile en face de lui. Le roi fixe les yeux sur l'apparition, tressaille, regarde encore, palit, veut reculer et sent ses jambes qui lui manquent; il veut appeler et sent sa voix qui le trahit. Alors, immobile, l'oeil fixe, les cheveux herisses, la sueur au front, il reste cloue par la terreur. Cet homme qui sort de l'eau jusqu'a la ceinture, c'est l'ancien ami du roi, c'est le condamne de la surveille, c'est l'amiral Carracciolo, qui, la tete haute, la face livide, la chevelure ruisselante, s'incline et se redresse a chaque mouvement de la houle, comme pour saluer une derniere fois le roi. Enfin les liens qui retenaient la langue de Ferdinand se brisent, et l'on entend ce cri terrible retentir jusque dans les entrailles du batiment. --Carracciolo! Carracciolo!... A ce cri, tout le monde accourt; mais au lieu de s'evanouir, l'apparition reste visible pour tous. Les plus braves s'emeuvent. Nelson, qui, enfant, demandait ce que c'etait que la peur, palit d'emotion et d'angoisse; et repete l'ordre donne par le roi de gouverner vers la terre. Alors, en un clin d'oeil, le batiment se couvre de voiles, s'incline et glisse doucement vers Sainte-Lucie, pousse par la brise de mer; mais voila, chose terrible! que le cadavre, lui aussi, s'incline, suit le sillage, et, mu par la force d'attraction, semble poursuivre son meurtrier. En ce moment, le chapelain parait sur le pont; le roi se jette dans ses bras:--Mon pere! mon pere! s'ecria-t-il, que me veut donc ce mort qui me poursuit? --Une sepulture chretienne, repond le chapelain. --Qu'on la lui donne, qu'on la lui donne a l'instant meme! s'ecria Ferdinand en se precipitant par l'ecoutille, afin de ne plus voir cet etrange spectacle. Nelson ordonna de mettre une barque a la mer et d'aller chercher le cadavre; mais pas un matelot napolitain ne consentit a se charger de cette mission. Dix matelots anglais descendirent dans la yole, huit ramerent, deux tirerent le cadavre hors de l'eau. La cause du miracle fut alors connue. L'amiral, comme nous l'avons dit, avait ete jete a la mer avec un boulet de trente-six seulement attache aux pieds. Or, le corps s'etait enfle dans l'eau, et le poids etant trop faible pour le retenir au fond, il etait remonte a la surface de la mer, et, par un effet d'equilibre, il s'etait dresse jusqu'a la ceinture; puis, pousse par le vent et entraine par le sillage, il avait suivi le vaisseau. Le lendemain il fut enterre dans la petite eglise de Sainte-Marie-a-la-Chaine. Apres quoi, le roi fit son entree triomphale dans sa capitale, et regna paisiblement sur son peuple jusqu'au moment ou Napoleon lui fit signifier qu'il venait de disposer du royaume de Naples en faveur de son frere Joseph. Le roi Nasone prit la chose en philosophe, et s'en retourna chasser a Palerme. Ce nouvel exil dura jusqu'au 9 juin 1815, epoque a laquelle Joachim Murat, qui avait succede a Joseph Napoleon, etait tombe a son tour. Sa Majeste napolitaine revint chasser a Capo-di-Monti et a Caserte. Notes: [1] Qu'on ne prenne point ce sobriquet en mauvaise part; c'est comme si, au lieu de dire Philippe V, nous disions Philippe-le-Long. [2] Voici tes termes de cette capitulation: 1. Le chateau Neuf et le chateau de l'Oeuf, avec armes et munitions, seront remis aux commissaires de Sa Majeste le roi des Deux-Siciles et de ses allies; l'Angleterre, la Prusse, la Porte-Ottomane. 2. Les garnisons republicaines des deux chateaux sortiront avec les honneurs de la guerre et seront respectees dans leurs personnes et dans leurs biens meubles et immeubles. 3. Elles pourront choisir de s'embarquer sur des vaisseaux parlementaires pour etre transportees a Toulon, ou de rester dans le royaume sans avoir rien a craindre ni pour elles ni pour leurs familles. Les vaisseaux seront fournis par les ministres du roi. 4. Ces conditions et ces clauses seront communes aux personnes des deux sexes enfermees dans les forts, aux republicains faits prisonniers dans le cours de la guerre par les troupes royales ou alliees, et au camp de Saint-Martin. 5. Les garnisons republicaines ne sortiront des chateaux que quand les vaisseaux destines au transport de ceux qui auront choisi le depart seront prets a mettre a la voile. 6. L'archeveque de Salerne, le comte Michevieux, le comte Dillon et l'eveque d'Avellino resteront comme otages dans le fort Saint-Elme, jusqu'a ce qu'on ait appris a Naples la nouvelle certaine de l'arrivee a Toulon des vaisseaux qui auront transporte dans cette ville les garnisons republicaines. Les prisonniers du parti du roi et les otages retenus dans les forts seront mis en liberte aussitot apres la ratification de la presente capitulation. XIII Anecdotes. Quelque temps apres le retour du roi a Naples, Charles IV vint l'y rejoindre; celui-la aussi etait exile de son royaume; mais il n'avait pas meme une Sicile ou se refugier, et il venait demander l'hospitalite a son frere. Celui-la aussi etait un grand chasseur et un grand pecheur: aussi les deux freres, si long-temps separes, ne se quittaient-ils plus, et chassaient-ils ou pechaient-ils du matin jusqu'au soir. Ce n'etait plus que parties de chasse dans le parc de Caserte ou dans le bois de Persano, que parties de peche au lac Fusaro ou a Castellamare. On se rappelle la grande tendresse de Louis XIV pour Monsieur. Assez indifferent pour sa femme, assez egoiste envers ses maitresses, assez severe pour ses enfans, Louis XIV n'aimait que Monsieur, et cette amitie s'augmentait, disait-on, de son indifference profonde pour tout autre. Quelques nuages avaient bien de temps en temps passe entre eux; mais ces nuages s'etaient promptement dissipes au soleil ardent de la fraternite. Aussi, le lendemain de la nuit ou mourut Monsieur, personne n'osait se risquer a aborder le grand roi, qui, enferme dans son cabinet, s'abandonnait a la douleur. Enfin, dit Saint-Simon, madame de Maintenon se risqua, et trouva Louis XIV le nez au vent, le jarret tendu, et chantonnant un petit air d'opera a sa louange. Meme chose a peu pres devait se passer entre Ferdinand Ier et Charles IV. Une partie avait ete liee entre les deux princes pour aller chasser au bois de Persano, lorsqu'au moment du depart du roi Charles IV se trouva legerement indispose; mais comme l'auguste malade savait par sa propre experience quelle contrariete c'est qu'une partie de chasse remise, il exigea que son frere allat a Persano sans lui; ce a quoi Ferdinand 1er ne consentit qu'a la condition que si le roi Charles IV se sentait plus indispose il le lui ferait dire. Le malade s'y engagea sur sa parole. Le roi embrassa son frere et partit. Dans la journee, l'indisposition sembla prendre quelque gravite. Le soir, le malade etait fort souffrant. Pendant la nuit, la situation empira tellement que, sur les deux heures du matin, on expedia un courrier porteur d'une lettre de la duchesse de San-Florida, laquelle annoncait au roi que, s'il voulait embrasser une derniere fois son frere, il fallait qu'il revint en toute hate. Le courrier arriva comme Sa Majeste montait a cheval pour se rendre a la chasse. Le roi prit la lettre, la decacheta, et levant lamentablement les yeux au ciel: --Oh! mon Dieu! mon Dieu! messieurs, quel malheur! s'ecria-t-il, le roi d'Espagne est gravement malade! Et comme chacun, prenant une figure de circonstance, allongeait son visage le plus qu'il pouvait: --Heu! continua le roi avec cet accent napolitain dont rien ne peut rendre l'expression, je crois qu'il y a beaucoup d'exageration dans le rapport qu'on me fait. Chassons d'abord, messieurs; ensuite on verra. Les courtisans reprirent leur figure habituelle; on arriva au rendez-vous et l'on commenca de chasser. A peine avait-on tire dix coups de fusils, car la chasse que preferait Sa Majeste etait la chasse au tir, qu'un second courrier arriva. Celui-ci annoncait que le roi Charles IV etait a toute extremite et ne cessait de demander son frere. Il n'y avait plus de doute a conserver sur la situation desesperee du malade. Aussi le roi Ferdinand, qui etait homme de resolution, prit-il aussitot son parti; et comme les courtisans attendaient les premieres paroles du roi pour regler leur visage sur ces paroles: --Heu! fit-il de nouveau, mon frere est malade mortellement ou il ne l'est pas. S'il l'est, quel bien lui fera-t-il que je vienne? S'il ne l'est pas, il sera desespere de savoir que pour lui j'ai manque une si belle chasse. Chassons donc, messieurs. Et on se remit a la besogne de plus belle. Le soir, en rentrant, on trouva un courrier qui annoncait que Charles IV etait mort. La douleur que ressentit le roi fut si profonde qu'il comprit qu'il devait, avant tout, la combattre par quelque puissante distraction. En consequence, il donna ses ordres pour qu'une chasse plus belle encore que celle qu'on venait de faire eut lieu pour le lendemain et le surlendemain. On tua cent cinquante sangliers et deux cents daims dans ces trois chasses. Mais qu'on ne croie point pour cela que Ferdinand avait oublie le defunt. A chaque beau coup qu'il faisait ou voyait faire, il s'ecriait:--Ah! si mon pauvre frere etait la, qu'il serait heureux! Le troisieme jour le roi revint, ordonna un convoi magnifique et prit le deuil pour trois mois, lui et toute sa cour. Qu'on ne croie pas non plus que le roi Nasone avait un mauvais coeur. Les coeurs des dix-septieme et dix-huitieme siecles etaient faits ainsi. On vint un jour dire a Bassompierre, au moment ou il s'habillait pour aller danser un quadrille chez la reine Marie de Medicis, que sa mere, qu'il adorait, etait morte. --Vous vous trompez, repondit tranquillement Bassompierre en continuant de nouer ses aiguillettes, elle ne sera morte que lorsque le quadrille sera danse. Bassompierre dansa le quadrille; il y eut le plus grand succes, et rentra chez lui pour pleurer sa mere. La sensibilite est une invention moderne. Esperons qu'elle durera. A cote de cette indifference, a l'endroit de sa passion dominante, le roi Nasone avait parfois d'excellens mouvemens. Un jour, une pauvre femme, dont le mari venait d'etre condamne a mort, part d'Aversa sur le conseil de l'avocat qui l'avait defendu, et vint a pied a Naples pour demander au roi la grace de son mari. C'etait chose facile que d'aborder le roi, toujours courant qu'il etait, a pied ou a cheval dans les rues et sur les places de Naples, quand il n'etait pas a la chasse. Cette fois, malheureusement ou heureusement, le roi n'etait ni dans les rues ni dans son palais; il etait a Capo-di-Monti: c'etait la saison des becfigues. La pauvre femme etait ecrasee de fatigue; elle venait de faire quatre grandes lieues tout courant; elle demanda la permission d'attendre le roi. Le capitaine des gardes, touche de compassion pour elle, lui accorda sa demande. Elle s'assit sur la premiere marche de l'escalier par lequel devait monter le roi pour rentrer dans son appartement. Mais quelles que fussent la gravite de la situation ou elle se trouvait et la preoccupation qui agitait ses esprits, la fatigue fut plus forte que l'inquietude, et, apres avoir pendant quelque temps lutte en vain contre le sommeil, elle renversa sa tete contre le mur, ferma les yeux et s'endormit. Elle dormait a peine depuis un quart d'heure lorsque le roi rentra. Le roi avait ete ce jour-la plus adroit que d'habitude, et avait trouve des becfigues plus nombreux que la veille. Il etait donc dans une situation d'esprit des plus bienveillantes, lorsqu'en rentrant il apercut la pauvre femme qui l'attendait. On voulut la reveiller, mais le roi fit signe qu'on ne la derangeat point. Il s'approcha d'elle, la regarda avec une curiosite melee d'interet, puis, voyant l'angle de la petition qui sortait de sa poitrine, il la tira doucement et avec precaution, afin de ne pas troubler son sommeil, la lut, et ayant demande une plume, il ecrivit au bas: _Fortuna e duorme_. Ce qui correspond a peu pres a notre proverbe francais: _La fortune vient en dormant_. Puis il signa _Ferdinand, roi_. Apres quoi il ordonna de ne reveiller la bonne femme sous aucun pretexte, defendit qu'on la laissat parvenir jusqu'a lui, replaca la petition dans l'ouverture ou il l'avait prise, et remonta joyeusement chez lui, une bonne action sur la conscience. Au bout de dix minutes, la solliciteuse ouvrit les yeux, s'informa si le roi etait rentre, et apprit qu'il venait de passer devant elle pendant qu'elle dormait. Sa desolation fut grande; elle avait manque l'occasion qu'elle etait venue chercher de si loin et avec tant de fatigue; elle supplia le capitaine des gardes de lui permettre d'arriver jusqu'au roi; mais le capitaine des gardes refusa obstinement, en disant que Sa Majeste etait renfermee chez elle, declarant que de la journee ni de celle du lendemain elle ne sortirait de la chambre ni ne recevrait personne. Il fallut renoncer a l'espoir de voir le roi; la pauvre femme repartit pour Aversa desolee. La premiere visite, a son retour, fut pour l'avocat qui lui avait donne le conseil de venir implorer la clemence du roi; elle lui raconta tout ce qui s'etait passe et comment, par sa faute, elle avait laisse echapper une occasion desormais introuvable. L'avocat, qui avait des amis a la cour, lui dit alors de lui rendre la petition, et qu'il aviserait a quelque moyen de la faire remettre au roi. La femme remit a l'avocat la petition demandee. Par un mouvement machinal, l'avocat l'ouvrit; mais a peine y eut-il jete les yeux qu'il poussa un cri de joie. Dans la situation ou l'on se trouvait, le proverbe consolateur ecrit et signe de la main du roi equivalait a une grace. Effectivement, huit jours apres, le prisonnier etait rendu a la liberte, et cette fortune qui arrivait a la pauvre femme, ainsi que l'avait ecrit te roi Nasone, lui etait venue en dormant. Pres de cette action qui ferait honneur a Henri IV, citons des jugemens qui feraient honneur a Salomon. La marquise de C---- avait ete, a l'epoque de la mort de son mari, nommee tutrice de son fils, alors age de douze ans. Pendant les neuf annees qui le separaient encore de sa majorite, la marquise, femme pleine de sens et d'honneur, avait gere la fortune de son fils de telle facon que, grace a la retraite ou, quoique jeune encore, elle avait vecu, cette fortune s'etait presque doublee. La majorite du jeune homme arrivee, la marquise lui rendit ses comptes; mais celui-ci, pour tout remerciement, se contenta de faire a sa mere une espece de pension alimentaire qui la soutenait a peine au dessus de la misere. La mere ne dit rien, recut avec resignation l'aumone filiale, et se retira a Sorrente, ou elle avait une petite maison de campagne. Au bout d'un an, la petite pension manqua tout a coup; et tandis que le fils menait a Naples le train d'un prince, la mere se trouva a Sorrente sans un morceau de pain. Il fallait se resigner a mourir de faim ou se decider a se plaindre au roi. La pauvre mere epuisa jusqu'a sa derniere ressource avant d'en venir a cette extremite. Enfin, il n'y eut plus moyen d'aller plus avant. La marquise de C---- vint se jeter aux pieds de Nasone en lui demandant justice pour elle et pardon pour son fils. Le roi recut la petition que lui presentait la marquise de C----, et dans laquelle etaient consignes les details de la gestion maternelle; puis il se fit rendre compte de la situation des choses, vit que tous ces details etaient de la plus exacte verite, prit une plume et ecrivit: _Duri la minorita del figlio giache vive la madre_. "Dure la minorite du fils tant que vivra la mere." De singuliers bruits avaient couru sur le comte de B----. Son fils avait disparu, et l'on pretendait que, dans une querelle survenue entre le pere et le fils pour une femme qu'ils auraient aimee tous deux, le pere, dans un mouvement d'emportement, aurait tue le fils. Cependant ces bruits vagues n'existaient point a l'etat de realite; seulement, au dire du pere, le jeune homme etait absent et voyageait pour son instruction. Sur ces entrefaites, Ferdinand fut relegue en Sicile, et Joseph, puis Murat, vinrent occuper le trone de Naples. De si graves evenemens firent oublier les inculpations qui pesaient sur le comte de B----, qui, ayant pris du service a la cour du frere et du beau-frere de Napoleon, et etant parvenu a une grande faveur, vit s'eteindre jusqu'aux allusions a la sanglante aventure dans laquelle le bruit public l'accusait d'avoir joue un si terrible role. Tout le monde avait donc oublie ou paraissait avoir oublie le jeune homme absent, lorsque arriva la catastrophe de 1815. Murat, force de fuir de Naples, se refugia en France, et tous ceux qui l'avaient servi, sachant qu'il n'y avait point de pardon a esperer pour eux de la part de Ferdinand, n'attendirent point son arrivee et s'eparpillerent par l'Europe. Le comte de B---- fit comme les autres, et alla demander un asile a la Suisse, ou il demeura six ans. Au bout de six ans, il pensa que son erreur politique etait expiee par son exil, et ecrivit a Ferdinand pour lui demander la permission de rentrer a la cour. La lettre fut ouverte par le ministre de la police, qui, au premier travail, la presenta au roi. --Qu'est cela? dit Ferdinand. --Une lettre du comte de B----, Majeste. --Que demande-t-il? --Il demande a rentrer en grace pres de vous. --Comment donc! mais certainement, ce cher comte de B----, je le reverrai avec le plus grand plaisir. Passez-moi une plume. Le ministre passa la plume a Sa Majeste, qui ecrivit au dessous de la demande: _Torni, ma col figlio_ (qu'il revienne, mais avec son fils). Le comte de B---- mourut en exil. Comme ses amis les lazzaroni, le roi Nasone n'avait pas un grand attachement pour les moines. En echange, et comme eux encore, il avait un profond respect pour padre Rocco, dont il avait plus d'une fois ecoute les sermons en plein air. Aussi padre Rocco, dont nous aurons a parler longuement dans la suite de ce recit, avait-il au palais du roi des entrees aussi faciles que dans la plus pauvre maison de Naples. De plus, il va sans dire que padre Rocco, aux yeux duquel tous les hommes etaient egaux, avait conserve la meme liberte de paroles vis-a-vis du roi qu'a l'egard du dernier lazzarone. Un jour que toute la famille royale etait a Capo-di-Monte, on vit arriver padre Rocco. Aussitot de grands cris de joie retentirent dans le palais, et chacun accourut au devant du bon pretre, que personne n'avait vu depuis plus de dix-huit mois; c'etait au premier retour de Sicile, et apres la terrible reaction dont nous avons dit quelques mots. Padre Rocco venait de queter pour les pauvres prisonniers. Quand le roi, la reine, le prince Francois, le duc de Salerne et les dix ou douze courtisans qui avaient suivi la famille royale a Capo-di-Monte eurent donne leur aumone, padre Rocco voulut se retirer, mais Ferdinand l'arreta. --Un instant, un instant, padre Rocco, dit le roi; on ne s'en va pas comme cela. --Et comment s'en va-t-on, sire? --Chacun son impot. Nous vous devions une aumone, nous vous l'avons donnee. Vous nous devez un sermon: donnez-nous-le. --Oh! oui, oui, un sermon! crierent la reine, le prince Francois et le duc de Salerne. --Oh! oui, oui, un sermon! repeterent en choeur tous les courtisans. --J'ai l'habitude de precher devant des lazzaroni, sire, et non devant des tetes couronnees, repondit padre Rocco: excusez-moi donc si je crois devoir recuser l'honneur que vous me faites. --Oh! non pas, non pas; vous ne vous en tirerez point ainsi: nous vous avons donne votre aumone, il nous faut notre sermon; je ne sors pas de la. --Mais quel genre de sermon? demanda le pretre. --Faites-nous un sermon pour amuser les enfans. Le pretre se mordit les levres; puis, s'adressant au roi: --Vous le voulez donc absolument, sire? --Oui, certes, je le veux. --Ce sermon etant fait pour les enfans, ne vous etonnez point qu'il commence comme un conte de fee. --Qu'il commence comme il voudra, mais que nous l'ayons. --A vos ordres, sire. Et padre Rocco monta sur une chaise pour mieux dominer son auguste auditoire. --Au nom du Pere, du Fils et du Saint-Esprit! commenca padre Rocco. --Amen! interrompit le roi. --Il y avait une fois, continua le pretre en saluant le roi, comme pour le remercier de ce qu'il avait bien voulu lui servir de sacristain, il y avait une fois un crabe et une crabe... --Comment dites-vous cela? s'ecria Ferdinand, qui croyait avoir mal entendu. --Il y avait une fois un crabe et une crabe, reprit gravement padre Rocco, lesquels avaient eu en legitime mariage trois fils et deux filles qui donnaient les plus belles esperances. Aussi le pere et la mere avaient-ils place pres de leurs enfans les professeurs les plus distingues et les gouvernantes les plus instruites qu'ils avaient pu trouver a trois lieues a la ronde: ils avaient surtout recommande aux instituteurs et aux institutrices d'apprendre a leurs enfans a marcher droit. Quand l'education des trois enfans males fut finie, le pere les convoqua devant lui, et ayant laisse le professeur a la porte, afin que, les eleves n'etant pas soutenus par sa presence, il put mieux juger de l'education qu'ils avaient recue: --Mon cher fils, dit-il a l'aine, j'ai recommande entre autres choses que l'on vous apprit a marcher droit. Marchez un peu, que je voie comment mes instructions ont ete suivies. --Volontiers, mon pere, dit le fils aine. Regardez, et vous allez voir. Et aussitot il se mit en mouvement. --Mais, dit le pere, que diable fais-tu donc la? --Ce que je fais? je vous obeis: je marche. --Oui, tu marches, mais tu marches de travers. Est-ce que cela s'appelle marcher? Voyons, recommencons. --Recommencons, mon pere. Et le fils aine se remit en mouvement. Le pere jeta un cri de douleur. La premiere fois son enfant avait marche de droite a gauche; la seconde fois il marchait de gauche a droite. --Mais ne peux-tu donc pas aller droit? s'ecria le pere. --Est-ce que je ne vais pas droit? demanda le fils. --Il ne voit pas son infirmite! s'ecria le malheureux crabe en joignant ses deux grosses pinces et en les elevant avec douleur vers le ciel. Puis, se retournant vers son fils cadet: --Viens ici, toi, lui dit-il, et montre a ton frere aine comment on marche. --Volontiers, mon pere, dit le second. Et il recommenca exactement la meme manoeuvre qu'avait faite son frere aine, si ce n'est qu'au lieu d'aller la premiere fois de droite a gauche et la seconde fois de gauche a droite, il alla la premiere fois de gauche a droite et la seconde fois de droite a gauche. --Toujours de travers! toujours de travers! s'ecria le pere au desespoir. Puis, se retournant, les larmes aux yeux, vers le plus jeune de ses fils: --Voyons, toi, lui dit-il, a ton tour, et donne l'exemple a tes freres. --Mon pere, reprit le troisieme, qui etait un jeune crabe plein de sens, il me semble que l'exemple serait bien autrement profitable pour nous si vous nous le donniez vous-meme. Marchez donc, et montrez-nous comment il faut faire. Ce que vous ferez, nous le ferons! Alors, continua padre Rocco, alors le pere... --Bien, bien, dit Ferdinand, bien, padre Rocco; nous avons notre affaire, la reine et moi; vous pouvez nous revenir demander l'aumone tant que vous voudrez, nous ne vous demanderons plus de sermons. Adieu, padre Rocco. --Adieu, sire. Et padre Rocco se retira laissant son sermon inacheve, mais emportant son aumone tout entiere. Voila le roi Nasone, non pas tel que l'histoire l'a fait ou le fera. L'histoire est trop grande dame pour entrer dans la chambre des rois a toute heure du jour et de la nuit, et pour les surprendre dans la position ou Sa Majeste napolitaine surprit le president Cardillo. Ce n'est pourtant que lorsqu'on a fait avec un flambeau le tour de leur trone, et avec un bougeoir le tour de leur chambre, qu'on peut porter un jugement impartial sur ceux-la que Dieu, dans son amour ou dans sa colere, a choisis dans le sein maternel pour en faire des pasteurs d'hommes; et encore peut-on se tromper. Apres avoir vu le roi Nasone vendre son poisson, detailler son gibier, ecouler au coin d'un carrefour le sermon de padre Rocco, s'humaniser avec les vassales dans son serail de San-Lecco, rire de son gros rire avec le premier lazzarone venu, peut-etre ira-t-on croire qu'il etat pret a tendre la main a tout le monde: point; il y avait entre l'aristocratie et le peuple une classe de la societe que le roi Nasone execrait particulierement, c'etait la bourgeoisie. Racontons l'histoire d'un bourgeois sicilien qui voulut absolument devenir gentilhomme. Ceux qui voudront savoir le nom de cet autre monsieur Jourdain pourront recourir aux moeurs siciliennes de mon spirituel ami Palinieri de Micciche, qui voyage depuis une vingtaine d'annees dans tous les pays, excepte dans le sien, pour expier l'habitude qu'il a prise d'appeler les choses et les hommes par leur nom. Ce qui fait qu'instruit par son exemple, je lacherai d'eviter le meme inconvenient. XIII La Bete noire du roi Nasone. Il y avait a Fermini, vers l'an de grace 1798, un jeune homme de seize a dix-sept ans, lequel, comme le cardinal Lecada, ne demandait qu'une chose au ciel: etre secretaire d'Etat et mourir. C'etait le fils d'un honnete fermier nomme Neodad. Le nom est tant soit peu arabe peut-etre, mais nos lecteurs voudront bien se souvenir que la Sicile a ete autrefois conquise par les Sarrasins. Puis, comme je l'ai dit, ils peuvent recourir pour les racines a mon ami Palmieri de Micciche. Son pere lui avait laisse quelque petite fortune; il resolut d'acheter un costume a la mode, de poudrer ses cheveux, de raser son menton, d'attacher un catogan au collet de son habit, et de venir chercher un titre a Palerme. En consequence, en vertu de l'axiome: Aide-toi, et Dieu t'aidera, il commenca par changer son nom de Neodad en celui de Soval, quoiqu'a mon avis le premier fut bien plus pittoresque que le second. Il est vrai qu'un peu plus tard il ajouta a ce nom la particule _de_, ce qui le rendit, sinon plus aristocratique, du moins plus original encore. Ainsi deguise, et croyant avoir suffisamment cache sa crasse paternelle sous la poudre a la marechale, le jeune Soval essaya tout doucettement de se glisser a la cour. Mais Sa Majeste napolitaine n'avait pas recu le nom de Nasone pour rien. Elle flaira l'intrus d'une lieue, lui fit fermer toutes les portes des palais royaux et des villes royales, lui laissant toute liberte, au reste, de se promener partout ailleurs que chez lui. Mais le jeune fermier n'etait pas venu a Palerme dans la seule intention de faire admirer sa tournure a la Marine ou sa jambe a la Fiora. Il etait venu pour avoir ses entrees a la cour. Il resolut de les avoir a quelque prix que ce fut, et, puisque le roi Nasone les lui refusait de bonne volonte, de les enlever de force. Il y avait plusieurs moyens pour cela. C'etait le moment ou le cardinal Ruffo cherchait des hommes de bonne volonte pour l'aider a reconquerir le royaume de Naples, que, comme Charles VII, le roi Nasone perdait le plus gaiment du monde. Le jeune Soval, deja habitue aux metamorphoses, pouvait changer son habit de seigneur contre une casaque de soldat, comme il avait change sa veste de fermier contre un habit de seigneur; il pouvait ajouter a cette casaque un fusil, un sabre, une giberne, et aller se faire un nom dans le genre de ceux de Mammone et de Fra-Diavolo. Il ne fallait qu'un peu de courage pour cela; mais une des vertus hereditaires de la famille Neodad etait la prudence. Les Calabres sont longues, il pouvait arriver un accident entre Bagnara et Naples. Puis, notre heros connaissait le vieux proverbe: Loin des yeux, loin du coeur. Il resolut de rester sous les yeux de ses souverains bien-aimes, afin de demeurer le plus pres possible de leur coeur. Comme nous l'avons dit, c'etait le roi Nasone qui etait roi; mais c'etait la reine Caroline qui regnait. Or, la reine Caroline, qui ne pouvait pas, comme le calife Al-Raschid, se deguiser en kalender ou en portefaix pour entrer dans les maisons de ses fideles sujets et savoir ce qu'on y pensait de son gouvernement, suppleait a cet inconvenient en correspondant avec une foule de gens qui y entraient pour elle, et qui, dans un but tout patriotique, lui rendaient un compte exact des choses qu'elle ne pouvait voir par elle-meme. Malheureusement, ce devoument si louable n'etait pas tout a fait desinteresse. En echange de ces petits services, la reine donnait a ceux qui les lui rendaient des appointemens plus ou moins eleves sur sa cassette particuliere. Le jeune Soval, qui avait une ecriture magnifique, un style epistolaire des plus lucides et pas la moindre vocation pour la carriere militaire, eut un beau matin la revelation de l'avenir qui lui etait reserve: il sollicita l'honneur d'etre recu surnumeraire, obtint l'objet de sa demande, et, au bout de trois mois, avait fait preuve d'une si haute intelligence dans le choix des discours, pensees et maximes qu'il recueillait ca et la pour les transmettre a Sa Majeste, qu'il fut definitivement recu au nombre de ses correspondans. Le pauvre garcon faillit en perdre la tete de joie; du moment ou il correspondait avec la reine, il lui semblait que toute difficulte allait s'aplanir. Il redoubla donc de zele; et, comme la nature l'avait doue d'une finesse d'ouie extreme, il rendit vraiment des services incroyables. Aussi, la reine, qui, toute maitresse qu'elle etait des choses politiques, avait cependant conserve l'habitude de consulter son mari pour les choses d'etiquette, demanda-t-elle pour le jeune Soval ses entrees a la cour. Mais Sa Majeste napolitaine, en entendant ce nom qui lui etait devenu si profondement antipathique, bondit comme un chevreuil relance par les chiens, et refusa tout net. Ni prieres, ni supplications, ni menaces, ne purent rien: l'interdit lance sur le malheureux Soval fut maintenu. La restauration de 1799 arriva: c'etait l'epoque des punitions, mais c'etait aussi celle des recompenses; le jeune Soval resolut de donner une nouvelle et grande preuve de son devoument a la famille royale et s'expatria a sa suite. Ce fut alors que, pensant qu'il avait assez fait pour s'accorder a lui-meme la recompense qu'on lui refusait, il ajouta un _de_ a son nom, sans qu'il y eut au reste plus d'empechement a l'adjonction de cette particule que n'en avait eprouve Alfieri, apres avoir cree l'ordre d'Homere, a s'en decorer lui-meme chevalier. C'est donc a partir de ce moment, et en meme temps que Buonaparte retranchait une lettre a son nom, que notre heros ajoutait deux lettres au sien. Arrive a Naples, non seulement le jeune de Soval conserva ses anciennes fonctions pres de la reine Caroline; mais, comme on le comprend bien, ces fonctions acquirent une nouvelle importance: il en resulta que la reine ne se contenta plus de recevoir de simples lettres, mais lui permit de lui faire dans les grandes occasions des rapports verbaux. C'etait ce que notre heros regardait comme le marchepied infaillible de sa grandeur. En effet, pour conferer avec la reine, il fallait qu'il vint chez le roi. Il est vrai qu'il entrait pour ces conferences par une petite porte derobee par laquelle on n'introduisait que les familiers du premier ministre Giaffar; mais c'etait toujours un pas de fait. La question etait maintenant de passer par la grande porte au lieu de passer par la petite, et d'entrer de jour au lieu d'entrer de nuit. La reine ne desesperait pas d'obtenir cette faveur du roi. Mais, contre toutes les previsions de sa protectrice, le pauvre Soval ne put rien intervertir dans l'ordre etabli, et sept ans de services s'ecoulerent sans qu'il eut pu une seule fois entrer par la porte de devant. C'etait a desesperer un saint: aussi le pauvre garcon se desespera tout de bon, et, un beau jour que la reine venait de lui porter une nouvelle rebuffade qu'elle avait recue du roi, il resolut de partir a la maniere des chevaliers errans, et de chercher a accomplir de par le monde quelque grande action qui forcat le roi a lui donner une recompense eclatante. Ce fut vers 1808 que le nouveau don Quichotte se mit a chercher aventure. A cette epoque, il n'y avait pas besoin d'aller bien loin pour en trouver: aussi, a son arrivee a Venise, le pauvre de Soval crut-il enfin avoir rencontre ce qu'il cherchait. Il y avait a cette epoque a Venise une madame S----, Allemande de naissance, mais belle-soeur d'un des plus illustres amiraux de la marine anglaise. Cette dame etait prisonniere dans sa maison, gardee a vue, et conservee par le gouvernement francais comme un precieux otage. Le jeune Soval vit dans cette circonstance l'aventure qu'il cherchait, et resolut de tenter l'entreprise. Ce n'etait pas chose facile, si adroit, si souple et si retors que fut le paladin; Napoleon etait a cette epoque un geant assez difficile a vaincre, et un enchanteur assez rebelle a endormir. Cependant notre heros avait une telle habitude des portes derobees, qu'a force de tourner autour de la maison de madame S----, il en apercut une qui donnait sur un des mille petits canaux qui sillonnent Venise. Trois jours apres, madame S---- et lui sortaient par cette porte; le lendemain, ils etaient a Trieste; trois jours apres, a Vienne; quinze jours apres, en Sicile. Comme on doit se le rappeler, c'etait en Sicile que se trouvait la cour a cette epoque; Joseph Napoleon etant monte en 1806 sur le trone de Naples. Le chevalier errant se presenta hardiment a la reine. Cette foi, il ne doutait plus que cette grande porte, si longtemps fermee pour lui, ne s'ouvrit a deux battans. La reine elle-meme en eut un instant l'esperance. En effet, son protege venait d'enlever une prisonniere d'Etat aux Francais; cette prisonniere d'Etat appartenait a l'aristocratie d'Allemagne et etait alliee a celle d'Angleterre. La reine se hasarda a demander au roi le titre de marquis pour son liberateur. Malheureusement, le roi etait en ce moment-la de tres mauvaise humeur. Il recut donc la reine de fort mauvaise grace, et, au premier mot qu'elle dit de son ambassade, il l'envoya promener avec plus de vehemence qu'il n'avait l'habitude de le faire en pareille occasion. Cette fois, la bourrade avait ete si violente que Caroline exprima tous ses regrets a son protege, mais lui declara que c'etait la derniere negociation de ce genre qu'elle tenterait pres de son auguste epoux, et que s'il se sentait decidement une vocation invincible a etre marquis, elle l'invitait a trouver quelque autre canal plus sur que le sien pour arriver a son marquisat. Il n'y avait rien a dire: la reine avait fait tout ce qu'elle avait pu. Le pauvre Soval ne lui conserva donc aucun ressentiment de son echec; bien au contraire, il continua de lui rendre ses services habituels: seulement cette fois il partagea son temps entre elle et l'ambassadeur d'Angleterre. L'ambassadeur d'Angleterre etait, a cette epoque, une grande puissance en Sicile, et Soval esperait obtenir par lui ce qu'il n'avait pu obtenir par la reine. La reine, de son cote, ne fut point jalouse de n'occuper plus que la moitie du temps de son protege; on pretendit meme que ce fut elle qui lui donna le conseil d'en agir ainsi. Cependant, malgre ce redoublement de besogne et ce surcroit de devoument, l'aspirant marquis etait encore bien loin du but tant desire; six ans s'ecoulerent sans que sir W. A'Court, ambassadeur d'Angleterre, put rien obtenir du souverain pres duquel il etait accredite. Enfin 1815 arriva. Ce fut l'epoque de la seconde restauration: l'Angleterre en avait fait les depenses; or, l'Angleterre ne fait rien pour rien, comme chacun sait; en consequence, des que Ferdinand fut rentre dans sa tres fidele ville de Naples, qui a conserve ce titre malgre ses vingt-six revoltes tant contre ses vice-rois que ses rois, l'Angleterre presenta ses comptes par l'organe de son ambassadeur. Sir W. A'Court profita de cette occasion, et a l'article des titres, cordons et faveurs, il glissa, esperant que l'ensemble seul frapperait le roi et qu'il negligerait les details, cette ligne de sa plus imperceptible ecriture: _M. de Soval sera nomme marquis_. Mais l'instinct a des yeux de lynx; Sa Majeste napolitaine, qui, comme on le sait, avait la haine des rapports, memoires, lettres, etc., et qui signait ordinairement tout ce qu'on lui presentait sans rien lire, flaira, dans l'arrete des comptes que lui presentait son amie la Grande-Bretagne, une odeur de roture qui lui monta au cerveau. Il chercha d'ou la chose pouvait venir, et comme un limier ferme sur sa piste, il arriva droit a l'article concernant le pauvre Soval. Malheureusement, cette fois, il n'y avait pas moyen de refuser; mais Ferdinand voulut, puisqu'on le violentait, que la nomination meme du futur marquis portat avec elle protestation de la violence. En consequence, au dessous du mot _accorde_, il ecrivit de sa propre main: "Mais uniquement pour donner une preuve de la grande consideration que le roi de Naples a pour son haut et puissant allie le roi de la Grande-Bretagne." Puis il signa, cette fois-ci, non pas avec sa griffe, mais avec sa plume; ce qui fit que, grace au tremblement dont sa main etait agitee, la signature du titre est a peu pres indechiffrable. N'importe, lisible ou non, la signature etait donnee, et Soval etait enfin--marquis de Soval. Le fils du pauvre fermier Neodad pensa devenir fou de joie a cette nouvelle; peu s'en fallut qu'il ne courut en chemise dans les rues de Naples, comme deux mille ans auparavant son compatriote Archimede avait fait dans les rues de Syracuse. Quiconque se trouva sur son chemin pendant les trois premiers jours fut embrasse sans misericorde. Il n'y avait plus pour le bienheureux Soval ni ami ni ennemi: il portait la creation tout entiere dans son coeur. Comme Jacob Ortis, il eut voulu repandre des fleurs sur la tete de tous les hommes. A son avis, il n'avait plus rien a desirer; il n'avait, pensait-il, qu'a se presenter avec son nouveau titre a toutes les portes de Naples, et toutes les portes lui seraient ouvertes. Toutes les portes lui furent ouvertes, effectivement, excepte une seule. Cette porte etait celle du palais royal, a laquelle le malheureux frappait depuis vingt ans. Heureusement le marquis de Soval, comme on a pu s'en apercevoir dans le cours de cette narration, n'etait pas facile a rebuter; il mit le nouvel affront qu'il venait de recevoir pres des vieux affronts qu'il avait recus, et se creusa la tete pour trouver un moyen d'entrer, ne fut-ce qu'une seule fois en sa vie, dans ce bienheureux palais, qui etait l'Eden aristocratique auquel il avait eternellement vise. Le carnaval de l'an de grace 1816 sembla arriver tout expres pour lui fournir cette occasion. Le nouveau marquis, qui, grace a la faveur toute particuliere dont l'honorait la reine, s'etait lie avec ce qu'il y avait de mieux dans l'aristocratie des deux royaumes, proposa a plusieurs jeunes gens de Naples et de Palerme d'executer un carrousel sous les fenetres du palais royal. La proposition eut le plus grand succes, et celui qui avait eu l'idee du divertissement recut mission de l'organiser. Le carrousel fut splendide; chacun avait fait assaut de magnificence, tout Naples voulut le voir. Il n'y eut qu'une seule personne qu'on ne put jamais determiner a s'approcher de son balcon: cette personne c'etait le roi. Sa Majeste napolitaine avait appris que le directeur de l'oeuvre choregraphique en question etait le marquis de Soval, et il n'avait pas voulu voir le carrousel afin de ne pas voir le marquis. Un autre que notre heros se serait tenu pour battu, il n'en fut point ainsi; c'etait un gaillard qui, pareil au renard de La Fontaine, avait plus d'un tour dans son bissac: il resolut de mettre son antagoniste royal au pied du mur. Le soir meme du carrousel, il y avait a la cour bal costume. Or, le carrousel n'avait ete invente que dans le but d'attirer une invitation a son inventeur. Le but ayant ete manque, puisque, le carrousel execute, l'invitation n'etait pas venue, le marquis proposa a ses compagnons d'envoyer une deputation au roi pour le prier d'accorder a _tous_ les acteurs de la mascarade la permission d'executer le soir au bal de la cour, et a pied, le ballet qu'ils avaient execute le matin sur la place et a cheval. Comme tous les compagnons du marquis avaient leurs entrees au palais et etaient invites a la soiree royale, ils ne virent aucun inconvenient a la proposition et nommerent une deputation pour la porter au roi. Le marquis aurait bien voulu etre de cette deputation; mais, malheureusement, de peur d'eveiller quelques unes de ces susceptibilites ou de ces jalousies qui ne manquent jamais de surgir en pareil cas, on decida que le sort designerait les quatre ambassadeurs. Notre heros etait dans son mauvais jour: son nom resta au fond du chapeau, si ardente que fut sa priere mentale pour qu'il sorti. Les quatre elus se presenterent a la porte du palais, qui s'ouvrit aussitot pour eux, et, sur la simple audition de leurs noms et qualites, furent introduits devant le roi Ferdinand, a qui ils exposerent le but de leur visite. Ferdinand vit d'ou venait le coup; mais, comme nous l'avons dit, c'etait un vrai Saint-Georges pour la parade. --Messieurs, dit-il, tous ceux d'entre vous a qui leur naissance donne entree chez moi pourront y venir ce soir, soit avec leur costume du carrousel, soit avec tel autre costume qui leur conviendra. La reponse etait claire. Aussi arriva-t-elle directement a son adresse. Le pauvre marquis vit que c'etait un parti pris, et que, si fin et si entete qu'il fut, il avait affaire encore a plus ruse et plus tenace que lui. Il perdit courage, et de ce moment ne fit plus aucune tentative pour vaincre la repugnance du roi a son egard. Cette repugnance du roi des lazzaroni ne venait point de l'etat qu'avait exerce le pauvre marquis, mais de l'inferiorite sociale dans laquelle il etait ne. Au reste, si le roi Nasone avait son Croquemitaine qu'il ne voulait voir ni de pres ni de loin, il avait d'un autre cote son Jocrisse, dont il ne pouvait pas se passer. Ce Jocrisse etait monseigneur Perelli. XIV Anecdotes. Chaque pays a sa queue rouge qui resume dans une seule individualite la betise generale de la nation: Milan a Girolamo, Rome a Cassandre. Florence a Stentarelle, Naples a monsignor Perelli. Monsignor Perelli est le bouc emissaire de toutes les sottises dites et faites a Naples pendant la derniere moitie du dernier siecle. Pendant cinquante ans qu'il a vecu, monsignor Perelli a defraye de lazzis, d'anecdotes et de quolibets la capitale et la province, et depuis quarante ans que monsignor Perelli est mort, comme on n'a encore trouve personne digne de le remplacer, c'est a lui que l'on continue d'attribuer tout ce qui se dit de mieux dans ce genre. Monsignor Perelli, ainsi que l'indique son titre, avait suivi la carriere de la prelature et etait arrive aux bas rouges, ce qui est une position en Italie; puis, comme au bout du compte il etait d'une probite reconnue, il avait ete nomme tresorier de Saint-Janvier, place que, ses jocrisseries a part, il occupa honorablement pendant toute sa vie. Monsignor Perelli etait de bonne famille. Aussi, comme nous l'avons dit, etait-il parfaitement recu en cour; il faut dire qu'aux yeux du roi Ferdinand, comme aux yeux du roi Louis XIV, si un homme eut pu se passer d'aieux, c'eut ete un pretre. Le pape, souverain temporel de Rome, roi spirituel du monde, n'est le plus souvent qu'un pauvre moine. Mais la question n'est point la. Monsignor Perelli etait noble, et le roi Nasone n'avait pas meme eu la peine de vaincre a son egard les repugnances que nous avons racontees a l'endroit du pauvre marquis de Soval. Aussi Sa Majeste napolitaine, spirituelle et railleuse de sa nature, avait-elle vu tout de suite le parti qu'elle pouvait tirer d'un homme tel que monsignor Perelli. Comme le _Charivari_, qui tous les matins raconte un nouveau bon mot de M. Dupin et une nouvelle reponse fine de M. Sauzet, le roi Ferdinand demandait tous les matins a son lever:--Eh bien! qu'a dit hier monsignor Perelli? Alors, selon que l'anecdote de la veille etait plus ou moins bouffonne, le roi, pour tout le reste de la journee, etait lui-meme plus ou moins joyeux. Une bonne histoire sur monsignor Perelli etait la meilleure apostille presentee au roi Ferdinand. Une fois seulement il arriva a monsignor Perelli de rencontrer plus bete que lui: c'etait un soldat suisse. Le roi Ferdinand le fit caporal, le soldat bien entendu. Un ordre avait ete donne par l'archeveche de ne laisser entrer dans les eglises que les ecclesiastiques en robe, et des sentinelles avaient ete mises aux portes des trois cents temples de Naples avec ordre de faire observer cette consigne. Justement, le lendemain meme du jour ou cette mesure avait ete prise, monsignor Perelli sortait du bain en habit court, et n'ayant que son rabat pour le faire distinguer des laiques; soit qu'il ignorat l'ordonnance rendue, soit qu'il se crut exempt de la regle generale, il se presenta avec la confiance qui lui etait naturelle a la porte de l'eglise del Carmine. La sentinelle mit son fusil en travers. --Qu'est-ce a dire? demanda monsignor Perelli. --Vous ne pouvez point entrer, repondit la sentinelle. --Et pourquoi ne puis-je entrer? --Parce que vous n'avez point de robe. --Comment! s'ecria monsignor Perelli, comment! je n'ai point de robe! Que dites-vous donc la? J'en ai quatre chez moi, dont deux toutes neuves. --Alors, c'est autre chose, repondit le Suisse; passez. Et monsignor Perelli passa malgre l'ordonnance. Monsignor Perelli eut un jour un autre triomphe qui ne fit pas moins de bruit que celui-la. Il eclaircit d'un seul mot un grand point de l'histoire naturelle reste obscur depuis la naissance des ages. Il y avait reunion de savans aux Studi, et l'on discutait, sous la presidence du marquis Arditi, sur les causes de la salaison de la mer. Chacun avait expose son systeme plus ou moins probable, mais aucun encore n'avait ete d'une assez grande lucidite pour que la majorite l'adoptat, lorsque monsignor Perelli, qui assistait comme auditeur a cette interessante seance, se leva et demanda la parole. Elle lui fut accordee sans difficulte ni retard. --Pardon, messieurs, dit alors monsignor Perelli; mais il me semble que vous vous ecartez de la veritable cause de ce phenomene, qui, a mon avis, est patente. Voulez vous me permettre de hasarder une opinion? --Hasardez, monsignor, hasardez, cria-t-on de toutes parts. --Messieurs, reprit monsignor Perelli, une seule question. --Dites. --D'ou tire-t-on les harengs sales? --De la mer. --N'est-il pas dit dans l'histoire naturelle que ce cetace se trouve dans les mers, et presque toujours par bandes innombrables? --C'est la verite. --Eh bien donc, reprit monsignor Perelli satisfait de l'adhesion generale, qu'avez-vous besoin de chercher plus loin? --C'est juste, dit le marquis Arditi. Personne de nous n'y avait jamais songe: ce sont les harengs sales qui salent la mer. Et cette lumineuse revelation fut inscrite sur les registres de l'Academie, ou l'on peut encore la lire a cette heure, quoique je sois le premier peut-etre qui l'ait communiquee au monde savant. Lors du bapteme de son fils aine, le roi Ferdinand fit un cadeau plus ou moins precieux a chacun de ceux qui assistaient a la ceremonie sainte. Monsignor Perelli obtint dans cette distribution generale une tabatiere d'or enrichie du chiffre du roi en diamans. On comprend qu'une pareille preuve de la magnifique amitie de son roi devint on ne peut plus chere a monsignor Perelli. Aussi cette bienheureuse tabatiere etait-elle l'objet de son eternelle preoccupation. Il etait toujours a la poursuivre des poches de sa veste dans les poches de son habit, et des poches de son habit dans celles de sa veste. Un savant mathematicien calcula, en procedant du connu a l'inconnu, que monsignor Perelli depensait, par jour et par nuit, quatre heures trente-cinq minutes vingt-trois secondes a chercher ce precieux bijoux; or, comme, pendant les quatre heures trente-cinq minutes vingt-trois secondes qu'il passait par nuit et par jour a cette recherche, monsignor, ainsi qu'il le disait lui-meme, ne vivait pas, c'etait autant de secondes, de minutes et d'heures a retrancher a son existence. Il en resulta que, tout compte fait, monsignor Perelli eut vecu dix ans de plus si le roi Ferdinand ne lui eut point donne une tabatiere. Un soir que monsignor Perelli etait alle faire sa partie de reversi chez le prince de C----, et que, selon son habitude, le digne prelat avait perdu une partie de sa soiree a s'inquieter de sa tabatiere, il arriva qu'en rentrant chez lui, et en fouillant dans ses poches, monsignor s'apercut que le bijou etait pour cette fois bien reellement disparu. La premiere idee de monsignor Perelli fut que sa tabatiere etait restee dans sa voiture. Il appela donc son cocher, lui ordonna de fouiller dans les poches du carrosse, de retourner les coussins, de lever le tapis, enfin de se livrer aux recherches les plus minutieuses. Le cocher obeit; mais cinq minutes apres il vint rapporter cette desastreuse nouvelle, que la tabatiere n'etait pas dans la voiture. Monsignor Perelli pensa alors que peut-etre, comme les glaces de son carrosse etaient ouvertes, et qu'il avait plusieurs fois passe les mains par les portieres, il avait pu, dans un moment de distraction, laisser echapper sa tabatiere; elle devait donc en ce cas se retrouver sur le chemin suivi pour revenir du palais du prince de C---- a la maison qu'occupait monsignor Perelli. Heureusement il etait deux heures du matin, il y avait quelque chance que le bijou perdu n'eut point encore ete retrouve. Monsignor Perelli ordonna a son cocher et a sa cuisiniere, qui composaient tout son domestique, de prendre chacun une lanterne et d'explorer les rues intermediaires, pave par pave. Les deux serviteurs rentrerent desesperes; ils n'avaient pas trouve vestige de tabatiere. Monsignor Perelli se decida alors, quoiqu'il fut trois heures du matin, a ecrire au prince de C---- pour qu'il fit immediatement et par tout son palais chercher le bijou dont l'absence causait au digne prelat de si graves inquietudes. La lettre etait pressante et telle que peut la rediger un homme sous le coup de la plus vive inquietude. Monsignor Perelli s'excusait vis-a-vis du prince de l'eveiller a une pareille heure, mais il le priait de se mettre un instant a sa place et de lui pardonner le derangement qu'il lui causait. La lettre etait ecrite et signee, pliee, et il n'y manquait plus que le sceau, lorsqu'en se levant pour aller chercher son cachet, monsignor Perelli sentit quelque chose de lourd qui lui battait le gras de la jambe. Or, comme le docte prelat savait qu'il n'y a point dans ce monde d'effet sans cause, il voulut remonter a la cause de l'effet, et il porta la main a la basque de son habit; c'etait la fameuse tabatiere qui, par son poids ayant perce la poche, avait glisse dans la doublure, et donnait signe d'existence en chatouillant le mollet de son proprietaire. La joie de monsignor Perelli fut grande. Cependant, il faut le dire, si sa premiere pensee fut pour lui-meme, la seconde fut pour son prochain: il fremit a l'idee de l'inquietude qu'aurait pu causer sa lettre a son ami le prince de C----, et, pour en attenuer l'effet, il ecrivit au dessous le _post criptum_ suivant: "Mon cher prince, je rouvre ma lettre pour vous dire que vous ne preniez pas la peine de faire chercher ma tabatiere. Je viens de la retrouver dans la basque de mon habit." Puis il remit l'epitre a son cocher, en lui ordonnant de la porter a l'instant meme au prince de C----, que ses gens reveillerent a quatre heures du matin pour lui remettre, de la part de monsignor Perelli, le message qui lui apprenait a la fois qu'il avait perdu et retrouve sa tabatiere. Cependant monsignor Perelli avait un avantage sur beaucoup de gens de ma connaissance: c'etait une bete et non un sot; il y avait en lui une certaine conscience de son infirmite d'esprit, d'ou il resultait qu'il ne demandait pas mieux que de s'instruire. Aussi, un soir, ayant entendu dire au comte de ---- que vers l'_Ave Maria_ il etait malsain de rester a l'air, attendu que le crepuscule tombait a cette heure, la remarque hygienique lui resta dans la tete et le preoccupa gravement. Monsignor Perelli n'avait jamais vu tomber le crepuscule et ignorait parfaitement quelle espece de chose c'etait. Pendant plusieurs jours, il eut des velleites de demander a ses amis quelques renseignemens sur l'objet en question; mais le pauvre prelat etait tellement habitue aux railleries qu'eveillaient presque toujours ses demandes et ses reponses, qu'a chaque fois que la curiosite lui ouvrait la bouche, la crainte la lui refermait. Enfin, un jour que son cocher le servait a table: --Gaetan, mon ami, lui dit-il, as-tu jamais vu tomber le crepuscule? --Oh! oui, monseigneur, repondit le pauvre diable, a qui, comme on le comprend bien, depuis vingt-cinq ans qu'il etait cocher, une pareille aubaine n'avait pas manque; certainement que je l'ai vu. --Et ou tombe-t-il? --Partout, monseigneur. --Mais plus particulierement? --Dame! au bord de la mer. Le prelat ne repondit rien, mais il mit a profit le renseignement, et, avant de faire sa sieste, il ordonna que les chevaux fussent atteles a six heures precises. A l'heure dite, Gaetan vint prevenir son maitre que la voiture etait prete. Monsignor Perelli descendit son escalier quatre a quatre, tant il etait curieux de la chose inconnue qu'il allait voir: il sauta dans son carrosse, s'y accommoda de son mieux, et donna l'ordre d'aller stationner au bout de la villa Reale, entre le Boschetto et Mergellina. Monsignor Perelli demeura a l'endroit indique depuis sept jusqu'a neuf, regardant de tous ses yeux s'il ne verrait pas tomber ce crepuscule tant desire; mais il ne vit rien que la nuit qui venait avec cette rapidite qui lui est toute particuliere dans les climats meridionaux. A neuf heures, elle etait si obscure que monsignor Perelli perdit toute esperance de rien voir tomber ce soir-la. D'ailleurs, l'heure indiquee pour la chute etait passee depuis long-temps. Il revint donc tout attriste a la maison; mais il se consola en songeant qu'il serait probablement plus heureux le lendemain. Le lendemain, a la meme heure, meme attente et meme deception; mais monsignor Perelli avait entre autres vertus chretiennes une patience developpee a un haut degre; il espera donc que sa curiosite, trompee deja deux fois, serait enfin satisfaite la troisieme. Cependant Gaetan ne comprenait rien au nouveau caprice de son maitre qui, au lieu de s'en aller passer sa soiree, comme il en avait l'habitude, chez le prince de C---- ou chez le duc de N----, venait s'etablir au bord de la mer, et, la tete a la portiere, restait aussi attentif que s'il eut ete dans sa loge de San-Carlo un jour de grand gala; et puis Gaetan n'etait plus tout a fait un jeune homme, et il craignait, pour sa sante, l'humidite du soir, dont, assis sur son siege, rien ne le garantissait. Le troisieme jour arrive, il resolut de tirer au clair la cause de ces stations inaccoutumees. En consequence, au moment ou commencait a sonner l'_Ave Maria_: --Pardon, excellence, dit-il, en se penchant sur son siege de maniere a dialoguer plus facilement avec monsignor Perelli, qui se tenait a la portiere, les yeux ecarquilles dans leur plus grande dimension, peut-on, sans indiscretion, demander a votre excellence ce qu'elle attend ainsi? --Mon ami, dit le prelat, j'attends que le crepuscule tombe; j'ai attendu inutilement hier et avant-hier; je ne l'ai pas vu malgre la grande attention que j'y ai faite; mais aujourd'hui j'espere etre plus heureux. --Peste! dit Gaetan, il est cependant tombe, et joliment tombe, ces deux jours-ci, excellence, et je vous en reponds! --Comment! tu l'as donc vu, toi? --Non seulement je l'ai vu, mais je l'ai senti! --On le sent donc aussi? --Je le crois bien qu'on le sent! --C'est singulier, je ne l'ai vu ni senti. --Et tenez, dans ce moment meme... --Eh bien? --Eh bien! vous ne le voyez pas, excellence? --Non. --Voulez-vous le sentir? --Je ne te cache pas que cela me serait agreable. --Alors rentrez la tete entierement dans la voiture. --M'y voila. --Etendez la main hors de la portiere. --J'y suis. --Plus haut. Encore. La, bien. Gaetan prit son fouet et en cingla un grand coup sur la main de monsignor Perelli. Le digne prelat poussa un cri de douleur. --Eh bien! l'avez-vous senti? demanda Gaetan. --Oui, oui, tres bien! repondit monsignor Perelli. Tres bien; je suis content, tres content. Revenons chez nous. --Cependant, si vous n'etiez pas satisfait, excellence, continua Gaetan, nous pourrions revenir encore demain. --Non, mon ami, non, c'est inutile; j'en ai assez. Merci. Monsignor porta huit jours sa main en echarpe, racontant son aventure a tout le monde, et assurant que, malgre les premiers doutes, il en etait revenu a l'avis du comte de M----, qui avait dit qu'il etait fort malsain de rester dehors tandis que le crepuscule tombait, ajoutant que si le crepuscule lui etait tombe sur le visage au lieu de lui tomber sur la main, il n'y avait pas de doute qu'il n'en fut reste defigure tout le reste de sa vie. Malgre sa fabuleuse betise, et peut-etre meme a cause d'elle, monsignor Perelli avait l'ame la plus evangelique qu'il fut possible de rencontrer. Toute douleur le voyait compatissant, toute plainte le trouvait accessible. Ce qu'il craignait surtout, c'etait le scandale; le scandale, selon lui, avait perdu plus d'ames que le peche meme. Aussi faisait-il tout au monde pour eviter le scandale. Non pas pour lui; Dieu merci, monsignor Perelli etait un homme de moeurs non seulement pures, mais encore austeres. Malheureusement, le bon exemple n'est pas celui que l'on suit avec le plus d'entrainement. Monsignor Perelli avait, dans sa maison meme, une jeune voisine, et dans la maison en face de la sienne un jeune voisin qui donnaient fort a causer a tout le quartier. C'etait la journee durant, et d'une fenetre a l'autre, les signes les plus tendres, si bien que plusieurs fois les ames charitables de la rue qu'habitait monsignor Perelli le vinrent prevenir des distractions mondaines que donnait aux esprits reserves cet eternel echange de signaux amoureux. Monsignor Perelli commenca par prier Dieu de permettre que le scandale cessat; mais, malgre l'ardeur de ses prieres, le scandale, loin de cesser, alla toujours croissant. Il s'informa alors des causes qui forcaient les deux jeunes gens a passer a cet exercice telegraphique un temps qu'ils pouvaient infiniment mieux employer en louant le Seigneur, et il apprit que les coupables etaient deux amoureux que leurs parens refusaient d'unir sous pretexte de disproportion de fortune. Des lors, au sentiment de reprobation que lui inspirait leur conduite se mela un grain de pitie que lui inspirait leur malheur; il alla les trouver l'un apres l'autre pour les consoler, mais les pauvres jeunes gens etaient inconsolables; il voulut obtenir d'eux qu'ils se resignassent a leur sort, comme devaient le faire des chretiens soumis et des enfans respectueux; mais ils declarerent que le mode de correspondance qu'ils avaient adopte etait le seul qui leur restat apres la cruelle separation dont ils etaient victimes, ils ne renonceraient pour rien au monde a cette derniere consolation, dut-elle mettre en rumeur toute la ville de Naples. Monsignor Perelli eut beau prier, supplier, menacer, il les trouva inebranlables dans leur obstination. Alors, voyant que, s'il ne s'en melait pas plus efficacement, les deux malheureux pecheurs continueraient d'etre pour leur prochain une pierre d'achoppement, le digne prelat leur offrit, puisqu'ils ne pouvaient se voir ni chez l'un ni chez l'autre pour se dire, loin de tous les yeux, ce qu'ils etaient forces de se dire ainsi _coram populo_, de se rencontrer chez lui une heure ou deux tous les jours, a la condition que les portes et les fenetres de la chambre ou ils se rencontreraient seraient fermees, que personne ne connaitrait leurs rendez-vous, et qu'ils renonceraient entierement a cette malheureuse correspondance par signes qui mettait en rumeur tout le quartier. Les jeunes gens accepterent avec reconnaissance cette evangelique proposition, jurerent tout ce que monsignor Perelli leur demandait de jurer, et, a la grande edification du quartier, parurent avoir, a compter de ce jour, renonce a leur fatal entetement. Plusieurs mois se passerent, pendant lesquels monsignor Perelli se felicitait chaque jour davantage de l'expedient ingenieux qu'il avait trouve a l'endroit des deux amans, lorsqu'un matin, au moment ou il rendait graces a Dieu de lui avoir inspire une si heureuse idee, les parens de la jeune fille tomberent chez monsignor Perelli pour lui demander compte de sa trop grande charite chretienne. Seulement alors monsignor Perelli comprit toute l'etendue du role qu'il avait joue dans cette affaire. Mais comme monsignor Perelli etait riche, comme monsignor Perelli etait la bonte en personne, comme toute chose pouvait s'arranger, au bout du compte, avec une niaiserie de deux ou trois mille ducats, monsignor Perelli dota la jeune pecheresse, a la grande satisfaction du pere du jeune homme, de la part duquel venait tout l'empechement, et qui ne vit plus des lors aucun inconvenient a la recevoir dans sa famille. La chose, grace a monsignor Perelli, finit donc comme un conte de fee: les deux amans se marierent, furent constamment heureux, et obtinrent du ciel beaucoup d'enfans. Maintenant, il me resterait bien une derniere histoire a raconter, qui, a l'heure qu'il est, desopile encore immoderement la rate des Napolitains; mais l'esprit des nations est chose si differente, que l'on ne peut jamais repondre que ce qui fera pouffer de rire l'une fera sourciller l'autre. Conduisez Falstaff a Naples, et il y passera incompris; transplantez Polichinelle a Londres, et il mourra du spleen. Et puis nous avons une malheureuse langue moderne si begueule qu'elle rougit de tout, et meme de sa bonne aieule la langue de Moliere et de Saint-Simon, a laquelle je lui souhaiterais cependant de ressembler. Il en resulte que, tout bien pese, je n'ose point vous raconter l'histoire de monsignor Perelli, laquelle fit neanmoins tant rire le bon roi Nasone, lequel, a coup sur, avait au moins autant d'esprit que vous et moi en pouvons avoir, soit separement, soit meme ensemble. Et pourtant, elle lui avait ete racontee un certain jour ou il ne fallait rien moins qu'une pareille histoire pour derider le front de Sa Majeste. On venait d'apprendre a Naples une nouvelle escapade des Vardarelli. Comme ces honnetes bandits m'offrent une occasion de faire connaitre le peuple napolitain sous une nouvelle face, et qu'on ne doit negliger dans un tableau aucun des details qui peuvent en augmenter la verite ou l'effet, disons ce que c'etait que les Vardarelli. XV Les Vardarelli. Le peuple est en general aux mains des rois ce qu'un couteau bien affile est aux mains des enfans: il est rare qu'ils s'en servent sans se blesser. La reine Louisa de Prusse organisa les societes secretes: les societes secretes produisirent Sand. La reine Caroline protegea le carbonarisme: le carbonarisme amena la revolution de 1820. Au nombre des premiers carbonari recus, se trouvait un Calabrais nomme Gaetano Vardarelli. C'etait un de ces hommes d'Homere, possedant toutes les qualites de la primitive nature, aux muscles de lion, aux jambes de chamois, a l'oeil d'aigle. Il avait d'abord servi sous Murat; car Murat, dans le projet qu'il concut un instant de se faire roi de toute l'Italie, avait calcule que le carbonarisme lui serait en ce cas un puissant levier; puis, s'apercevant bientot qu'il fallait un autre bras et surtout un autre genie que le sien pour diriger un pareil moteur, Murat, de protecteur des carbonari qu'il etait, s'en fit bientot le persecuteur. Gaetano Vardarelli alors deserta et se retira dans la Calabre, au sein de ses montagnes maternelles, ou il croyait qu'aucun pouvoir humain ne serait assez hardi pour le poursuivre. Vardarelli se trompait: Murat avait alors parmi ses generaux un homme d'une bravoure inouie, d'une perseverance stoique, d'une inflexibilite supreme; un homme comme Dieu en envoie pour les choses qu'il veut detruire ou elever: cet homme, c'etait le general Manhes. Parcourez la Calabre de Reggio a Pestum: tout individu possedant un ducat et un pied de terrain vous dira que la paisible jouissance de ce pied de terrain et de ce ducat, c'est au general Manhes qu'il la doit. En echange, quiconque ne possede pas ou desire posseder le bien des autres a le general Manhes en execration. Vardarelli fut donc force comme les autres de se courber sous la main de fer du terrible proconsul. Traque de vallee en vallee, de foret en foret, de montagne en montagne, il recula pied a pied, mais enfin il recula; puis un beau jour, accule a Scylla, il fut force de traverser le detroit et d'aller demander du service au roi Ferdinand. Vardarelli avait vingt-six ans, il etait grand, il etait fort, il etait brave. On comprit qu'il ne fallait pas mepriser un pareil homme, on le fit sergent de la garde sicilienne. C'est avec ce grade et dans cette position que Vardarelli rentra a Naples en 1815, a la suite du roi Ferdinand. Mais c'etait une position bien secondaire que celle de sergent pour un homme du caractere dont etait Gaetano Vardarelli. Toute son esperance, s'il continuait sa carriere militaire, etait d'arriver au grade de sous-lieutenant; et cette esperance, le jeune ambitieux n'eut pas meme voulu l'accepter comme un pis-aller. Apres avoir balance quelque temps, il fit donc ce qu'il avait deja fait; il deserta le service du roi Ferdinand, comme il avait deserte celui du roi Joachim, et, la premiere comme la seconde fois, il s'enfuit dans la Calabre, sentant, comme Antee, sa force s'accroitre a chaque fois qu'il touchait sa mere. La il fit un appel a ses anciens compagnons. Deux de ses freres et une trentaine de bandits errans et disperses y repondirent. La petite troupe reunie elit Gaetano Vardarelli pour son chef, s'engageant a lui obeir passivement, et lui reconnaissant sur tous le droit de vie et de mort. D'esclave qu'il etait a la ville, Vardarelli se retrouva donc roi dans la montagne, et roi d'autant plus a craindre que le terrible general Manhes n'etait plus la pour le detroner. Vardarelli proceda selon la vieille rubrique, grace a laquelle les bandits ont toujours fait de si bonnes affaires en Calabre et a l'Opera-Comique; c'est-a-dire qu'il se proclama le grand regularisateur des choses de ce monde, et que, joignant l'effet aux paroles, il commenca le nivellement social qu'il revait, en completant le necessaire aux pauvres avec le superflu dont il debarrassait les riches. Quoique ce systeme soit un peu bien connu, il est juste de dire qu'il ne s'use jamais. Il en resulta donc qu'il s'attacha au nom de Vardarelli une popularite et une terreur grace auxquelles il ne tarda pas a etre connu du roi Ferdinand lui-meme. Le roi Ferdinand, qui venait d'etre reintegre sur son trone, trouvait naturellement que le monde ne pouvait pas aller mieux qu'il n'allait, et appreciait assez mediocrement tout reformateur qui essayait de tailler au globe une nouvelle facette; il resulta de cette opinion bien arrieree chez lui, que Vardarelli lui apparut tout bonnement comme un brigand a pendre, et qu'il ordonna qu'il fut pendu. Mais pour pendre un homme, il faut trois choses: une corde, une potence et un pendu. Quant au bourreau, il est inutile de s'en inquieter, cela se trouve toujours et partout. Les agens du roi avaient la corde et la potence, ils etaient a peu pres surs de trouver le bourreau, mais il leur manquait la chose principale: l'homme a pendre. On se mit a courir apres Vardarelli; mais comme il savait parfaitement dans quel but philanthropique on le cherchait, il n'eut garde de se laisser rejoindre. Il y a plus: comme il avait fait son education sous le general Manhes, c'etait un gaillard qui connaissait a fond son jeu de cache-cache. Il en donna donc tant et plus a garder aux troupes napolitaines, ne se trouvant jamais ou on s'attendait a le rencontrer, se montrant partout ou ne l'attendait pas, s'echappant comme une vapeur et revenant comme un orage. Rien ne reussit comme le succes. Le succes est l'aimant moral qui attire tout a lui. La troupe de Vardarelli, qui ne montait d'abord qu'a vingt-cinq ou trente personnes, fut bientot doublee: Vardarelli devint une puissance. Ce fut une raison de plus pour l'aneantir; on fit des plans de campagne contre lui, on doubla les troupes envoyees a sa poursuite, on mit sa tete a prix, tout fut inutile. Autant eut valu mettre au ban du royaume l'aigle et le chamois, ses compagnons d'independance et de liberte. Et cependant chaque jour on entendait raconter quelque prouesse nouvelle qui indiquait dans le fugitif un redoublement d'adresse ou un surcroit d'audace. Il venait jusqu'a deux ou trois lieues de Naples, comme pour narguer le gouvernement. Une fois, il organisa une chasse dans la foret de Persiano, comme aurait pu faire le roi lui-meme, et, comme il etait excellent tireur, il demanda ensuite aux gardes qu'il avait forces de le suivre et de le seconder s'ils avaient jamais vu leur auguste maitre faire de plus beaux coups que lui. Une autre fois, c'etaient le prince de Lesorano, le colonel Calcedonio, Casella, et le major Delponte, qui chassaient eux-memes avec une dizaine d'officiers et une vingtaine de piqueurs dans une foret a quelques lieues de Bari, quand tout a coup le cri: _Vardarelli! Vardarelli_! se fit entendre. Chacun alors de fuir le plus vite possible, et dans la direction ou il se trouvait. Bien en prit aux chasseurs de fuir ainsi, car tous eussent ete pris, tandis que, grace a la vitesse de leurs chevaux habitues a courre le cerf, un seul tomba entre les mains des bandits. C'etait le major Delponte: les bandits jouaient de malheur, ils avaient fait prisonnier un des plus braves, mais aussi un des plus pauvres officiers de l'armee napolitaine. Lorsque Vardarelli demanda au major Delponte mille ducats de rancon pour l'indemniser de ses frais d'expedition, le major Delponte lui fit des cornes en lui disant qu'il le defiait bien de lui faire payer une seule obole. Vardarelli menaca Delponte de le faire fusiller si la somme n'etait pas versee a une epoque qu'il fixa. Mais Delponte lui repondit que c'etait du temps de perdu que d'attendre, et que s'il avait un conseil a lui donner, c'etait de le faire fusiller tout de suite. Vardarelli en eut un instant la velleite; mais il songea que, plus Delponte faisait bon marche de sa vie, plus Ferdinand devait y tenir. En effet, a peine le roi eut-il appris que le brave major etait entre les mains des bandits, qu'il ordonna de payer sa rancon sur ses propres deniers. En consequence, un matin, Vardarelli annonca au major Delponte que, sa rancon ayant ete exactement et integralement payee, il etait parfaitement libre de quitter la troupe et de diriger ses pas vers le point de la terre qui lui agreait le plus. Le major Delponte ne comprenait pas quelle etait la main genereuse qui le delivrait; mais comme, quelle qu'elle fut, il etait fort dispose a profiter de sa liberalite, il demanda son cheval et son sabre, qu'on lui rendit, se mit en selle avec un flegme parfait, et s'eloigna au petit pas et en sifflotant un air de chasse, ne permettant pas que sa monture fit un pas plus vite que l'autre, tant il tenait a ce qu'on ne put pas meme supposer qu'il avait peur. Mais le roi, pour s'etre montre magnifique a l'endroit du major, n'en avait pas moins jure l'extermination des bandits qui l'avaient force de traiter de puissance a puissance avec eux. Un colonel, je ne sais plus lequel, qui l'avait entendu jurer ainsi, fit a son tour le serment, si on voulait lui confier un bataillon, de ramener Vardarelli, ses deux freres et le soixante hommes qui composaient sa troupe, pieds et poings lies, dans les cachots de la Vicaria. L'offre etait trop seduisante pour qu'on ne l'acceptat point; le ministre de la guerre mit cinq cents hommes a la disposition du colonel, et le colonel et sa petite troupe se mirent en quete de Vardarelli et de ses compagnons. Vardarelli avait des espions trop devoues pour ne pas etre prevenu a temps de l'expedition qui s'organisait. Il y a plus: en apprenant cette nouvelle, lui aussi, il avait fait un serment: c'etait de guerir a tout jamais le colonel qui s'etait si aventureusement voue a sa poursuite, d'un second elan patriotique dans le genre du premier. Il commenca donc par faire courir le pauvre colonel par monts et par vaux, jusqu'a ce que lui et sa troupe fussent sur les dents; puis, lorsqu'il les vit tels qu'il les desirait, il leur fit, a deux heures du matin, donner une fausse indication; le colonel prit le renseignement pour or en barre, et partit a l'instant meme, afin de surprendre Vardarelli, qu'on lui avait assure etre, lui et sa troupe, dans un petit village situe a l'extremite d'une gorge si etroite qu'a peine y pouvait-on passer quatre hommes de front. Quelques ames charitables qui connaissaient les localites firent bien au brave colonel quelques observations, mais il etait tellement exaspere qu'il ne voulut entendre a rien, et partit dix minutes apres avoir recu l'avis. Le colonel fit une telle diligence qu'il devora pres de quatre lieues en deux heures, de sorte qu'au point du jour il se trouva sur le point d'entrer dans la gorge de l'autre cote de laquelle il devait surprendre les bandits. Quand il fut arrive la, l'endroit lui parut si effroyablement propice a une embuscade qu'il envoya vingt hommes explorer le chemin, tandis qu'il faisait halte avec le reste de son bataillon; mais au bout d'un quart d'heure les vingt hommes revinrent, en annoncant qu'ils n'avaient rencontre ame qui vive. Le colonel n'hesita donc plus et s'engagea dans la gorge lui et ses cinq cents hommes: mais au moment ou cette gorge s'elargissait, pareille a une espece d'entonnoir, entre deux defiles, le cri: _Vardarelli! Vardarelli_! se fit entendre comme s'il tombait des nuages, et le pauvre colonel, levant la tete, vit toutes les cretes de rochers garnies de brigands qui le tenaient en joue lui et sa troupe. Cependant il ordonna de se former en peloton; mais Vardarelli cria d'une voix terrible: "A bas les armes, ou vous etes morts!" A l'instant meme les bandits repeterent le cri de leur chef, puis l'echo repeta le cri des bandits; de sorte que les soldats, qui n'avaient pas fait le meme serment que leur colonel et qui se croyaient entoures d'une troupe trois fois plus nombreuse que la leur, crierent a qui mieux mieux qu'ils se rendaient, malgre les exhortations, les prieres et les menaces de leur malheureux chef. Aussitot Vardarelli, sans abandonner sa position, ordonna aux soldats de mettre les fusils en faisceaux, ordre qu'ils executerent a l'instant meme; puis il leur signifia de se separer en deux bandes, et de se rendre chacun a un endroit indique, nouvel ordre auquel ils obeirent avec la meme ponctualite qu'ils avaient fait pour la premiere manoeuvre. Enfin, laissant une vingtaine de bandits en embuscade, il descendit avec le reste de ses hommes, et, leur ordonnant de se ranger en cercle autour des faisceaux, il les invita a mettre les armes de leurs ennemis hors d'etat de leur nuire momentanement par le meme moyen qu'avait employe Gulliver pour eteindre l'incendie du palais de Lilliput. C'est le recit de cet evenement qui avait mis le roi de si mauvaise humeur, qu'il ne fallait rien moins que l'anecdote nouvelle dont monsignor Perelli etait le heros pour le lui faire oublier. On comprend que cette nouvelle frasque ne remit pas don Gaetano dans les bonnes graces du gouvernement. Les ordres les plus severes furent donnes a son egard; seulement, des le lendemain, le roi, qui etait homme de trop joyeux esprit pour garder rancune a Vardarelli d'un si bon tour, racontait en riant a gorge deployee l'aventure a qui voulait l'entendre, de sorte que, comme il y a toujours foule pour entendre les aventures que veulent bien raconter les rois, le pauvre colonel n'osa de trois ans remettre le pied dans la capitale. Mais le general qui commandait en Calabre prit la chose d'une facon bien autrement serieuse que ne l'avait fait le roi. Il jura que, quel que fut le moyen qu'il dut employer, il exterminerait les Vardarelli depuis le premier jusqu'au dernier. Il commenca par les poursuivre a outrance; mais, comme on s'en doute bien, cette poursuite ne fut qu'un jeu de barres pour les bandits. Ce que voyant, le general commandant proposa a leur chef un traite par lequel lui et les siens entreraient au service du gouvernement. Soit que les conditions fussent trop avantageuses pour etre refusees, soit que Gaetano se lassat de cette vie de dangers sans fin et d'eternel vagabondage, il accepta les propositions qui lui etaient faites, et le traite fut redige en ces termes: "Au nom de la tres sainte Trinite. "Art. 1er. Il sera octroye pardon et oubli aux mefaits des Vardarelli et de leurs partisans. "Art. 2. La bande des Vardarelli sera transformee en compagnie de gendarmes. "Art. 3. La solde du chef Gaetano Vardarelli sera de 99 ducats par mois; celle de chacun de ses trois lieutenans, de 43 ducats, et celle de chaque homme de la compagnie, de 30. Elle sera payee au commencement de chaque mois et par anticipation[1]. "Art. 4. La susdite compagnie jurera fidelite au roi entre les mains du commissaire royal; ensuite elle obeira aux generaux qui commandent dans les provinces, et sera destinee a poursuivre les malfaiteurs dans toutes les parties du royaume. "Naples, 6 juillet 1817." Les conditions ci-dessus rapportees furent immediatement mises a execution de part et d'autre; les Vardarelli changerent de nom et d'uniforme, toucherent d'avance, comme ils en etaient convenus, le premier mois de leurs appointemens, en echange de quoi ils se mirent a la poursuite des bandits qui desolaient la Capitanate, ne leur laissant ni paix ni relache, tant ils connaissaient toutes les ruses du metier; si bien qu'au bout de quelque temps on pouvait s'en aller de Naples a Reggio sa bourse a la main. Mais ce n'etait pas la precisement le but que s'etait propose le general; il avait contre les Vardarelli, a cause de l'histoire du colonel, une vieille dent que vint encore corroborer la promptitude avec laquelle les nouveaux gendarmes venaient d'executer, au nombre de cinquante ou soixante seulement, des choses qu'avant eux des compagnies, des bataillons, des regimens et jusqu'a des corps d'armee avaient entreprises en vain. Il fut donc resolu que, maintenant que les Vardarelli avaient debarrasse la Capitanate et les Calabres des brigands qui les infestaient, on debarrasserait le royaume des Vardarelli. Mais c'etait chose plus facile a entreprendre qu'a executer, et probablement toutes les troupes que le general avait sous ses ordres, reunies ensemble, n'eussent pas pu y parvenir, si les bandits gendarmises eussent eu le moindre soupcon de ce qui se tramait contre eux. Mais, a defaut de soupcons positifs, ils etaient doues d'un instinct de defiance qui ne leur permettait pas de donner la moindre prise a leurs ennemis, et pres d'une annee se passa sans que le general trouvat moyen de mettre a execution son projet exterminateur. Mais le general trouva des allies dans les anciens amis des ex-brigands: un homme de Porto-Canone, dont Gaetano Vardarelli avait enleve la soeur, vint le trouver, et, lui racontant les causes de haine qu'il avait contre les Vardarelli, lui offrit de le debarrasser au moins de Gaetano Vardarelli et de ses deux freres. L'offre etait trop selon les desirs du general pour qu'il hesitat un instant a l'accepter. Il offrit a l'homme qui venait lui faire cette proposition une somme d'argent considerable; mais celui-ci, tout en acceptant pour ses compagnons, refusa pour lui-meme, disant que c'etait du sang et non de l'or qu'il lui fallait; que, quant aux compagnons qu'il comptait s'adjoindre dans celle expedition, il s'informerait de ce qu'ils demandaient pour le seconder, et qu'il rendrait compte de leurs exigences au general, qui traiterait directement avec eux. Quelles furent ces exigences nul historien ne l'a dit. Ce qui fut donne, ce qui fut recu, on l'ignore. Ce qu'on sait seulement, ce furent les faits qui s'accomplirent a la suite de cet entretien. Un jour les Vardarelli, se croyant au milieu d'amis surs, stationnaient pleins de confiance et d'abandon sur la place d'un petit village de la Pouille, nomme Uriri. Tout a coup, et sans que rien au monde eut pu faire presager une pareille agression, une douzaine de coups de feu partirent d'une des maisons situees sur la place, et de celle seule decharge, Gaetano Vardarelli, ses deux freres et six bandits tomberent morts. Aussitot les autres, ne sachant pas a quel nombre d'ennemis ils avaient affaire, et soupconnant qu'ils etaient enveloppes d'une vaste trahison, sauterent sur leurs chevaux, dont ils ne s'eloignaient jamais, et disparurent en un clin d'oeil, comme une volee d'oiseaux effarouches. Aussitot que la place fut vide et qu'il n'y eut plus de morts, l'homme qui etait alle trouver le general sortit le premier de la maison d'ou etait parti le feu, s'avanca vers Gaetano Vardarelli, et tandis que ses compagnons depouillaient les autres cadavres, s'emparant de leurs armes et de leur ceinture, lui se contenta de tremper ses deux mains dans le sang de son ennemi, et apres s'en etre barbouille le visage: --Voici la tache lavee dit-il; et il se retira sans rien prendre du pillage commun, sans rien accepter de la recompense promise. Cependant ce n'etait point assez: Gaetano Vardarelli, ses deux freres et six de ses compagnons etaient morts, c'est vrai; mais quarante autres etaient encore vivans et pouvaient, en reprenant leur ancien metier et en elisant de nouveaux chefs, donner infiniment de fil a retordre a Son Excellence le general commandant. Il resolut donc de continuer a jouer le role d'ami, et donna l'ordre que les meurtriers d'Uriri fussent arretes. Comme ceux-ci ne s'attendaient a rien de pareil, la chose ne fut pas difficile; on s'empara d'eux a l'improviste et sans qu'ils essayassent de tenter la moindre resistance; on les jeta en prison, et l'on cria bien haut qu'on allait leur faire leur proces, et que prompte et severe vengeance serait tiree du crime qu'ils avaient commis. Il pouvait y avoir du vrai dans tout cela; aussi les fugitifs se laisserent-ils prendre au piege. Comme il etait notoire qu'a la tete des meurtriers se trouvait le frere de la jeune fille outragee par Gaetano Vardarelli, on crut generalement dans la troupe que cet assassinat etait le resultat d'une vengeance particuliere; de sorte que, lorsque les malheureux qui s'etaient sauves virent leurs assassins arretes et entendirent repeter de tous cotes que leur proces se poursuivait avec ardeur, ils n'eurent aucune idee que le gouvernement fut pour quelque chose dans cette trahison. D'ailleurs, eussent-ils concu quelque doute, qu'une lettre qu'ils recurent de lui les eut fait evanouir: il leur ecrivait que le traite du 6 juillet restait toujours sacre, et les invitait a se choisir d'autres chefs en remplacement, de ceux qu'ils avaient eu le malheur de perdre. Comme ce remplacement etait urgent, les Vardarelli procederent immediatement a la nomination de leurs nouveaux officiers, et, a peine l'election achevee, ils previnrent le general que ses instructions etaient suivies. Alors ils recurent une seconde lettre qui les convoquait a une revue dans la ville de Foggia. Cette lettre leur recommandait, entre autres choses importantes, de venir tous tant qu'ils etaient, afin qu'on ne put douter que les elections faites ne fussent le resultat positif d'un scrutin unanime et incontestable. A la lecture de cette lettre, une longue discussion s'eleva entre les Vardarelli; la majorite etait d'avis qu'on se rendit a la revue; mais une faible minorite s'opposait a cette proposition: selon elle, c'etait un nouveau guet-apens dresse pour exterminer le reste de la troupe. Les Vardarelli avaient le droit de nomination entre eux; c'etait chose incontestee et qui par consequent n'avait besoin d'aucune sanction gouvernementale; on ne pouvait donc les convoquer que dans quelque sinistre dessein. C'etait du moins l'avis de huit d'entre eux, et, malgre les sollicitations de leurs camarades, ces huit clairvoyans refuserent de se rendre a Foggia: le reste de la troupe, qui se composait de trente-un hommes et d'une femme qui avait voulu accompagner son mari, se trouva sur la place de la ville au jour et a l'heure dits. C'etait un dimanche; la revue etait solennement annoncee, de sorte que la place publique etait encombree de curieux. Les Vardarelli entrerent dans la ville avec un ordre parfait, armes jusqu'aux dents, mais sans donner aucun signe d'hostilite. Au contraire, en arrivant sur la place, ils leverent leurs sabres, et d'une voix unanime firent entendre le cri de _Vive le roi_! A ce cri, le general parut sur son balcon pour saluer les arrivans, tandis que l'aide-de-camp de service descendait pour les recevoir. Apres force complimens sur la beaute de leurs chevaux et le bon etat de leurs armes, l'aide-de-camp invita les Vardarelli a defiler sous le balcon du general, manoeuvre qu'ils executerent avec une precision qui eut fait honneur a des troupes reglees. Puis, cette evolution executee, ils vinrent se ranger sur la place, ou l'aide-de-camp les invita a mettre pied a terre et a se reposer un instant, tandis qu'il porterait au general la liste des trois nouveaux officiers. L'aide-de-camp venait de rentrer dans la maison d'ou il etait sorti; les Vardarelli, la bride passee au bras, se tenaient pres de leurs chevaux, lorsqu'une grande rumeur commenca a circuler dans la foule; puis a cette rumeur succederent des cris d'effroi, et toute cette masse de curieux commenca d'aller et de venir comme une maree. Par toutes les rues aboutissantes a la place, des soldats napolitains s'avancaient en colonnes serrees. De tous cotes les Vardarelli etaient cernes. Aussitot, reconnaissant la trahison dont ils etaient victimes, les Vardarelli sauterent sur leurs chevaux et tirerent leurs sabres; mais au meme instant le general ayant ote son chapeau, ce qui etait le signal convenu, le cri: Ventre a terre! retentit; et tous les curieux ayant obei a cette injonction dont ils comprenaient l'importance, les feux des soldats se croiserent au dessus de leurs tetes, et neuf Vardarelli tomberent de leurs chevaux, tues ou blesses a mort. Ceux qui etaient restes debout, comprenant alors qu'il n'y avait pas de quartier a attendre, se reunirent, sauterent a bas de leurs chevaux, et, armes de leurs carabines, s'ouvrirent en combattant un passage jusqu'aux ruines d'un vieux chateau dans lesquelles ils se retrancherent. Deux seulement, se confiant a la vitesse de leur monture, fondirent tete baissee sur le groupe de soldats qui leur parut le moins nombreux, et, faisant feu a bout portant, profiterent de la confusion que causait dans les rangs leur decharge, qui avait tue deux hommes, pour passer a travers les baionnettes et s'echapper a fond de train. La femme, aussi heureuse qu'eux, dut la vie a la meme manoeuvre, operee sur un autre point, et s'eloigna au grand galop, apres avoir decharge ses deux pistolets. Tous les efforts se reunirent aussitot sur les vingt Vardarelli restans, lesquels, comme nous l'avons dit, s'etaient refugies dans les ruines d'un vieux chateau. Les soldats, s'encourageant les uns les autres, s'avancerent, croyant que ceux qu'ils poursuivaient allaient leur disputer les approches de leur retraite; mais, au grand etonnement de tout le monde, ils parvinrent jusqu'a la porte sans qu'il y eut un seul coup de fusil tire. Cette impunite les enhardit; on attaqua la porte a coups de hache et de levier, la porte ceda; les soldats se precipiterent alors dans la cour du chateau, se repandirent dans les corridors, parcourant les appartemens; mais, a leur grand etonnement, tout etait desert: les Vardarelli avaient disparu. Les assaillans fureterent une heure dans tous les coins et recoins de la vieille masure; enfin ils allaient se retirer, convaincus que les Vardarelli avaient trouve quelques moyens, connus d'eux seuls, de regagner la montagne, lorsqu'un soldat qui s'etait approche du soupirail d'un cellier, et qui se penchait pour regarder dans l'interieur tomba perce d'un coup de feu. Les Vardarelli etaient decouverts; mais les poursuivre dans leur retraite n'etait pas chose facile. Aussi resolut-on, au lieu de chercher a les y forcer, d'employer un autre moyen, plus lent, mais plus sur: on commenca par rouler une grosse pierre contre le soupirail. Sur cette pierre on amassa toutes celles que l'on put trouver; on laissa un piquet d'hommes avec leurs armes chargees pour garder cette issue; puis, faisant un detour, on commenca par jeter des fagots enflammes contre la porte du cellier, que les Vardarelli avaient fermee en dedans, et sur ces fagots enflammes tout le bois et toutes les matieres combustibles que l'on put trouver; de sorte que l'escalier ne fut bientot qu'une immense fournaise, et que, la porte ayant cede a l'action du feu, l'incendie se repandit comme un torrent dans ce souterrain ou les Vardarelli s'etaient refugies. Cependant un profond silence regnait encore dans le cellier. Bientot deux coups de fusil partirent: c'etaient deux freres qui, ne voulant pas tomber vivans aux mains de leurs ennemis, s'etaient embrasses et avaient a bout portant decharge leurs fusils l'un sur l'autre. Un instant apres, une troisieme explosion se fit entendre: c'etait un bandit qui se jetait volontairement au milieu des flammes et dont la giberne sautait. Enfin, les dix-sept bandits restans voyant qu'il n'y avait plus pour eux aucune chance de salut, et se voyant pres d'etre asphyxies, demanderent a se rendre. Alors on deblaya le soupirail, on les en tira les uns apres les autres, et a mesure qu'ils en sortirent on leur liait les pieds et les mains. Une charrette que l'on amena ensuite les transporta tous dans les prisons de la ville. Quant aux huit qui n'avaient pas voulu venir a Foggia et aux deux qui s'etaient echappes, ils furent chasses comme des betes fauves, traques de caverne en caverne. Les uns furent tues ou debusques comme des chevreuils, les autres furent livres par leurs hotes, les autres enfin se rendirent eux-memes; si bien qu'au bout d'un an tous les Vardarelli etaient morts ou prisonniers. Il n'y eut que la femme qui s'etait sauvee un pistolet de chaque main qui disparut, sans qu'on la revit jamais ni morte ni vivante. Lorsque le roi apprit cet evenement, il entra dans une grande colere; c'etait la seconde fois qu'on violait sans l'en prevenir un traite, non pas signe par lui, mais fait en son nom. Or, il savait que l'inexorable histoire enregistre presque toujours les faits sans se donner la peine d'en rechercher les causes, et que, tout au contraire de ce qui se passe dans notre monde, ou ce sont les ministres qui sont responsables des fautes du roi, c'est le roi qui, dans l'autre, est responsable des fautes de ses ministres. Mais on lui repeta tant, et de tant de cotes, que c'etait une action louable que d'avoir extermine celle mechante race des Vardarelli, qu'il finit par pardonner a ceux qui avaient ainsi abuse de son nom. Il est vrai que quelque temps apres arriva la revolution de 1820, qui amena avec elle bien d'autres preoccupations que celle de savoir si on avait plus ou moins exactement tenu un traite fait avec des bandits. Pour la troisieme fois il rentra au bout de deux ans d'absence, an milieu des cris de joie de son peuple, qui le chassait sans cesse et qui ne pouvait vivre sans lui. Malheureusement pour les Napolitains, cette troisieme restauration fut de courte duree. Le soir du 3 janvier 1825, le roi se coucha apres avoir fait sa partie de jeu et avoir dit ses prieres accoutumees. Le lendemain, comme a dix heures du matin il n'avait pas encore sonne, on entra dans sa chambre, et on le trouva mort. A l'ouverture de son testament, dans lequel il recommandait a son fils Francois de continuer les aumones qu'il avait l'habitude de faire, ou trouva que ces aumones montaient par an a 24,000 ducats. Il avait vecu soixante-seize ans, il en avait regne soixante-cinq; il avait vu passer sous son long regne trois generations d'hommes, et, malgre trois revolutions et trois restaurations, il mourait le roi le plus populaire que Naples ait jamais eu. Aussi le peuple chercha-t-il a la mort imprevue de son roi bien-aime une cause surnaturelle. Or, pour des hommes d'imagination comme sont les Napolitains, rien n'est difficile a trouver. Voila ce que l'on decouvrit. Le roi Ferdinand, comme on a pu le voir, n'etait pas exempt de certains prejuges. Depuis quinze ans il etait persecute par le chanoine Ojori, qui le tourmentait pour obtenir une audience de lui et lui presenter je ne sais quel livre dont il etait l'auteur. Ferdinand avait toujours refuse, et, malgre les instances du postulant, avait constamment tenu bon. Enfin le 2 janvier 1825, vaincu par les prieres de tous ceux qui l'entouraient, il accorda pour le lendemain cette audience si long-temps reculee. Le matin, le roi eut quelque velleite de partir pour Caserte et de rejeter sur une chasse, excuse qui lui paraissait toujours valable, l'impolitesse qu'il avait si grande envie de faire au bon chanoine; mais on l'en dissuada: il resta donc a Naples, recut don Ojori, lequel demeura deux heures avec lui et le quitta en lui laissant son livre. Le lendemain, comme nous l'avons dit, le roi Ferdinand etait mort. Les medecins declarerent d'une voix unanime que c'etait d'une attaque d'apoplexie foudroyante; mais le peuple n'en crut pas un mot. Ce qui fut la veritable cause de sa mort, selon le peuple, ce fut cette audience qu'il donna si a contre-coeur au chanoine Ojori. Le chanoine Ojori etait, avec le prince de ----, le plus terrible _jettatore_ de Naples. Nous dirons dans un prochain chapitre ce que c'est que la _jettatura_. Note: [1] Ces differens appointemens correspondaient aux soldes des colonels, des capitaines et des lieutenans. XVI La Jettatura. Naples, comme toutes les choses humaines, subit l'influence d'une double force qui regit sa destinee: elle a son mauvais principe qui la poursuit, et son bon genie qui la garde; elle a son Arimane qui la menace, et son Oromaze qui la defend; elle a son demon qui veut la perdre, elle a son patron qui espere la sauver. Son ennemi, c'est la jettatura; son protecteur, c'est saint Janvier. Si saint Janvier n'etait pas au ciel, il y aurait long-temps que la jettatura aurait aneanti Naples; si la jettatura n'existait pas sur la terre, il y a long-temps que saint Janvier aurait fait de Naples la reine du monde. Car la jettatura n'est pas une invention d'hier; ce n'est pas une croyance du moyen-age, ce n'est pas une superstition du bas-empire: c'est un fleau legue par l'ancien monde au monde moderne; c'est une peste que les chretiens ont heritee des gentils; c'est une chaine qui passe a travers les ages, et a laquelle chaque siecle ajoute un anneau. Les Grecs et les Romains connaissaient la jettatura: les Grecs l'appelaient [Greek: alexiana], les Romains _fascinum_. La jettatura est nee dans l'Olympe; c'est un fleau d'assez bonne maison, comme on voit. Maintenant a quelle occasion elle prit naissance, le voici. Venus, sortie de la mer depuis la veille, venait de prendre place parmi les dieux; son premier soin avait ete de se choisir un adorateur dans cette auguste assemblee: Bacchus avait obtenu la preference, Bacchus etait heureux. Toute deesse qu'elle etait, Venus se trouvait soumise aux lois de la nature comme une simple femme; en sa qualite d'immortelle, elle etait destinee a les accomplir plus long-temps et plus souvent, voila tout. Venus s'apercut un jour qu'elle allait etre mere. Comme l'enfant qu'elle portait dans son sein etait le premier de cette longue suite de rejetons dont la deesse de la beaute devait peupler les forets d'Amathonte et les bosquets de Cythere, la decouverte de son nouvel etat fut accompagnee chez elle d'un sentiment de pudeur qui la determina a le cacher aux regards de tous les dieux. Venus annonca donc que sa sante chancelante la forcait d'habiter pendant quelque temps la campagne, et elle se retira dans les appartemens les plus recules de son palais, a Paphos. Tous les dieux avaient ete dupes de cette fausse indisposition; il n'y avait pas jusqu'a Esculape lui-meme qui n'eut declare que Venus n'avait rien autre chose qu'une maladie de nerfs qui se calmerait avec des bains et du petit lait; Junon seule avait tout devine. Junon etait experte en pareille matiere. Sa sterilite la rendait jalouse: il ne s'arrondissait pas une taille dans tout l'Olympe, que la premiere ligne de ce changement ne lui sautat aux yeux. Elle avait suivi les progres de celle de Venus, et, d'avance, elle voua au malheur l'enfant qui naitrait d'elle. En consequence, elle resolut de ne pas la perdre un instant de vue, afin de jeter un sort sur le malheureux fruit des entrailles de sa belle-fille. Aussi, des que Venus sentit les premieres douleurs, Junon se presenta-t-elle aussitot a son chevet, deguisee en sage-femme. Venus etait fort douillette, comme toute femme a la mode doit etre: elle jeta donc les hauts cris tant que dura le travail; puis enfin elle mit au jour le petit Priape. Junon le recut dans ses mains, et tandis que Venus, a moitie evanouie, fermait ses beaux yeux encore tout moites de larmes, elle s'appreta a lancer sur l'enfant la malediction fatale qui devait influer sur le reste de sa vie. Mais a l'instant ou Junon fixait ses yeux pleins de colere sur le nouveau-ne, elle s'arreta stupefaite. Jamais elle n'avait vu, meme chez les plus grands dieux, rien de pareil a ce qu'elle voyait a cette heure. Si court que fut ce moment d'hesitation, il sauva Priape. Bacchus, qui, du fond de l'Inde, ou il etait occupe a apprendre aux Birmans la meilleure maniere de coller le vin, avait entendu les cris de Venus, etait accouru en toute hate: il se precipita dans la chambre de l'accouchee, courut a l'enfant, et, dans son ardeur toute paternelle, l'arracha des bras de Junon. Junon se crut decouverte; elle sortit furieuse, sauta dans son char, et remonta au ciel. Bacchus ignorait cependant que ce fut elle; mais il la devina, au cri de ses paons d'abord, puis au rayon de lumiere qu'elle laissait a sa suite. Il connaissait de longue main le caractere de sa belle-mere: lui-meme avait ete oblige de rester six mois cache dans la cuisse de Jupiter pour echapper a sa jalousie; il comprit que les choses se passeraient mal pour le pauvre enfant si jamais elle mettait la main sur lui: il l'emporta tout courant, et s'en alla le cacher dans l'ile de Lampsaque. Mais le bruit de ce qui s'etait passe se repandit, ainsi que la circonstance a laquelle le jeune Priape avait du la vie; il n'en fallut pas davantage pour faire croire aux anciens qu'ils avaient trouve un remede contre la jettatura; de la certains bijoux deterres a Herculanum et a Pompeia, qui faisaient partie de la toilette des femmes. Chez les modernes, ou ces bijoux ne sont pas de mise, les cornes les ont remplaces. Vous n'entrez pas dans une maison de Naples quelque peu aristocratique, sans que le premier objet qui frappe vos yeux dans l'antichambre ne soit une paire de cornes; plus ces cornes sont longues, plus elles sont efficaces. On les fait venir en general de Sicile; c'est la qu'on trouve les plus belles. J'en ai vu qui avaient jusqu'a trois pieds de long, et qui coutaient cinq cents francs la paire. Outre ces cornes a domicile, qu'on ne peut, vu leur volume, transporter facilement avec soi, on a d'autres petits cornillons que l'on porte au cou, au doigt, a la chaine de la montre: cela se trouve a tous les coins de rue, chez tous les marchands de bric-a-brac. Ce symbole preservatif est ordinairement en corail ou en jais. Je voudrais vous dire quelles sont les causes qui ont porte les cornes a ce degre d'honneur chez les Napolitains; mais quelque recherche que j'aie faite a ce sujet, j'avoue que je n'ai absolument rien pu decouvrir sur quoi on puisse appuyer la moindre theorie ou echafauder le plus petit systeme. Cela est parce que cela est; ne me demandez donc point autre chose, car je serais force de prononcer ce mot qui coute tant a la bouche humaine: Je ne sais pas. Les anciens connaissaient trois moyens de jeter les sorts, car la jettatura n'est rien autre chose que la substantivation du verbe _jettare_,--par le toucher, par la parole, par le regard: Cujus ab attractu variarum monstra ferarum In juvenes veniunt; nulli sua mansit imago, dit Ovide; Quae nec pernumerare curiosi Possint, nec mala fascinare lingua, dit Catulle; Nescio quis teneros oculis mihi fascinat agnos, dit Virgile. Maintenant voulez-vous voir passer cette croyance du monde paien dans le monde chretien? ecoutez saint Paul s'adressant aux Galates: Quis vos fascinavit non obedire veritati? Saint Paul croyait donc a la jettatura? Maintenant passons au moyen-age, et ouvrons Erchempert, moine du mont Cassin, qui florissait vers l'an 842: "J'ai connu, dit le venerable cenobite, messire Landolphe, eveque de Capoue, homme d'une singuliere prudence, lequel avait l'habitude de dire: "Toutes les fois que je rencontre un moine, il m'arrive quelque chose de malheureux dans la journee. _Quolies monachum visu cerno, semper mihi futura dies auspicia tristia subministrat_." Or, cette croyance est encore en pleine vigueur aujourd'hui a Naples. Lorsque nous partimes pour la Sicile, je crois avoir raconte qu'au moment de nous embarquer nous rencontrames un abbe, et qu'a sa vue le capitaine nous avait propose de remettre le depart au lendemain. Nous n'en fimes compte, et nous fumes assaillis par une tempete qui nous tint vingt-quatre heures entre la vie et la mort. Des trois jettature connues de l'antiquite, deux se sont perdues en route, et une seule est restee: la jettatura du regard. Il est vrai que c'est la plus terrible: "_Nihil oculo nequius creatum_," dit l'Ecclesiaste, chap. 21. Cependant, comme Dieu a voulu que le serpent a sonnettes se denoncat lui-meme par le bruit que font ses anneaux, il a imprime au front du jettatore certains signes auxquels, avec un peu d'habitude, on peut le reconnaitre. Le jettatore est ordinairement maigre et pale, il a le nez en bec de corbin, de gros yeux qui ont quelque chose de ceux du crapaud et qu'il recouvre ordinairement, pour les dissimuler, d'une paire de lunettes: le crapaud, comme on sait, a recu du ciel le don fatal de la jettature: il tue le rossignol en le regardant. Donc, quand vous rencontrez dans les rues de Naples un homme fait ainsi que j'ai dit, prenez garde a vous, il y a cent a parier contre un que c'est un jettatore. Si c'est un jettatore et qu'il vous ait apercu le premier, le mal est fait, il n'y a pas de remede, courbez la tete et attendez. Si, au contraire, vous l'avez prevenu du regard, hatez-vous de lui presenter le doigt du milieu etendu et les deux autres fermes: le malefice sera conjure:--_Et digitum porrigito medium_, dit Martial. Il va sans dire que, si vous porter sur vous quelque corne de jais ou de corail, vous n'avez point besoin de prendre toutes ces precautions. Le talisman est infaillible, du moins a ce que disent les marchands de cornes. La jettatura est une maladie incurable; on nait jettatore, on meurt jettatore. On peut a la rigueur le devenir; mais une fois qu'on l'est, on ne peut plus cesser de l'etre. En general, les jettatori ignorent leur fatale influence: comme c'est un fort mauvais compliment a faire a un homme que de lui dire qu'il est jettatore, et qu'il y en a d'ailleurs qui prendraient fort mal la chose, on se contente de les eviter comme on peut, et, si l'on ne peut pas, de conjurer leur influence en tenant sa main dans la position sus-indiquee. Toutes les fois que vous voyez a Naples deux hommes causant dans la rue et que l'un des deux garde sa main pliee contre son dos, regardez bien celui avec lequel il cause; c'est un jettatore, ou du moins un homme qui a le malheur de passer pour tel. Lorsqu'un etranger arrive a Naples, il commence par rire de la jettatura, puis peu a peu il s'en preoccupe; enfin, au bout de trois mois de sejour, vous le voyez couvert de cornes des pieds a la tete et la main, droite eternellement crispee. Rien ne garantit de la jettatura que les moyens que j'ai indiques. Il n'y a pas de rang, il n'y a pas de fortune, il n'y a pas de position sociale qui vous mette au dessus de ses coups. Tous les hommes sont egaux devant elle. D'un autre cote, il n'y a pas d'age, il n'y a pas de sexe, il n'y a pas d'etat pour le jettatore: il peut etre egalement enfant ou vieillard, homme ou femme, avocat ou medecin, juge, pretre, industriel ou gentilhomme, lazzarone ou grand seigneur; le tout est seulement de savoir si l'un ou l'autre de ces ages, l'un ou l'autre de ces sexes, l'une ou l'autre de ces conditions, ajoute ou ote de la gravite au malefice. Il y a la-dessus, a Naples, un travail extremement developpe del gentile signor Niccolo Valetta; il y discute dans un volume toutes les questions qui divisent sur ce point les savans anciens et modernes, depuis vingt-cinq siecles. Il y est examine: 1. Si l'homme jette le sort plus terrible que ne le fait la femme; 2. Si celui qui porte perruque est plus a craindre que celui qui n'en porte pas; 3. Si celui qui porte des lunettes n'est pas plus a craindre que celui qui porte perruque; 4. Si celui qui prend du tabac n'est pas plus a craindre encore que celui qui porte des lunettes; et si les lunettes, la perruque et la tabatiere, en se combinant, triplent les forces de la jettatura; 5. Si la femme jettatrice est plus a craindre quand elle est enceinte; 6. S'il y a plus a craindre encore d'elle quand il y a certitude qu'elle ne l'est pas; 7. Si les moines sont plus generalement jettatori que les autres hommes, et parmi les moines quel est l'ordre le plus a craindre sur ce point; 8. A quelle distance se peut jeter le sort; 9. S'il se peut jeter de cote, de face ou par derriere; 10. S'il y a reellement des gestes, des sons de voix et des regards particuliers auxquels on puisse reconnaitre les jettatori; 11. S'il est des prieres qui puissent garantir de la jettatura, et, dans ce cas, s'il est des prieres speciales pour garantir de la jettatura qui vient des moines; 12. Enfin, si le pouvoir des talismans modernes est egal au pouvoir du talisman ancien, et laquelle est plus efficace de la corne unique ou de la corne double. Toutes ces recherches sont consignees dans un volume qui est du plus haut interet et que je voudrais bien faire connaitre a mes lecteurs. Malheureusement mon libraire refuse de l'imprimer dans mes notes justificatives, sous pretexte que c'est un in-folio de 600 pages. Mois j'invite tout voyageur a se le procurer, en arrivant a Naples, moyennant la modique somme de six carlins. Maintenant que nous avons examine la jettatura dans ses effets et ses causes, racontons l'histoire d'un jettatore. XVII Le Prince de ----. Le prince de ----, les lunettes, la perruque et la tabatiere exceptees, naquit avec tous les caracteres de la jettatura. Il avait les levres minces, les yeux gros et fixes, et le nez en bec de corbin; sa mere, dont il etait le second enfant, n'eut pas meme le bonheur de voir le nouveau-ne: elle mourut en couches. On chercha une nourrice pour l'enfant, et l'on trouva une belle et vigoureuse paysanne des environs de Nettuno. Mais a peine le malencontreux poupon lui eut-il touche le sein que son lait tourna. Force fut de nourrir le principino au lait de chevre, ce qui lui donna pour tout le reste de sa vie une allure sautillante a laquelle, grace au ciel, on le reconnait a trois cents pas de distance, tandis qu'avec ses gros yeux il ne peut mordre qu'en touchant. Louons le Seigneur, ce qu'il a fait est bien fait. En apprenant la mort de sa femme et la naissance d'un second fils, le prince de ----, qui etait ambassadeur en Toscane, accourut a Naples; il descendit au palais, pleura convenablement la princesse, embrassa paternellement l'infant et s'en alla faire sa cour au roi. Le roi lui tourna le dos, il avait trouve fort mauvais que le prince quittat son ambassade sans autorisation; il eut beau faire valoir l'amour paternel, l'amour paternel lui couta sa place. Cette catastrophe refroidit un peu le prince de ---- pour son fils; d'ailleurs, il avait, comme nous l'avons dit, un fils aine, auquel appartenaient de droit titres, honneurs, richesses. Il fut donc decide que le cadet entrerait dans les ordres. Le principino etait trop jeune pour avoir une opinion quelconque a l'endroit de son avenir: il se laissa faire. Le jour ou il entra au seminaire, tous les enfans de la classe dans laquelle il fut mis attrapaient la coqueluche. Notez qu'au milieu de tout cela aucun accident personnel n'atteignait le principino; il grandissait a vue d'oeil et prosperait que c'etait un charme. Il fit ses classes avec le plus grand succes, l'emportant sur tous ses camarades. Une seule fois, on ne sait comment cela se fit, il ne remporta que le second prix; mais l'eleve qui avait remporte le premier, en allant recevoir sa couronne, butta sur la premiere marche de l'estrade et se cassa la jambe. Cependant l'enfant devenait jeune homme. Si retire que fut le seminaire, les bruits du monde arrivaient jusqu'a lui. D'ailleurs, dans ses promenades avec ses compagnons, il voyait passer de belles dames dans des voitures elegantes, et de beaux jeunes gens sur de fringans chevaux; puis, au bout de la rue de Toledo, il apercevait un edifice qu'on appelait Saint-Charles, et de l'interieur duquel on lui disait tant de merveilles, que les jardins et les palais d'Aladin n'etaient rien en comparaison. Il en resultait que le principino avait grande envie de faire connaissance avec les belles dames, de monter a cheval comme les beaux jeunes gens, et surtout d'entrer a Saint-Charles pour voir ce qui s'y passait reellement. Malheureusement la chose etait impossible; le prince de ----, qui avait toujours sa disgrace sur le coeur, gardait rancune a son fils cadet. D'un autre cote, le prince Hercule, que l'on faisait voyager afin qu'il n'eut aucun contact avec son frere, devenait de jour en jour un peu plus parfait cavalier, et promettait de soutenir a merveille l'honneur du nom. Raison de plus pour que le pauvre principino restat confine dans son seminaire. Cependant les affaires se brouillaient entre le royaume des Deux-Siciles et la France; on parlait d'une croisade contre les republicains; le roi Ferdinand, comme nous l'avons dit ailleurs, voulait en donner l'exemple. On leva des troupes de tous cotes, on assembla une armee, et l'on annonca avec grande solennite que l'archeveque de Naples benirait les drapeaux dans la cathedrale de Sainte-Claire. Comme c'etait une chose fort curieuse, et que si grande que fut l'eglise, il n'y avait pas possibilite que tout Naples y put tenir, on decida que des deputes des differens ordres de l'Etat assisteraient seuls aux ceremonies. Eh outre, les colleges, les ecoles et les seminaires avaient droit d'y envoyer les eleves de chaque classe qui auraient ete les premiers dans la composition la plus rapprochee du jour ou devait avoir lieu la ceremonie. Le principino fut le premier dans sa triple composition du theme, de version et de theologie; le principino, qui faisait au reste des progres miraculeux, etait a cette epoque en rhetorique, et pouvait avoir de 16 a 17 ans. Le grand jour arriva. La ceremonie fut pleine de solennite; tout se passa avec un calme et un grandiose parfaits; seulement, au moment ou les etendards, apres la benediction, defilaient pour sortir de l'eglise, un des porte-drapeaux tomba mort d'une apoplexie foudroyante en passant devant le principino. Le principino, qui avait un coeur excellent, se precipita aussitot sur ce malheureux pour lui porter secours, mais il avait deja rendu le dernier soupir. Ce que voyant, le principino saisit l'etendard, l'agita d'un air martial qui indiquait quel homme il serait un jour, et le remit a un officier en criant: _Vive le roi_! cri qui fut repete avec enthousiasme par toute l'assemblee. Trois mois apres, l'armee napolitaine etait battue, le drapeau etait tombe au pouvoir des Francais avec une douzaine d'autres et le roi Ferdinand s'embarquait pour la Sicile. Le principino avait fini ses classes; il s'agissait de faire choix d'un couvent. Le jeune homme choisit les camaldules. En consequence, il sortit du seminaire ou il avait passe son adolescence, et il entra comme novice dans le monastere ou devait s'ecouler sa virilite et s'eteindre sa vieillesse. Le lendemain de son entree aux camaldules parut l'ordonnance du nouveau gouvernement qui supprimait les communautes religieuses. Le jeune homme fut alors force de suivre la carriere de la prelature, car, les couvens supprimes, il n'en demeurait pas moins le cadet et n'en etait pas plus riche pour cela. Pendant trois mois, il se promena donc dans les rues de Naples avec un chapeau a trois cornes, un habit noir et des bas violets; puis il se decida a recevoir les ordres mineurs. Le matin du jour fixe pour la ceremonie, la republique parthenopeenne, qui venait d'etre etablie, decida qu'il n'y avait pas d'egalite devant la loi tant qu'il n'y avait pas egalite entre les heritages, et que par consequent le droit d'ainesse etait aboli. Ce nouveau decret enlevait cent mille livres de rente au prince Hercule, frere aine de notre heros, lequel se trouvait possesseur d'un capital de deux millions. Comme le principino n'avait pas une grande vocation pour l'eglise, il fit des bas rouges comme il avait fit de la robe blanche, envoya le tricorne rejoindre le capuchon, fit venir le meilleur tailleur de Naples, acheta la plus belle voiture et les plus beaux chevaux qu'il put trouver, et envoya retenir pour le soir meme une loge a Saint-Charles. Saint-Charles etait veritablement bien digne du desir qu'avait toujour eu le principino d'y entrer: c'etait un des monumens dont Charles VII, pendant sa royaute temporaire, avait dote Naples. Un jour il avait fait venir l'architecte Angelo Carasale, et mettant tous ses tresors a sa disposition, il lui avait dit de n'epargner ni frais ni depense, mais de lui faire la plus belle salle qui existat au monde. L'architecte s'y etait engage (les architectes s'engagent toujours); puis, profitant de la licence accordee, il avait choisi un emplacement voisin du palais, abattu nombre de maisons, et deblaye un terrain immense sur lequel s'eleva avec une merveilleuse rapidite la feerique construction. En effet, le theatre, commence an mais de mars 1737, fut pret le 1er novembre, et s'ouvrit le 4 du meme mois, jour de la Saint-Charles. Si nous n'avions pas renonce aux descriptions, par la conviction que nous avons qu'aucune description ne decrit, nous essaierions de relever le nombre de glaces, de calculer le nombre de bougies, d'enumerer le nombre d'arbres en fleurs qui faisaient, pendant cette grande soiree, du theatre de Saint-Charles la huitieme merveille du monde. Une grande loge avait ete preparee pour le roi et la famille royale; et au moment ou les augustes spectateurs y entrerent, l'impression fut si grande sur eux-memes qu'ils donnerent le signal des applaudissements; aussitot la salle tout entiere eclata en bravos et en cris d'admiration. Ce ne fut pas tout. Le roi fit venir l'architecte dans sa loge, et, lui posant la main sur l'epaule a la vue de tous, il le felicita sur son admirable reussite. --Une seule chose manque a votre salle, dit le roi. --Laquelle? demanda l'architecte. --Un passage qui conduise du palais au theatre. L'architecte baissa la tete en signe d'assentiment. Le spectacle fini, le roi sortit de sa loge et trouva Carasale qui l'attendait. --Qu'avez-vous donc fait pendant toute cette representation? lui demanda le roi. --J'ai execute les ordres de Votre Majeste, repondit Carasale. --Lesquels? --Que Votre Majeste daigne me suivre, et elle verra. --Suivons-le, dit le roi en se retournant vers la famille royale; quoi qu'il ail fait, rien ne m'etonnera; nous sommes dans la journee aux miracles. Le roi suivit donc l'architecte; mais, quoi qu'il eut dit, son etonnement fut grand lorsqu'il vit s'ouvrir devant lui les portes d'une galerie interieure toute tapissee d'etoffes de soie et de glaces; cette galerie, qui avait deux ponts jetes a une hauteur de trente pieds et un escalier de cinquante-cinq marches, avait ete improvisee pendant trois heures qu'avait dure la representation. Voila donc ce qu'etait Saint-Charles depuis soixante ans; depuis soixante ans Saint-Charles faisait l'admiration et l'envie de toute la terre. Il n'etait donc pas etonnant que le principino eut une si grande envie de voir Saint-Charles. Le soir meme ou le principino avait vu Saint-Charles, et comme le dernier spectateur franchissait le seuil de la salle, le feu prit au theatre; le lendemain Saint-Charles n'etait plus qu'un monceau de cendres. Deja depuis long-temps des bruits alarmans circulaient sur le principino; mais a partir de ce jour ces bruits prirent une consistance reelle. On se rappelait avec effroi les differens resultats qu'il avait obtenus, et l'on commenca de le fuir comme la peste. Cependant ces bruits trouvaient des incredules; a Naples, comme partout ailleurs, il y a des esprits forts qui se vantent de ne croire a rien. D'ailleurs, la presence des Francais avait mis le scepticisme a la mode, et madame la comtesse de M----, qui aimait fort les Francais, declara hautement qu'elle ne croyait pas un mot de ce que l'on disait sur le pauvre principino, et qu'en preuve de son incredulite elle donnerait une grande soiree tout expres pour le recevoir et pour prouver, par l'impunite, que tous les bruits qu'on repandait sur lui etaient ridicules et errones. La nouvelle du defi porte a la jettatura par la comtesse de M---- se repandit dans Naples; le premier mot de tous les invites fut qu'ils n'iraient certainement pas a cette soiree; mais le grand jour venu, la curiosite l'emporta sur la crainte, et, des neuf heures du soir, les salons de la comtesse etaient encombres. Heureusement, toute cette foule debordait dans de magnifiques jardins eclaires avec des verres de couleur, dans les bosquets desquels etaient disposes des groupes d'instrumentistes et de chanteurs. A dix heures, le prince de ---- arriva: c'etait a cette epoque un charmant cavalier, qui portait depuis longtemps des lunettes, c'est vrai; qui venait de prendre la tabatiere bien plutot par genre qu'autrement, c'est encore vrai; mais qu'une magnifique chevelure ondoyante et bouclee devait encore long-temps dispenser de recourir a la perruque. Il etait d'un caractere charmant, paraissait toujours joyeux, se frottait les mains sans cesse, et ne manquait pas d'esprit; bref, c'etait un homme a succes, n'etait cette maudite jettatura. Son entree chez la comtesse de M---- fut signalee par un petit accident; mais il est juste de dire que cet accident pouvait aussi bien avoir pour cause la maladresse que la fatalite: un laquais, qui portait un plateau de glaces, le laissa tomber juste au moment ou le prince ouvrait la porte. Cependant la coincidence de son apparition avec l'evenement fit qu'on remarqua cet evenement, si leger qu'il fut. Le prince se mit en quete de la maitresse de la maison. Elle se promenait dans ses jardins, ainsi que presque tous les invites. Il faisait une de ces magnifiques sorees du mois de juin dont la chaleur, a Naples, est temperee par cette double brise de mer qu'on ne connait que la. Le ciel etait flamboyant d'etoiles, et la lune, qui montait au dessus du Vesuve fumant, semblait un enorme boulet rouge lance par un mortier gigantesque. Le prince, apres avoir erre dix minutes dans la foule, avoir respire cet air, avoir savoure ces parfums, avoir admire ce ciel, rencontra enfin la maitresse de la maison, a la recherche de laquelle il s'etait lance, comme nous l'avons dit. Des qu'elle apercut le prince, madame la comtesse de M---- vint a lui: on echangea les complimens d'usage; puis, pour prouver le mepris qu'elle faisait des bruits repandus, la comtesse quitta le bras de son cavalier et prit celui du prince. Sensible a cette marque de distinction, le prince voulut la reconnaitre en louant la fete. --Ah! madame, dit-il, quelle charmante fete vous nous donnez la, et comme on en parlera long-temps! --Oh! prince, repondit madame de M----, vous exagerez la valeur d'une petite reunion sans consequence. --Non, d'honneur, dit le prince. Il est vrai que tout y concourt, et que Dieu vous a donne le temps le plus magnifique. Le prince n'avait pas acheve cette phrase qu'un coup de tonnerre olympien se fit entendre, et qu'un nuage, que personne n'avait vu, crevant tout a coup, se repandit en epouvantable averse. Chacun se sauva de son cote comme il put; les uns chercherent un abri momentane dans les grottes ou dans les kiosques, les autres s'enfuirent vers le palais; la comtesse de M---- et le prince furent au nombre de ces derniers. Or, notez que, dans le mois de juin, Naples est une espece d'Egypte a l'endroit de l'eau, et qu'il y a trois mois dans l'annee, juin, juillet et aout, pendant lesquels, la secheresse fut-elle libyenne, on ne se hasarderait pas, pour la faire cesser, a sortir la chasse de saint Janvier de son tabernacle, de peur de compromettre la puissance du saint. Le prince n'avait eu qu'un mot a dire, et un autre deluge avait a l'instant meme ouvert les cataractes du ciel. Le salon principal, vaste rotonde autour de laquelle tournaient tous les autres appartements, etait eclaire par un magnifique lustre en cristal que la comtesse de M---- avait recu d'Angleterre trois mois auparavant, et qu'elle avait fait allumer pour la premiere fois. Ce lustre etait d'un effet magique, tant la lumiere, refletee par les mille facettes du verre, se multipliait, brillant de tous les feux de l'arc-en-ciel. Aussi, au moment ou le prince et la comtesse arriverent sur le seuil de la porte, le prince s'arreta-t-il ebloui. --Eh bien! qu'avez-vous donc, prince? demanda la comtesse de M----. --Ah! madame, s'ecria le prince, que vous avez la un magnifique lustre! Le prince avait a peine laisse echapper ces paroles louangeuses, qu'un des anneaux dores qui soutenaient cet autre soleil au plafond se rompit, et que le lustre, tombant sur le parquet, se brisa en mille morceaux. Par bonheur, c'etait juste au moment ou chacun prenait place pour la contredanse; le centre du salon se trouva donc vide, et personne ne fut blesse. Madame de M---- commenca a se repentir en elle-meme d'avoir ainsi tente Dieu en invitant le prince; mais l'idee qu'elle reculait devant trois accidents qui pouvaient, a tout prendre, etre l'effet du hasard; la crainte des sarcasmes de ses amis si elle semblait ceder a cette crainte, la difficulte de se debarrasser du prince, auquel elle donnait le bras et qui se confondait en regrets sur les catastrophes aussi incroyables qu'inattendues qui venaient attrister la fete, toutes ces considerations reunies la determinerent a faire contre fortune bon coeur et a suivre jusqu'au bout la route ou elle etait engagee. La comtesse n'en fut donc que plus aimable avec le prince, et, sauf le plateau renverse, sauf l'orage survenu, sauf le lustre brise, tout continua d'aller a merveille. La soiree etait entrecoupee de chant: c'etait le moment ou Paesiello et Cimarosa, ces deux ancetres de Rossini, se partageaient les adorations du monde musical. On chantait tour a tour des morceaux de l'un et de l'autre. Une des meilleures interpretes de ces deux grands genies etait la signora Erminia, prima donna du malheureux theatre Saint-Charles, qui fumait encore. C'etait un soprano de la plus grande etendue, d'une surete de voix et de methode telle, qu'on ne se rappelait pas, de memoire de dilettante, avoir rien entendu de pareil. En effet, depuis trois ans que la signora Erminia etait a Naples, jamais le moindre enrouement, jamais la moindre note douteuse, jamais, enfin, pour nous servir du terme consacre, jamais le moindre _chat dans le gosier_. Elle avait promis de chanter le fameux air: _Pria che spunti_, et le moment etait venu de tenir sa promesse. Aussi, la contredanse finie, chacun se rangea-t-il a sa place pour laisser le salon libre a la signora Erminia. L'accompagnateur se placa au piano, la signora se leva pour l'y rejoindre; mais comme il lui fallait traverser seule tout cet immense salon, le prince, qui l'avait appreciee a sa valeur la seule fois qu'il avait ete a Saint-Charles, dit un mot d'excuse a la comtesse de M----, et, s'elancant au devant de la celebre cantatrice, il lui offrit le bras pour la conduire a son poste. Chacun applaudit a cet elan de galanterie, d'autant plus remarquable qu'il venait de la part d'un jeune homme qui, la veille encore, etait au seminaire. Le prince revint ensuite reclamer le bras de la comtesse de M----, au milieu d'un murmure general d'approbation. Mais bientot les mots _Chut! Silence! Ecoutons_! se firent entendre. L'accompagnateur jeta a la foule impatiente son brillant prelude. La cantatrice toussa, essaya de rougir; puis, ouvrant la bouche, elle fila son premier son. Elle l'avait pris un demi-ton trop haut, et, a la moitie de la quatrieme mesure, elle fit un epouvantable _couac_. Comme c'etait chose miraculeuse, chose inouie, chose presque impossible a croire, chacun se hata de rassurer la cantatrice par des applaudissemens; mais le coup etait porte: la signora Erminia, sentant qu'elle etait dominee par une force nefaste superieure a son talent, comprit que c'etait la jettatura qui agissait, elle s'elanca hors du salon en lancant un regard terrible au pauvre prince, auquel elle attribuait la deconvenue qui venait de lui arriver. Cette serie d'evenements commencait a mettre madame de M---- on ne peut plus mal a son aise; tous les yeux etaient fixes sur elle et sur le malencontreux prince, dont la premiere entree dans le monde etait signalee par de si etranges catastrophes. Mais comme, de son cote, a part les compliments de condoleance qu'il se croyait oblige de faire a madame de M----, le prince ne paraissait nullement s'apercevoir qu'il etait la cause presumee de tous ces effets, et que, fier de l'honneur d'avoir a son bras le bras de la maitresse de la maison, il ne semblait pas vouloir s'en dessaisir de toute la soiree, madame de M---- avisa un moyen poli de rentrer en possession d'elle-meme, en feignant d'etre lasse de rester debout et en priant le prince de la conduire dans un charmant petit boudoir donnant sur le salon, et qui avait ete conserve tout meuble, dans le but justement d'offrir un lieu de repos aux danseurs et aux danseuses fatigues. Cette charmante oasis etait d'autant plus agreable que sa porte a deux battants s'ouvrait sur le salon, et que tout en cessant de faire partie du bal comme acteur, on continuait, en se retirant dans ce petit boudoir, d'en demeurer spectateur. Ce fut donc la que le prince de ---- conduisit la comtesse; et comme c'etait un cavalier plein d'attentions, il alla prendre un fauteuil contre la muraille, le traina en face de la porte, de maniere que, tout en se reposant, madame de M---- put parfaitement voir; approcha une chaise du fauteuil, afin de n'etre point oblige de la quitter, et, en la saluant, lui fit signe de s'asseoir. Madame de M---- s'assit; mais au moment ou elle s'asseyait, les deux pieds de derriere du fauteuil se briserent en meme temps, de maniere que la pauvre comtesse fit une chute des plus desagreables. Aussi, lorsque le prince, se precipitant vers elle, lui offrit la main pour l'aider a se relever, repoussa-t-elle sa main avec une vivacite qu'avait cesse de temperer toute politesse, et, toute rougissante et confuse, se sauva-t-elle dans sa chambre a coucher, ou elle s'enferma, et d'ou, quelques instances qu'on lui fit a la porte, elle ne voulut plus sortir! Veuf de la maitresse de la maison, le bal ne pouvait plus continuer. Aussi chacun se retira-t-il, maudissant le malencontreux invite qui avait change toute cette delicieuse fete en une serie non interrompue d'accidents. Le prince seul ne s'apercut point des causes de cette desertion prematuree; il resta le dernier, et s'obstinait encore a essayer de faire reparaitre madame de M----, lorsque les domestiques vinrent lui faire observer qu'il n'y avait plus que sa presence qui empechat qu'on n'eteignit les candelabres et qu'on ne fermat les portes. Le prince, qui au bout du compte etait homme de bon gout, comprit qu'un plus long sejour serait une inconvenance, et se retira chez lui, enchante de son debut dans le monde, et ne doutant pas que son amabilite n'eut produit sur le coeur de la comtesse le plus desastreux effet pour sa tranquillite a venir. On comprend que les resultats de cette fameuse soiree produisirent une immense sensation; on les attendait pour porter une opinion definitive sur le prince de ----. A compter de ce moment, l'opinion fut donc fixee. Sur ces entrefaites, le prince Hercule, dont nous avons deja dit quelques mots, arriva de ses voyages; il avait parcouru la France, l'Angleterre, l'Allemagne, et avait eu partout les plus grands succes. C'etait chose juste, car peu d'hommes les eussent merites a aussi juste titre. C'etait un excellent cavalier, un danseur merveilleux, et surtout un tireur de premiere force a l'epee et au pistolet, superiorite qui avait ete constatee par une douzaine de duels dans lesquels il avait toujours tue ou blesse ses adversaires, sans qu'il eut attrape, lui, une seule egratignure. Aussi le prince Hercule etait-il dans ces sortes d'affaires d'une confiance qui s'augmentait naturellement encore de la crainte qu'il inspirait. L'entrevue entre les deux freres fut naturellement un peu froide; ils ne s'etaient jamais vus, et le prince Hercule, tout en pardonnant a son puine l'accroc qu'il avait fait a sa fortune, n'avait point assez de philosophie pour l'oublier entierement. Neanmoins, le prince aine etait si loyal, le prince cadet etait si bon enfant, qu'au bout de quelques jours les deux freres etaient devenus inseparables. Mais le prince Hercule n'avait point passe ces quelques jours dans une ville qui ne s'entretenait que de la fatale influence attachee a son frere cadet, sans attraper par-ci par-la quelques bribes de conversation qui avaient donne l'eveil a sa susceptibilite. Il en resulta que le prince ouvrit l'oreille sur tout ce qui se disait a l'endroit de son frere, et, prenant dans la Villa-Real un jeune homme en flagrant delit de narration, debuta dans son explication avec lui par lui jeter a la figure un de ces dementis qui n'admettent d'autre reparation que celle qui se fait les armes a la main. Jour et heure furent pris pour le lendemain; les temoins devaient regler les conditions du combat. Une provocation aussi publique fit grand bruit par la ville. Si c'eut ete du temps du roi Ferdinand, ce bruit eut ete un bonheur, car il serait indubitablement parvenu aux oreilles de la police, qui eut pris ses mesures pour que le duel n'eut pas lieu; mais le regime avait fort change: la republique parthenopeenne etait decretee de Gaete a Reggio, et elle eut regarde comme une atteinte portee a la liberte individuelle d'empecher les citoyens qui vivaient sous sa maternelle protection de faire ce que bon leur semblait. La police laissa donc les choses suivre naturellement leur cours. Or, il etait dans le cours de ces choses que notre heros apprit que son frere devait se battre le lendemain, tout en continuant d'ignorer la cause pour laquelle il se battait. Il descendit aussitot chez son aine pour s'informer de ce qu'il y avait de vrai dans la nouvelle qui venait de parvenir jusqu'a lui; le prince Hercule lui avoua alors qu'il devait se battre en effet le lendemain, mais il ajouta qu'attendu que le duel avait lieu a propos d'une femme, il ne pouvait mettre personne dans le secret de cette future rencontre, pas meme lui qui etait son frere. Le jeune prince comprit parfaitement cet exces de delicatesse, mais il exigea de son frere qu'il lui permit d'etre son temoin. Celui-ci refusa d'abord, mais le principino insista tellement que le prince Hercule consentit enfin a ce qu'il lui demandait, a cette condition cependant qu'il ne ferait aucune question sur la cause de la querelle, ni ne consentirait a aucun arrangement. Quant au choix des armes; le prince Hercule le laissait entierement a la disposition de son adversaire, le pistolet lui etant aussi familier que l'epee, _et vice versa_. Deux heures apres ce colloque, les temoins avaient arrete, sans autre explication, que les deux adversaires se rencontreraient le lendemain, a six heures du matin, au lac d'Agnano, et que l'arme a laquelle ils se battraient etait l'epee. La-dessus le prince Hercule s'endormit avec une telle tranquillite, qu'il fallut que le lendemain, a cinq heures, son frere le reveillat. Tous deux partirent dans leur caleche, emmenant avec eux leur medecin, qui devait porter indifferemment secours a celui des deux adversaires qui serait blesse. A l'entree de la grotte de Pouzzoles, ils rejoignirent ceux a qui ils avaient affaire et qui venaient a cheval. Les quatre jeunes gens se saluerent, puis on s'enfonca sous la grotte. Dix minutes apres on etait sur les rives du lac d'Agnano. Les adversaires et les temoins mirent pied a terre: chacun avait apporte des epees. On tira au sort afin de savoir desquelles on devait se servir. Le sort decida qu'on se servirait de celles du prince Hercule. Les deux jeunes gens mirent le fer a la main. La disproportion etait inouie. A peine si l'adversaire du prince Hercule avait touche un fleuret trois fois dans sa vie; tandis que le prince Hercule, qui avait fait de l'escrime son delassement favori, maniait son epee avec une grace et une precision qui ne permettaient pas de douter un seul instant que toutes les chances ne fussent en sa faveur. Mais, a la premiere passe et contre toute attente, le prince Hercule fut enfile de part en part, et tomba sans meme jeter un cri. Le medecin accourut: le prince etait mort; l'epee de son adversaire lui avait traverse le coeur. Le jeune prince voulut continuer le combat; il arracha l'epee des mains de son frere et somma son meurtrier de croiser le fer a son tour avec lui; mais le docteur et le second temoin se jeterent entre eux, declarant qu'ils ne permettraient pas une pareille infraction aux lois du duel, si bien que force fut au principino de se rendre a leurs raisons, quelque envie qu'il eut de venger son frere. On le ramena chez lui desespere, quoique ce fatal evenement doublat sa fortune. Le vieux prince, qui vivait fort retire dans son chateau de la Capitanate, apprit la mort de son fils aine le lendemain du jour ou il avait expire. Comme il l'avait toujours fort aime et que cette nouvelle lui avait ete annoncee sans precaution aucune, elle le frappa d'un coup aussi douloureux qu'inattendu. Le meme jour il se mit au lit; le surlendemain il etait mort. Le principino se trouva donc le chef de la famille, et maitre, a vingt-un ans, d'une fortune de huit millions. XVIII Le Combat. La douleur du prince fut grande; aussi resolut-il de voyager pour se distraire. Il y avait justement dans le port une fregate francaise qui s'appretait a faire voile pour Toulon; le prince demanda une recommandation pour le capitaine et obtint le passage. Des amis du capitaine lui avaient bien dit, lorsqu'ils avaient appris que le prince de ---- allait s'embarquer a son bord, quel etait le compagnon de voyage que sa mauvaise fortune lui envoyait; mais le capitaine etait un de ces vieux loups de mer qui ne croient ni a Dieu ni au diable, et il n'avait fait que rire des susceptibilites de ses amis. Toutes les chances etaient pour une heureuse traversee: le temps etait magnifique; la flotte anglaise, sous les ordres de Foote, croisait du cote de Corfou; Nelson vivait joyeusement a Palerme aupres de la belle Emma Lyonna; le capitaine partit, fier comme un conquerant qui court a la recherche d'un monde. Tout allait bien depuis deux jours et deux nuits, lorsqu'en se reveillant le troisieme jour, a la hauteur de Livourne, le capitaine entendit crier par le matelot en vigie: _Voile a tribord_! Le capitaine monta aussitot sur le pont avec sa longue-vue et braqua l'instrument sur l'objet designe. Au premier coup d'oeil, il reconnut une fregate de dix canons plus forte que la sienne, et, a certains details de sa construction, il crut pouvoir etre certain qu'elle etait anglaise. Mais dix canons de plus ou de moins etaient une misere pour un vieux requin comme le capitaine; il ordonna a l'equipage de se tenir pret a tout hasard, et continua d'examiner le batiment. Il manoeuvrait evidemment pour se rapprocher de la fregate; le capitaine, qui aimait fort ce que les marins appellent le _jeu de boules_, resolut de lui epargner moitie du chemin, et mit le cap droit sur le navire ennemi. Dans ce moment, le matelot en vigie cria: _Voile a babord_! Le capitaine se retourna, braqua sa lunette sur l'autre horizon, et vit un second batiment qui, sortant majestueusement du port de Livourne, s'avancait de son cote avec intention evidente de faire sa partie. Le capitaine l'examina avec une attention toute particuliere, et il reconnut un vaisseau de ligne de la premiere force. --Oh! oh! murmura-t-il, trois rangees de dents a droite et deux a gauche, cela fait cinq. Nous avons a faire a trop fortes machoires; et aussitot, demandant son porte-voix, il donna l'ordre de se diriger sur Bastia et de couvrir la fregate d'autant de voiles qu'elle en pourrait porter. Aussitot on vit se deployer comme autant d'etendards les legeres bonnettes, et le batiment, cedant a l'impulsion nouvelle que lui imprimait ce surcroit de toile, s'inclina doucement et fendit la mer avec une nouvelle vigueur. Le prince de ---- etait sur le pont et avait suivi tous ces mouvemens avec un interet et une curiosite extremes. Il etait brave et ne craignait pas un combat; mais cependant, en voyant les deux batimens auxquels le capitaine allait avoir affaire, il comprenait qu'il n'y avait d'autre salut pour la fregate que de prendre chasse et de tailler les plus longues croupieres qu'elle pourrait a ses ennemis. Heureusement le vent etait bon. Aussi la fregate, qui n'avait qu'une ligne droite a suivre, tandis que les deux autres batimens suivaient la diagonale, gagnait-elle visiblement sur les Anglais. Le capitaine, qui jusque-la avait tenu le porte-voix a pleine main, commenca a le laisser pendre negligemment a son petit doigt et a siffloter la _Marseillaise_, ce qui voulait dire clairement: _Enfonces messieurs les Anglais_! Le prince comprit parfaitement ce langage, et, s'approchant du capitaine en se frottant les mains et avec ce sourire qui lui etait habituel: --Eh bien! capitaine, dit-il, nous avons donc de meilleures jambes qu'eux? --Oui, oui, dit le capitaine; et, si ce vent-la dure, nous les aurons bientot laisses a une telle distance que nous ne les entendrons plus meme aboyer. --Oh! il durera, dit le prince, en fixant ses gros yeux vers le point de l'horizon d'ou venait la brise. --Ohe! capitaine, cria le matelot en vigie. --Eh bien? --Le vent saute de l'est au nord. --Mille tonnerres! s'ecria le capitaine, nous sommes flambes! En effet, une bouffee de mistral, passant aussitot a travers les agres, confirma ce que venait de dire le matelot. Cependant ce ne pouvait etre qu'une saute de vent accidentelle. Le capitaine attendit donc quelques minutes encore avant de prendre un parti; mais, au bout d'un instant, il n'y avait plus de doute, le vent etait fixe au nord. Cette impulsion nouvelle fut eprouvee a la fois par les trois batimens; le vaisseau a trois ponts en profita pour prendre l'avance et couper a la fregate francaise la roule de la Corse. Quant a la fregate anglaise, elle se mit a courir des bordees afin de ne pas s'eloigner, ne pouvant plus se rapprocher directement. Le capitaine etait homme de tete; il prit a l'instant meme une resolution decisive et hardie: c'etait de marcher droit sur le plus faible des deux batimens, de l'attaquer corps a corps et de le prendre a l'abordage avant que le vaisseau de ligne eut pu venir a son secours. En consequence, la manoeuvre necessaire fut ordonnee, et le tambour battit le branle-bas de combat. On etait si pres de la fregate anglaise que l'on entendit son tambour qui repondait a notre defi. De son cote, le vaisseau de ligne, comprenant notre intention, mit toutes voiles dehors et gouverna droit sur nous. Les trois batimens paraissaient donc echelonnes sur une seule ligne et avaient l'air de suivre le meme chemin; seulement ils etaient distances a differens intervalles. Ainsi, la fregate francaise, qui se trouvait tenir le milieu, etait a un quart de lieue a peine de la fregate anglaise, et a plus de deux lieues du vaisseau de ligne. Bientot cette distance diminua encore; car la fregate anglaise, voyant l'intention de son ennemie, ne conserva que les voiles strictement necessaires a la manoeuvre, et attendit le choc dont elle etait menacee. Le capitaine francais, voyant que le moment de l'action approchait, invita le prince a descendre a fond de cale, ou du moins a se retirer dans sa cabine. Mais le prince, qui n'avait jamais vu de combat naval et qui desirait profiter de l'occasion, demanda a demeurer sur le pont, promettant de rester appuye au mat de misaine et de ne gener en rien la manoeuvre. Le capitaine, qui aimait les braves de quelque pays qu'ils fussent, lui accorda sa demande. On continua de s'avancer; mais, a peine eut-on fait la valeur d'une centaine de pas, qu'un petit nuage blanc apparut a babord de la fregate anglaise; puis on vit ricocher un boulet a quelques toises de la fregate francaise, puis on entendit le coup, puis enfin on vit la legere vapeur produite par l'explosion monter en s'affaiblissant et disparaitre a travers la mature, poussee qu'elle etait par le vent qui venait de la France. La partie etait engagee par l'orgueilleuse fille de la Grande-Bretagne, qui, provoquee la premiere par le son du tambour, avait voulu repondre la premiere par le son du canon. Les deux batimens commencerent de se rapprocher l'un de l'autre; mais, quoique les canonniers francais fussent a leur poste, quoique les meches fussent allumees, quoique les canons, accroupis sur leurs lourds affuts, semblassent demander a dire un mot a leur tour en faveur de la republique, tout resta muet a bord, et l'on n'entendit d'autre bruit que l'air de la _Marseillaise_ que continuait de siffloter le capitaine. Il est vrai que, comme c'etait a peu pres le seul air qu'il sut, il l'appliquait a toutes les circonstances; seulement, selon les tons ou il le sifflait, l'air variait d'expression, et l'on pouvait reconnaitre aux intonations si le capitaine etait de bonne ou de mauvaise humeur, content ou mecontent, triste ou joyeux. Cette fois, l'air avait pris en passant a travers ses dents une expression de menace stridente qui ne promettait rien de bon a messieurs les Anglais. En effet, rien n'etait d'un aspect plus terrible que ce batiment, muet et silencieux, s'avancant en droite ligne, et d'une aile aussi ferme que celle de l'aigle, sur son ennemi, qui, de cinq minutes en cinq minutes, virant et revirant de bord, lui envoyait sa double bordee, sans que tout cet ouragan de fer qui passait a travers les voiles, les agres et la mature de la fregate francaise, parut lui faire un mal sensible et l'arretat un seul instant dans sa course. Enfin, les deux batimens se trouverent presque bord a bord; la fregate venait de decharger sa bordee; elle donna l'ordre de virer pour presenter celui de ses flancs qui etait encore arme; mais, au moment ou elle s'offrait de biais a notre artillerie, le mot _Feu!_ retentit; vingt-quatre pieces tonnerent a la fois, le tiers de l'equipage anglais fut emporte, deux mats craquerent et s'abattirent, et le batiment, fremissant de ses matereaux a sa quille, s'arreta court dans sa manoeuvre, tremblant sur place et force d'attendre son ennemi. Alors la fregate francaise vira de bord a son tour avec une legerete et une grace parfaites, et vint pour engager son beaupre dans les porte-haubans du mat d'artimon; mais, en passant devant son ennemie, elle la salua a bout portant de sa seconde bordee, qui, frappant en plein bois, brisa la muraille du batiment et coucha sur le pont huit ou dix morts et une vingtaine de blesses. Au meme moment, on entendit le choc des deux batimens qui se heurtaient, et que les grappins attachaient l'un a l'autre de cette fatale etreinte que suit presque toujours l'aneantissement de l'un des deux. Il y eut un moment de confusion horrible; Anglais et Francais etaient tellement meles et confondus, qu'on ne savait lesquels attaquaient, lesquels se defendaient. Trois fois les Francais deborderent sur la fregate anglaise comme un torrent qui se precipite, trois fois ils reculerent comme une maree qui se retire. Enfin, a un quatrieme effort, toute resistance parut cesser; le capitaine avait disparu, blesse ou mort. Chacun se rendait a bord de la fregate anglaise; le pavillon britannique protestait seul encore contre la defaite; un matelot s'elanca pour l'abaisser. En ce moment, le cri: Au feu! retentit; le capitaine anglais, une meche a la main, avait ete vu s'avancant vers la sainte-barbe. Aussitot Anglais et Francais se precipiterent pele-mele a bord de la fregate francaise pour fuir le volcan qui allait s'ouvrir sous leurs pieds et qui menacait d'engloutir a la fois amis et ennemis. Des matelots, la hache a la main, s'elancerent pour couper les chaines des grappins et pour degager le beaupre. Le capitaine emboucha son porte-voix et commanda la manoeuvre a l'aide de laquelle il esperait s'eloigner de son ennemie, et la belle et intelligente fregate, comme si elle eut compris le danger qu'elle courait, fit un mouvement en arriere. Au meme instant, un fracas pareil a celui de cent pieces de canon qui tonneraient a la fois se fit entendre; le batiment anglais eclata comme une bombe, chassant au ciel les debris de ses mats, ses canons brises et les membres disperses de ses blesses et de ses morts. Puis un affreux silence succeda a cet effroyable bruit, un vaste foyer ardent demeura quelques secondes encore a la surface de la mer, s'enfoncant peu a peu et en faisant bouillonner l'eau qui l'etreignait, enfin il fit trois tours sur lui-meme et s'engloutit. Presque aussitot une pluie d'agres rompus, de membres sanglans, de debris enflammes retomba autour de la fregate francaise. Tout etait fini, son ennemie avait cesse d'exister. Il y eut un instant de trouble supreme pendant lequel personne ne fut sur de sa propre existence, ou les plus braves se regarderent en frissonnant, et ou l'on ne sut pas, tant la fregate francaise etait proche de la fregate anglaise, si elle ne serait pas entrainee avec elle au fond de la mer ou lancee avec elle jusqu'au ciel. Le capitaine reprit la premier son sang-froid; il ordonna de conduire les prisonniers a fond de cale, de descendre les blesses dans l'entre-pont et de jeter les morts a la mer. Puis, ces trois ordres executes, il se retourna vers le vaisseau a trois ponts, qui, pendant la catastrophe que nous venons de raconter, avait gagne du chemin, et qui s'avancait chassant l'ecume devant sa proue comme un cheval de course la poussiere devant son poitrail. Le capitaine fit reparer a l'instant meme les avaries qui avaient atteint le corps du batiment, changea deux ou trois voiles dechirees par les boulets, remplaca les agres coupes par des agres neufs; puis, comprenant que son salut dependait de la rapidite de ses mouvemens, il reprit chasse avec toute la vitesse dont son batiment etait susceptible. Mais si rapidement qu'eussent ete executees ces manoeuvres, elles avaient pris un temps materiel que son antagoniste avait mis a profit, de sorte qu'au moment ou la fregate s'inclinait sous le vent, reprenant sa course vers les Baleares, un point blanc apparut a l'avant du batiment de ligne, et presque aussitot, passant a travers la mature, un boulet coupa deux ou trois cordages et troua la grande voile et la voile de foc. --Mille tonnerres! dit le capitaine; les brigands ont du vingt-quatre! Effectivement, deux pieces de ce calibre etaient placees a bord du vaisseau, l'une a l'avant, l'autre a l'arriere, de sorte que, lorsque le capitaine de la fregate se croyait encore hors de la portee habituelle, il se trouvait, a son grand desappointement, sous le feu de son ennemi. --Toutes les voiles dehors! cria le capitaine, tout, jusqu'aux bonnettes de cacatois! Qu'on ne laisse pas un chiffon de toile grand comme un mouchoir de poche dans les armoires! Allez! Et aussitot trois ou quatre petites voiles s'elancerent et coururent se ranger pres des voiles plus grandes qu'elles etaient destinees a accompagner, et l'on sentit a un accroissement de vitesse que, si chetif que fut ce secours, il n'etait cependant pas tout a fait inutile. En ce moment, un second coup du canon retentit, qui passa comme le premier dans la mature, mais sans autre resultat que de trouer une ou deux voiles. On marcha ainsi pendant l'espace de dix minutes a peu pres; pendant ces dix minutes, le capitaine francais ne cessa point de tenir sa lunette braquee sur le vaisseau ennemi. Puis, apres ces dix minutes d'examen, faisant rentrer les different tubes de sa lunette les uns dans les autres d'un violent coup de la paume de la main: --Enfonces, decidement, messieurs les Anglais! cria-t-il, nous filons un demi-noeud plus que vous! --Ainsi, demanda le prince, qui n'avait pas quitte le pont, ainsi demain matin nous serons hors de vue? --Oh! mon Dieu, oui, repondit le capitaine, si nous allons toujours ce train-la. --Et si quelque boulet maudit ne nous brise pas une de nos trois jambes, dit en riant le prince. Comme il disait ces paroles, le bruit d'un troisieme coup de canon retentit, et presque aussitot on entendit un craquement terrible; un boulet venait de briser le mat auquel etait appuye le prince, au dessous de la grande hune. En meme temps le mat s'inclina comme un arbre que le vent deracine; puis, toute chargee de ses voiles, de ses agres, de ses cordages, sa partie superieure s'abattit sur le pont, ensevelissant le prince de ---- sous un amas de voiles, mais cela avec tant de bonheur que le prince n'eut pas meme une egratignure. Un juron a faire fendre le ciel accompagna cet evenement comme le roulement du tonnerre accompagne la foudre. C'etait le capitaine qui envisageait d'un coup d'oeil sa position. Or, cette position etait tranchee: maintenant un combat etait inevitable, et le resultat de ce combat avec un navire inferieur, des hommes deja lasses d'une premiere lutte et un equipage de moitie moins fort que l'equipage ennemi, ne presentait pas un instant la moindre chance favorable. Le capitaine ne se prepara pas moins a cette lutte desesperee avec le courage calme et perseverant que chacun lui connaissait: le branle-bas de combat retentit de nouveau, et la moitie des matelots courut de rechef aux armes, qu'on n'avait fait au reste que deposer provisoirement sur le pont, tandis que l'autre moitie, s'elancant dans la mature, se mit a couper a grands coups de hache cordages et agres; puis on souleva le mat brise, et agres, mats, voiles, cordages, tout fut jete a la mer. Ce fut alors seulement qu'on s'apercut que le prince etait sain et sauf. Le capitaine l'avait cru extermine. Cependant, si court que fut le temps ecoule depuis la catastrophe, les progres du vaisseau etaient deja visibles: continuer la chasse etait donc fuir inutilement; or, fuir est une lachete, quand la fuite n'offre pas une chance de salut. C'est ainsi du moins que pensait le capitaine. Aussi ordonna-t-il aussitot qu'on depouillat le batiment de toutes les voiles qui ne seraient pas absolument necessaires a la manoeuvre, et qu'on attendit le vaisseau. Mais, comme il pensa que dans cette situation critique une allocution a ses matelots ferait bien, il monta sur l'escalier du gaillard d'arriere, et, s'adressant a son equipage: --Mes amis, dit-il, nous sommes tous flambes depuis A jusqu'a Z. Il ne nous reste maintenant qu'a mourir le mieux que nous pourrons. Souvenez-vous du _Vengeur_, et _vive la republique_! L'equipage repeta d'une seule voix le cri de: _Vive la republique_! puis chacun courut a son poste aussi leger et aussi dispos que s'il venait d'etre convoque pour une distribution de grog. Quant au capitaine, il se mit a siffler la _Marseillaise_. Le vaisseau s'avancait toujours, et, a chaque pas qu'il faisait, ses messagers de mort devenaient de plus en plus frequens et de plus en plus funestes; enfin il se trouva a portee ordinaire, et tournant son flanc arme d'une triple rangee de canons, il se couvrit d'un epais nuage de fumee du milieu duquel s'echappa une grele de boulets qui vint s'abattre sur le pont de la fregate. En pareille circonstance, mieux vaut courir au devant du danger que de l'attendre. Le capitaine ordonna de manoeuvrer sur le batiment anglais et de tenter l'abordage. Si quelque chose pouvait sauver la fregate, c'etait un coup de vigueur qui fit disparaitre la superiorite physique de l'ennemi auquel elle avait affaire, en mettant aux prises l'impetuosite francaise avec le courage anglican. Mais le vaisseau anglais avait une trop bonne position pour la perdre ainsi. Avec ses canons de trente-six, la fregate pouvait l'atteindre a peine, tandis que lui, avec ses canons de quarante-huit, la foudroyait impunement. Or comme, des qu'il vit la fregate mettre cap sur lui, ce fut lui qui manoeuvra pour la tenir toujours a la meme distance, a partir de ce moment ce fut, par un etrange jeu, le plus fort qui sembla fuir, et le plus faible qui sembla poursuivre. La situation du batiment francais etait terrible: maintenu toujours a la meme distance par la meme manoeuvre, chaque bordee de son ennemi l'atteignait en plein corps, tandis que les coups desesperes qu'il tirait se perdaient impuissans dans l'intervalle qui la separait du but qu'il voulait atteindre; ce n'etait plus une lutte, c'etait simplement une agonie; il fallait mourir sans meme se defendre, ou amener. Le capitaine etait a l'endroit le plus decouvert, se jetant pour ainsi dire au devant de chaque bordee, et esperant qu'a chacune d'elles quelque boulet le couperait en deux; mais on eut dit qu'il etait invulnerable; son batiment etait rase comme un ponton, le plancher etait couvert de morts et de mourans, et lui n'avait pas une seule blessure. Il y avait aussi le prince de ---- qui etait sain et sauf. Le capitaine jeta les yeux autour de lui, il vit son equipage decime par la mitraille, mourant sans se plaindre, quoiqu'il mourut sans vengeance; il sentit sa fregate fremissant et se plaignant sous ses pieds, comme si elle aussi eut ete animee et vivante: il comprit qu'il etait responsable devant Dieu des jours qui lui etaient confies, et devant la France du batiment dont elle l'avait fait roi. Il donna, en pleurant de rage, l'ordre d'amener le pavillon. Aussitot que la flamme aux trois couleurs eut disparu de la corne ou elle flottait, le feu du batiment ennemi cessa; et, mettant le cap sur la fregate, il manoeuvra pour venir droit a elle; de son cote, la fregate le voyait s'avancer dans un morne silence: on eut dit qu'a son approche les mourans meme retenaient leurs plaintes. Par un mouvement machinal, les quelques artilleurs qui restaient pres d'une douzaine de pieces encore en batterie virent a peine le batiment a portee, qu'ils approcherent machinalement la meche des canons; mais, sur un signe du capitaine, toutes les lances furent jetees sur le pont, et chacun attendit, resigne, comprenant que toute defense serait une trahison. Au bout d'un instant, les deux batimens se trouverent presque bord a bord, mais dans un etat bien different: pas un seul homme du vaisseau anglais ne manquait au role de l'equipage, pas un mat n'etait atteint, pas un cordage n'etait brise; le batiment francais, au contraire, tout mutile de sa double lutte, avait perdu la moitie de son monde, avait ses trois mats brises, et presque tous ses cordages flottaient au vent comme une chevelure eparse et desolee. Lorsque le capitaine anglais fut a portee de la voix, il adressa en excellent francais, a son courageux adversaire, quelques uns de ces mots de consolation avec lesquels les braves adoucissent entre eux la douleur de la mort ou la honte de la defaite. Mais le capitaine francais se contenta de sourire en secouant la tete, apres quoi il fit signe a son ennemi d'envoyer ses chaloupes afin que l'equipage prisonnier put passer d'un bord a l'autre, toutes les embarcations de la fregate etant hors de service. Le transport s'opera aussitot. Le batiment francais avait tellement souffert qu'il faisait eau de tout cote, et que, si l'on ne portait un prompt remede a ses avaries, il menacait de couler bas. On transporta d'abord les malheureux atteints le plus grievement, puis ceux dont les blessures etaient plus legeres, puis enfin les quelques hommes qui etaient sortis par miracle sains et saufs du double combat qu'ils venaient de soutenir. Le capitaine resta le dernier a bord, comme c'etait son devoir; puis, lorsqu'il vit le reste de son equipage dans la chaloupe, et que le capitaine anglais faisait mettre sa propre yole a la mer pour l'envoyer prendre, il entra dans sa chambre comme s'il eut oublie quelque chose; cinq minutes apres on entendit la detonation d'un coup de pistolet. Deux des matelots anglais et le jeune midshipman qui commandait l'embarcation s'elancerent aussitot sur le pont et coururent a la chambre du capitaine. Ils le trouverent etendu sur le parquet, defigure et nageant dans son sang; le malheureux et brave marin n'avait pas voulu survivre a sa defaite: il venait de se bruler la cervelle. Le jeune midshipman et les deux matelots venaient a peine de s'assurer qu'il etait mort, lorsqu'un coup de sifflet se fit entendre. Au moment ou le prince de ---- mettait le pied a bord du vaisseau anglais, on commenca de s'apercevoir que le temps tournait a la tempete; de sorte que le capitaine, voyant qu'il n'y avait pas de temps a perdre pour faire face a ce nouvel ennemi, avait resolu de regagner en toute hate le port de Livourne ou de Porto-Ferrajo. Trois jours apres, le batiment anglais, demate de son mat d'artimon, son gouvernail brise, et ne se soutenant sur l'eau qu'a l'aide de ses pompes, entra dans le port de Mahon, pousse par les derniers souffles de la tempete qui avait failli l'aneantir. Quant a la fregate francaise, un instant son vainqueur avait voulu essayer de la trainer apres lui, mais bientot il avait ete force de l'abandonner; et en meme temps que le vaisseau anglais entrait dans le port de Mahon, elle allait s'echouer sur les cotes de France, avec le corps de son brave capitaine, auquel elle servait de glorieux cercueil. Le prince de ---- avait supporte la tempete avec le meme bonheur que le combat, et il etait descendu a Mahon sans meme avoir eu le mal de mer. XIX La Benediction paternelle. Pendant cinq ans, on ignora completement ce que le prince de ---- etait devenu. Son banquier seulement lui faisait regulierement passer des sommes considerables, tantot en France, tantot en Angleterre, tantot en Allemagne. Enfin, un beau jour, on le vit reparaitre a Naples, mari d'une jeune Anglaise qu'il avait epousee, et pere de deux jolis enfans que le ciel, dans son eternel sourire pour lui, avait faits l'un garcon et l'autre fille. Nous ne dirons qu'un mot du garcon; puis nous le quitterons pour revenir a la fille, dont les malheurs vont faire a peu pres a eux seuls les frais de cet interessant chapitre. Le garcon etait le portrait vivant de son pere. Aussi, a la premiere vue, n'y eut-il pas de doute a Naples que le don fatal de la jettatura ne dut se continuer dans la ligne masculine du prince. Quant a la fille, c'etait une delicieuse personne, qui reunissait en elle seule les deux types des beautes italienne et anglaise: elle avait de longs cheveux noirs, de beaux yeux bleus, le teint blanc et mat comme un lis, des dents petites et brillantes comme des perles, les levres rouges comme une cerise. La mere seule se chargea de l'education de cette ravissante enfant; elle grandit a son ombre, gracieuse et fraiche comme une fleur de printemps. A quinze ans, c'etait le miracle de Naples; la premiere chose qu'on demandait aux etrangers etait s'ils avaient vu la charmante princesse de ----. Il va sans dire que pendant ces quinze ans l'etoile funeste du prince etait constamment restee la meme; seulement a ses besicles il avait joint une enorme tabatiere, ce qui doublait encore, s'il faut en croire les traditions, la maligne influence a laquelle etaient constamment soumis ceux qui se trouvaient en contact avec lui. Au milieu de tous les jeunes seigneurs qui bourdonnaient autour d'elle, la belle Elena (c'etait ainsi que se nommait la fille du prince de ----) avait remarque le comte de F----, second fils d'un des plus riches et des plus aristocratiques patriciens de la ville de Naples. Or, comme le droit d'ainesse etait aboli dans le royaume des Deux-Siciles, le comte de F---- ne se trouvait pas moins, tout puine qu'il etait, un parti fort sortable pour notre heroine, puisqu'il apportait en mariage quelque chose comme cent cinquante mille livres de rente, un noble nom, vingt-cinq ans, et une belle figure. Chose difficile a croire, c'etait cette belle figure qui se trouvait le principal obstacle au mariage, non de la part de la jeune princesse, Dieu merci; elle, au contraire, appreciait ce don de la nature a sa valeur, et meme au dela; mais cette belle figure avait tant fait des siennes, elle avait tourne tant de tetes et elle avait cause tant de scandale par la ville, que toutes les fois qu'il etait question du comte de F---- devant le prince de ----, il s'empressait de manifester son opinion sur les jeunes dissipes, et particulierement sur celui-ci, lequel, au dire du prince, avait autant de bonnes fortunes que Salomon. Malheureusement, il arriva ce qui arrive toujours; ce fut du seul homme que n'aurait pas du aimer Elena que la belle Elena devint amoureuse. Etait-ce par sympathie ou par esprit de contrariete? Je l'ignore. Etait-ce parce qu'elle en pensait beaucoup de bien ou parce qu'on lui en avait dit beaucoup de mal? Je ne sais. Mais tant il y a qu'elle en devint amoureuse non pas de cet amour ephemere qu'un leger caprice fait naitre et que la moindre opposition fait mourir, mais de cet amour ardent, profond et eternel, qui s'augmente des difficultes qu'on lui oppose, qui se nourrit des larmes qu'il repand, et qui, comme celui de Juliette et de Romeo, ne voit d'autre denouement a sa duree que l'autel ou la tombe. Mais quoique le prince adorat sa fille, et justement meme parce qu'il l'adorait, il se montrait de plus en plus oppose a une union, qui, selon lui, devait faire son malheur. Chaque jour il venait raconter a la pauvre Elena quelque tour nouveau a la maniere de Faublas ou de Richelieu, dont le comte de F---- etait le heros; mais, a son grand etonnement, cette nomenclature de mefaits, au lieu de diminuer l'amour de la jeune fille, ne faisait que l'augmenter. Cet amour arriva bientot a un point que ses belles joues palirent, que ses yeux, conservant le jour la trace des larmes de la nuit, commencerent a perdre de leur eclat; enfin qu'une melancolie profonde s'emparant d'elle, ses levres ne laisserent plus passer que de ces rares sourires pareils aux pales rayons d'un soleil d'hiver. Une maladie de langueur se declara. Le prince, horriblement inquiet du changement survenu chez Elena, attendit le medecin au moment ou il sortait de la chambre de sa fille, et le supplia de lui dire ce qu'il pensait de son etat; le medecin repondit qu'en cette circonstance moins qu'en toute autre la medecine pouvait se permettre de predire l'avenir, attendu que la maladie de la jeune fille lui paraissait amenee par des causes purement morales, causes sur lesquelles la malade avait obstinement refuse de s'expliquer; mais que, malgre ce refus, il n'en etait pas moins sur qu'il y avait au fond de cette langueur, qui pouvait devenir mortelle, quelque secret dans lequel etait sa guerison. Ce secret n'en etait pas un pour le prince. Aussi suivit-il les progres du mal avec anxiete. Il tint bon encore deux ou trois mois; mais, au bout de ce temps, le medecin l'ayant prevenu que l'etat de la malade empirait de telle facon qu'il ne repondait plus d'elle, le prince, tout en demandant pardon a Dieu et a la morale de confier le bonheur de sa fille a un pareil homme, finit par dire un beau jour a Elena que, comme sa vie lui etait plus chere que tout au monde, il consentait enfin a ce qu'elle epousat le comte de F----. La pauvre Elena, qui ne s'attendait pas a cette bonne nouvelle, bondit de joie; ses joues palies s'animerent a l'instant du plus ravissant incarnat; ses yeux ternis lancerent des eclairs; enfin sa belle bouche attristee retrouva un de ces doux sourires qu'elle semblait a tout jamais avoir oublies. Elle jeta ses bras amaigris autour du cou de son pere, et, en echange de son consentement, elle lui promit non seulement de vivre, mais encore d'etre heureuse. Le prince secoua la tete tristement, la fatale reputation de son futur gendre lui revenant sans cesse a l'esprit. Cependant, comme sa parole etait donnee, il n'en consentit pas moins a ce qu'Elena fit connaitre a l'instant meme a son pretendu, qui avait ete sinon aussi malade, du moins aussi malheureux qu'elle, le changement inattendu qui s'operait dans leur position. Le comte de F---- accourut. En apprenant cette nouvelle inesperee, il avait failli devenir fou de joie. Les deux amans se revoyant ne purent echanger une seule parole, ils fondirent en larmes. Le prince se retira tout en grommelant: cinq secondes de plus d'un pareil spectacle, il allait pleurer comme eux et avec eux. Les refus du prince avaient fait tant de bruit qu'il comprit lui-meme que, du moment ou il cessait de s'opposer a l'union des deux amans, mieux valait que le mariage eut lieu plus tot que plus tard. Le jour de la ceremonie fut donc fixe a trois semaines; c'etait juste le temps necessaire a l'accomplissement des formalites d'usage. Pendant ces trois semaines, le prince de ---- recut peut-etre dix lettres anonymes, tontes remplies des plus graves accusations contre son futur gendre; c'etaient des Arianes delaissees qui le representaient comme un amant sans foi; c'etaient des meres eplorees qui l'accusaient d'etre un pere sans entrailles; c'etaient enfin des deux parts des plaintes ameres qui venaient corroborer de plus en plus la premiere opinion que le prince avait concue a l'endroit du comte de F----. Mais le prince avait donne sa parole; il voyait son heureuse enfant se reprendre chaque jour a la vie en se reprenant au bonheur. Il renferma toutes ses craintes au fond de son ame, comprenant qu'apres avoir cede aux desirs d'Elena, ce serait la tuer maintenant que de lui retirer sa parole donnee. Tout resta dans le _statu quo_, et, le grand jour arrive, l'auguste ceremonie eut lieu a la grande joie des jeunes epoux et a l'admiration de tous les assistans, qui declaraient, a l'unanimite, qu'on ferait inutilement tout le royaume des Deux-Siciles pour trouver deux jeunes gens qui se convinssent davantage sous tous les rapports. Le soir, il y eut un grand bal pendant lequel le jeune epoux fut fort empresse, et la belle epouse fort rougissante; puis enfin vint l'heure de se retirer. Les invites disparurent les uns apres les autres: il ne resta plus dans le palais que les nouveaux maries, le prince et la princesse. En voyant se rapprocher ainsi l'instant d'appartenir a un autre, Elena se jeta dans les bras de sa mere, tandis que le jeune comte secouait en souriant la main du prince. En ce moment, celui-ci, oubliant tous ses prejuges contre son gendre, le prit dans un bras, prit sa fille dans l'autre, les embrassa tous les deux sur le front en s'ecriant:--Venez, chers enfans, venez recevoir la benediction paternelle! A ces mots, tous deux, se laissant glisser de ses bras, tomberent a ses genoux, et le prince, pour ne pas rester au dessous de la situation, abaissa sur leurs tetes ses mains qu'il avait levees vers le ciel; alors, ne trouvant rien de mieux a dire que les paroles que le Seigneur lui-meme dit aux premiers epoux:--Croissez et multipliez! s'ecria-t-il. Puis, craignant de se laisser aller a une emotion qu'il regardait comme indigne d'un homme, il se retira dans son appartement, ou, au bout d'un quart d'heure, la princesse vint le joindre, en lui annoncant que, selon toute probabilite, les deux jeunes epoux etaient occupes a accomplir en ce moment meme les paroles de la Genese. Le lendemain, Elena, en revoyant son pere, rougit prodigieusement; de son cote, le comte de F---- n'etait pas exempt d'un certain embarras en abordant le prince; mais comme cet embarras et cette rougeur etaient assez naturels dans la position des parties, la princesse se contenta de repondre a cette rougeur par un baiser, et le prince a cet embarras par un sourire. La journee se passa sans que le prince et la princesse essayassent d'entrer dans aucun detail sur ce qui s'etait passe entre les jeunes epoux hors de leur presence; seulement, comme ils comprenaient leur situation, ils les laisserent le plus qu'ils purent en tete-a-tete, et ne furent aucunement etonnes qu'ils passassent une partie de la journee renfermes dans leurs appartmens. Neanmoins, on dina en famille; mais comme les epoux paraissaient de plus en plus contraints et embarrasses, le prince et la princesse echangerent un sourire d'intelligence; et aussitot le dessert acheve, ils annoncerent a leurs enfans qu'ils avaient decide d'aller passer quelques jours a la campagne, et que, pendant ces quelques jours, ils laissaient le palais de Naples a leur entiere disposition. Ce qui fut dit fut fait, et le meme soir le prince et la princesse partirent pour Caserte, assez preoccupes tous deux des observations qu'ils avaient faites separement, mais dont cependant ils n'ouvrirent pas la bouche pendant tout le voyage. Trois jours apres, au moment ou le prince et la princesse dejeunaient en tete-a-tete, on entendit le roulement d'une voiture dans la cour du chateau. Cinq minutes apres, un domestique arriva tout courant annoncer que la jeune comtesse venait d'arriver. Derriere lui Elena parut; mais, au contraire de ce qu'on aurait pu attendre d'une mariee de la semaine, sa figure etait toute bouleversee, et elle se jeta en pleurant dans les bras de sa mere. Le prince adorait sa fille; il voulut donc connaitre la cause de son chagrin; mais plus il l'interrogeait, plus Elena, tout en gardant le silence, versait d'abondantes larmes. Enfin une idee terrible traversa l'esprit du prince. --Oh! le malheureux! s'ecria-t-il, il t'aura fait quelque infidelite? --Helas! plut au ciel! repondit la jeune fille. --Comment, plut au ciel? Mais qu'est-il donc arrive? continua le prince. --Une chose que je ne puis dire qu'a ma mere, repondit Elena. --Viens donc, mon enfant, viens donc avec moi, s'ecria la princesse, et conte-moi tes chagrins. --Ma mere! ma mere! dit la jeune femme, je ne sais si j'oserai. --Mais c'est donc bien terrible? demanda le prince. --Oh! mon pere, c'est affreux. --Je l'avais bien dit, murmura le prince, que cet homme ferait ton malheur! --Helas! que ne vous ai-je cru! repondit Elena. --Viens, mon enfant, viens, dit la princesse, et nous verrons a arranger tout cela. --Ah! ma mere, ma mere, repondit la jeune mariee en se laissant entrainer presque malgre elle, ah! je crains bien qu'il n'y ait pas de remede. Et les deux femmes disparurent dans la chambre a coucher de la princesse. La fut revele un secret inattendu, miraculeux, inoui: le comte de F----, le Lovelace de Naples, ce heros aux mille et une aventures, cet homme dont les precoces paternites avaient cause de si grandes et de si longues terreurs au prince de ----, le comte de F---- n'etait pas plus avance pres de sa femme au bout de six jours de mariage que M. de Lignolle, de charadique memoire, ne l'etait pres de sa femme au bout d'un an. Et ce qu'il y avait de plus extraordinaire, c'est que la reputation anterieure du comte de F----, loin d'etre usurpee, etait encore restee au dessous de la realite. Mais la benediction paternelle portait ses fruits. Aussi, comme l'avait laisse craindre l'exclamation d'Elena, il n'y avait pas de remede. Trois ans s'ecoulerent sans que rien au monde put conjurer le malefice dont le pauvre comte de F---- etait victime; puis, au bout de trois ans, un bruit singulier se repandit: c'est que madame la comtesse de F----, aux termes d'un des articles du concile de Trente, demandait le divorce pour cause d'impuissance de son mari. Une pareille nouvelle, comme on le comprend bien, ne pouvait avoir grande croyance dans la ville de Naples; les femmes surtout l'accueillaient en haussant les epaules, en assurant que de pareils bruits n'avaient pas le sens commun. Cependant un jour il fallut bien y croire: la comtesse de F---- venait de faire assigner son mari devant le tribunal de la Rota a Rome. Alors chacun voulut entrer dans les moindres details des evenemens qui avaient suivi le bal de noces; mais nul ne pensa a reveler la fatale benediction du prince de ---- et les termes bibliques dans lesquels il l'avait formulee, de sorte que toutes choses resterent dans le doute, tous les hommes prenant parti pour la comtesse, toutes les femmes se rangeant du cote du comte. Pendant trois mois, Naples fut aussi pleine de division qu'elle l'avait ete aux epoques des plus grandes discordes civiles. C'etaient, a propos du comte et de la comtesse de F----, d'eternelles discussions entre les maris et les femmes; les maris soutenaient a leurs femmes que non seulement le comte de F---- etait impuissant, mais encore qu'il l'avait toujours ete; les femmes repondaient a leurs maris qu'ils etaient des imbeciles, et qu'ils ne savaient ce qu'ils disaient. Enfin la comtesse comparut devant un tribunal de docteurs et de sages-femmes. Les sages-femmes et les docteurs declarerent a l'unanimite qu'il etait fort malheureux qu'Elena, comme Jeanne d'Arc, ne fut pas nee dans les marches de Lorraine, attendu que, comme l'heroine de Vaucouleurs, elle avait, en cas d'invasion tout ce qu'il fallait pour chasser les Anglais de France. Les maris triompherent, mais les femmes ne se rendirent point pour si peu: elles pretendirent que les sages-femmes ne savaient pas leur metier, et que les medecins ne s'y connaissaient pas. Les querelles conjugales s'envenimerent ainsi, et une partie de ces dames, n'ayant pas le bonheur de pouvoir demander le divorce pour cause d'impuissance, demanderent la separation de corps pour incompatibilite d'humeur. Le comte de F---- demanda le congres: c'etait son droit. Le congres fut donc ordonne: c'etait sa derniere esperance. Nous sommes trop chaste pour entrer dans les details de cette singuliere coutume, fort usitee au moyen-age, mais fort tombee en desuetude au dix-neuvieme siecle. Au reste, si nos lecteurs avaient quelque curiosite a ce sujet, nous les renverrions a Tallemant des Beaux, _Historiette de M. de Langeais_. Contentons-nous de dire que, contre toute croyance, le resultat tourna a la plus grande honte du pauvre comte de F----. Les maris napolitains se prirent par la main et danserent en rond, ni plus ni moins qu'on assure que le firent depuis au foyer du Theatre-Francais MM. les romantiques autour du buste de Racine; ce qui ne me parut jamais bien prouve, attendu que le buste de Racine est appuye contre le mur. On crut les femmes aneanties; mais comme on le sait, lorsque les femmes ont une chose dans la tete, il est assez difficile de la leur oter. Ces dames repondirent qu'elles demeureraient dans leur premiere opinion sur l'excellent caractere du comte jusqu'a preuve directe du contraire. Mais, comme le tribunal de la Rota n'est pas compose de femmes, le tribunal decida que le mariage, n'ayant point ete consomme, etait comme nul et non avenu. Moyennant lequel jugement les deux epoux rentrerent dans la liberte de se tourner le dos et de contracter, si bon leur semble, chacun de son cote, un nouvel hymenee. Elena ne tarda point a profiter de la permission qui lui etait donnee. Pendant ces trois ans d'etrange veuvage, le chevalier de T---- lui avait fait une cour des plus assidues; mais, moitie par vertu, moitie dans la crainte de fournir au comte de F---- de legitimes griefs, Elena n'avait jamais avoue au chevalier qu'elle partageait son amour. Il etait resulte de cette reserve une grande admiration de la part du monde, et un profond amour de la part du chevalier de T----. Aussi, le prononce du jugement a peine connu, le chevalier de T----, qui n'attendait que ce moment pour se substituer aux lieu et place du premier mari, accourut-il offrir son coeur et sa main a la belle Elena: l'un et l'autre furent acceptes, et la nouvelle des noces a venir se repandit en meme temps que la rupture du mariage passe. Cette fois, le prince ne mit aucune opposition aux voeux de sa fille, qui, au reste, etant devenue majeure, avait le droit de se gouverner elle-meme. Le chevalier de T---- n'avait jamais fait parler de lui que de la facon la plus avantageuse: il etait d'une des premieres familles de Naples, assez riche pour qu'on ne put pas supposer que son amour pour Elena fut le resultat d'un calcul, et en outre attache comme aide-de-camp a l'un des princes de la famille regnante: le parti etait donc sortable de tout point. On decida qu'on laisserait trois mois s'ecouler pour les convenances; que pendant ces trois mois le chevalier de T---- accepterait une mission que le prince lui avait offerte pour Vienne; enfin que, ces trois mois expires, il reviendrait a Naples, ou les noces seraient celebrees. Tout se passa selon les conventions faites: au jour dit, le chevalier de T---- fut de retour, plus amoureux qu'il n'etait parti: de son cote, Elena lui avait garde dans toute sa force le second amour aussi profond et aussi pur que le premier. Toutes les formalites d'usage avaient ete remplies pendant cet intervalle, rien ne pouvait donc retarder le bonheur des deux amans. Le mariage fut celebre huit jours apres l'arrivee du chevalier. Cette fois, il n'y eut ni diner ni bal; on se maria a la campagne et dans la chapelle du chateau: quatre temoins, le prince et la princesse assisterent seuls au bonheur des nouveaux epoux. Comme la premiere fois, apres la celebration du mariage, le prince les arreta pour leur faire une petite exhortation qu'Elena et le chevalier ecouterent avec tout le recueillement et le respect possibles. Puis, l'allocution terminee, il voulut les benir. Mais Elena, qui savait ce qu'avait coute a son bonheur la premiere benediction paternelle, fit un bond en arriere, et, etendant les mains vers son pere: --Au nom du ciel! mon pere, lui dit-elle, pas un mot de plus! C'est une superstition peut-etre, mais, superstition ou non, ne nous benissez pas. Le prince, qui ne connaissait pas la veritable cause du refus de sa fille, insista pour accomplir ce qu'il regardait comme un devoir; mais, la peur l'emportant sur le respect, Elena, au grand etonnement du prince, entraina son mari dans son appartement pour le soustraire a la redoutable benediction, et, d'un mouvement rapide comme la pensee, en faisant des cornes de ses deux mains, afin, s'il etait besoin, de conjurer doublement l'influence perturbatrice de son pere, elle referma la porte entre elle et lui et la barricada en dedans a deux verroux. Le souvenir des orages qui avaient eclate des le premier jour dans le jeune menage inspira d'abord de vives inquietudes a la princesse, qui craignit que le malefice de son epoux troublat egalement ce second menage. Ses apprehensions ne se calmerent que lorsque le troisieme jour sa fille vint rendre visite comme la premiere fois a ses parens, qui s'etaient retires a la campagne. La jeune fille avait la figure si radieuse que les craintes de la mere s'evanouirent aussitot. En effet, Elena dit a sa mere que son nouvel epoux n'avait pas cesse un seul instant de l'aimer, qu'il etait bon, d'un charmant caractere, prevenant, docile meme et plein d'attentions delicates pour elle; en un mot, qu'elle etait parfaitement heureuse. Le bonheur si cherement achete de la jeune fille s'augmenta bientot du titre de mere. Elle donna le jour a un gros garcon. On choisit pour allaiter le nouveau-ne une belle nourrice de Procida, aux boucles d'oreilles a rosette de perles, au justaucorps ecarlate galonne d'or, a l'ample jupon plisse a franges d'argent, qu'on installa dans la maison et a qui tous les domestiques recurent l'ordre d'obeir comme a une seconde maitresse. Le bambino etait l'idole de toute la maison, la princesse l'adorait, le prince en etait fou; nous ne parlons pas du pere et de la mere, tous les deux semblaient avoir concentre leur existence dans celle de cette pauvre petite creature. Quinze mois s'ecoulerent: l'enfant etait on ne peut plus avance pour son age, connaissant et aimant tout le monde, et surtout le bon papa, auquel il rendait force gentils sourires en echange de ses agaceries. De son cote, bon papa ne pouvait se passer de lui. Il se le faisait apporter a toute heure du jour, si bien que, pour ne pas quitter l'enfant, le prince fut sur le point de refuser une mission de la plus haute importance que le roi de Naples lui avait confiee pour le roi de France. Il s'agissait d'aller complimenter Charles X sur la prise d'Alger. Cependant tous les amis du prince lui remontrerent si bien le tort qu'il se ferait dans l'esprit du roi par un pareil refus, sa famille le supplia tellement de considerer que l'avenir de son gendre pourrait eternellement souffrir de son obstination, que le prince consentit enfin a remplir une mission que tant d'autres lui eussent enviee. Il partit de Naples dans les premiers jours de juillet 1830, arriva a Paris le 24, se rendit aussitot au ministere des affaires etrangeres pour demander son audience, et fut recu solennellement deux jours apres par le roi Charles X. Le lendemain de cette reception la revolution de juillet eclata. Trois jours suffirent, comme on sait, pour renverser un trone, huit pour en elever un autre. Mais le prince n'etait point accredite pres du nouveau monarque. Aussi ne jugea-t-il pas a propos de rester pres de la nouvelle cour; il quitta la France, sans meme mettre le pied aux Tuileries, circonstance a laquelle le roi Louis-Philippe dut, selon toute probabilite, les heureux et faciles commencemens de son regne. Le prince etait gueri des voyages par mer: les combats n'etaient plus a craindre, mais les tempetes etaient toujours a redouter. Aussi prit-il par les Alpes, et traversa-t-il la Toscane pour se rendre a Naples par Rome. En passant par la capitale du monde, il s'arreta pour presenter ses hommages au pape Pie VIII, qui, sachant de quelle mission de confiance le prince avait ete charge par son souverain, le recut avec tous les honneurs dus a son rang, c'est-a-dire qu'au lieu de lui donner sa mule a baiser, comme Sa Saintete fait pour le commun des martyrs, le pape lui donna sa main. Trois jours apres, le pape etait mort. Le prince etait parti de Rome aussitot son audience obtenue, tant il avait hate de revenir a Naples; il voyagea jour et nuit, et arriva en vue de son palais le lendemain a onze heures du matin, precede de dix minutes seulement par le courrier qui lui faisait preparer des chevaux sur la route; mais ces dix minutes suffirent a toute la famille pour accourir sur le balcon du premier etage, eleve, comme tous les premiers etages des palais napolitains, de plus de vingt-cinq pieds de hauteur. La nourrice y accourut comme les autres, tenant l'enfant dans ses bras. Malgre sa vue basse, grace a d'excellentes lunettes qu'il avait achetees a Paris, le prince apercut son petit-fils et lui fit de sa voiture un signe de la main. De son cote, le bambino le reconnut; et comme, ainsi que nous l'avons dit, il adorait son bon papa, dans la joie de le revoir, le pauvre petit fit un mouvement si brusque, en tendant ses deux petits bras vers lui et en cherchant a s'elancer a sa rencontre, que le malheureux enfant s'echappa des bras de sa nourrice, et, se precipitant du balcon, se brisa la tete sur le pave. Le pere et la mere faillirent mourir de douleur; le prince fut pres de six mois comme un fou; ses cheveux blanchirent, puis tomberent, de sorte qu'il fut force de prendre perruque, ce qui completa ainsi en lui la triple et terrible reunion de la perruque, de la tabatiere et des lunettes. C'est ainsi que je le vis en passant a Naples; mais j'etais heureusement prevenu. Du plus loin que je l'apercus, je lui fis des cornes, si bien que, quoiqu'il me fit l'honneur de causer avec moi pres de vingt minutes, il ne m'arriva d'autre malheur, grace a la precaution que j'avais prise, que d'etre arrete le lendemain. Je raconterai cette arrestation en son lieu et place, attendu qu'elle fut accompagnee de circonstances assez curieuses pour que je ne craigne pas, le moment venu, de m'etendre quelque peu sur ses details. Le jour meme de mon depart, le prince avait ete nomme president du comite sanitaire des Deux-Siciles. Huit jours apres, j'appris a Rome que le lendemain de cette nomination le cholera avait eclate a Naples. Depuis, j'ai su que le comte de F----, le premier epoux de la belle Elena, ayant suivi l'exemple qu'elle lui avait donne, s'etait remarie comme elle, avait ete parfaitement heureux de son cote avec sa nouvelle epouse, et comme mari, et comme pere, car il avait eu de ce second mariage cinq enfans: trois garcons et deux filles. Au mois de mars dernier, le prince de ---- est entre dans sa soixante-dix-huitieme annee; mais, loin que l'age lui ait rien fait perdre de sa terrible influence, on pretend, au contraire, qu'il devient plus formidable au fur et a mesure qu'il vieillit. Et maintenant que nous avons fini avec Arimane, passons a Oromaze. XX Saint Janvier, martyr de l'Eglise. Saint Janvier n'est pas un saint de creation moderne; ce n'est pas un patron banal et vulgaire, acceptant les offres de tous les cliens, accordant sa protection au premier venu, et se chargeant des interets de tout le monde; son corps n'a pas ete recompose dans les catacombes aux depens d'autres martyrs plus ou moins inconnus, comme celui de sainte Philomele; son sang n'a pas jailli d'une image de pierre, comme celui de la madone de l'Arc; enfin les autres saints ont bien fait quelques miracles pendant leur vie, miracles qui sont parvenus jusqu'a nous par la tradition et par l'histoire; tandis que le miracle de saint Janvier s'est perpetue jusqu'a nos jours, et se renouvelle deux fois par an, a la grande gloire de la ville de Naples et a la grande confusion des athees. Saint Janvier remonte, par son origine, aux premiers siecles de l'Eglise. Eveque, il a preche la parole du Christ et a converti au veritable culte des milliers de paiens; martyr, il a endure toutes les tortures inventees par la cruaute de ses bourreaux, et a repandu son sang pour la foi; elu du ciel, avant de quitter ce monde ou il avait tant souffert, il a adresse a Dieu une priere supreme pour faire cesser la persecution des empereurs. Mais la se bornent ses devoirs de chretien et sa charite de cosmopolite. Citoyen avant tout, saint Janvier n'aime reellement que sa patrie; il la protege contre tous les dangers, il la venge de tous ses ennemis: _Civi, patrono, vindici_, comme le dit une vieille tradition napolitaine. Le monde entier serait menace d'un second deluge, que saint Janvier ne leverait pas le bout du petit doigt pour l'empecher; mais que la moindre goutte d'eau puisse nuire aux recoltes de sa bonne ville, saint Janvier remuera ciel et terre pour ramener le beau temps. Saint Janvier n'aurait pas existe sans Naples, et Naples ne pourrait plus exister sans saint Janvier. Il est vrai qu'il n'y a pas de ville au monde qui ait ete plus de fois conquise et dominee par l'etranger; mais, grace a l'intervention active et vigilante de son protecteur, les conquerans ont disparu, et Naples est restee. Les Normands ont regne sur Naples, mais saint Janvier les a chasses. Les Souabes ont regne sur Naples, mais saint Janvier les a chasses. Les Angevins ont regne sur Naples, mais saint Janvier les a chasses. Les Aragonais ont usurpe le trone a leur tour, mais saint Janvier les a punis. Les Espagnols ont tyrannise Naples, mais saint Janvier les a battus. Enfin, les Francais ont occupe Naples, mais saint Janvier les a econduits. Et qui sait ce que fera saint Janvier pour sa patrie? Quelle que soit la domination, indigene ou etrangere, legitime ou usurpatrice, equitable ou despotique, qui pese sur ce beau pays, il est une croyance au fond du coeur de tous les Napolitains, croyance qui les rend patiens jusqu'au stoicisme: c'est que tous les rois et tous les gouvernemens passeront, et qu'il ne restera en definitive que le peuple et saint Janvier. L'histoire de saint Janvier commence avec l'histoire de Naples, et ne finira, selon toute probabilite, qu'avec elle: toutes deux se cotoient sans cesse, et, a chaque grand evenement heureux ou malheureux, elles se touchent et se confondent. Au premier abord, on peut bien se tromper sur les causes et les effets de ces evenemens, et les attribuer, sur la foi d'historiens ignorans ou prevenus, a telle ou telle circonstance dont ils vont chercher bien loin la source; mais, en approfondissant le sujet, on verra que, depuis le commencement du quatrieme siecle jusqu'a nos jours, saint Janvier est le principe ou la fin de toutes choses; si bien qu'aucun changement ne s'y est accompli que par la permission, par l'ordre ou par l'intervention de son puissant protecteur. Aussi cette histoire presente-t-elle trois phases bien distinctes, et doit-elle etre envisagee sous trois aspects bien differens. Dans les premiers siecles, elle revet l'allure simple et naive d'une legende de Gregoire de Tours; au moyen-age, elle prend la marche poetique et pittoresque d'une chronique de Froissard; enfin, de nos jours, elle offre l'aspect railleur et sceptique d'un conte de Voltaire. Nous allons commencer par la legende. Comme de raison, la famille de saint Janvier appartient a la plus haute noblesse de l'antiquite; le peuple, qui, en 1647, donnait a sa republique le titre de _serenissime royale republique napolitaine_, et qui, en 1799, poursuivait les patriotes a coups de pierre pour avoir ose abolir le titre d'excellence, n'aurait jamais consenti a se choisir un protecteur d'origine plebeienne: le lazzarone est essentiellement aristocrate. La famille de saint Janvier descend en droite ligne des _Januari_ de Rome, dont la genealogie se perd dans la nuit des ages. Les premieres annees du saint sont restees ensevelies dans l'obscurite la plus profonde; il ne parait en public qu'a la derniere epoque de sa vie, pour precher et souffrir, pour confesser sa croyance et mourir pour elle. Il fut nomme a l'eveche de Benevent vers l'an de grace 304, sous le pontificat de saint Marcelin. Etrange destinee de l'eveche beneventin, qui commence a saint Janvier et qui finit a M. de Talleyrand! Une des plus terribles persecutions que l'Eglise ait endurees est, comme on sait, celle des empereurs Diocletien et Maximien; les chretiens furent poursuivis en 302 avec un tel acharnement, que, dans l'espace d'un seul mois, dix-sept mille martyrs tomberent sous le glaive de ces deux tyrans. Cependant, deux ans apres la promulgation de l'edit qui frappait de mort indistinctement tous les fideles, hommes et femmes, enfans et vieillards, l'Eglise naissante parut respirer un instant. Aux empereurs Dioclelien et Maximien, qui venaient d'abdiquer, avaient succede Constance et Galere; il etait resulte de cette substitution que, par ricochet, un changement pareil s'etait opere dans les proconsuls de la Campanie, et qu'a Dragontius avait succede Timothee. Au nombre des chretiens entasses dans les prisons de Cumes par Dragontius, se trouvaient Sosius, diacre de Misene, et Proculus, diacre de Pouzzoles. Pendant tout le temps qu'avait dure la persecution, saint Janvier n'avait jamais manque, au risque de sa vie, de leur apporter des consolations et des secours; et, quittant son diocese de Benevent pour accourir la ou il croyait sa presence necessaire, il avait brave mainte et mainte fois les fatigues d'un long voyage et la colere du proconsul. A chaque nouveau soleil politique qui se leve, un rayon d'espoir passe a travers les barreaux des prisonniers de l'autre regne; il en fut ainsi a l'avenement au trone de Constance et de Galere. Sosius et Proculus se crurent sauves. Saint Janvier, qui avait partage leur douleur, se hata de venir partager leur joie. Apres avoir recite si long-temps avec ses chers fideles les psaumes de la captivite, il entonna le premier avec eux le cantique de la delivrance. Les chretiens, relaches provisoirement, rendaient graces au Seigneur dans une petite eglise situee aux environs de Pouzzoles, et le saint eveque, assiste par les deux diacres Sosius et Proculus, s'appretait a offrir a Dieu le sacrifice de la messe, lorsque tout a coup il se fit au dehors un grand bruit, suivi d'un long silence. Les prisonniers, rendus il y avait peu d'instans a la liberte, preterent l'oreille; les deux diacres se regarderent l'un l'autre, et saint Janvier attendit ce qui allait se passer, immobile et debout devant la premiere marche de l'autel qu'il allait franchir, les mains jointes, le sourire aux levres, et le regard fixe sur la croix avec une indicible expression de confiance. Le silence fut interrompu par une voix qui lisait lentement le decret de Diocletien remis en vigueur par le nouveau proconsul Timothee; et ces terribles paroles, que nous traduisons textuellement, retentirent a l'oreille des chretiens prosternes dans l'eglise: "Diocletien, trois fois grand, toujours juste, empereur eternel, a tous les prefets et proconsuls du romain empire, salut. "Un bruit qui ne nous a pas mediocrement deplu etant parvenu a nos oreilles divines, c'est-a-dire que l'heresie de ceux qui s'appellent chretiens, heresie de la plus grande impiete (_valde impiam_), reprend de nouvelles forces; que lesdits chretiens honorent comme dieu ce Jesus enfante par je ne sais quelle femme juive, insultant par des injures et des maledictions le grand Apollon et Mercure, et Hercule, et Jupiter lui-meme, tandis qu'ils venerent ce meme Christ, que les Juifs ont cloue sur une croix comme un sorcier; a cet effet, nous ordonnons que tous les chretiens, hommes ou femmes, dans toutes les villes et contrees, subissent les supplices les plus atroces s'ils refusent de sacrifier a nos dieux et d'abjurer leur erreur. Si cependant quelques uns parmi eux se montrent obeissans, nous voulons bien leur accorder leur pardon; au cas contraire, nous exigeons qu'ils soient frappes par le glaive et punis par la mort la plus cruelle (_morte pessima punire_). Sachez enfin que, si vous negligez nos divins decrets, nous vous punirons des memes peines dont nous menacons les coupables." Lorsque le dernier mot de la loi terrible fut prononce, saint Janvier adressa a Dieu une muette priere pour le supplier de faire descendre sur tous les fideles qui l'entouraient la grace necessaire pour braver les tortures et la mort; puis, sentant que l'heure de son martyre venait de sonner, il sortit de l'eglise accompagne par les deux diacres et suivi de la foule des chretiens, qui benissaient a haute voix le nom du Seigneur. Il traversa une double haie de soldats et de bourreaux etonnes de tant de courage, et, chantant toujours au milieu des populations ameutees qui se pressaient pour voir le saint eveque, il arriva a Nola apres une marche qui parut un triomphe. Timothee l'attendait du haut de son tribunal, eleve, dit la chronique, comme de coutume, au milieu de la place. Saint Janvier, sans eprouver le moindre trouble a la vue de son juge, s'avanca d'un pas ferme et sur dans l'enceinte, ayant toujours a sa droite Sosius, diacre de Misene, et a sa gauche Proculus, diacre de Pouzzoles. Les autres chretiens se rangerent en cercle et attendirent en silence l'interrogatoire de leur chef. Timothee n'etait pas sans savoir la grande naissance de saint Janvier. Aussi, par egard pour le _civis romanus_, poussa-t-il la complaisance jusqu'a l'interroger, tandis qu'il aurait parfaitement pu, dit le pere Antonio Carracciolo, le condamner sans l'entendre. Quant a Timothee, tous les ecrivains s'accordent a le peindre comme un paien fort cruel, comme un tyran execrable, comme un prefet impie, comme un juge insense. A ces traits, deja passablement caracteristiques, un chroniqueur ajoute qu'il etait tellement altere de sang que Dieu, pour le punir, couvrait parfois ses yeux d'un voile sanglant qui le privait momentanement de la vue, et qui, tout le temps que durait sa cecite, lui causait les plus atroces douleurs. Tels etaient les deux hommes que la Providence amenait en face l'un de l'autre pour donner une nouvelle preuve du triomphe de la foi. --Quel est ton nom? demanda Timothee. --Janvier, repondit le saint. --Ton age? --Trente-trois ans. --Ta patrie? --Naples. --Ta religion? --Celle du Christ. --Et tous ceux qui t'accompagnent sont aussi chretiens? --Lorsque tu les interrogeras, j'espere en Dieu qu'ils repondront comme moi qu'ils sont tous chretiens. --Connais-tu les ordres de notre divin empereur? --Je ne connais que les ordres de Dieu. --Tu es noble? --Je suis le plus humble des serviteurs du Christ. --Et tu ne veux pas renier ton Dieu? --Je renie et je maudis vos idoles, qui ne sont que du bois fragile ou de la boue petrie. --Tu sais les supplices qui te sont reserves? --Je les attends avec calme. --Et tu te crois assez fort pour braver ma puissance? --Je ne suis qu'un faible instrument que le moindre choc peut briser; mais mon Dieu tout-puissant peut me defendre de ta fureur et te reduire en cendres au meme instant ou tu blasphemes son nom. --Nous verrons, lorsque tu seras jete dans une fournaise ardente, si ton Dieu viendra t'en tirer. --Dieu n'a-t-il pas sauve de la fournaise Ananias, Azarias et Mizael? --Je te jetterai aux betes dans le cirque. --Dieu n'a-t-il pas tire Daniel de la fosse aux lions? --Je te ferai trancher la tete par l'epee du bourreau. --Si Dieu veut que je meure, que sa volonte soit faite. --Soit. Je verrai jaillir ton sang maudit, ce sang que tu deshonores en trahissant la religion de tes ancetres pour un culte d'esclaves. --O malheureux insense! s'ecria le saint avec un inexprimable accent de compassion et de douleur, avant que tu jouisses du spectacle que tu te promets, Dieu te frappera de la cecite la plus affreuse, et la vue ne te sera rendue qu'a ma priere, afin que tu puisses etre temoin du courage avec lequel savent mourir les martyrs du Christ! --Eh bien! si c'est un defi, je l'accepte, repondit le proconsul; nous verrons si, comme tu le dis, ta foi sera plus puissante que la douleur. Puis, se tournant vers ses licteurs, il ordonna que le saint fut lie et jete dans une fournaise ardente. Les deux diacres palirent a cet ordre, et tous les chretiens qui l'entendirent pousserent un long et douloureux gemissement; car quoique chacun d'eux fut personnellement pret a subir le martyre, cependant le coeur leur manquait a tous du moment qu'il s'agissait d'assister au supplice de leur saint eveque. A ce cri de pitie et de douleur qui s'eleva tout a coup dans la foule, saint Janvier se tourna d'un air grave et severe, et etendant la main droite pour imposer silence: --Eh bien! mes freres, dit-il, que faites-vous? Voulez-vous par vos plaintes rejouir l'ame des impies? En verite je vous le dis, rassurez-vous, car l'heure de ma mort n'est pas venue, et le Seigneur ne me croit pas encore digne de recevoir la palme du martyre. Prosternez-vous et priez cependant, non pas pour moi, que la flamme du brasier ne saurait atteindre, mais pour mon persecuteur, qui est voue au feu eternel de l'enfer. Timothee ecouta les paroles du saint avec un sourire de mepris, et fit signe aux bourreaux d'executer son arret. Saint Janvier fut jete dans la fournaise, et aussitot l'ouverture par laquelle on l'avait pousse fut muree au dehors aux yeux de la population entiere qui assistait a ce spectacle. Quelques minutes apres, des tourbillons de flammes et de fumee s'elevant vers le ciel avertirent le proconsul que ses ordres etaient executes; et se croyant venge a tout jamais de l'homme qui avait ose le braver, il rentra chez lui plein de l'orgueil du triomphe. Quant aux autres chretiens, ils furent ramenes dans leur prison pour y attendre le jour de leur supplice, et la foule se dissipa sous l'impression d'une pitie profonde et d'une sombre terreur. Les soldats, occupes jusque alors a ecarter les curieux et a maintenir le bon ordre, n'ayant plus rien a faire des que le peuple se fut ecoule, se rapprocherent lentement de la fournaise et se mirent a causer entre eux des evenemens du jour et du calme etrange qu'avait montre le patient au moment de subir une mort si terrible, lorsque l'un deux, s'arretant tout a coup au milieu de sa phrase commencee, fit signe a son interlocuteur de se taire et d'ecouter. Celui-ci ecouta en effet et imposa silence a son tour a son voisin; si bien que, le geste se repetant de proche en proche, tout le monde demeura immobile et attentif. Alors des chants celestes, partant de l'interieur de la fournaise, frapperent les oreilles des soldats, et la chose leur parut si extraordinaire qu'ils se crurent un instant le jouet d'un reve. Cependant les chants devenaient plus distincts, et bientot ils purent reconnaitre la voix de saint Janvier au milieu d'un choeur angelique. Cette fois, ce ne fut plus l'etonnement, mais bien la frayeur qui les saisit; et voyant qu'il devenait urgent de prevenir le prefet de l'evenement inattendu, quoique predit, qui se passait sur la place, ils coururent chez lui, pales et effares, et lui raconterent avec l'eloquence de la peur l'incroyable miracle dont ils venaient d'etre temoins. Timothee haussa les epaules a cet etrange recit, et menaca ses soldats de les faire battre de verges s'ils se laissaient dominer par de si pueriles frayeurs. Mais alors ils jurerent par tous leurs dieux, non seulement d'avoir reconnu distinctement la voix de saint Janvier et l'air qu'il chantait dans la fournaise, mais encore d'avoir retenu les paroles du cantique et les actions de graces qu'il rendait au Seigneur. Le proconsul, irrite, mais non pas convaincu par une telle obstination, donna l'ordre immediatement que la fournaise fut ouverte en sa presence, se reservant de punir avec la derniere rigueur, apres leur avoir mis sous les yeux les restes carbonises du martyr, ces faux rapporteurs qui venaient le deranger pour lui faire de pareils recits. Lorsque le prefet arriva sur la place, il la trouva de nouveau tellement encombree par le peuple qu'il eut peine a se frayer un passage. Le bruit du miracle ayant rapidement circule dans la ville, les habitans de Nola, se pressant en tumulte sur le lieu du supplice, demandaient a grands cris la demolition de la fournaise, et menacaient le proconsul, non point encore par des paroles ou des faits, mais par ces clameurs sourdes qui precedent l'emeute comme le roulement du tonnerre precede l'ouragan. Timothee demanda la parole, et lorsque le calme fut suffisamment retabli pour qu'il put se faire entendre, il repondit que le desir du peuple allait etre satisfait sur-le-champ, et qu'il venait precisement donner l'ordre d'ouvrir la fournaise, pour offrir un eclatant dementi aux bruits absurdes repandus parmi la foule. A ces mots, les cris cessent, la colere s'apaise et fait place a une curiosite haletante. Toutes les respirations sont suspendues, tous les yeux sont fixes sur un point. A un signe de Timothee, les soldats s'avancent vers la fournaise, armes de marteaux et de pioches; mais aux premieres briques qui tombent sous leurs coups, un tourbillon de flammes s'echappe subitement du foyer et les reduit en cendres. A l'instant meme les murs tombent comme par enchantement, et au milieu d'une clarte eblouissante le saint eveque apparait dans toute sa gloire. Le feu n'avait pas touche un seul cheveu de son front, la fumee n'avait pas terni la blancheur de ses vetemens. Un essaim de petits cherubins soutenaient au dessus de sa tete une aureole eclatante, et une musique invisible, dont les accords celestes etaient regles par la harpe des seraphins, accompagnait son chant. Alors saint Janvier se mit a marcher de long en large sur les charbons ardens, afin de bien convaincre les incredules que le feu de la terre ne pouvait rien sur les elus du Seigneur; puis, comme on aurait pu douter encore de la realite du miracle, voulant prouver que c'etait bien lui, homme de chair et de sang, et non pas un esprit, pas un fantome, pas une apparition surhumaine que l'on venait de voir, saint Janvier rentra lui-meme dans sa prison et se remit a la disposition du prefet. A la vue de ce qui venait de se passer, Timothee s'etait senti pris d'une telle frayeur que, craignant quelque revolte, il s'etait refugie dans le temple de Jupiter; ce fut la qu'il apprit que le saint, qui pouvait, au milieu de l'enthousiasme general dont ce miracle l'avait fait l'objet, s'eloigner et se soustraire a son pouvoir, etait au contraire rentre dans sa prison, et y attendait le nouveau supplice qu'il lui plairait de lui infliger. Cette nouvelle lui rendit toute son assurance, et avec son assurance toute sa colere. Il descendit dans la prison du martyr pour acquerir la certitude qu'il avait bien affaire a l'eveque de Benevent lui-meme, et non point a quelque spectre que la magie eut fait survivre a son corps. En consequence, et pour qu'il ne lui restat aucun doute a ce sujet, apres avoir tate saint Janvier, pour s'assurer qu'il etait bien de chair et d'os, il le fit depouiller de ses vetemens sacerdotaux, le fit lier a une colonne que la veneration des fideles a conservee jusqu'a nos jours comme un nouveau temoin du martyre du saint, et le fit fouetter par ses licteurs jusqu'a ce que le sang jaillit. Alors il trempa dans ce sang le coin de sa toge, et s'assura que c'etait bien du sang humain, et non quelque liqueur rouge qui en avait l'apparence; puis, satisfait de ce premier essai, il ordonna que le patient fut applique a la torture. La torture fut longue et douloureuse; saint Janvier en sortit les chairs meurtries et les os disloques; mais, pendant tout le temps qu'elle dura, les bourreaux ne purent lui arracher une plainte. Lorsque les souffrances devenaient insupportables, saint Janvier louait le Seigneur. Timothee, voyant que la question n'avait d'autre resultat pour lui que de le faire souffrir, decida que saint Janvier serait jete dans le cirque et expose aux tigres et aux lions; seulement il hesita quelque temps pour savoir si l'execution aurait lieu dans le cirque de Pouzzoles ou de Nola; enfin il se decida pour celui de Pouzzoles. Un double calcul presida a cette decision: d'abord le cirque de Pouzzoles etait plus vaste que celui de Nola, et par consequent pouvait contenir un plus grand nombre de spectateurs; et puis, une telle fermentation s'etait manifestee a la suite du premier miracle, qu'il pensait que les bourreaux de saint Janvier auraient tout a craindre si le martyr sortait triomphant d'une seconde epreuve. Or, tandis que le proconsul avisait au moyen le plus sur et le plus cruel de transporter le saint d'une ville a l'autre, on vint lui dire que saint Janvier, parfaitement gueri de la torture de la veille, pouvait faire le voyage a pied. A cette nouvelle, une idee infernale traversa l'esprit de Timothee: il avisa que ce serait faire merveille que d'ajouter la honte a la douleur et imagina de faire trainer son char, de Nola a Pouzzoles, par le saint eveque et par ses deux compagnons, les diacres Sosius et Proculus. Il esperait ainsi, ou que les trois martyrs tomberaient d'epuisement ou de douleur au milieu de la route, ou qu'ils arriveraient au lieu de leur supplice tellement humilies et fletris par les huees de la populace, que leur sort n'inspirerait plus ni pitie ni regrets. La chose fut donc executee comme l'avait decide le proconsul. On attela saint Janvier au char consulaire, entre Sosius et Proculus; et Timothee, s'y etant assis, intima a ses licteurs l'injonction de frapper de verges les trois patiens chaque fois qu'ils s'arreteraient ou seulement ralentiraient le pas; puis il donna l'ordre du depart en levant sur eux le fouet dont lui-meme etait arme. Mais Dieu ne permit meme pas que le fouet leve sur les martyrs retombat sur eux. Saint Janvier, s'elancant d'un bond, entraina avec lui ses deux compagnons, renversant sur son passage soldats, licteurs et curieux. Beaucoup dirent alors avoir vu pousser sur les epaules des trois hommes du Seigneur de ces grandes ailes archangeliques, a l'aide desquelles les messagers du ciel traversent l'empiree avec la rapidite de l'eclair; mais la verite est que le char s'eloigna, emporte par une telle rapidite qu'il laissa bientot derriere lui non seulement la foule des pietons, mais les cavaliers romains, qui lancerent inutilement leurs montures a sa poursuite, et le virent bientot disparaitre au milieu d'un nuage de poussiere. Ce n'etait pas a cela que s'etait attendu le proconsul; il ne s'etait occupe que des moyens de pousser son saint attelage en avant et non de le retenir; aussi, se trouvant emporte avec une rapidite dont les oiseaux de l'air pouvaient a peine donner une idee, il ne songea qu'a se cramponner aux rebords du char pour ne point etre renverse; mais bientot un vertige le prit; il lui sembla que le char cessait de toucher la terre, que tous les objets, emportes d'une course egale a la sienne, fuyaient en arriere, tandis que lui s'elancait en avant. La lumiere manqua a ses yeux, le souffle a sa bouche, l'equilibre a son corps; il se laissa tomber a genoux au fond du char, pale, haletant, les mains jointes. Mais les trois saints ne pouvaient le voir, emportes qu'ils semblaient etre eux-memes par une puissance surhumaine. Enfin, arrive a la colline d'Antignano, a l'endroit meme ou l'on trouve encore aujourd'hui une petite chapelle elevee en memoire de ce miraculeux evenement, le proconsul, rassemblant toutes les forces de son agonie, poussa un tel cri de detresse et de douleur, que saint Janvier l'entendit, malgre le bruissement des roues, et que, s'arretant avec ses deux compagnons et se retournant vers son juge, il lui demanda d'une voix fraiche et reposee qui ne trahissait point la moindre lassitude: --Qu'y a-t-il, maitre? Mais Timothee resta quelque temps sans pouvoir articuler une seule parole, tandis que les deux diacres profitaient de cet instant de halte pour respirer a pleine poitrine. Saint Janvier, au bout de quelques secondes, renouvela sa question. --Il y a que je veux relayer ici, dit le proconsul. --Relayons, repondit saint Janvier. Timothee descendit de son char; mais les trois saints resterent attaches a leur chaine, et cependant, a l'emotion du proconsul, a la sueur qui coulait de son front, au souffle precipite qui sortait de sa poitrine, on eut pu croire que c'etait lui qui avait jusque alors ete attele a la place des chevaux, et que c'etaient les trois saints qui avaient tenu la place du maitre. Mais, des que le proconsul sentit son pied sur la terre, et que, par consequent, il se vit hors de danger, sa haine et sa colere le reprirent, et s'avancant vers saint Janvier, le fouet leve: --Pourquoi, lui dit-il, m'as-tu conduit de Nola ici avec une si grande rapidite? --Ne m'avais-tu pas commande d'aller le plus vite que je pourrais? --Oui, mais qui allait se douter que tu irais plus vite que ceux de mes cavaliers qui etaient les mieux montes et qui n'ont pu te suivre? --J'ignorais moi-meme de quel pas j'irais, quand les anges m'ont prete leurs ailes. --Ainsi, tu crois que l'assistance que tu as recue vient de ton Dieu? --Tout vient de lui. --Et tu persistes dans ton heresie? --La religion du Christ est la seule vraie, la seule pure, la seule digne du Seigneur. --Tu sais quelle mort t'attend a l'autre bout de la route? reprit le proconsul. --Ce n'est pas moi qui ai demande a m'arreter, repondit saint Janvier. --C'est juste, repondit Timothee; aussi allons-nous repartir. --A tes ordres, maitre. --Ainsi, je vais remonter dans mon char. --Remonte. --Mais ecoute-moi bien. --J'ecoute. --C'est a la condition que tu n'iras plus du train que tu as ete. --J'irai du train que tu voudras. --Le promets-tu? --Je le promets. --Sur ta parole de noble? --Sur ma foi de chretien. --C'est bien. --Es-tu pret, maitre? --Allons, dit le proconsul. --Allons, mes freres, dit saint Janvier a ses compagnons, faisons ce qui nous est ordonne. Et le char repartit de nouveau; mais le saint, observant scrupuleusement la promesse qu'il avait faite, ne marcha plus qu'au pas, ou tout au plus au petit trot; encore se tournait-il de temps en temps vers Timothee pour lui demander si c'etait la l'allure qui lui convenait. Ce fut ainsi qu'ils arriverent sur la place de Pouzzoles, ou pas une ame n'attendait le proconsul; car ils avaient marche d'un tel train, que la nouvelle de leur arrivee n'avait pu les preceder. Aucun ordre n'etait donc donne pour le supplice: aussi force fut a Timothee de le remettre a un autre moment. Il se fit donc purement et simplement conduire a son palais, et, appelant ses esclaves, il ordonna que les trois saints fussent deteles et conduits dans les prisons de Pouzzoles, tandis que lui se parfumait dans un bain. Apres quoi, brise de fatigue, il se reposa trois jours et trois nuits. Le matin du quatrieme jour, la foule se pressait sur les gradins de l'amphitheatre: elle y etait accourue de tous les points de la Campanie, car cet amphitheatre etait un des plus beaux de la province, et c'etait pour lui qu'on reservait les tigres et les lions les plus feroces, qui, envoyes d'Afrique a Rome, abordaient et se reposaient un instant a Naples. C'etait dans ce meme amphitheatre, dont les ruines existent encore aujourd'hui, que Neron, deux cent trente ans auparavant, avait donne une fete a Tiridate. Tout avait ete prepare pour frapper d'etonnement le roi d'Armenie: les animaux les plus puissans et les gladiateurs les plus adroits s'etaient exerces devant lui; mais lui etait reste impassible et froid a ce spectacle, et lorsque Neron lui demanda ce qu'il pensait de ces hommes dont les efforts surhumains avaient force le cirque d'eclater en tonnerres d'applaudissemens, Tiridate, sans rien repondre, s'etait leve en souriant, et, lancant son javelot dans le cirque, il avait perce de part en part deux taureaux d'un seul coup. A peine le proconsul y eut-il pris place sur son trone, au milieu de ses licteurs, que les trois saints, amenes par son ordre, furent places en face de la porte par laquelle les animaux devaient etre introduits. A un signe du proconsul, la grille s'ouvrit et les animaux de carnage s'elancerent dans l'arene. A leur vue, trente mille spectateurs battirent des mains avec joie; de leur cote, les animaux etonnes repondirent par un rugissement de menace qui couvrit toutes les voix et tous les applaudissemens. Puis, excites par les cris de la multitude, devores par la faim a laquelle, depuis trois jours leurs gardiens les condamnaient, alleches par l'odeur de la chair humaine dont on les nourrissait aux grands jours, les lions commencerent a secouer leurs crinieres, les tigres a bondir et les hyenes a lecher leurs levres. Mais l'etonnement du proconsul fut grand lorsqu'il vit les lions, les tigres et les hyenes se coucher aux pieds des trois martyrs, pleins de respect et d'obeissance, tandis que saint Janvier toujours calme, toujours souriant, levait la main droite et benissait les spectateurs. Au meme instant, le proconsul sentit descendre sur ses yeux comme un nuage; l'amphitheatre se deroba a sa vue, ses paupieres se collerent, et il fut plonge tout a coup dans les tenebres. Mais l'aveuglement n'etait rien en comparaison de la souffrance, car a chaque pulsation de l'artere il semblait au malheureux qu'un fer rouge percait ses prunelles. La prediction de saint Janvier s'accomplissait. Timothee essaya d'abord de dompter sa douleur et d'etouffer ses plaintes devant la multitude; mais, oubliant bientot sa fierte et sa haine, il tendit les mains vers le saint, et le pria a haute voix de lui rendre la vue et de le delivrer de ses atroces souffrances. Saint Janvier s'avanca doucement vers lui au milieu de l'attention generale, et prononca cette courte priere: "Mon Seigneur Jesus-Christ, pardonnez a cet homme tout le mal qu'il m'a fait, et rendez-lui la lumiere afin que ce dernier miracle que vous daignerez operer en sa faveur puisse dessiller les yeux de son esprit et le retenir encore sur le bord de l'abime ou le malheureux va tomber sans retour. En meme temps, je vous supplie, o mon Dieu! de toucher le coeur de tous les hommes de bonne volonte qui se trouvent dans cette enceinte; que votre grace descende sur eux et les arrache aux tenebres du paganisme." Puis elevant la voix et touchant de l'index les paupieres du proconsul, il ajouta: "Timothee, prefet de la Campanie, ouvre les yeux et sois delivre de tes souffrances, au nom du Pere, du Fils et du Saint-Esprit." --Amen, repondirent les deux diacres. Et Timothee ouvrit les yeux, et sa guerison s'opera d'une maniere si prompte et si complete qu'il ne se souvenait meme plus d'avoir eprouve aucune douleur. A la vue de ce miracle, cinq mille spectateurs se leverent, et d'une seule voix, d'un seul cri, d'un seul elan, demanderent a recevoir le bapteme. Quant a Timothee, il rentra au palais, et, voyant que le feu etait impuissant et les animaux indociles, il ordonna que les trois saints fussent mis a mort par le glaive. Ce fut par une belle matinee d'automne, le 19 septembre de l'annee 305, que saint Janvier, accompagne des deux diacres Proculus et Sosius, fut conduit au forum de Vulcano, pres d'un cratere a moitie eteint, dans la plaine de la Solfatare, pour y souffrir le dernier supplice. Pres de lui marchait le bourreau, tenant dans ses mains une large epee a deux tranchans, et deux legions romaines, armees de fortes pieces, precedaient ou suivaient le cortege, pour oter au peuple de Pouzzoles toute velleite de resistance. Pas un cri, pas une plainte, pas un murmure parmi cette foule avilie et tremblant; un silence de mort planait sur la ville entiere, silence qui n'etait interrompu que par le pietinement des chevaux et par le bruit des armures. Saint Janvier n'avait pas fait une cinquantaine de pas dans la direction du forum, ou son execution devait avoir lieu, lorsque, au tournant d'une rue, il fut aborde par un pauvre mendiant qui avait eu toutes les peines du monde a se frayer un passage jusqu'a lui, accable qu'il etait par le double malheur de la cecite et de la vieillesse. Le vieillard s'avancait en levant le menton et en etendant les bras devant lui, se dirigeant vers la personne qu'il cherchait avec cet instinct des aveugles qui les guide quelquefois avec plus de surete que le regard le plus clairvoyant. Des qu'il se crut assez pres de saint Janvier pour etre entendu, le malheureux, redoublant d'efforts et de zele, s'ecria d'une voix haute et percante: --Mon pere! mon pere! ou etes-vous, que je puisse me jeter a vos genoux? --Par ici, mon fils, repondit saint Janvier en s'arretant pour ecouter le vieillard. --Mon pere! mon pere! pourrais-je etre assez heureux pour baiser la poussiere que vos pieds ont foulee? --Cet homme est fou, dit le bourreau en haussant les epaules. --Laissez approcher ce vieillard, dit doucement saint Janvier, car la grace de Dieu est avec lui. Le bourreau s'ecarta, et l'aveugle put enfin s'agenouiller devant le saint. --Que me veux-tu, mon fils? demanda saint Janvier. --Mon pere, je vous prit de me donner un souvenir de vous; je le garderai jusqu'a la fin de mes jours, et cela me portera bonheur dans cette vie et dans l'autre. --Cet homme est fou! dit le bourreau avec un sourire de mepris. Comment! lui dit-il, ne sais-tu pas qu'il n'a plus rien a lui? Tu demandes l'aumone a un homme qui va mourir! --Cela n'est pas bien sur, dit le vieillard en secouant la tete, ce n'est pas la premiere fois qu'il vous echappe. --Sois tranquille, repondit le bourreau, cette fois il aura affaire a moi. --Serait-il vrai, mon pere? vous qui avez triomphe du feu, de la torture et des animaux feroces, vous laisserez-vous tuer par cet homme? --Mon heure est venue, repondit le martyr avec joie; mon exil est fini, il est temps que je retourne dans ma patrie. Ecoute, mon fils, interrompit saint Janvier, il ne me reste plus que le linge avec lequel on doit me bander les yeux a mon dernier moment: je te le laisserai apres ma mort. --Et comment irai-je le chercher? dit le vieillard, les soldats ne me laisseront pas approcher de vous. --Eh bien! repondit saint Janvier, je te l'apporterai moi-meme. --Merci, mon pere. --Adieu, mon fils. L'aveugle s'eloigna et le cortege reprit sa marche. Arrive au forum de Vulcano, les trois saints s'agenouillerent, et saint Janvier, d'une voix ferme et sonore, prononca ces paroles: --Dieu de misericorde et de justice, puisse enfin le sang que nous allons verser calmer votre colere et faire cesser les persecutions des tyrans contre votre sainte Eglise! Puis il se leva, et apres avoir embrasse tendrement ses deux compagnons de martyre, il fit signe au bourreau de commencer son oeuvre de sang. Le bourreau trancha d'abord les tetes de Proculus et de Sosius, qui moururent courageusement en chantant les louanges du Seigneur. Mais comme il s'approchait de saint Janvier, un tremblement convulsif le saisit tout a coup, et l'epee lui tomba des mains sans qu'il eut la force de se courber pour la ramasser. Alors saint Janvier se banda lui-meme les yeux; puis, portant la main a son cou: --Eh bien! dit-il au bourreau, qu'attends-tu, mon frere? --Je ne pourrai jamais relever cette epee, dit le bourreau, si tu ne m'en donnes pas la permission. --Non seulement je te le permets, frere, mais je t'en prie. A ces mots, le bourreau sentit que les forces lui revenaient, et levant l'epee a deux mains il en frappa le saint avec tant de vigueur, que non seulement la tete, mais un doigt aussi furent emportes du meme coup. Quant a la priere que saint Janvier avait adressee a Dieu avant de mourir, elle fut sans doute agreee par le Seigneur, car, la meme annee, Constantin, s'echappant de Rome, alla trouver son pere et fut nomme par lui son heritier et son successeur dans l'empire. Si donc tout effet doit se reporter a sa cause, c'est de la mort de saint Janvier et de ses deux diacres Proculus et Sosius que date le triomphe de l'Eglise. Apres l'execution, comme les soldats et le bourreau s'acheminaient vers la maison de Timothee pour lui rendre compte de la mort de son ennemi et de ses deux compagnons, ils rencontrerent le mendiant a la meme place ou ils l'avaient laisse. Les soldats s'arreterent pour s'amuser un peu aux depens du vieillard, et le bourreau lui demanda en ricanant: --Eh bien! l'aveugle, as-tu recu le souvenir qu'on t'avait promis? --O impie que vous etes! s'ecria le vieillard en ouvrant les yeux brusquement et fixant sur tous ceux qui l'entouraient un regard clair et limpide, non seulement j'ai recu le bandeau des mains du saint lui-meme, qui vient de m'apparaitre tout a l'heure, mais en appliquant ce bandeau sur mes yeux j'ai recouvre la vue, moi qui etais aveugle de naissance. Et maintenant, malheur a toi qui as ose porter la main sur le martyr du Christ! malheur a celui qui a ordonne sa mort! malheur a tous ceux qui s'en sont rendus complices! malheur a vous, malheur! Les soldats se haterent de quitter le vieillard, et le bourreau les devancait pour avoir la gloire de faire le premier son rapport au tyran. Mais la maison du proconsul etait vide et deserte, les esclaves l'avaient pillee, les femmes l'avaient abandonnee avec horreur. Tout le monde s'eloignait de ce lieu de desolation, comme si la main de Dieu l'eut marque d'un signe maudit. Le bourreau et son escorte, ne comprenant rien a ce qui se passait, resolurent d'avancer hardiment; mais au premier pas qu'ils firent dans l'interieur de la maison, ils tomberent raides morts. Timothee n'etait plus qu'un cadavre informe et pourri, et les emanations pestilentielles qui s'exhalaient de son corps avaient suffi pour asphyxier d'un seul coup les miserables complices de ses iniquites. Cependant, des que la nuit fut venue, le mendiant s'en alla au forum de Vulcano pour recueillir les restes sacres du saint eveque. La lune, qui venait de se lever, repandit sa lumiere argentee sur la plaine jaunatre de la Solfatare, de telle sorte qu'on pouvait distinguer le moindre objet dans tous ses details. Comme le vieillard marchait lentement et regardait autour de lui pour voir s'il n'etait pas suivi par quelque espion, il apercut a l'autre bout du forum une vieille femme a peu pres de son age qui s'avancait avec les memes precautions. --Bonjour, mon frere, dit la femme. --Bonjour, ma soeur, repondit le vieillard. --Qui etes-vous, mon frere? --Je suis un ami de saint Janvier. Et vous, ma soeur? --Moi, je suis sa parente. --De quel pays etes-vous? --De Naples. Et vous? --De Pouzzoles. --Puis-je savoir quel motif vous amene ici a cette heure? --Je vous le dirai quand vous m'aurez explique le but de votre voyage nocturne. --Je viens pour recueillir le sang de saint Janvier. --Et moi je viens pour enterrer son corps. --Et qui vous a charge de remplir ce devoir, qui n'appartient d'ordinaire qu'aux parens du defunt? --C'est saint Janvier lui-meme, qui m'est apparu peu d'instans apres sa mort. --Quelle heure pouvait-il etre lorsque le saint vous est apparu? --A peu pres la troisieme heure du jour. --Cela m'etonne, mon frere, car a la meme heure il est venu me voir, et m'a ordonne de me rendre ici a la nuit tombante. --Il y a miracle, ma soeur, il y a miracle. Ecoutez-moi, et je vous raconterai ce que le saint a fait en ma faveur. --Je vous ecoute, puis je vous raconterai a mon tour ce qu'il a fait en la mienne; car, ainsi que vous le dites, il y a miracle, mon frere, il y a miracle. --Sachez d'abord que j'etais aveugle. --Et moi percluse. --Il a commence par me rendre la vue. --Il m'a rendu l'usage des jambes. --J'etais mendiant. --J'etais mendiante. --Il m'a assure que je ne manquerai de rien jusqu'a la fin de mes jours. --Il m'a promis que je ne souffrirai plus ici bas. --J'ai ose lui demander un souvenir de son affection. --Je l'ai prie de me donner un gage de son amitie. --Voici le meme linge qui a servi a bander ses yeux au moment de sa mort. --Voici les deux fioles qui ont servi a celebrer sa derniere messe. --Soyez benie, ma soeur, car je vois bien maintenant que vous etes sa parente. --Soyez beni, mon frere, car je ne doute plus que vous etiez son ami. --A propos, j'oubliais une chose. --Laquelle, mon frere? --Il m'a recommande de chercher un doigt qui a du lui etre coupe en meme temps que sa tete, et de le reunir a ses saintes reliques. --Il m'a bien dit de meme que je trouverai dans son sang un petit fetu de paille, et m'a ordonne de le garder avec soin dans la plus petite des deux fioles. --Cherchons. --Cela ne doit pas etre bien loin. --Heureusement la lune nous eclaire. --C'est encore un bienfait du saint, car depuis un mois le ciel etait couvert de nuages. --Voici le doigt que je cherchais. --Voici le fetu dont il m'a parle. Et tandis que le vieillard de Pouzzoles placait dans un coffre le corps et la tete du martyr, la vieille femme napolitaine, agenouillee pieusement, recueillait avec une eponge jusqu'a la derniere goutte de son sang precieux, et en remplissait les deux fioles que le saint lui avait donnees lui-meme a cet effet. C'est ce meme sang qui, depuis quinze siecles, se met en ebullition toutes les fois qu'on le rapproche de la tete du saint, et c'est dans cette ebullition prodigieuse et inexplicable que consiste le miracle de saint Janvier. Voila ce que Dieu fit de saint Janvier; maintenant voyons ce qu'en firent les hommes. XXI Saint Janvier et sa Cour. Nous ne suivrons pas les reliques de saint Janvier dans les differentes peregrinations qu'elles ont accomplies, et qui les conduisirent de Pouzzoles a Naples, de Naples a Benevent, et les ramenerent enfin de Benevent a Naples: cette narration nous entrainerait a l'histoire du moyen-age tout entiere, et on a tant abuse de cette interessante epoque qu'elle commence singulierement a passer de mode. C'est depuis le commencement du seizieme siecle seulement que saint Janvier a un domicile fixe et inamovible, dont il ne sort que deux fois l'an pour aller faire son miracle a la cathedrale de Sainte-Claire. Deux ou trois fois par hasard on derange bien encore le saint, mais il faut de ces grandes circonstances qui remuent un empire pour le faire sortir de ses habitudes sedentaires; et chacune de ces sorties devient un evenement dont le souvenir se perpetue et grandit, par tradition orale, dans la memoire du peuple napolitain. C'est a l'archeveche et dans la chapelle du Tresor que, tout le reste de l'annee, demeure saint Janvier. Cette chapelle fut batie par les nobles et les bourgeois napolitains: c'est le resultat d'un voeu qu'ils firent simultanement en 1527, epouvantes qu'ils etaient par la peste qui desola cette annee la tres fidele ville de Naples. La peste cessa, grace a l'intercession du saint, et la chapelle fut batie comme un signe de la reconnaissance publique. A l'oppose des votans ordinaires qui, lorsque le danger est passe, oublient le plus souvent le saint auquel il se sont voues, les Napolitains mirent une telle conscience a remplir vis-a-vis de leur patron l'engagement pris, que dona Catherine de Sandoval, femme du vieux comte de Lemos, vice-roi de Naples, leur ayant offert de contribuer de son cote pour une somme de trente mille ducats a la confection de la chapelle, ils refuserent cette somme, declarant qu'ils ne voulaient partager avec aucun etranger, cet etranger fut-il leur vice-roi ou leur vice-reine, l'honneur de loger dignement leur saint protecteur. Or, comme ni l'argent ni le zele ne manqua, la chapelle fut bientot batie; il est vrai que, pour se maintenir mutuellement en bonne volonte, nobles et bourgeois avaient passe une obligation, laquelle existe encore, devant maitre Vicenzio di Bossis, notaire public; cette obligation porte la date du 13 janvier 1527: ceux qui y ont signe s'engagent a fournir pour les frais du batiment la somme de 13,000 ducats; mais il parait qu'a partir de cette epoque il fallait deja commencer a se defier des devis des architectos: la porte seule couta 135,000 francs, c'est-a-dire une somme triple de celle qui etait allouee pour les frais generaux de la chapelle. La chapelle terminee, on decida qu'on appellerait, pour l'orner de fresques representant les principales actions de la vie du saint, les premiers peintres du monde. Malheureusement cette decision ne fut pas approuvee par les peintres napolitains, qui deciderent a leur tour que la chapelle ne serait ornee que par des artistes indigenes, et qui jurerent que tout rival qui repondrait a l'appel fait a son pinceau s'en repentirait cruellement. Soit qu'ils ignorassent ce serment, soit qu'ils ne crussent pas a son execution, le Dominiquin, le Guide et le chevalier d'Arpino accoururent; mais le chevalier d'Arpino fut oblige de fuir avant meme d'avoir mis le pinceau a la main; le Guide, apres deux tentatives d'assassinat, auxquelles il n'echappa que par miracle, quitta Naples a son tour: le Dominiquin seul, fait aux persecutions par les persecutions qu'il avait deja eprouvees, las d'une vie que ses rivaux lui avaient rendue si triste et si douloureuse, n'ecouta ni insultes ni menaces, et continua de peindre. Il fit successivement la Femme guerissant une foule de malades avec l'huile de la lampe qui brule devant saint Janvier, la Resurrection d'un jeune homme, et la coupole, lorsqu'un jour il se trouva mal sur son echafaud: on le rapporta chez lui, il etait empoisonne. Alors les peintres napolitains se crurent delivres de toute concurrence; mais il n'en etait point ainsi: un matin, ils virent arriver Gessi, qui venait avec deux de ses eleves pour remplacer le Guide son maitre; huit jours apres, les deux eleves, attires sur une galere, avaient disparu, sans que jamais plus depuis on entendit reparler d'eux; alors Gessi abandonne perdit courage et se retira a son tour; et l'Espagnolet, Corenzio, Lafranco et Stanzoni se trouverent maitres a eux seuls de ce tresor de gloire et d'avenir, a la possession duquel ils etaient arrives par des crimes. Ce fut alors que l'Espagnolet peignit son Saint sortant de la fournaise, composition titanesque; Stanzoni, la Possedee delivree par le saint; et enfin Lafranco, la coupole, a laquelle il refusa de mettre la main tant que les fresques commencees par le Dominiquin aux angles des voutes ne seraient pas entierement effacees. Ce fut a cette chapelle, ou l'art avait eu ses martyrs, que les reliques du saint furent confiees. Ces reliques se conservent dans une niche placee derriere le maitre-autel; cette niche est separee par un compartiment de marbre, afin que la tete du saint ne puisse regarder son sang, evenement qui pourrait faire arriver le miracle avant l'epoque fixee, puisque c'est par le contact de la tete et des fioles que le sang fige se liquefie. Enfin elle est close par deux portes d'argent massif sculptees aux armes du roi d'Espagne Charles II. Ces portes sont fermees elles-memes par deux cles dont l'une est gardee par l'archeveque, et l'autre par une compagnie tiree au sort parmi les nobles, et qu'on appelle les deputes du Tresor. On voit que saint Janvier jouit tout juste de la liberte accordee aux doges, qui ne pouvaient jamais depasser l'enceinte de la ville, et qui ne sortaient de leur palais qu'avec la permission du senat. Si cette reclusion a ses inconveniens, elle a bien aussi ses avantages: saint Janvier y gagne a n'etre pas derange a toute heure du jour et de la nuit comme un medecin de village: aussi ceux qui le gardent connaissent bien la superiorite de leur position sur leurs confreres les gardiens des autres saints. Un jour que le Vesuve faisait des siennes, et que la lave, apres avoir devore Torre del Greco, s'acheminait tout doucement vers Naples, il y eut emeute: les lazzaroni, qui cependant avaient le moins a perdre dans tout cela se porterent a l'archeveche, et commencerent a crier pour qu'on sortit le buste de saint Janvier et qu'on le portat a l'encontre de l'inondation de flammes. Mais ce n'etait pas chose facile que de leur accorder ce qu'ils demandaient: saint Janvier etait sous double cle, et une de ces deux cles etait entre les mains de l'archeveque, pour le moment en course dans la Basilicate, tandis que l'autre etait entre les mains des deputes, qui, occupes a demenager ce qu'ils avaient de plus precieux, couraient l'un d'un cote, l'autre de l'autre. Heureusement le chanoine de garde etait un gaillard qui avait le sentiment de la position aristocratique que son saint Janvier occupait au ciel et sur la terre: il monta sur le balcon de l'archeveche qui dominait toute la place encombree de monde; il fit signe de la main qu'il voulait parler, et, balancant la tete de haut en bas, en homme etonne de l'audace de ceux a qui il avait affaire: --Vous me paraissez encore de plaisans droles, dit-il, de venir ici crier saint Janvier comme vous viendriez crier saint Crepin ou saint Fiacre. Apprenez que saint Janvier est un monsieur qui ne se derange pas ainsi pour le premier venu. --Tiens, dit une voix dans la foule, Jesus-Christ se derange bien pour le premier venu; quand je demande le bon Dieu, est-ce qu'on me le refuse? --Voila justement ou je vous attendais, reprit le chanoine: de qui est fils Jesus-Christ, s'il vous plait? D'un charpentier et d'une pauvre fille comme vous et moi pourrions etre; tandis que saint Janvier, c'est bien autre chose. Saint Janvier est fils d'un senateur et d'une patricienne; c'est donc, vous le voyez, un bien autre personnage que Jesus-Christ. Allez donc chercher le bon Dieu si vous voulez; mais quant a saint Janvier, c'est moi qui vous le dis, vous aurez beau vous reunir dix fois plus nombreux que vous n'etes, et crier quatre fois davantage, il ne se derangera pas, car il a le droit de ne pas se deranger. --C'est juste, dit la foule: allons chercher le bon Dieu. Et l'on alla chercher le bon Dieu, qui, moins aristocrate que saint Janvier, sortit de l'eglise de Sainte-Claire, et s'en vint suivi de son cortege populaire au lieu que reclamait sa misericordieuse presence. En effet, comme le disait le bon chanoine, saint Janvier est un saint aristocrate: il a un cortege de saints inferieurs qui reconnaissent sa suprematie, a peu pres comme les cliens romains reconnaissaient celle de leurs maitres: ces saints le suivent quand il sort, le saluent quand il passe, l'attendent quand il rentre: ce sont les patrons secondaires de la ville de Naples. Voici comment se recrute cette armee de saints courtisans. Toute confrerie, tout ordre religieux, toute paroisse, tout particulier meme qui tient a faire declarer un saint de ses amis patron de Naples, sous la presidence de saint Janvier bien entendu, n'a qu'a faire fondre une statue d'argent massif du prix de 6 a 8,000 ducats, et l'offrir a la chapelle du Tresor. La statue, une fois admise, est retenue a perpetuite dans la susdite chapelle: a partir de ce moment, elle jouit de toutes les prerogatives de sa presentation en regle. Comme les saints, qui au ciel glorifient eternellement Dieu autour duquel ils forment un choeur, eux glorifient eternellement saint Janvier. En echange de cette beatitude qui leur est accordee, ils sont condamnes a la meme reclusion que saint Janvier; ceux meme qui en ont fait don a la chapelle ne peuvent plus les tirer de leur sainte prison qu'en deposant entre les mains d'un notaire du saint le double de la valeur de la statue a laquelle, soit pour son plaisir particulier, soit dans l'interet general, on desire faire voir le jour. La somme deposee, le saint sort pour un temps plus ou moins long. Le saint rentre, son identite constatee, le proprietaire, muni de son recu, va retirer la somme. De cette facon, on est sur que les saints ne s'egareront pas, et que, s'ils s'egarent, ils ne seront pas du moins perdus, puisque avec l'argent depose on en pourra faire fondre deux au lieu d'un. Cette mesure, qui parait arbitraire au premier abord, n'a ete prise, il faut le dire, qu'apres que le chapitre de saint Janvier eut ete dupe de sa trop grande confiance: la statue de san Gaetano, sortie sans depot, non seulement ne rentra pas au jour dit, mais encore ne rentra jamais. On eut beau essayer de charger le saint lui-meme, et pretendre qu'ayant toujours ete assez mediocrement affectionne a saint Janvier, il avait profite de la premiere occasion qui s'etait presentee pour faire une fugue; les temoignages les plus respectables vinrent en foule contredire cette calomnieuse assertion, et, recherches faites, il fut reconnu que c'etait un cocher de fiacre qui avait detourne la precieuse statue. On se mit a la poursuite du voleur; mais comme il avait eu deux jours devant lui, il avait, selon toute probabilite, passe la frontiere; et, si minutieuses que fussent les recherches, elles n'amenerent aucun resultat. Depuis ce malheureux jour, une tache indelebile s'etendit sur la respectable corporation des cochers de fiacre, qui jusque-la, a Naples, comme en France, avaient dispute aux caniches la suprematie de la fidelite, et qui, a partir de ce moment, n'oserent plus se faire peindre revenant au domicile de la pratique une bourse a la main. Il y a plus, si vous avez discussion avec le cocher de fiacre, et que vous croyiez que la discussion vaille la peine d'appliquer a votre adversaire une de ces immortelles injures que le sang seul peut effacer, ne jurez ni par la pasque-Dieu, comme jurait Louis XI, ni par ventre-saint-gris, comme jurait Henri IV: jurez tout bonnement par san Gaetano, et vous verrez votre ennemi attere tomber a vos pieds pour vous demander excuse, s'il ne se releve pas, au contraire, pour vous donner un coup de couteau. Comme on le comprend bien, les portes du Tresor sont toujours ouvertes pour recevoir les statues des saints qui desirent faire partie de la cour de saint Janvier, et cela sans aucune investigation de date, sans que le recipiendaire ait besoin de faire ses preuves de 1399 ou de 1426; la seule regle exigee, la seule condition _sine qua non_, c'est que la statue soit d'argent pur et qu'elle pese le poids. Cependant la statue serait d'or et peserait le double, qu'on ne la refuserait point pour cela; les seuls jesuites, qui, comme on le sait, ne negligent aucun moyen de maintenir ou d'augmenter leur popularite, ont depose cinq statues au Tresor dans l'espace de moins de trois ans. Ces details etaient necessaires pour nous amener au miracle de saint Janvier, qui depuis plus de mille ans fait tous les six mois tant de bruit, non seulement dans la ville de Naples, mais encore par tout le monde. XXII Le Miracle. Nous nous trouvions fort heureusement a Naples lors du retour de cette epoque solennelle. Huit jours auparavant, on commenca a sentir la ville s'agiter, comme c'est l'habitude a l'approche de quelque grand evenement: les lazzaroni criaient plus haut et gesticulaient plus fort; les cochers devenaient insolens, et faisaient leurs conditions au lieu de les recevoir; enfin, les hotels s'emplissaient d'etrangers, qu'amenaient de Rome les diligences, ou qu'apportaient de Civita-Vecchia et de Palerme les bateaux a vapeur. Il y avait aussi recrudescence de carillons; tout a coup une cloche se mettait a sonner hors de son heure: on courait a l'eglise d'ou partait ce bruit pour s'informer des motifs de ce concert inattendu; le lazzarone, qui s'ebattait en pendillant au bout de sa corde, vous repondait tout bonnement que la cloche sonnait parce qu'elle etait joyeuse. Le Vesuve, de son cote, lancait une fumee plus noire le jour et plus rouge la nuit; le soir, a la base de cette colonne de vapeur qui montait en tournoyant, et qui s'epanouissait dans le ciel comme la cime d'un pin gigantesque, on voyait surgir des langues de flamme pareilles aux dards d'un serpent. Tout le monde parlait d'une eruption prochaine; et, a force de l'entendre annoncer comme inevitable, nous avions fini par compter dessus, et la classer a son endroit dans le programme de la fete. La surveille, toutes les populations voisines commencerent a deborder dans la ville: c'etaient les pecheurs de Sorrente, de Resina, de Castellamare et de Capri, dans leurs plus beaux costumes; c'etaient les femmes d'Ischia, de Nettuno, de Procida et d'Averse, dans leurs plus riches atours. Au milieu de toute cette foule diapree, joyeuse, doree, bruyante, passait de temps en temps une vieille femme, aux cheveux gris epars comme ceux de la sibylle de Cumes, criant plus haut, gesticulant plus fort que tout le monde, fendant la presse sans s'inquieter des coups qu'elle donnait; entouree au reste par tout son chemin de respect et de veneration: c'etait une des nourrices ou des parentes de saint Janvier: toutes les vieilles femmes, de Sainte-Lucie a Mergellina, sont parentes de saint Janvier et descendent de celle que l'aveugle gueri rencontra dans le cirque de Pouzzoles, recueillant dans une fiole le sang du saint. Toute la nuit les cloches sonnerent a folles volees: on eut dit qu'un tremblement de terre les mettait en branle, tant elles carillonnaient, isolees les unes des autres et dans une independance tout individuelle. La veille du miracle, nous fumes reveilles a dix heures du matin par une rumeur effroyable. Nous mimes le nez a la fenetre, les rues semblaient des canaux roulant a pleins bords la population de Naples et des environs; toute cette foule se rendait a l'archeveche pour prendre sa place a la procession. Cette procession va de la chapelle au Tresor, domicile habituel de saint Janvier, a la cathedrale de Sainte-Claire, metropole des rois de Naples; et dans laquelle le saint doit accomplir son miracle. Nous suivimes la foule, et nous allames gagner la maison de Duprez, qui demeurait justement sur le passage de la procession, et qui nous avait offert place a ses fenetres. Nous mimes plus d'une heure a faire cinq cents pas. Par bonheur, la procession, qui part de l'archeveche avant le jour, n'arrive a la cathedrale qu'a la nuit fermee: il lui faut d'ordinaire quatorze ou quinze heures pour accomplir un trajet d'un kilometre a peu pres. Elle se compose, comme nous l'avons dit, non seulement de la ville tout entiere, mais encore des populations environnantes, divisees par castes et confreries. La noblesse doit marcher la premiere, puis viennent les corporations. Malheureusement, grace au caractere parfaitement independant de la nation napolitaine, personne ne garde ses rangs; j'etais depuis une heure a la fenetre, demandant quand viendrait la procession a tous mes voisins, qui, etrangers comme moi, se faisaient les uns aux autres la meme question, lorsqu'un Napolitain survint et nous dit que cette foule plus ou moins endimanchee, ces ouvriers poudres a blanc, habilles de noir, de vert, de rouge, de jaune et de gorge de pigeon, avec leurs culottes courtes de mille couleurs, leurs bas chines, escarpins a boucles, marchant par groupes de quinze ou vingt, s'arretant pour causer avec leurs connaissances, faisant halte pour boire a la porte des cabarets, criant pour qu'on leur apportat des tranches de cocomero et des verres de sambuco, etaient la procession elle-meme. Ce fut un trait de lumiere: je regardai plus attentivement, et je vis en effet une double ligne de soldats placee sur toute la longueur de la rue, portant au bras le fusil orne d'un bouquet, et destinee comme une digue a resserrer le torrent dans son lit; mission dont, malgre toute sa bonne volonte et la rigueur de la consigne, elle ne pouvait parvenir a s'acquitter. La procession, que je reconnaissais maintenant pour telle, s'en allait vagabonde et independante, comme la Durance, battant de ses flots les maisons, et de preference la porte des cabarets; s'arretant tout a coup sans qu'il y eut une cause visible a cette station; se remettant en marche sans qu'on put deviner le motif qui lui rendait le mouvement; pareille, enfin, a ces fleuves aux cours contraires, dont il est, grace a leur double remou, presque impossible de distinguer la veritable direction. Au milieu de tout cela, on voyait de temps en temps briller le riche uniforme d'un officier napolitain, marchant nonchalamment, un cierge renverse a la main, et escorte de quatre ou cinq lazzaroni, se heurtant, se culbutant, se renversant, pour recueillir dans un cornet de papier gris la cire tombant de son cierge; tandis que l'officier, la tete haute, sans s'occuper de ce qui se passait a ses pieds, faisait largesse de sa cire, lorgnait les dames amassees aux fenetres et sur les balcons, lesquelles, tout en ayant l'air de jeter des fleurs sur le chemin de la procession, lui envoyaient leurs bouquets en echange de ses clins d'oeil. Puis venaient, precedes de la croix et de la banniere, meles au peuple, dont le flot les enveloppait sans cesse en les isolant les uns des autres, des moines de tous les ordres et de toutes couleurs: capucins, chartreux, dominicains, camaldules, carmes chausses et dechausses; les uns au corps gras, gros, rond, court, avec une tete enluminee posee carrement sur de larges epaules: ceux-la s'en allaient causant, chantant, offrant du tabac aux maris, donnant des consultations aux femmes enceintes, et regardant, peut-etre un peu plus charnellement que ne le permettait la regle de leur ordre, les jeunes filles groupees sur les bornes ou appuyees sur l'epaule des soldats pour les voir passer; les autres, maigris par le jeune, palis par l'abstinence, affaiblis par les austerites, levant au ciel leur front jaune, leurs joues livides et leurs yeux caves; marchant sans voir ou le flot humain les emportait; fantomes vivans, qui s'etaient fait un enfer de ce monde, dans l'espoir que cet enfer les conduirait droit au paradis, et qui recueillaient en ce moment le fruit de leurs douleurs claustrales, par le respect craintif et religieux dont ils etaient environnes. C'etait l'endroit et l'envers de la vie monastique. De temps en temps, lorsque les stations etaient trop longues, ou lorsque le desordre etait trop grand, le ceremoniere lachait sur les trainards ses estafiers armes d'une longue baguette d'ebene, comme fait le berger en envoyant ses chiens apres les moutons recalcitrans; alors, cedant a cette mesure de repression, les buveurs, les causeurs et les priseurs finissaient par reprendre tant bien que mal un rang quelconque, et la procession faisait quelques pas en avant. Cependant, comme on le comprend bien, cette procession qui n'avait pas encore de queue avait une tete; vers les onze heures du matin cette tete arrivait a la cathedrale, entrait par la porte du milieu, et commencait a deposer ses bouquets et ses cierges devant l'autel ou etait expose le buste de saint Janvier; puis, ressortant par les portes laterales, chacun s'en allait a sa besogne: les moines a leurs diners, les officiers a leurs amours, les corporations a leur sieste, les lazzaroni a de nouveaux cierges. Et ainsi de suite, au fur et a mesure que les masses se succedaient. Les masses se succederent ainsi jusqu'a six heures du soir; a six heures du soir, la procession commenca a prendre une forme un peu plus reguliere. D'abord nous vimes paraitre, precedee par des bouffees d'harmonie qui, entre toutes les rumeurs populaires, etaient deja venues jusqu'a nous, la musique des gardes royales, executant les airs les plus a la mode de Rossini, de Mercadante et de Donizetti; ensuite les seminaristes en surplis, et marchant deux a deux dans le plus grand ordre; puis enfin les soixante-quinze statues d'argent des patrons secondaires de la ville de Naples, lesquels, comme nous l'avons dit, forment la cour de saint Janvier. A l'approche des ces statues, un autre spectacle nous attendait; on nous l'avait reserve pour le dernier, sans doute parce qu'il etait le plus curieux. Comme nous l'avons dit, les saints qui composent le cortege de saint Janvier ne sont pas choisis dans l'aristocratie du calendrier, mais, au contraire, parmi les parvenus de la finance: il en resulte qu'il y a sur les elus de la Chaussee-d'Antin napolitaine bien des choses a dire et meme des cancans de faits; et comme le peuple, ainsi que nous l'avons dit, met saint Janvier au dessus de toute chose, et ne voit rien, ni avant, ni apres lui, ces saints, subordonnes a leur bienheureux patron, sont, a mesure qu'ils paraissent, exposes aux quolibets les plus piquans et les plus reiteres; ce qui ne serait pas encore trop grand'chose pour les saints; mais ce qui devient grave pour eux, c'est qu'il n'y a pas une peccadille de la vie publique ou privee ces malheureux elus qui echappe a la censure des spectateurs. On reproche a saint Paul son idolatrie, a saint Pierre ses trahisons, a saint Augustin ses fredaines, a sainte Therese son extase, a saint Francois Borgia ses principes, a saint Antoine son usurpation, a saint Gaetan son insouciance; et cela, en des termes, avec des cris, avec des vociferations, avec des gestes qui font le plus grand honneur au bon caractere des saints, et qui prouvent qu'a la tete des vertus qui leur ont ouvert le paradis marchaient la patience et l'humilite. Chacune de ces statues s'avancait, portee sur les epaules de six fachini et precedee par six pretres, et chacune d'elles soulevait tout le long de sa route le hourra toujours prolonge et toujours croissant que nous avons dit. Puis, ainsi apostrophees, les statues arrivent enfin a l'eglise Sainte-Claire, font humblement la reverence a saint Janvier, qui est expose sur le cote droit de l'autel, et se retirent. Apres les saints vient l'archeveque, porte dans une riche litiere et tenant en main les fioles du sang miraculeux. L'archeveque depose ses fioles dans le tabernacle, puis tout est fini pour ce jour-la. Chacun s'en retourne a ses amours, a ses plaisirs ou a ses affaires; les cloches seules n'ont point de repos et continuent de sonner arec une allegresse qui ressemble au desespoir. Ce branle universel et continuel dura toute la nuit. A sept heures du matin nous nous levames; Naples se precipitait vers l'eglise Sainte-Claire: il ne s'agissait, cette fois, ni de demander les chevaux ni d'appeler sa voiture; la circulation de tout vehicule etait interdite. Nous descendimes nos deux etages, nous nous arretames un instant sur la porte, puis nous nous abandonnames a la foule et nous laissames emporter par le tourbillon. Le torrent nous mena droit a l'eglise de Sainte-Claire. Le vaste edifice etait encombre; mais, grace a l'ambassade francaise, nous avions eu des billets reserves. A la vue de nos _posti distinti_, les sentinelles nous firent faire place et nous gagnames nos tribunes. Voici le spectacle que presentait l'eglise: Sur le maitre-autel etaient: d'un cote, le buste de saint Janvier; de l'autre, la fiole contenant le sang. Un chanoine etait de garde devant l'autel. A droite et a gauche de l'autel, etaient deux tribunes; La tribune de gauche, chargee de musiciens attendant, leurs instrumens a la main, que le miracle se fit pour le celebrer; La tribune de droite, encombree de vieilles femmes s'intitulant parentes de saint Janvier et se chargeant d'activer le miracle si par hasard le miracle se faisait attendre. Au bas des marches de l'autel s'etendait une grande balustrade ou venaient tour a tour s'agenouiller les fideles; le chanoine alors prenait la fiole, la leur faisait baiser, leur montrait le sang parfaitement coagule; puis les fideles satisfaits se retiraient pour faire place a d'autres, qui venaient baiser la fiole a leur tour, constater de leur cote la coagulation du sang, puis se retiraient encore cedant la place a leurs successeurs, et ainsi de suite. Les memes peuvent revenir trois, quatre, cinq et six fois, tant qu'ils veulent enfin; seulement ils ne peuvent pas rester deux fois de suite: une fois la fiole baisee, une fois la coagulation du sang constatee, il faut qu'ils se retirent. Le reste de l'eglise forme une mer de tetes humaines, au dessus de laquelle apparaissent comme des iles chargees de femmes, d'hommes, de plumes, de crachats, de rubans, d'epaulettes et d'echarpes; la tribune des princes, la tribune des ambassadeurs et la tribune _dei posti distinti_. Princes, ambassadeurs, _posti distinti_ peuvent descendre de leur echafaudage, aller baiser la fiole, constater la coagulation du sang et revenir a leur place: seulement, pendant ce trajet, ils risquent d'etre etouffes comme de simples mortels. La premiere chose que nous fimes fut de nous agenouiller a la balustrade; le chanoine de garde nous presenta la fiole, que nous baisames; puis il nous fit voir le sang desseche, qui se tenait colle aux parois. Nous revimes prendre noire place: Jadin laissa dans le trajet un pan de son habit, moi un mouchoir de poche. Puis nous attendimes. Les foules se succederent ainsi depuis le moment de notre entree, c'est-a-dire depuis trois heures du matin, jusqu'a huit heures de l'apres-midi. A trois heures de l'apres-midi, des murmures commencerent a se faire entendre, et quelques malintentionnes repandaient le bruit que le miracle ne se ferait pas. Vers trois heures et demie, les murmures augmenterent d'une facon effrayante: cela commencait par une espece de plainte, et cela montait jusqu'aux rugissemens. Les parentes de saint Janvier jeterent quelques injures au saint qui se faisait ainsi prier. A quatre heures, il y avait presque emeute: on trepignait, on vociferait, on montrait des poings; le chanoine de garde (on avait renouvele les chanoines d'heure en heure) s'approcha de la balustrade et dit: --Il y a sans doute des heretiques dans l'assemblee. Que les heretiques sortent, ou le miracle ne se fera pas. A ces mots, une clameur epouvantable s'eleva de toutes les parties de la cathedrale, hurlant:--Dehors les heretiques! a bas les heretiques! a mort les heretiques! Une douzaine d'Anglais, qui etaient aux tribunes, descendirent alors de leur echafaudage, au milieux des cris, des huees et des vociferations de la foule; une escouade de fantassins, conduite par un officier, l'epee nue a la main, les enveloppa, afin qu'ils ne fussent pas mis en pieces par le peuple, et les accompagna hors de l'eglise, ou je ne sais pas ce qu'ils devinrent. Leur expulsion amena un moment de silence, pendant lequel la foule, emue et soulevee, reprit le mouvement qui la reportait vers l'autel pour baiser la fiole, et s'eloignait de l'autel quand la fiole etait baisee. Une heure a peu pres s'ecoula dans l'attente, et sans que le miracle se fit. Pendant celle heure, la foule fut assez tranquille; mais c'etait le calme qui precede l'orage. Bientot les rumeurs recommencerent, les grondemens se firent entendre de nouveau, quelques clameurs sauvages et isolees eclaterent. Enfin, cris tumultueux, vociferations, grondemens, rumeurs, se fondirent dans un rugissement universel dont rien ne peut donner une idee. Le chanoine demanda une seconde fois s'il y avait des heretiques dans l'assemblee; mais cette fois personne ne repondit. Si quelque malheureux Anglais, Russe ou Grec se fut denonce en repondant a cet appel, il eut ete certainement mis en morceaux, sans qu'aucune force militaire, sans qu'aucune protection humaine eut pu le sauver. Alors les parentes de saint Janvier se melerent a la partie: c'etait quelque chose de hideux que ces vingt ou trente megeres arrachant leur bonnet de rage, menacant saint Janvier du poing, invectivant leur parent de toute la force de leurs poumons, hurlant les injures les plus grossieres, vociferant les menaces les plus terribles, insultant le saint sur son autel, comme une populace ivre eut pu faire d'un parricide sur un echafaud. Au milieu do ce sabbat infernal, tout a coup le pretre eleva la fiole en l'air, criant:--Gloire a saint Janvier, le miracle est fait! Aussitot tout changea. Chacun se jeta la face contre terre. Aux injures, aux vociferations, aux cris, aux clameurs, aux rugissemens, succederent les gemissemens, les plaintes, les pleurs, les sanglots. Toute cette populace, folle de joie, se roulait, se relevait, s'embrassait, criant:--Miracle! miracle! et demandait pardon a saint Janvier, en agitant ses mouchoirs trempes de larmes, des exces auxquels elle venait de se porter a son endroit. Au meme instant, les musiciens commencerent a jouer et les chantres a chanter le _Te Deum_, tandis qu'un coup de canon tire au fort Saint-Elme, et dont le bruit vint retentir jusque dans l'eglise, annoncait a la ville et au monde, _urbi et orbi_, que le miracle etait fait. En effet, la foule se precipita vers l'autel, nous comme les autres. Ainsi que la premiere fois, on nous donna la fiole a baiser; mais, de parfaitement coagule qu'il etait d'abord, le sang etait devenu parfaitement liquide. C'est, comme nous l'avons dit, dans cette liquefaction que consiste le miracle. Et il y avait bien veritablement miracle, car c'etait toujours la meme fiole; le pretre ne l'avait touchee que pour la prendre sur l'autel et la faire baiser aux assistans, et ceux qui venaient de la baiser ne l'avaient pas un instant perdue de vue. La liquefaction s'etait faite au moment ou la fiole etait posee sur l'autel, et ou le pretre, a dix pas de la fiole a peu pres, apostrophait les parentes de saint Janvier. Maintenant, que le doute dresse sa tete pour nier, que la science eleve sa voix pour contredire; voila ce qui est, voila ce qui se fait, ce qui se fait sans mystere, sans supercherie, sans substitution, ce qui se fait a la vue de tous. La philosophie du dix-huitieme siecle et la chimie moderne y ont perdu leur latin: Voltaire et Lavoisier ont voulu mordre a cette fiole, et, comme le serpent de la fable, ils y ont use leurs dents. Maintenant, est-ce un secret garde par les chanoines du Tresor et conserve de generation en generation depuis le quatrieme siecle jusqu'a nous? Cela est possible; mais alors cette fidelite, on en conviendra, est plus miraculeuse encore que le miracle. J'aime donc mieux croire tout bonnement au miracle; et, pour ma part. je declare que j'y crois. Le soir, toute la ville etait illuminee et l'on dansait dans les rues. XXIII Saint Antoine usurpateur. Maintenant, et apres ce que nous venons de dire de la popularite de saint Janvier, croirait-on une chose? C'est que, comme une puissance terrestre, comme un simple roi de chair et d'os, comme un Stuart, ou comme un Bourbon, un jour vint ou Saint Janvier fut detrone. Il est juste d'ajouter que c'etait en 99, epoque du detronement general sur la terre comme au ciel; il est vrai de dire que c'etait pendant cette periode etrange ou Dieu lui-meme, chasse de son paradis, eut besoin, pour reparaitre en France sous le nom de l'Etre-Supreme, d'un laissez-passer de la Convention nationale signe par Maximilien Robespierre. Ceux qui douteront de la chose pourront, en passant dans le faubourg du Roule, jeter les yeux sur le fronton de l'eglise Saint-Philippe; ils y liront encore cette inscription, mal effacee: "Le peuple francais reconnait l'existence de l'Etre-Supreme et l'immortalite de l'ame." Or, comme nous le disions, ce fut en 1799, dans le seizieme siecle du patronat de saint Janvier, MM. Barras, Rewbel, Gohier et autres regnant en France sous le nom de directeurs, que la chose arriva. Voici a quelle occasion: Le 23 janvier 1799, apres une defense de trois jours, pendant lesquels les lazzaroni, armes de pierres et de batons seulement, avaient tenu tete aux meilleures troupes de la republique, Naples s'etait rendue a Championnet, et, grace a un discours que le general en chef avait fait aux Napolitains dans leur propre langue, et par lequel il leur avait prouve que tout ce qui s'etait passe etait un malentendu, l'armee republicaine avait fait son entree dans la ville, criant:--Vive saint Janvier! tandis que de leur cote les lazzaroni criaient:--Vivent les Francais! Pendant la nuit, on enterra quatre mille morts, victimes de ce malentendu, et tout fut dit. Cependant, comme on le pensa bien, cette entree, toute fraternelle qu'elle etait, avait amene un changement notable dans les affaires du gouvernement: le parti republicain l'emportait; il se mit donc a etablir une republique, laquelle prit le nom de republique parthenopeenne. Le jour ou elle fut proclamee, il y eut, un grand banquet que le general Championnet donna aux membres du nouveau gouvernement, dans l'ancien palais du roi, devenu palais national. Ce banquet rejouit beaucoup les lazzaroni, qui virent diner leurs representans, et qui s'assurerent que les liberaux n'etaient point des anthropophages, comme on le leur avait dit. Le lendemain, le general Championnet, suivi de tout son etat-major, se transporta en grande pompe dans la cathedrale de Sainte-Claire, pour rendre graces a Dieu du retablissement de la paix, adorer les reliques de saint Janvier, et implorer sa protection pour la ville de Naples, malgre son changement de gouvernement. Cette ceremonie, a laquelle assista autant de peuple que l'eglise put en contenir, fut fort agreable aux lazzaroni, qui reconnurent, vu le silence du saint et le recueillement du general et de son etat-major, que les Francais n'etaient point des heretiques, comme on le leur avait assure. Le surlendemain on planta des arbres de la Liberte sut toutes les places de Naples, au son de la musique militaire francaise et de la musique civile napolitaine. Cet essai d'horticulture championnienne mit le comble a l'enthousiasme des lazzaroni, qui aiment la musique et qui adorent l'ombre. Alors commencerent ce que l'on appelle les reformes; ce fut la pierre d'achoppement de la nouvelle republique. On abolit les droits sur le vin, et le peuple laissa faire sans rien dire. On abolit les droits sur le tabac, et le peuple tolera encore cette abolition. On abolit le droit sur le sel, et le peuple commenca a murmurer. On abolit les droits sur le poisson, et le peuple cria plus fort. Enfin, on abolit le titre d'excellence, et le peuple se facha tout a fait. Bon et excellent peuple, qui regardait chaque abolition d'impot comme un outrage fait a ses droits, et qui pourtant ne se revolta reellement que lorsqu'on abolit le titre d'excellence, qui cependant, comme il le disait lui-meme, n'avait rien fait au nouveau gouvernement. Malheureusement, le nouveau gouvernement ne tint aucun compte des reclamations des lazzaroni, et continua ses reformes, fier et fort qu'il etait de l'appui de l'armee francaise. Mais cet appui, comme on le comprend bien, revela aux Napolitains qu'il y avait connivence entre l'armee francaise et le gouvernement qui les opprimait en leur enlevant les uns apres les autres leurs impots les plus anciens et les plus sacres. Des lors les Francais, d'abord combattus comme des heretiques, puis accueillis comme des liberateurs, puis fetes comme des freres, furent regardes comme des ennemis, et le bruit commenca a se repandre, du chateau de l'Oeuf a Capo-di-Monte, et du pont de la Maddalena a la grotte de Pouzzoles, que saint Janvier, pour punir la ville de Naples de la confiance qu'elle avait eue en eux, ne ferait point son miracle le premier dimanche du mois de mai, comme c'est son habitude de le faire depuis quatorze siecles au jour sus-indique. Cette desastreuse nouvelle fit grande sensation; chacun en s'abordant se demandait:--Avez-vous entendu dire que saint Janvier ne fera pas son miracle cette annee? On se repondait:--Je l'ai entendu dire; et les interlocuteurs, regardant le ciel en soupirant, secouaient la tete et se quittaient en murmurant: --C'est la faute de ces gueux de Francais! Bientot on commenca, aux heures de l'appel, a remarquer des absences dans les rangs. Le rapport en fut fait au general Championnet, qui ne douta point un seul instant que les absens n'eussent ete jetes a la mer. Quelques jours avant celui ou le miracle devait avoir lieu, on trouva trois soldats inanimes: un dans la rue Porta-Capouana, le second dans la rue Saint-Joseph, le troisieme sur la place du Marche-Neuf. Un d'eux, avait encore dans la poitrine le couteau qui l'avait tue, et au manche du couteau etait attachee celle inscription: "Meurent ainsi tous ces heretiques de Francais, qui sont cause que saint Janvier ne fera pas son miracle!" Le general Championnet vit alors qu'il etait fort important pour son salut et pour le salut de l'armee que le miracle se fit. Il decida donc que d'une facon ou de l'autre le miracle se ferait. A mesure que le premier dimanche de mai approchait, les demonstrations devenaient plus hostiles et les menaces plus ouvertes. La veille du grand jour arriva: la procession eut lieu comme d'habitude; seulement, au lieu de defiler entre deux lignes de soldats napolitains, elle defila entre uns haie de grenadiers francais et une haie de troupes indigenes. Toute la nuit les patrouilles furent faites, moitie par les soldats de la republique parthenopeenne, et moitie par les soldats de la republique francaise. Il y avait pour les deux nations un meme mot d'ordre franco-italien. La nuit, quelques cloches isolees sonnerent; mais au lieu de ce joyeux carillon qui leur est habituel, elles ne jeterent dans l'air que de lugubres volees. Ces tintemens rappelerent au general Championnet celui des Vepres Siciliennes et il promit de ne pas se laisser surprendre comme l'avait fait Charles d'Anjou. Le matin, chacun s'avanca vers l'eglise de Sainte-Claire morne et silencieux. C'etait un trop grand contraste avec le caractere napolitain pour qu'il ne fut pas remarque. Le general, a l'exception des hommes de service, consigna les soldats dans les casernes, en leur donnant l'ordre de se tenir prets a marcher au premier appel. La journee s'ecoula sous un aspect sombre et menacant. Cependant, comme le miracle ne s'accomplit d'ordinaire que de trois a six heures du soir, jusque-la il n'y eut encore trop rien a dire; mais cette heure arrivee, les vociferations commencerent; seulement, cette fois, au lieu de s'adresser au saint, c'etait les Francais qu'elles attaquaient. Comme le general assistait a la ceremonie avec son etal-major et qu'il entendait parfaitement le patois napolitain, il ne perdit pas un mot de toutes les menaces qui lui etaient faites. A six heures, les vociferations se changerent en hurlemens, les bras commencerent a sortir des manteaux et les couteaux a sortir des poches. Bras et couteaux se dirigeaient vers le general et vers son etat-major, qui demeuraient aussi impassibles que s'ils n'eussent rien compris ou que si la chose ne les eut point regardes. A huit heures, c'etaient des rugissemens a ne plus s'entendre, ceux de la rue repondaient a ceux de l'eglise; les grenadiers regardaient le general pour savoir si eux aussi ne tireraient pas la baionnette. Le general etait impassible. A huit heures et demie, comme le tumulte redoublait, le general se pencha vers un aide-de-camp et lui dit quelques mois a l'oreille. L'aide-de-camp descendit de l'echafaudage, traversa la double haie de soldats francais et napolitains qui conduisait au choeur, se mela a la foule des fideles qui se pressaient pour aller baiser la fiole, arriva jusqu'a la balustrade, se mit a genoux et attendit son tour. Au bout de cinq minutes, le chanoine prit sur l'autel la fiole renfermant le sang parfaitement coagule; ce qui etait, vu l'heure avancee, une grande preuve de la colere de saint Janvier contre les Francais; la leva en l'air, pour que personne ne doutat de l'etat dans lequel elle etait; puis il commenca a la faire baiser a la ronde. Lorsqu'il arriva devant l'aide-de-camp, celui-ci, tout en baisant la fiole, lui prit la main. Le chanoine fit un mouvement. --Un mot, mon pere, dit le jeune officier. --Que me voulez-vous? demanda le pretre. --Je veux vous dire, de la part du general en chef, reprit l'aide-de-camp, que si dans dix minutes le miracle n'est pas fait, dans un quart d'heure vous serez fusille. Le chanoine laissa tomber la fiole, que le jeune aide-de-camp rattrapa heureusement avant qu'elle n'eut touche la terre, et qu'il lui rendit aussitot avec les marques de la plus profonde devotion; puis il se leva, et revint prendre sa place pres du general. --Eh bien? dit Championnet. --Eh bien! dit l'aide-de-camp, soyez tranquille, general, dans dix minutes le miracle sera fait. L'aide-de-camp avait dit la verite: seulement il s'etait trompe de cinq minutes. Au bout de cinq minutes, le chanoine leva la fiole en criant:--_Il miracolo e fatto_. Le sang etait en pleine liquefaction. Mais au lieu de cris de joie et de transports d'allegresse qui accueillaient ordinairement cette heure solennelle, toute cette foule, decue dans son espoir, s'ecouta dans un morne silence: la promesse faite au nom de saint Janvier n'avait pas ete tenue; malgre la presence des Francais, le miracle s'etait accompli. Saint Janvier ne les regardait donc pas comme des ennemis; c'etait a n'y plus rien comprendre; et comme ni le chanoine ni le general ne revelerent pour le moment la petite conversation qu'ils avaient eue ensemble par l'organe du jeune aide-de-camp, personne en effet n'y comprit rien. Il en resulta que de mauvais soupcons planerent sur saint Janvier: on l'accusa tout bas de s'etre laisse seduire par de belles paroles, et de tourner tout doucement au republicanisme. Ce bruit fut la premiere atteinte portee au pouvoir spirituel et temporel de saint Janvier. Nous avons dit ailleurs comment les choses suivirent un autre cours que celui auquel on s'attendait. Les Francais, battus dans l'Italie occidentale, rappelerent les troupes qui occupaient Naples: le general Macdonald, qui avait remplace le general Championnet, evacua la capitale, laissant la republique parthenopeenne a elle-meme. Trois mois apres, la pauvre republique n'existait plus. Il y eut alors une reaction terrible contre tout ce qui avait subi l'influence du parti francais. Nous avons raconte les supplices de Caracciolo, d'Hector Caraffa, de Cirillo et d'Eleonore Pimentale; pendant deux mois, Naples fut une vaste boucherie. Que ceux qui en ont le courage ouvrent Coletta et fassent avec lui le tour de cet effroyable charnier. Cependant, lorsque les lazzaroni eurent tout tue ou tout proscrit, force leur fut de s'arreter. On regarda alors de tous cotes, pour voir si l'on n'avait oublie personne, avant de deraciner les potences, de demonter les echafauds et d'eteindre les buchers; tout etait muet et desert comme une tombe; il n'y avait que des bourreaux sur les places, des spectateurs aux fenetres, mais plus de victimes. Quelqu'un pensa alors a saint Janvier, lequel avait fait son miracle d'une facon si anti-nationale et surtout si inattendue. Mais saint Janvier n'etait pas une de ces puissances d'un jour, a laquelle on s'attaque sans s'inquieter de ce qu'il en resultera: saint Janvier avait vu passer les Grecs, les Goths, les Sarrasins, les Normands, les Souabes, les Angevins, les Espagnols, les vice-rois, et les rois, et saint Janvier etait toujours debout; de sorte que ce fut tout bas et presque en tremblant que le premier qui accusa saint Janvier formula son accusation. Mais, justement a cause de cette longue popularite saint Janvier avait au fond beaucoup plus d'ennemis qu'on ne lui en connaissait. Si bienveillant, si puissant, si attentif qu'il fut, il lui avait ete impossible, au milieu du concert de demandes qui monte eternellement jusqu'a lui, d'entendre et d'exaucer tout le monde; il s'etait donc, sans qu'il s'en doutat lui-meme, fait une foule de mecontens, lesquels n'osaient rien dire tant qu'ils se croyaient isoles, mais se rallierent immediatement au premier accusateur qui eleva la voix; il en resulta que, contre son attente, celui-ci eut un succes auquel il ne s'etait pas attendu. Du moment qu'on n'avait pas mis l'accusateur en pieces, on l'eleva sur un pavois: aussitot chacun fit chorus; il n'y eut pas jusqu'au plus petit lazzarone qui ne formulat sa petite accusation. Saint Janvier, d'abord soupconne d'indifference, fut bientot taxe de trahison; on l'appela liberal, on l'appela revolutionnaire, on l'appela jacobin. On courut a la chapelle du Tredor, qu'on pilla prealablement; puis on prit la statue du saint, on lui attacha une corde au cou, on la traina sur le Mole, on la jeta a la mer. Quelques voix s'eleverent bien parmi les pecheurs contre cette execution, qui sentait son 2 septembre d'une lieue; mais ces voix furent aussitot couvertes par les vociferations de la populace, qui criait:--_A bas saint Janvier! saint Janvier a la mer_! Saint Janvier subit donc une seconde fois le martyre, et fut jete dans les flots; il est vrai que cette fois il etait execute en effigie. Mais saint Janvier ne fut pas plus tot a la mer que la ville de Naples se trouva sans patron, et que, habituee comme elle l'etait a une protection miraculeuse, elle sentit de la facon la plus deplorable l'isolement dans lequel elle se trouvait. Son premier mouvement, son mouvement naturel, fut de recourir a l'un de ses soixante-quinze patrons secondaires, et de lui transmettre la survivance de saint Janvier. Malheureusement ce n'etait pas chose facile a faire; les saints superieurs etaient occupes ailleurs: saint Pierre avait Rome, saint Paul avait Londres, saint Francois avait Assise, saint Charles Borromee Arona; chacun enfin avait sa ville qu'il avait toujours protegee comme saint Janvier avait protege Naples, et il n'y avait pas lieu d'esperer que, quelque esperance d'avancement que lui donnat cette nouvelle nomination, il abandonnat son peuple pour un peuple nouveau. D'un autre cote en partageant son patronage, il y avait a craindre que le saint n'eut plus de besogne qu'il n'en pouvait faire, et n'etreignit mal pour trop embrasser. Restaient, il est vrai, les saintes, qui, grace a l'etablissement presque general de la lui salique, ont plus de temps a elles que les saints; mais c'etait un pauvre successeur a donner a saint Janvier qu'une femme, et les Napolitains etaient trop fiers pour laisser ainsi tomber le patronage de leur ville en quenouille. Pendant ce temps, toutes sortes de brigues s'ourdissaient: chacun presentait son saint, exagerait ses merites, doublait ses qualites, s'engageait pour lui et en son nom, repondait de sa bonne volonte; il n'y eut pas jusqu'a saint Gaetan qui n'eut ses proneurs. Mais on comprend que c'etait un mauvais antecedent pour le saint que de s'etre laisse voler lui-meme, et de n'avoir pas pu se retrouver. Aussi san Gaetan n'eut-il pas un instant de chance, et ne fut-il nomme que pour memoire. On resolut de faire un conclave ou les merites des pretendans seraient examines, et d'ou sortirait le plus digne. Les noms des soixante-quinze saints furent proclames; apres chaque proclamation, chacun eut la liberte de se lever et de dire en faveur du dernier nomme tout ce que bon lui semblerait; la liberte entiere da vote fut accordee; et, pour que ces votes fussent essentiellement libres, on decreta que le scrutin serait secret. Au troisieme tour de scrutin, saint Antoine fut elu. Ce qui avait surtout plaide en faveur de saint Antoine, c'est qu'il est patron du feu. Or, Naples etant incessamment menacee, comme Sodome et Gomorrhe, de perir de combustion instantanee, voyait une certaine securite dans le choix d'un patron qui tenait particulierement sous sa dependance l'element mortel et redoute. Mais Naples n'avait pas songe a une chose, c'est qu'il y a feu et feu, comme il y a fagots et fagots. Saint Antoine etait le patron du feu cause par accident, par inadvertance, par maladresse; il etait souverain contre tout incendie ayant pour principe une cause humaine; mais saint Antoine ne pouvait rien contre le feu du ciel, ni contre le feu de la terre; saint Antoine etait impuissant contre la foudre et contre la lave, contre les orages et contre les volcans. A part le soin avec lequel il s'etait garde jusque-la, saint Antoine n'etait donc pas pour Naples un patron de beaucoup superieur a saint Gaetan. Saint Antoine n'en fut pas moins proclame patron de Naples au milieu de l'allegresse generale. Il y eut des danses, des fetes, des joutes sur l'eau, des distributions gratis, des spectacles en plein air et des feux d'artifice; de sorte que saint Antoine se crut aussi solide a son poste que l'avaient ete successivement les vingt-trois empereurs romains successeurs de Charlemagne, ou les deux cent cinquante-sept papes successeurs de saint Pierre. Saint Antoine comptait sans le Vesuve. Six mois s'ecoulerent sans qu'aucun evenement vint porter atteinte a la popularite du nouveau patron; deux, ou trois incendies avaient meme eu lieu dans la ville, qui avaient ete miraculeusement reprimes par la seule presence de la chasse du saint: de sorte que non seulement on commencait d'oublier saint Janvier, mais qu'il y, avait meme des courtisans du pouvoir qui proposaient de jeter bas la statue de l'ex-patron de Naples que, par oubli sans doute, on avait laissee debout a la tete du _ponte della Maddalena_. Heureusement l'exasperation etait calmee, et cette proposition de vengeance retroactive n'eut aucun resultat. Tout semblait donc marcher pour le mieux dans le meilleur des mondes possible, lorsqu'un beau matin on s'apercut que la fumee du Vesuve s'epaississait sensiblement et montait au ciel avec uni violence et une rapidite extraordinaires. En meme temps, des bruits souterrains commencerent a se faire entendre; les chiens hurlaient lamentablement, et de nombreuses troupes d'oiseaux effrayes tournoyaient en l'air, s'abattant pour un instant, puis reprenant leur vol aussitot, comme s'ils eussent craint de se reposer sur une chose qui avait sa racine dans la terre. De son cote, la mer presentait des phenomenes particuliers tout aussi effrayans; du bleu d'azur qui lui est habituel sous le beau ciel de Naples, elle etait passee a une couleur cendree qui lui otait toute sa transparence; et, quoique calme en apparence, quoique aucun vent ne l'agitat, de grosses vagues isolees montaient, bouillonnant et venaient crever a la surface en repandant une forte odeur de soufre. Parfois aussi, comme s'il y eut eu pour la mer mediterraneenne une maree pareille a celle qui agile le vieil Ocean, le flot montait au dessus de son rivage, puis tout a coup reculait, laissant la plage nue, pour revenir bientot comme il s'etait eloigne. Ces presages etaient trop connus pour qu'on doutat un seul instant de ce qu'ils annoncaient: une eruption du Vesuve etait imminente. Dans tout autre moment, Naples s'en serait souciee comme de Colin-Tampon; mais au moment du danger Naples se souvint qu'elle n'avait plus saint Janvier, qui, pendant quatorze siecles, l'avait si bien gardee de son redoutable voisin, que le Vesuve avait eu beau jeter feu et flamme, l'insouciante fille de Panthenope n'avait pas moins continue de se mirer dans son golfe, comme si la chose ne l'eut regardee aucunement. En effet, la Sicile avait ete bouleversee, la Calabre avait ete detruite; Resina et Torre del Greco, rebaties, l'une sept fois et l'autre neuf, s'etaient autant de fois fondues dans un torrent de la lave, sans que jamais une seule des maisons enfermees dans l'enceinte des murailles de Naples eut ete seulement et ebranlee. Aussi la confiance etait-elle arrivee a ce point que les Napolitains ne regardaient plus le Vesuve que comme une espece de phare a la lueur duquel ils voyaient le bouleversement du reste du monde sans qu'eux-memes eussent a craindre d'etre bouleverses. Mais cette fois un vague instinct de malheur leur dirait qu'il n'en etait plus ainsi. Avec saint Janvier la securite avait disparu: le pacte etait rompu entre la ville et la montagne. Aussi, contre l'habitude, une certaine terreur, a la vue de ces signes menacans, se repandit-elle dans la cite. Au lieu de se coucher aux grondemens de la montagne, les nobles et les bourgeois dans leurs lits, les pecheurs dans leurs barques, les lazzaroni sur les marches de leurs palais, chacun resta debout et examina avec inquietude le travail nocturne du volcan. C'etait a la fois un magnifique et terrible spectacle, car a chaque instant les presages devenaient plus certains et le danger plus imminent. En effet, du minute en minute la fumee se deroulait plus epaisse, et de temps en temps de longs serpens de flamme, pareils a des eclairs, jaillissaient de la bouche du volcan et se dessinaient sur la spirale sombre qui semblait soutenir le poids du ciel. Enfin, vers les deux heures du matin, une detonation terrible se fit entendre; la terre oscilla, la mer bondit, et la cime du mont, se dechirant comme une grenade trop mure, donna passage a un fleuve de lave ardente qui, un instant incertain de la direction qu'il devait prendre, s'arreta comme sur un plateau; puis, comme s'il eut ete conduit par une main vengeresse, abandonna son cours accoutume et s'avanca directement vers Naples. Il n'y avait pas de temps a perdre: une fois sa direction prise, la lave s'avance avec une lente, mais impassible inflexibilite; rien ne la detourne, rien ne la flechit, rien ne l'arrete; elle tarit les fleuves, elle comble les vallees, elle surmonte les collines; elle enveloppe les maisons, les coupe par leur base, les emporte comme des iles flottantes et les balance a sa surface jusqu'a ce qu'elles s'ecroulent dans ses flots. A son approche, l'herbe su desseche, les feuilles meurent, jaunissent et tombent; la seve des arbres s'evapore; l'ecorce eclate et se souleve; le tronc fume et se plaint; la lave est a vingt pas de lui encore, que deja il se tord, s'embrase, s'enflamme, pareil a ces ifs qu'on prepare pour les fetes publiques; si bien que, lorsqu'elle l'atteint, le geant foudroye n'est deja plus qu'une colonne de cendre qui tombe en poussiere, et s'evanouit comme si elle n'avait jamais existe. La lave s'avancait vers Naples. On courut a la chapelle du Tresor; on en tira la statue de saint Antoine; six chanoines la prirent sur leur dos, et, suivis d'une partie de la population, s'avancerent vers l'endroit ou menacait le danger. Mais ce n'etait plus la un de ces incendies sans consequence sur lesquels saint Antoine n'avait eu qu'a souffler pour les eteindre; c'etait une mer de feu qui s'avancait, ruisselant de rocher en rocher, sur une largeur de trois quarts de lieue. Les chanoines porterent le saint le plus pres de la lave qu'il leur fut possible, et la ils entonnerent le _Dies irae, dies illa_. Mais, malgre la presence du saint, malgre les chants des chanoines, la lave continua d'avancer. Les chanoines tinrent bon tant qu'ils purent, aussi y eut-il un moment ou l'on crut le feu vaincu. Mais ce n'etait qu'une fausse joie: saint Antoine fut contraint de reculer. De ce moment on comprit que tout etait perdu. Si le patron de Naples ne pouvait rien pour Naples, quel serait le saint assez puissant pour la sauver? Naples, la ville des delices; Naples, la maison de campagne de Rome du temps d'Auguste; Naples, la reine de la Mediterranee dans tous les temps; Naples allait etre ensevelie comme Herculanum et disparaitre comme Pompeia. Il lui restait encore deux heures a vivre, puis tout serait dit: Naples aurait vecu! La lave s'avancait toujours; elle avait atteint d'un cote le chemin de Portici, et commencait a se repandre dans la mer; elle avait depasse de l'autre le Sebetus et commencait a se repandre dans les jardins. Le centre descendait droit sur l'eglise de Sainte-Marie-des-Graces, et allait atteindre le pont della Maddalena. Tout a coup la statue de marbre de saint Janvier, qui se tenait a la tete du pont les mains jointes, detacha sa main droite de sa main gauche, et, d'un geste supreme et imperatif, etendit son bras de marbre vers la riviere de flammes. Aussitot le volcan se referma; aussitot la terre cessa de fremir; aussitot la mer se calma. Puis la lave, apres avoir fait encore quelques pas, sentant la source qui l'alimentait se tarir, s'arreta tout a coup a son tour. Saint Janvier venait de lui dire, comme autrefois Dieu a l'Ocean: --Tu n'iras pas plus loin! Naples etait sauvee! Sauvee par son ancien patron, par celui qu'elle avait hue, conspue, detrone, jete a l'eau, et qui se vengeait de toutes ces humiliations, de toutes ces insultes, de toutes ces injures, comme Jesus-Christ s'etait venge de ses bourreaux, en leur pardonnant. Il ne faut pas demander si la reaction fut rapide: a l'instant meme les cris de: _Vive saint Janvier_! retentirent d'un bout de la ville a l'autre; toutes les cloches bondirent, toutes les eglises chanterent. On courut a l'endroit ou l'on avait jete la statue de saint Janvier a la mer; on l'enveloppa de filets, et l'on demanda les meilleurs plongeurs pour aller reconnaitre l'endroit ou gisait le precieux simulacre. Mais alors un vieux pecheur fit signe qu'on eut a le suivre. Il conduisit toute cette foule a sa cabane; puis, y etant entre seul, il en sortit un instant apres tenant la statue du saint dans ses bras. Le meme soir ou elle avait ete precipitee du haut du Mole, il l'avait retiree de la mer et l'avait precieusement emportee chez lui. La statue fut aussitot transportee a la cathedrale de Sainte-Claire, et le lendemain reintegree en grande pompe dans la chapelle du Tresor. Quant au pauvre saint Antoine, il fut degrade de tous ses titres et honneurs, et, a partir de cette heure, classe dans l'esprit des Napolitains un cran plus bas que saint Gaetan. Depuis ce jour, la devotion a saint Janvier, loin de subir quelque nouvelle atteinte, a toujours ete en croissant. J'ai entendu dans une eglise la priere d'un lazzarone: il demandait a Dieu de prier saint Janvier de le faire gagner a la loterie. XXIV Le Capucin de Resina. Le Vesuve, dont nous nous sommes encore assez peu occupe, mais auquel nous reviendrons plus tard, est le juste milieu entre l'Etna et le Stromboli. Je pourrais donc, en toute securite de conscience, renvoyer mes lecteurs aux descriptions que j'ai deja donnees des deux autres volcans. Mais, dans la nature comme dans l'art, dans l'oeuvre de Dieu comme dans le travail de l'homme, dans le volcan comme dans le drame, a cote du merite reel il y a la reputation. Or, quoique les veritables debuts du Vesuve dans sa carriere volcanique datent a peine de l'an 79, c'est-a-dire d'une epoque ou l'Etna etait deja vieux, il s'est tant remue depuis dans ses cinquante eruptions successives, il a si bien profite de son admirable position et de sa magnifique mise en scene, il a fait tant de bruit et tant de fumee, que non seulement il a eclipse le nom de ses anciens confreres, qui n'etaient ni de force ni de taille a lutter contre lui, mais qu'il a presque efface la gloire du roi des volcans, du redoutable Etna, du geant homerique. Il faut aussi convenir qu'il s'est revele au monde par un coup de maitre. Envelopper la campagne et la mer d'un sombre nuage; repandre la terreur et la nuit sur une immense etendue; envoyer ses cendres jusqu'en Afrique, en Syrie, en Egypte; supprimer deux villes telles qu'Herculanum et Pompeia; asphyxier a une lieue de distance un philosophe tel que Pline, et forcer son neveu d'immortaliser la catastrophe par une admirable lettre; vous m'avouerez que ce n'est pas trop mal pour un volcan qui commence, et pour un ignivome qui debute. A dater de cette epoque le Vesuve n'a rien neglige pour justifier la celebrite qu'il avait acquise d'une maniere si terrible et si imprevue. Tantot eclatant comme un mortier et vomissant par neuf bouches de feu des torrens de lave, tantot pompant l'eau de la mer et la rejetant en gerbes bouillonnantes au point de noyer trois mille personnes, tantot se couronnant d'un panache de flammes qui s'eleva en 1779, selon le calcul des geometres, a dix-huit mille pieds de hauteur, ses eruptions, qu'on peut suivre exactement sur une collection de gravures coloriees, ont toutes un caractere different et offrent toujours l'aspect le plus grandiose et le plus pittoresque. On dirait que le volcan a menage ses effets, varie ses phenomenes, gradue ses explosions avec une parfaite entente de son role. Tout lui a servi pour agrandir sa renommee: les recits des voyageurs, les exagerations des guides, l'admiration des Anglais, qui, dans leur philanthropique enthousiasme, donneraient leur fortune et leurs femmes par dessus pour voir une bonne fois bruler Naples et ses environs. Il n'est pas jusqu'a la lutte soutenue avec saint Janvier, lutte, a la verite, ou le saint a remporte tout l'avantage, qui n'ait aussi ajoute a la gloire du Vesuve. Il est vrai que le volcan a fini par etre vaincu, comme Satan par Dieu; mais une telle defaite est plus grande qu'un triomphe. Aussi le Vesuve n'est plus seulement celebre, il est populaire. On comprend, apres cela, qu'il m'etait impossible de quitter Naples sans presenter mes hommages au Vesuve. Je fis donc prevenir Francesco[1] qu'il eut a tenir pret son corricolo pour le lendemain matin a six heures, en lui recommandant bien d'etre exact, et en joignant a la recommandation six carlins depour-boire, seul moyen de rendre la recommandation efficace. Le lendemain, a la pointe du jour, Francesco et son fantastique attelage etaient a la porte de l'hotel. Jadin refusa de m'accompagner dans ma nouvelle ascension, pretendant que son croquis n'en serait que plus exact s'il ne quittait pas sa fenetre, et m'engageant par toutes sortes de raisons a ne pas me deranger moi-meme pour si peu de chose. A l'entendre, le Vesuve etait un volcan eteint depuis plusieurs siecles, comme la Solfatare ou le lac d'Aguano; seulement le roi de Naples y faisait tirer de temps a autre un petit feu d'artifice a l'intention des Anglais. Quant a Milord, il partagea completement l'avis de son maitre: l'intelligent animal, apres son bain dans les eaux bouillantes de Vulcano et son passage dans les sables brulans de Stromboli, etait parfaitement gueri de toute curiosite scientifique. Je partis donc seul avec Francesco. Le brave conducteur commenca par s'informer tres respectueusement si son excellence mon camarade n'etait pas indispose. Rassure sur l'objet de ses craintes, il s'empressa de quitter sa tristesse de commande, reprit son air le plus joyeux, son sourire le plus epanoui, et fit claquer son fouet avec un redoublement de bonne humeur. Soit que la presence de Jadin l'eut intimide dans nos excursions precedentes, soit qu'il eut avale litteralement son pour-boire de la veille, Francesco deploya tout le long de la route une verve sceptique et une incredulite voltairienne que je ne lui avais nullement soupconnees, et qui m'etonnerent singulierement dans un homme de son age, de sa condition et de son pays. Arrive au _Ponte della Maddalena_, il passa fort cavalierement entre les deux statues de saint Janvier et de saint Antoine, affectant de siffler ses chevaux et de crier gare! a la foule, pour ne pas rendre le salut d'usage aux deux protecteurs de la ville. Comme a la rigueur cette premiere irreverence pouvait etre mise sur le compte d'une distraction legitime, je fis semblant de ne pas m'en apercevoir. Mais en traversant _San Giovanni a Tudicci_, village assez celebre pour la confection du macaroni, un moine franciscain d'une sante florissante et d'une magnifique encolure, par ce droit naturel qu'ont les moines napolitains sur tous les corricoli, comme les Anglais sur la mer, hela le cocher, et lui fit signe imperieusement de l'attendre. Francesco arreta ses chevaux avec une si parfaite bonne foi, qu'habitue d'ailleurs a de telles surprises, je m'etais deja range pour faire place au compagnon que le ciel m'envoyait. Mais a peine le bon moine s'etait-il approche a la portee de nos voix, que Francesco ota ironiquement son chapeau, et lui dit avec un sourire railleur:--Pardon, mon reverend, mais je crois que saint Francois, mon patron et le fondateur de votre ordre, n'est jamais monte dans un corricolo de sa vie. Si je ne me trompe, il se servait de ses sandales lorsqu'il voyageait par terre, et de son manteau lorsqu'il traversait la mer. Or, vos souliers me semblent en fort bon etat, et je ne vois pas le plus petit trou a votre manteau: ainsi, mon frere, si vous voulez aller a Capri, prenez votre manteau; si vous voulez aller a Sorrente, prenez vos sandales. Adieu, mon reverend. Cette fois, l'irreligion de Francesco devenait plus evidente. Cependant, si son refus etait toujours blamable dans la forme, on pouvait en quelque sorte l'excuser au fond; car, m'ayant cede son corricolo, il n'avait plus le droit d'y admettre d'autres passagers. Je voulus donc attendre une autre occasion pour lui exprimer mon mecontentement. Comme nous entrions a Portici, a la hauteur d'une petite rue qui mene au port du Granatello, je remarquai une enorme croix peinte en noir, et au dessous de cette croix une inscription en grosses lettres qui enjoignait aux voitures d'aller au pas, et aux cochers de se decouvrir. Je me retournai vivement vers Francesco pour voir de quelle maniere il allait se conformer a un ordre aussi simple et aussi precis: lui donnant l'exemple moi-meme, plus encore, je dois le dire, par un sentiment de respect intime que par obeissance aux reglemens de Sa Majeste Ferdinand II; Francesco enfonca son chapeau sur sa tete, et fit partir ses chevaux au galop. Il n'y avait plus de doute possible sur les intentions anti-chretiennes de mon conducteur. Je n'avais rien vu de pareil dans toute l'Italie. Je pensai qu'il etait temps d'intervenir. --Pourquoi n'arretez-vous pas vos chevaux? Pourquoi ne saluez-vous pas cette croix? lui demandai-je severement. --Bah! me dit-il d'un ton degage qui eut fait honneur a un encyclopediste, cette croix que vous voyez, monsieur, est la croix du mauvais larron. Les habitans de Portici l'ont en grande veneration, par une raison toute simple: ils sont tous voleurs. L'esprit fort de cet homme renversait toutes les idees que je m'etais faites sur la foi naive et l'aveugle superstition du lazzarone. Neanmoins, je crus m'etre trompe un instant, et j'allais lui rendre mon estime en le voyant revenir a des sentimens plus pieux. Entre Portici et Resina, au point de jonction des deux chemins, dont l'un conduit a la Favorite, et l'autre descend a la mer, s'eleve une de ces petites chapelles, si frequentes en Italie, devant lesquelles les brigands eux-memes ne passent pas sans s'incliner. La fresque qui sert de tableau a la petite chapelle de Resina jouit a bon droit d'une immense reputation a dix lieues a la ronde. Ce sont des ames du purgatoire du plus beau vermillon, se tordant de douleur et d'angoisse dans des flammes si vives et si terribles, que, compare a leur intense ardeur, le feu du Vesuve n'est qu'un feu follet. A la vue du brasier surhumain, la raillerie expira sur les levres de Francesco; il porta machinalement la main a son chapeau, et jeta un long regard sur les deux chemins qui se terminaient a angle droit par la chapelle, comme s'il eut craint d'etre observe par quelqu'un. Mais ce bon mouvement, inspire soit par la peur, soit par le remords, ne dura que quelques secondes. Rassure par son inspection rapide, Francesco redoubla de gaite et d'aplomb, et, donnant un libre cours a ses moqueries et a ses sarcasmes, il se mit en devoir de me faire sa profession de foi, ou plutot d'incredulite, se vantant tout haut qu'il ne croyait ni au purgatoire, ni a l'enfer, ni a Dieu, ni au diable; et ajoutant, en forme de corollaire, que toutes ces momeries avaient ete inventees par les pretres, a l'effet de presser la bourse des pauvres gens assez simples et assez timides pour se fier a leurs promesses ou s'effrayer de leurs menaces. Francesco me rappelait etonnamment mon brave capitaine Langle. J'allais arreter ce debordement d'epigrammes emoussees et de bel-esprit de carrefour, lorsque Francesco, sautant legerement a terre, m'annonca que nous etions arrives. --Comment! deja? m'ecriai-je en oubliant mon sermon. --C'est-a-dire nous sommes arrives a la paroisse de Resina, au pied du Vesuve. Maintenant il ne reste plus qu'a monter. --Et comment monte-t-on au Vesuve? --Il y a trois manieres de monter: en chaise a porteurs, a quatre pattes et a ane. Vous avez le choix. --Ah! et laquelle de ces trois manieres te semble-t-elle preferable? --Dame! ca depend... Si vous vous decidez pour la chaise a porteurs, vous n'avez qu'a louer une de ces petites cages peintes que vous voyez la a votre gauche: montez dedans, fermez les yeux et vous laissez faire. Au bout de deux heures, on vous deposera sur le sommet de la montagne, mais... ---Mais quoi? --Avec la chaise, on a une chance de plus de se casser le cou; vous comprenez, excellence... quatre jambes glissent mieux que deux. --Allons, parlons d'autre chose. --Si vous grimpez a quatre pattes, il est clair qu'en vous aidant des pieds et des mains, vous risquez moins de rouler en bas, mais... --Encore, qu'y a-t-il? --Il y a, excellence, que vous vous ecorcherez les pieds sur la lave, et que vous vous brulerez les mains dans les cendres. --Reste l'ane. --C'est aussi ce que j'allais vous conseiller, vu la grande habitude qu'a cet animal de marcher a quatre pattes depuis sa creation, et la sage precaution qu'ont ses maitres de le chausser de fers tres solides; mais il y a aussi un petit inconvenient. --Lequel? repris-je impatiente de ces objections flegmatiques. --Voyez-vous ces braves gens, excellence? me dit Francesco, en me montrant du bout de son index un groupe de lazzaroni qui se tenaient sournoisement a l'ecart pendant notre entretien, guettant du coin de l'oeil le moment favorable pour fondre sur leur proie. --Eh bien? --Ces gens-la vous sont tous indispensables pour monter au Vesuve. Les guides vous montreront le chemin; les ciceroni vous expliqueront la nature du volcan; les paysans vous vendront leur baton ou vous loueront leur ane. Mais ce n'est pas tout que de louer un ane, il faut encore le faire marcher. --Comment, drole, tu crois que, quand j'aurai enfourche ma monture, et que je pourrai manier a mon aise un de ces bons batons de chene, que je guigne du coin de l'oeil, je ne viendrai pas a bout de faire marcher mon ane? --Pardon, excellence; ce n'est pas un reproche que je vous fais; mais vous aviez cru aussi pouvoir faire aller mes chevaux; et pourtant un cheval est bien moins entete qu'un ane!... --Quel sera donc ce prodigieux dompteur de betes que je dois appeler a mon secours? --Moi, excellence, si vous le permettez. Je vais recommander la voiture a Tonio, un ancien camarade, et je suis a vos ordres. --J'accepte, a la condition que tu me debarrasseras de tout ce monde. --Vous etes parfaitement libre de les laisser ici; seulement, que vous les ameniez ou non, il faudra toujours les payer. --Voyons, tache de t'arranger avec eux, et que je sois au moins delivre de leur presence. En moins d'un quart d'heure, Francesco fit si bien les choses, que le corricolo etait remise, que les chevaux se prelassaient a l'ecurie, que les lazzaroni avaient disparu, et que je montais sur mon ane. Tout cela me coutait deux piastres. Pauvre animal! il suffisait de le voir pour se convaincre qu'on l'avait indignement calomnie. Quand je me fus bien assure de la docilite de ma bete et de la solidite de mon baton, je voulus donner une petite lecon de savoir-vivre a mon impertinent conducteur, et j'appliquai un tel coup sur la croupe de ma monture, que je crus, pour le moins, qu'elle allait prendre le galop. L'ane s'arreta court; je redoublai, et il ne bougea pas plus que si, comme le chien de Cephale, il eut ete change en pierre. Je repetai mon avertissement de droite a gauche, comme je l'avais fait une premiere fois de gauche a droite. L'animal tourna sur lui-meme par un mouvement de rotation si rapide et si exact, qu'avant que j'eusse releve mon baton il etait retombe dans sa position et dans son immobilite primitives. Indigne d'avoir ete la dupe de ces hypocrites apparences de douceur, je fis alors pleuvoir une grele de coups sur le dos, sur la tete, sur les jambes, sur les oreilles du traitre. Je le chatouillai, je le piquai, j'epuisai mes forces et mes ruses pour lui faire entendre raison. L'affreuse bete se contenta de tomber sur ses genoux de devant, sans daigner meme pousser un seul braiement pour se plaindre de la facon dont elle etait traitee. Haletant, trempe de sueur, je m'avouai vaincu, et je priai Francesco de venir a mon aide. Il le fit avec une modestie parfaite, c'est une justice a lui rendre. --Rien n'est plus facile, excellence, me dit-il: regle generale, les anes font toujours le contraire de ce qu'on leur dit. Or, vous voulez que votre ane marche en avant, il suffit de le tirer par derriere; et, joignant la pratique a la theorie, il se mit a le tirer doucement par la queue. L'ane partit comme un trait. --Il parait que l'animal te connait, mon cher Francesco. --Je m'en flatte, excellence. Avant d'etre cocher, j'ai travaille dans les anes: aussi leur dois-je ma fortune. --Comment cela, mon garcon? --Oh! mon Dieu! dit Francesco avec un soupir, ce n'est pas moi qui l'ai cherchee! Et encore si j'avais pu prevoir une telle horreur, jamais au grand jamais je n'aurais voulu accepter. --Mais enfin explique-toi; que t'est-il donc arrive? --Nous nous tenions, mon ane et moi, au bas de la montagne ou nous avons laisse la voiture. Un jour se presentent deux Anglais qui me demandent a louer ma bete pour monter au Vesuve.--Mais vous etes deux, milords, que je leur dis, et je n'ai qu'un seul ane.--Cela ne fait rien, qu'ils me repondent.--Au moins, vous allez monter chacun votre tour! Je tiens a ma bete, et pour rien au monde je ne voudrais l'ereinter.--Soyez tranquille, mon brave, nous ne le monterons pas du tout. En effet, ils se mettent a marcher l'un a droite, l'autre a gauche, respectant mon ane comme s'il eut porte des reliques. Cela ne m'etonnait pas de leur part! j'avais entendu dire que les Anglais avaient un faible pour les betes, et il y a dans leur pays des lois tres dures contre ceux qui les maltrailent... A preuve qu'un Anglais peut trainer sa femme au marche, la corde au cou, tant qu'il lui fait plaisir; mais il n'oserait pas se permettre la plus petite avanie contre le dernier de ses chats. C'est tres bien vu, n'est-ce pas, excellence? Or, comme nous montions toujours, l'ane, les voyageurs et moi, voila que les deux Anglais, apres avoir cause un peu dans leur langue, un drole de baragouin, ma foi!--Mon brave, qu'ils me disent, veux-tu nous vendre ton ane? --C'est trop d'honneur, milords, repondis-je; je vous ai dit que je l'aimais, cet animal, comme un ami, comme un camarade, comme un frere; mais, si j'en trouvais le prix, et si j'etais sur qu'il dut tomber entre les mains d'honnetes gens comme vous (je les flattais les Anglais), je ne voudrais pas empecher son sort. --Et quel prix en demandes-tu, mon garcon? --Cinquante ducats! leur dis-je d'un seul coup. C'etait enorme! Mais je l'aimais beaucoup, mon pauvre ane, et il me fallait de grands sacrifices pour me decider a m'en separer. --C'est convenu, qu'ils me repondent en me comptant mon argent a l'instant meme. Il n'y avait plus a s'en dedire. Je fis comprendre a mon ane que son devoir etait de suivre ses nouveaux maitres. La pauvre bete ne se le fit pas repeter deux fois, et a peine l'eus-je tiree un peu par la queue, qu'elle se mit a grimper bravement apres les Anglais. Ils etaient arrives au bord du cratere et s'amusaient a jeter des pierres au fond du volcan; l'ane baissait son museau vers le gouffre, alleche par un peu d'ecume verdatre qu'il avait prise pour de la mousse; moi, j'etais tout occupe a compter mon argent, lorsque tout a coup j'entends un bruit sourd et prolonge... Les deux mecreans avaient jete la pauvre bete au fond du Vesuve, et ils riaient comme deux sauvages qu'ils etaient. Je vous l'avoue, dans ce premier moment, il me prit une furieuse envie de les envoyer rejoindre ma bete. Mais ca aurait pu me faire du tort, attendu que ces Anglais sont toujours soutenus par la police; et d'ailleurs, comme ils m'avaient paye le prix convenu, ils etaient dans leur droit. En descendant, j'eus la douleur de reconnaitre au bas du cone, a cote d'un trou qui venait de s'ouvrir pas plus tard que la veille, mon malheureux animal, noir et brule comme un charbon. C'etait pour voir s'il y avait une communication interieure entre les deux ouvertures, que les brigands avaient sacrifie mon ane. Je le pleurai long-temps, excellence; mais comme, en definitive, toutes les larmes du monde n'auraient pu le faire revenir, je me mariai pour me consoler, et j'achetai avec l'argent des Anglais deux chevaux et un corricolo. Tout en ecoutant ce larmoyant recit, j'etais arrive a l'Ermitage. Pour distraire Francesco de sa douleur, je lui demandai s'il n'y avait pas moyen de boire un verre de vin a la memoire du noble animal, et s'il n'y aurait pas d'indiscretion a reclamer quelques instans d'hospitalite dans la cellule de l'ermite. A ce nom d'ermite, toute la melancolie de Francesco se dissipa comme par enchantement, il fronca de nouveau ses levres par un sourire sardonique, et frappa lui-meme a la porte a coups redoubles. L'ermite parut sur le seuil, et nous recut avec un empressement digne des premiers temps de l'Eglise. Il nous servit des oeufs durs, du saucisson, une salade et des figues excellentes; le tout arrose de deux bouteilles de _lacryma christi_ de premiere qualite. Comme je me recriais sur la generosite de notre hote: --Attendez la carte, me dit Francesco avec malice. En effet, le total de cette refection chretienne se montait, je crois, a trois piastres; c'etait quatre fois le prix des auberges ordinaires. Apres avoir remercie notre excellent ermite, je montai jusqu'a la bouche du volcan, et je descendis jusqu'au fond du cratere. Le lecteur trouvera mes expressions exactes magnifiquement rendues dans trois admirables pages de Chateaubriand, qui avait accompli avant moi la meme ascension et la meme descente. Pendant tout le temps que dura notre voyage, Francesco, remis en train par la petite supercherie de notre hote, ne cessa pas d'exercer sa bonne humeur sur les moines, sur les queteurs, sur les ermites de toute espece, repetant avec une nouvelle energie qu'il se laisserait ecorcher vif plutot que de jeter une obole dans la bourse d'un de ces intrigans. De retour a Resina, nous remontames dans notre corricolo, et ses declamations reprirent de plus belle a la vue d'un sacristain qui nous souhaita le bon voyage. Je commencais a desesperer reellement de pouvoir lui imposer silence, lorsqu'au moment ou nous passions devant la petite chapelle des ames du purgatoire, je le vis s'interrompre brusquement au milieu de sa phrase; ses joues palirent, ses levres tremblerent et il laissa tomber le fouet de sa main. Je regardai devant moi pour tacher de comprendre quelle pouvait etre l'apparition qui causait a mon vaillant conducteur un effroi si terrible, et je vis un petit vieillard, a la barbe blanche et soyeuse, aux yeux baisses et modestes, a la physionomie douce et souriante, paraissant se trainer avec peine, et portant le costume des capucins dans toute sa rigoureuse pauvrete. Le saint personnage s'avancait vers nous la main gauche sur la poitrine, la droite elevee pour nous presenter une bourse en ferblanc, sur laquelle etaient reproduites en miniature les memes ames et les memes flammes qui eclataient dans les fresques. Au reste, le pauvre capucin ne prononcait pas une parole, se bornant a solliciter la charite des fideles par son humble demarche et par son eloquente pantomime. Francesco descendit en tremblant, vida sa poche dans la bourse du queteur et se signa devotement en baisant les ames du purgatoire; puis, remontant promptement derriere la voiture, il fouetta les deux chevaux a tour de bras, comme s'il se fut agi de fuir devant tous les demons de l'enfer. Je tenais mon incredule. --Qu'y a-t-il, mon cher Francesco? lui dis-je en raillant a mon tour; expliquez-moi par quel miracle ce bon capucin, sans meme ouvrir la bouche, vous a si subitement converti, que dans votre ardeur de neophite vous lui avez verse dans les mains tout ce que vous aviez dans vos poches. --Lui! un capucin! dit Francesco en se tournant en arriere avec un reste de frayeur: c'est le plus infame bandit de Naples et de Sicile; c'est Pietro. Je croyais qu'il faisait sa sieste a cette heure; sans cela je ne me serais pas risque a m'approcher de sa chapelle, ou il devalise les passans avec l'autorisation des superieurs. --Comment! ce vieillard si doux, si bienveillant, si venerable?... --C'est un affreux brigand. --Prenez garde, Francesco, votre aversion pour les gens d'Eglise devient revoltante. --Lui, un homme d'Eglise! Mais je vous jure, excellence, par tout ce qu'il y a de plus sacre au monde, qu'il n'est pas plus moine que vous et moi. Quand je lui dis brigand, je l'appelle par son nom; c'est la seule chose qu'il n'ait pas volee. --Mais alors par quelle metamorphose se trouve-t-il transforme en capucin? --Le diable s'est fait ermite, voila tout... --Et comment, dans un pays aussi catholique et aussi religieux que Naples, peut-on lui permettre cette indigne profanation?... --Il s'agit bien pour lui de demander une permission! il la prend. --Mais la police? --Ni vu ni connu... --Les carabiniers? --Votre serviteur... --Les gendarmes? --Enfonces. --C'est donc un homme plus determine que Marco Brandi, plus ruse que Vardarelli, plus imprenable que Pascal Bruno? --C'est a peu pres la meme force, mais ce n'est plus le meme genre. --Ah! et quelle est sa specialite a ce brave capucin? --Les autres se contentaient de voler les hommes; lui, il vole le bon Dieu. --Comment! il vole le bon Dieu? --Quand je dis le bon Dieu, c'est les pretres que je veux dire, ca revient au meme. Les autres bandits se donnent la peine de courir la campagne, d'arreter les fourgons du roi, de se battre avec les gendarmes. Sa campagne, a lui, a toujours ete la sacristie, ses fourgons l'autel, ses ennemis les eveques, les vicaires, les chanoines. Croix, chandeliers, missels, calices, ostensoirs, il n'a rien respecte. Il est ne dans l'eglise, il a vecu aux depens de l'eglise, et il veut mourir dans l'eglise. --C'est donc par des vols sacrileges que cet homme a soutenu sa criminelle existence? --Mon Dieu, oui; c'est plus qu'une habitude chez lui, c'est une vocation, c'est une second nature. Il est neveu d'un cure; sa mere l'avait naturellement place a la paroisse en qualite de sacristain, d'enfant de choeur ou de bedeau, je ne sais pas bien ses fonctions exactes. Quoi qu'il en soit, le premier coup qu'a fait l'affreux garnement a ete de voler la montre de son reverend oncle. --Vraiment? --C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, excellence, et encore d'une drole de maniere, allez. Le cure disait la messe tous les matins au petit jour, et, pour que rien ne sortit de la famille, il se faisait servir par son neveu. Il faut vous dire que don Gregorio (c'etait don Gregorio que s'appelait le cure) etait un homme tres exact, assez bon enfant au dehors, mais n'entendant plus la plaisanterie des qu'il s'agissait de ses devoirs, tenant a gagner honnetement sa vie, et incapable de faire tort a ses paroissiens d'un _Ite missa est_. Or, comme sa messe lui etait payee trois carlins, et qu'elle devait durer trois quarts d'heure, don Gregorio posait sa montre sur l'autel, jetait un coup d'oeil sur l'Evangile, un autre sur le cadran, et a l'instant meme ou l'aiguille touchait a sa quarante-cinquieme minute il faisait sa derniere genuflexion, et la messe etait dite. Malheureusement don Gregorio avait la vue basse; aussi a cote de sa montre n'oubliait-il jamais de poser ses lunettes, d'abord pour regarder l'heure, ensuite pour surveiller ses fideles; car je ne sais pas si je vous ai dit, excellence, que don Gregorio etait cure de Portici, et que les habitans de Portici avaient une devotion particuliere pour le mauvais larron. --Oui, oui, continue... --Or, comme c'est l'habitude a la campagne de s'agenouiller tout pres de l'autel pour mieux entendre le _Memento_... --Ah! je ne savais pas cela... --C'est tout simple, excellence; chacun donne quelque chose au pretre pour qu'il recommande a Dieu son affaire: celui-ci sa recolte, celui-la ses troupeaux, un troisieme ses vendanges; de sorte que l'on n'est pas fache de savoir comment il s'acquitte de sa commission... --Eh bien! que faisait don Gregorio? --Don Gregorio, tout en lisant son missel et en regardant son heure, jetait de temps en temps un petit coup d'oeil a ses voisins pour voir s'ils ne s'approchaient pas trop de sa montre. --Je comprends. --Vous voyez donc, excellence, que ce n'etait pas chose facile que de voler la montre de don Gregorio. Or, ce qui eut ete un obstacle insurmontable pour tout le monde ne fut qu'un jeu pour le neveu du cure. Son oncle etait myope; il s'agissait de le rendre aveugle, voila tout. Que fait donc le petit brigand? Au moment ou don Gregorio passait sa chasuble, il colle deux grands pains a cacheter sur les deux verres des lunettes; avec une telle rapidite et une telle adresse, que le digne cure, ne le croyant pas meme dans la sacristie, l'appela deux ou trois fois pour lui demander sa barrette. On peut deviner le reste. Don Gregorio sort de la sacristie precede de son neveu, il monte a l'autel, ouvre son Evangile, releve sa chasuble et sa soutane, tire la montre de son gousset et la pose devant lui, tout en priant ses ouailles de ne pas trop se presser; en meme temps, il fouille dans l'autre poche, prend ses lunettes, et les enfourche majestueusement sur son nez. --Jesus-Maria! s'ecria le pauvre cure dans son latin, je n'y vois pas clair, je n'y vois plus du tout, je suis aveugle! Le tour etait fait: la montre etait passee de l'oncle au neveu. Ou chercher le voleur quand on a l'avantage d'etre cure de Portici, et que soupconner un seul c'est evidemment faire tort a tous les autres? --En effet, la chose doit etre embarrassante. Mais par quel enchainement de circonstances le sacristain de Portici est-il devenu le capucin de Resina? --Depuis son premier vol, sa vie entiere n'a ete qu'un pillage continuel de couvens, de monasteres et d'eglises. Le diable en personne n'aurait pu imaginer toutes les abominations qu'il a su mettre en oeuvre, et toujours avec un succes qui tenait du miracle. Croiriez-vous enfin, excellence, qu'il s'est servi des choses les plus saintes pour commettre ses crime les plus audacieux? Autant de ceremonies religieuses, autant de pretextes d'effraction et d'escalade; autant de baptemes, d'enterremens, de mariages, autant de primes prelevees sur la bourse du prochain; autant de sacremens, autant de vols. Pour vous conter un seul de ses tours; il va se confesser un jour au tresorier de la chapelle de Saint-Janvier, qui a le privilege de donner l'absolution des peches les plus enormes: --Mon pere, lui dit le brigand en se frappant la poitrine, j'ai commis un crime horrible. --Mon fils, la misericorde de Dieu est sans bornes, et je tiens de notre saint-pere le pape des pouvoirs illimites pour vous absoudre; avouez-moi donc votre crime, et ayez toute confiance dans la bonte du Seigneur... --J'ai vole un bon pretre au moment meme ou j'etais agenouille humblement a ses pieds pour me confesser. --C'est tres grave, mon fils, et vous avez encouru l'excommunication... --Vous le voyez, mon pere... --Cependant Dieu est misericordieux, et il veut la conversion, non pas la mort du pecheur. --Vous croyez donc, mon pere, qu'il me le pardonnera? --Je l'espere; vous repentez-vous, mon fils? --De tout mon coeur. --Alors je vous absous, au nom du Pere, du Fils et du Saint-Esprit. --Ainsi soit-il!--repondit le voleur en se relevant; et il s'eloigna d'un air humble et contrit. Lorsque le brave tresorier voulut se lever a son tour pour monter dans sa chambre, il s'apercut que les boucles d'argent qui retenaient ses souliers avaient disparu. Vous pensez si le bon pretre en dut etre furieux, et si l'archeveque de Naples a du solliciter du roi l'arrestation du bandit. --Et jamais on n'en est venu a bout? --Jamais; le diable lui-meme y eut perdu sa peine. Enfin le ministre de la police, desesperant de le faire arreter, l'amnistia, a la condition qu'il eut a choisir un etat, et a se conduire desormais en honnete homme. Ce fut alors qu'il demanda impudemment a se faire capucin. Mais ce n'etait pas assez de la parole du ministre; il fallait l'autorisation de l'archeveque pour revetir l'habit religieux, et l'archeveque etait trop bien renseigne sur ses faits et gestes pour lui accorder une pareille autorisation. --Diable! Et comment se tira-t-il de cette nouvelle difficulte? --Oh! ce n'en fut pas une pour lui.--Ah! s'ecria-t-il en souriant; monseigneur ne veut pas me donner la permission; eh bien! je la volerai. Comme il savait contrefaire differentes ecritures, il se fabriqua d'abord un certificat en toute regle, et imita parfaitement la signature de l'archeveque. Restait le point le plus difficile: le certificat etait nul sans le sceau pontifical, et ce sceau, monseigneur l'appliquait lui-meme et le portait nuit et jour a son doigt, dans une bague enrichie de diamans magnifiques. Il s'agissait donc de voler cette bague. Le brigand ne fut pas long-temps a prendre son parti: il loua une petite chambre a deux pas de l'archeveche, s'etendit sur un grabat comme un homme pret a rendre son ame, fit appeler un confesseur, et, apres avoir recu avec une humilite profonde et une devotion exemplaire les sacremens de l'Eglise, il demanda en grace que l'archeveque en personne vint lui administrer l'extreme-onction, ajoutant qu'il avait a lui confier un secret duquel dependait le salut de son ame. Comme le cas etait urgent et que le moribond paraissait n'avoir plus que quelques instans a vivre, l'archeveque s'empressa de se rendre a la priere du bandit; et, apres avoir signe son front, sa bouche et sa poitrine de l'huile benite, se baissa pour recueillir ses paroles faibles et entrecoupees deja par le rale de l'agonie. Le mourant se leva sur ses coudes par un supreme effort, et, prenant la main de l'archeveque, murmura ces mots a l'oreille du prelat:--Courez chez vous, monseigneur; tandis que j'expire ici, mes complices mettent le feu a votre palais. L'archeveque n'en voulut pas entendre davantage; il sauta l'escalier en trois bonds, traversa la rue d'un seul pas, et fit sonner la cloche d'alarme. Il n'y avait ni feu, ni complot, ni voleur; seulement, lorsque Son Eminence fut revenue de son effroi, elle s'apercut que sa bague avait disparu. Le lendemain, l'archeveque recut une lettre concue en ces termes: "Monseigneur, j'ai mon certificat, et je vous rendrai votre bague a la condition que vous ne vous opposerez pas plus long-temps a ma vocation. "Signe: Frere PIETRO le bandit." A dater de ce jour, personne ne songea plus a s'opposer a la vocation de Pietro: il peignit lui-meme sa petite chapelle des ames du purgatoire, et il demanda l'aumone aux voyageurs en leur mettant le couteau ou le pistolet sous la gorge. --Mais la peur te fait divaguer, mon pauvre Francesco; cet homme me parait vieux et infirme, et pour toute arme il ne nous a montre que sa bourse. --Oh le scelerat! s'ecria Francesco avec un nouveau frisson; mais c'est la son poignard, ce sont la ses pistolets, c'est la sa carabine. D'abord age, infirmites, devotion, tout cela n'est que comedie. Il vous avalerait en trois bouchees un regiment de dragons. Ensuite, rien qu'en vous montrant sa bourse, il vous dit: L'argent ou la vie; c'est sa maniere. Il vous la presente d'abord du cote des ames du purgatoire. Si vous lui faites l'aumone a cette premiere sommation, tout est dit, il vous remercie et vous laisse aller en paix; mais si vous le refusez, il tourne la bourse de l'autre cote: et savez-vous ce qu'il y a de l'autre cote? son propre portrait dans son ancien costume de brigand, arme d'un enorme couteau, et au bas du portrait on lit en lettres rouges: PIETRO LE BANDIT. --Et si on ne tient pas compte des deux avis? --Alors on peut faire son paquet et se preparer a partir pour l'autre monde. Mais cela n'est jamais arrive. Il est trop connu dans le pays. A ma grande satisfaction, Francesco, toujours sous l'impression de sa terreur, n'osa plus railler les moines que nous rencontrames sur notre route, se decouvrit respectueusement devant la croix de Portici, et recita une double priere en repassant devant les statues de saint Janvier et de saint Antoine. Honneur au capucin de Resina! Il venait de convertir le dernier voltairien de notre epoque. Note: [1] Je m'apercois ici que j'ai appele notre cocher tantot Francesco, tantot Gaetano. Cela tient a ce qu'il etait baptise sous l'invocation de ces deux saints, et que nous l'appelions Francesco quand nous etions de bonne humeur, et Gaetano quand nous le boudions. XXV Saint Joseph. Nous avons vu le lazzarone dans sa vie publique et dans sa vie privee; nous l'avons vu dans ses rapports avec l'etranger et dans ses rapports avec ses compatriotes; or, comme l'incredulite de Francesco pourrait fausser le jugement de nos lecteurs a l'endroit de ses confreres, montrons maintenant le lazzarone dans ses relations avec l'Eglise. Un moine prend un batelier au Mole. --Ou allons-nous, mon pere? --Au Pausilippe, dit le moine. Et le batelier se met a ramer de mauvaise humeur; le moine ne paie jamais son passage. Par hasard il offre une prise de tabac, voila tout. Cependant il est inoui qu'un batelier ait refuse le passage a un moine. Au bout de dix minutes, le moine sent quelque chose qui grouille dans ses jambes. --Qu'est cela? demande-t-il. --Un enfant, repond le batelier. --A toi? --On le dit. --Mais tu n'en es pas sur? --Qui est sur de cela? --Vous autres moins que personne. --Pourquoi nous autres moins que personne. --Vous n'etes jamais a la maison. --C'est vrai: heureusement que nous avons un moyen de nous assurer de la verite si l'enfant est de nous. --Lequel? --Nous le gardons jusqu'a cinq ans. --Apres? --A cinq ans, nous lui faisons faire une promenade en mer. --Et puis? --Et puis, quand nous sommes a la hauteur de Capri ou dans le golfe de Baya, nous le jetons a l'eau. --Eh bien? --Eh bien, s'il nage tout seul, il n'y a pas de doute sur la paternite. --Mais s'il ne nage pas? --Ah! s'il ne nage pas, c'est tout le contraire. Nous sommes surs de la chose comme si nous l'avions vue de nos deux yeux. --Alors que faites-vous de l'enfant? --Ce que nous en faisons? --Oui. --Que voulez-vous, mon pere! comme au bout du compte ce n'est pas sa faute, a ce pauvre petit, et qu'il n'a pas demande a venir au monde, nous plongeons apres lui et nous le retirons de l'eau. --Ensuite? --Ensuite nous le rapportons a la maison. --Et puis? --Et puis nous lui donnons sa nourriture; c'est ce que nous lui devons. Mais quant a son education, c'est autre chose; cela ne nous regarde pas. De sorte que, vous comprenez, mon pere, il devient un affreux garnement sans foi ni loi, ne croyant ni a Dieu ni aux saints, maugreant, jurant, blasphemant; mais lorsqu'il a atteint sa quinzieme annee, quand il n'est plus bon a rien au monde, nous en faisons... --Vous en faites quoi? Voyons, acheve. --Nous en faisons un moine, mon pere. Il ne faut cependant pas croire que le lazzarone soit voltairien, materialiste, ou athee; le lazzarone croit en Dieu, espere en l'immortalite de l'ame, et, tout en raillant le mauvais moine, il respecte le bon pretre. Il y en avait un qui faisait faire aux lazzaroni tout ce qu'il voulait. Ce pretre, c'etait le celebre padre Rocco, dont nous avons deja parle a propos de la predication sur les crabes. Padre Rocco est plus populaire a Naples que Bossuet, Fenelon et Flechier tout ensemble ne le sont a Paris. Padre Rocco avait trois moyens d'arriver a son but: la persuasion, la menace, les coups. D'abord il parlait avec une onction toute particuliere des recompenses du paradis; puis, si le moyen echouait, il passait au tableau des souffrances de l'enfer; enfin, si la menace n'avait pas plus de succes que la persuasion, il tirait un nerf de boeuf de dessous sa robe, et frappait a tour de bras sur son auditoire. Il fallait qu'un pecheur fut bien endurci pour resister a un pareil argument. Ce fut Padre Rocco qui reussit a faire eclairer Naples. Cette ville, resplendissante aujourd'hui d'huile et de gaz, de reverberes et de lanternes, de cierges et de veilleuses, etait, il y a cinquante ans, plongee dans les plus profondes tenebres. Ceux qui etaient riches se faisaient eclairer la nuit par un porteur de torches; ceux qui etaient pauvres tachaient de se trouver sur le chemin des riches, et s'ils suivaient la meme route qu'eux ils profitaient de leur fanal. Il resultait de cette obscurite que les vols etaient du double plus frequens a cette epoque qu'ils ne le sont aujourd'hui; ce qui parait impossible, mais ce qui n'en est pas moins l'exacte verite. Aussi la police decida-t-elle un beau matin qu'on eclairerait les trois principales rues de Naples: Chiaja, Toledo et Forcella. Ce n'etait peut-etre pas ces trois rues qu'il etait urgent d'eclairer, attendu que ces trois rues etaient justement celles qui pouvaient le mieux se passer d'eclairage; mais on n'arrive pas du premier coup a la perfection, et quelque tendance naturelle qu'ait la police a etre infaillible, elle est, comme toutes les autres choses de ce monde, soumise au tatonnement du progres. Une cinquantaine de reverberes furent donc eparpilles dans les trois rues susdites, et allumes un beau soir, sans qu'on eut demande aux lazzaroni si cela leur convenait. Le lendemain, il n'en restait pas un seul; les lazzaroni les avaient casses depuis le premier jusqu'au dernier. On renouvela l'experience trois fois. Trois fois elle amena les memes resultats. La police en fut pour ses cent cinquante reverberes. On fit venir padre Rocco, et on lui expliqua l'embarras dans lequel se trouvait le gouvernement. Padre Rocco se chargea de faire entendre raison aux recalcitrans, pourvu qu'on lui permit d'operer sur eux a sa maniere. Le gouvernement, enchante d'etre debarrasse de ce soin, donna carte blanche a padre Rocco, lequel se mit incontinent a l'oeuvre. Padre Rocco avait compris que c'etaient les rues etroites et tortueuses qu'il fallait eclairer d'abord; et il avait avise comme un centre la rue Saint-Joseph, qui donne d'un cote dans la rue de Tolede, et de l'autre sur la place de Santa-Medina. Il fit donc peindre sur un beau mur blanc qui se trouvait au milieu de la rue a peu pres un magnifique saint Joseph. Les lazzaroni suivirent les progres de la peinture sur la muraille avec un plaisir visible. Nous avons oublie de dire que le lazzarone est artiste. Quand la fresque fut achevee, padre Rocco alluma un cierge devant la fresque; il etait devot a saint Joseph, il brulait un cierge en l'honneur du saint: il n'y avait rien a dire. D'ailleurs, le cierge jetait une fort mediocre clarte. A dix pas du cierge, on pouvait voler, tuer, assassiner; il fallait des yeux de lynx pour distinguer le voleur du vole, l'assassin de la victime, le meurtrissant du meurtri. Le lendemain, padre Rocco alluma un second cierge; sa devotion s'accroissait; il n'y avait rien a dire. Seulement deux cierges produisirent le double de la lumiere que produisait un seul; les lazzaroni commencerent a remarquer qu'il faisait un peu bien clair dans la rue Saint-Joseph. Le surlendemain, padre Rocco alluma un troisieme cierge. Cette fois, les lazzaroni se plaignirent, tout haut. Padre Rocco ne tint aucun compte de leurs plaintes; et comme sa devotion a saint Joseph allait toujours croissant, le quatrieme jour il alluma un reverbere. Cette fois, il n'y avait pas a se tromper aux intentions de padre Rocco; il faisait, a minuit, clair dans la rue Saint-Joseph comme en plein jour. Les lazzaroni casserent le reverbere de padre Rocco, comme ils avaient casse les reverberes du gouvernement. Padro Rocco annonca qu'il precherait le dimanche suivant sur la puissance de saint Joseph. C'etait une grande affaire qu'un sermon de padre Rocco. Padre Rocco prechait rarement, et toujours dans des circonstances supremes; ce n'etait pas un faiseur de phrases, c'etait un diseur de faits. Or, comme les faits racontes par padre Rocco etaient toujours a la hauteur de l'intelligence de son auditoire, les sermons de padre Rocco produisaient habituellement une profonde impression sur ses ouailles. Aussi, des que le bruit se repandit que padre Rocco precherait, tous les lazzaroni se repeterent-ils les uns aux autres cette importante nouvelle, de sorte qu'a l'heure indiquee pour le sermon, non seulement l'eglise Saint-Joseph etait pleine, mais encore il y avait une queue qui bifurquait sur les marches de l'eglise, et qui remontait d'un cote jusqu'au Mercatello, et descendait de l'autre jusqu'a la place du Palais-Royal. Les derniers, comme on le comprend bien, ne pouvaient rien entendre, mais ils comptaient sur l'obligeance de ceux qui entendraient pour leur repeter ce qu'ils auraient entendu. Padre Rocco monta on chaire: il ouvrit la bouche, on fit silence. --Mes enfans, dit-il, il est bon de vous apprendre que c'est moi qui ai fait peindre le saint Joseph que vous avez pu admirer dans la rue qui porte le nom de ce grand saint. --Nous le savons, nous le savons, dirent en choeur les lazzaroni. Padre Rocco, au contraire d'une foule de predicateurs qui posent d'avance la condition qu'on ne les interrompra point, padre Rocco, dis-je, provoquait ordinairement le dialogue. --Mes enfans, continua-t-il, il est bon de vous apprendre que c'est moi qui ai mis un cierge devant saint Joseph. --Nous le savons, reprirent les lazzaroni. --Que c'est moi qui ai mis deux cierges devant saint Joseph. --Nous le savons encore. --Que c'est moi qui ai mis trois cierges devant saint Joseph. --Nous le savons toujours. --Enfin, que c'est moi qui ai mis un reverbere devant saint Joseph. --Mais pourquoi avez-vous mis un reverbere devant saint Joseph, puisqu'on ne met pas de reverbere devant les autres saints? --Parce que saint Joseph, ayant plus de puissance que tout autre au ciel, doit plus que tout autre etre honore sur la terre. --Oh! firent les lazzaroni, un instant, padre Rocco; nous avons d'abord le bon Dieu qui passe avant lui. --J'en conviens, dit padre Rocco. --La Madone! --Pardon, la Madone est sa femme. --Jesus-Christ? --Jesus-Christ est son fils. --Ce qui veut dire?... --Que le mari et le pere passent avant la mere et l'enfant. --Ainsi, saint Joseph a plus de pouvoir que la Madone? --Oui. --Il a plus de pouvoir que Jesus-Christ? --Oui. --Quel pouvoir a-t-il donc? --Il a le pouvoir de faire entrer au ciel tous ceux qui lui furent devots sur la terre. --Quelque chose qu'ils aient faite? --Oh! mon Dieu, oui. --Meme les voleurs? --Meme les voleurs. --Meme les brigands? --Meme les brigands. --Meme les assassins? --Meme les assassins. Il se fit un grand murmure de doute dans l'assemblee. Padre Rocco se croisa les bras et laissa le murmure monter, decroitre et s'eteindre. --Vous doutez? dit padre Rocco. --Hum! firent les lazzaroni. --Eh bien! voulez-vous que je vous raconte ce qui est arrive, pas plus tard qu'il y a huit jours, a Mastrilla? --A Mastrilla le bandit? --Oui. --Qui a ete juge a Gaete? --Oui. --Et pendu a Terracine? --Oui. --Racontez, padre Rocco, racontez, s'ecrierent tous les lazzaroni. Padre Rocco n'attendait que cette invitation, aussi ne se fit-il point prier. --Comme vous le savez, Mastrilla etait un brigand sans foi ni loi; mais ce que vous ne savez pas, c'est que Mastrilla etait devot a saint Joseph. --Non, c'est vrai, nous ne le savions pas, dirent les lazzaroni. --Eh bien! je vous l'apprends, moi. Les lazzaroni se repeterent les uns aux autres:--Mastrilla etait devot a saint Joseph. --Tous les jours Mastrilla faisait sa priere a saint Joseph, et il lui disait: "Grand saint, je suis un si formidable pecheur que je ne compte que sur vous pour me sauver a l'heure de ma mort, car il n'y a que vous qui puissiez obtenir du bon Dieu qu'un reprouve comme moi puisse entrer dans le paradis. Tout autre elu y perdrait son latin. Je ne compte donc que sur vous, o grand saint Joseph!" Voila la priere qu'il faisait tous les jours. --Eh bien? demanderent les lazzaroni. --Eh bien! repondit le predicateur, lorsqu'il fut dans les mains du bourreau, qu'il fut sur l'echelle, qu'il eut la corde au cou, il demanda la permission de dire deux lignes de prieres.--On la lui accorda. Il repeta alors son oraison habituelle, et, au dernier mot de son oraison, sans attendre que le bourreau le poussat, il sauta de l'echelle en l'air. Cinq minutes apres il etait pendu. --Je l'ai vu pendre, dit un des assistans. --Eh bien! ce que je dis est-il vrai? demanda le predicateur. --C'est la verite pure, repondit le lazzarone. --Apres? apres? crierent les lazzaroni, qui commencaient a prendre un vif interet a la narration de padre Rocco. --A peine Mastrilla fut-il mort qu'il vit deux routes ouvertes devant lui, une qui allait en montant, l'autre qui allait en descendant. Quand on vient d'etre pendu, il est permis de ne pas savoir ce qu'on fait. Mastrilla prit la route qui allait en descendant. Mastrilla descendit, descendit, descendit, pendant un jour, une nuit, et encore un jour; enfin, il trouva une porte. C'etait la porte de l'enfer. Mastrilla frappa a la porte. Pluton parut. --D'ou viens-tu? demanda Pluton. --Je viens de la terre, repondit Mastrilla. --Que veux-tu? --Je veux entrer. --Qui es-tu? --Je suis Mastrilla. --Il n'y a pas de place ici pour toi; tu as passe ta vie a prier saint Joseph; va-t'en trouver ton saint. --Ou est saint Joseph? --Il est au ciel. --Par ou va-t-on au ciel? --Retourne par ou tu es venu, tu trouveras un chemin qui monte; une fois que tu seras sur ce chemin, va toujours tout droit: le ciel est au bout. --Il n'y a pas a se tromper? --Non. --Bien oblige. --Il n'y a pas de quoi. Pluton ferma la porte, et Mastrilla prit le chemin du ciel. Il monta pendant un jour, une nuit et un jour; puis monta encore pendant une nuit, un jour et une nuit, et il trouva une porte. C'etait la porte du ciel. Mastrilla frappa a la porte. Saint Pierre parut. --D'ou viens-tu? demanda saint Pierre. --Je viens de l'enfer, repondit Mastrilla. --Que veux-tu? --Je veux entrer. --Qui es-tu? --Je suis Mastrilla. --Comment! s'ecria saint Pierre, tu es Mastrilla le bandit, Mastrilla le voleur, Mastrilia l'assassin, et tu demandes a entrer au ciel! --Dame! on ne veut pas de moi en enfer, dit Mastrilla; il faut bien que j'aille quelque part. --Et pourquoi ne veut-on pas de toi en enfer? --Parce que j'ai ete toute ma vie devot a saint Joseph. --En voila encore un! dit saint Pierre; cela ne finira donc pas! Mais tant pis, ma foi! Je suis las d'entendre toujours la meme chanson. Tu n'entreras pas! --Comment! je n'entrerai pas? --Non. --Et ou voulez-vous que j'aille? --Va-t'en au diable! --J'en viens. --Eh bien! retournes-y. --Ah! non, non! Merci! il y a trop loin; je suis fatigue. Me voila ici, j'y reste. --Comment, tu y restes? --Oui. --Et tu comptes entrer malgre moi? --Je l'espere bien. --Et sur qui comptes-tu pour cela? --Sur saint Joseph. --Qui se reclame de moi? demanda une voix. --Moi, moi! cria Mastrilla, qui reconnut saint Joseph, lequel, passant par hasard, avait entendu prononcer son nom. --Allons, bon! dit saint Pierre, il ne manquait plus que cela! --Qu'y a-t-il donc? demanda saint Joseph. --Rien, dit saint Pierre; absolument rien. --Comment, rien! s'ecria Mastrilla; vous appelez cela rien, vous! Vous m'envoyez en enfer et vous ne voulez pas que je crie! --Pourquoi envoyez-vous cet homme en enfer? demanda saint Joseph. --Parce que c'est un bandit, repondit saint Pierre. --Mais peut-etre s'est-il repenti a l'heure de sa mort? --Il est mort impenitent! --Ce n'est pas vrai! s'ecria Mastrilla. --A quel saint t'es-tu voue en mourant? demanda saint Joseph. --Mais a vous, grand saint, a vous en personne, a vous, et pas a un autre. Mais c'est par jalousie ce que saint Pierre en fait. --Qui es-tu? demanda saint Joseph. --Je suis Mastrilla. --Comment! tu es Mastrilla, mon bon Mastrilla, qui tous les jours me faisais sa priere? --C'est moi-meme en personne. --Et qui au moment de ta mort t'es adresse a moi, directement a moi? --A vous seul. --Et il veut t'empecher d'entrer? --Si vous n'etiez pas passe la, c'etait fini. --Mon cher saint Pierre, dit Joseph prenant un air digne, j'espere que vous allez laisser passer cet homme? --Ma foi, non, dit saint Pierre; je suis concierge ou je ne le suis pas. Si l'on n'est pas content de moi qu'on me destitue; mais je veux etre maitre a ma porte, et ne tirer le cordon que quand il me plait. --Eh bien! alors, dit saint Joseph, vous trouverez bon que nous referions de la chose au bon Dieu. Vous ne lui contesterez pas le droit d'ouvrir le paradis a qui bon lui semble. --Soit! allons au bon Dieu. --Mais laissez entrer cet homme, au moins. --Qu'il attende a la porte. --Que dois-je faire, grand saint? demanda Mastrilla. Faut-il que je force la consigne ou faut-il que j'obeisse? --Attends, mon ami, dit saint Joseph, et si tu n'entres pas, c'est moi qui sortirai; entends-tu? --J'attendrai, dit Mastrilla. Saint Pierre referma la porte, et Mastrilla s'assit sur le seuil. Les deux saints se mirent a la recherche du bon Dieu. Au bout d'un instant ils le trouverent occupe a dire l'office de la Vierge. --Encore! dit le bon Dieu en entendant le bruit que faisaient les deux saints en entrant; mais on ne peut donc pas etre tranquille dix minutes! Que me veut-on? leur dit-il. --Seigneur, dit saint Pierre, c'est saint Joseph... --Seigneur, dit saint Joseph, c'est saint Pierre... --Mais vous vous querellerez donc toujours! Mais je serai donc eternellement occupe a mettre la paix entre vous! --Seigneur, dit saint Joseph, c'est saint Pierre qui ne veut pas laisser entrer mes devots. --Seigneur, dit saint Pierre, c'est saint Joseph qui veut faire entrer tout le monde. --Et moi je vous dis que vous etes un egoiste! reprit saint Joseph. --Et vous un ambitieux! reprit saint Pierre. --Silence! dit le bon Dieu, Voyons, de quoi s'agit-il? --Seigneur, demanda saint Pierre, suis-je concierge du paradis ou non? --Vous l'etes. On pourrait en trouver un meilleur, mais enfin vous l'etes. --Ai-je le droit d'ouvrir ou de fermer la porte a ceux qui se presentent? --Vous l'avez; mais, vous comprenez, il faut etre juste. Qui est-ce qui se presente? --Un bandit, un voleur, un assassin. --Oh! fit le bon Dieu. --Qui vient d'etre pendu. --Oh! oh! Est-ce vrai, saint Joseph? --Seigneur... repondit saint Joseph un peu embarrasse. --Est-ce vrai? oui ou non? repondez. --Il y a du vrai, dit saint Joseph. --Ah! fit saint Pierre triomphant. --Mais cet homme m'a toujours ete particulierement devot, et je ne puis pas abandonner mes amis dans le malheur. --Comment s'appelait-il? demanda le bon Dieu. --Mastrilla, repondit saint Joseph avec une certaine hesitation. --Attendez donc! attendez donc! fit le bon Dieu cherchant dans sa memoire; Mastrilla, Mastrilla, mais je connais cela, moi. --Un voleur, dit saint Pierre. --Oui. --Un brigand, un assassin. --Oui, oui. --Qui se tenait sur la route de Rome a Naples, entre Terracine et Gaete. --Oui, oui, oui. --Et qui pillait toutes les eglises. --Comment! et c'est cet homme-la que tu veux faire entrer ici? demanda le bon Dieu a saint Joseph. --Pourquoi pas? dit saint Joseph; le bon larron y est bien. --Ah! tu le prends sur ce ton-la! dit le bon Dieu, a qui ce reproche etait d'autant plus sensible que c'etait toujours celui que lui faisaient les saints lorsqu'on leur refusait de laisser entrer quelqu'un de leurs proteges. --C'est celui qui me convient, dit saint Joseph. --Bon! nous allons voir! Saint Pierre? --Seigneur. --Je vous defends de laisser entrer Mastrilla. --Faites bien attention a ce que vous ordonnez la, Seigneur, reprit saint Joseph. --Saint Pierre, je vous defends de laisser entrer Mastrilla, dit le bon Dieu. Vous entendez? --Parfaitement, Seigneur. Il n'entrera pas, soyez tranquille. --Ah! il n'entrera pas? dit saint Joseph. --Non, dit le bon Dieu. --C'est votre dernier mot? --Oui. --Vous y tenez? --J'y tiens. --Il est encore temps de revenir la-dessus. --J'ai dit. --En ce cas-la, adieu, Seigneur. --Comment! adieu? --Oui, je m'en vais. --Ou? --Je retourne a Nazareth. --Vous retournez a Nazareth, vous! --Certainement. Je n'ai pas envie de rester dans un endroit ou l'on me traite comme vous le faites. --Mon cher, dit le bon Dieu, voila deja la dixieme fois que vous me faites la meme menace. --Eh bien! je ne vous la ferai pas une onzieme. --Tant mieux! --Ah! tant mieux! Alors vous me laissez partir? --De grand coeur. --Vous ne me retenez pas? --Je m'en garde. --Vous vous en repentirez. --Je ne crois pas. --C'est ce que nous allons voir. --Eh bien, voyons! --Reflechissez-y. --C'est reflechi. --Adieu, Seigneur. --Adieu, saint Joseph. --Il est encore temps, dit saint Joseph en revenant. --Vous n'etes pas encore parti? dit le bon Dieu. --Non, mais cette fois je pars. --Bon voyage! --Merci. Le bon Dieu se remit a ses affaires, saint Pierre retourna a sa porte, saint Joseph rentra chez lui, ceignit ses reins, prit son baton de voyage et passa chez la Madone. La Madone chantait le _Stabat Mater_ de Pergolese, qui venait d'arriver au ciel. Les onze mille vierges lui servaient de choeur; les seraphins, les cherubins, les dominations, les anges et les archanges lui servaient d'instrumentistes; l'ange Gabriel conduisait l'orchestre. --Psitt! fit saint Joseph. --Qu'y a-t-il? demanda la Madone. --Il y a qu'il faut me suivre. --Ou cela! --Que vous importe? --Mais enfin? --Etes-vous ma femme, oui ou non? --Oui. --Eh bien, la femme doit obeissance a son epoux. --Je suis votre servante, monseigneur, et j'irai ou vous voudrez, dit la Madone. --C'est bien, dit saint Joseph. Venez. La Madone suivit saint Joseph les yeux baisses et avec sa resignation habituelle, toujours prete qu'elle etait a donner l'exemple du devoir et de la vertu au ciel comme sur la terre. --Eh bien! demanda saint Joseph, que faites-vous? --Je vous obeis, monseigneur. --Vous me suivez seule? --Je m'en vais comme je suis venue. --Ce n'est pas de cela qu'il s'agit: emmenez votre cour, emmenez! La Madone fit un signe, et les onze mille vierges marcherent derriere elle en chantant; elle fit un autre signe, et les seraphins, les cherubins, les dominations, les anges et les archanges, l'accompagnerent en jouant de la viole, de la harpe et du luth. --C'est bien, dit saint Joseph, et il entra chez Jesus-Christ. Jesus-Christ revoyait l'evangile de saint Mathieu, dans lequel s'etaient glissees quelques erreurs de typographie. --Psitt! fit saint Joseph. --Qu'y a-t-il? demanda Jesus-Christ. --Il y a qu'il faut me suivre. --Ou cela? --Que vous importe! --Mais enfin? --Etes-vous mon fils, oui ou non! --Oui, dit Jesus-Christ. --Le fils doit obeissance a son pere. --Je suis votre serviteur, mon pere, dit le Christ, et j'irai ou vous voudrez. --C'est bien, dit saint Joseph; venez. Le Christ suivit saint Joseph avec cette douceur qui l'a fait si fort, et cette humilite qui l'a fait si grand. --Eh bien! demanda saint Joseph, que faites-vous? --Je vous obeis, mon pere. --Vous me suivez seul? --Je m'en vais comme je suis venu. --Ce n'est pas de cela qu'il s'agit; emmenez votre cour, emmenez. Jesus fit un signe: les apotres se rangerent autour de lui; Jesus eleva la voix, et les saints, les saintes et les martyrs accoururent. --Suivez-moi, dit le Christ. Et les apotres, les saints, les saintes et les martyrs marcherent a sa suite. Il prit la tete du cortege et s'achemina vers la porte. Derriere lui venaient la Madone et toute la population du ciel. Ils rencontrerent le Saint-Esprit que causait avec la colombe de l'arche. --Ou donc allez-vous comme cela? demanda le Saint-Esprit. --Nous allons faire un autre paradis, dit saint Joseph. --Et pourquoi cela? --Parce que nous ne sommes pas contens de celui-ci. --Mais le bon Dieu?... --Le bon Dieu, nous le laissons. --Oh! il y a quelque erreur la-dessous, dit le Saint-Esprit. Voulez-vous permettre que j'aille en conferer avec le Seigneur? --Allez, dit saint Joseph, mais depechez-vous, nous sommes presses. --J'y vole et je reviens, dit le Saint-Esprit. Le Saint-Esprit entra dans l'oratoire du bon Dieu et alla s'abattre sur son epaule. --Ah! c'est vous? dit le bon Dieu. Quelle nouvelle? --Mais une nouvelle terrible! --Laquelle? --Vous ne savez donc pas? --Non. --Saint Joseph s'en va. --C'est moi qui l'ai mis a la porte. --Vous, Seigneur? --Oui, moi. Il n'y avait plus moyen de vivre avec lui; c'etaient tous les jours de nouvelles pretentions, de nouvelles exigences. On aurait dit qu'il etait le maitre ici. --Eh bien! vous avez fait la une belle chose! --Comment? --Il emmene la Madone. --Bah! --Il emmene Jesus-Christ. --Impossible! --La Madone emmene les onze mille vierges, les seraphins, les cherubins, les dominations, les anges, les archanges. --Que me dites-vous la! --Le Christ emmene les apotres, les saints, les saintes et les martyrs. --Mais c'est donc une defection! --Generale. --Que va-t-il donc me rester, a moi? --Les prophetes Isaie, Ezechiel, Jeremie. --Mais je vais m'ennuyer a mourir, moi! --C'est comme cela. --Vous vous serez trompe. --Regardez. Le bon Dieu regarda par cette meme fenetre ou notre grand poete Beranger le vit, et il apercut une foule immense qui se pressait du cote de la porte du paradis; tout le reste du ciel etait vide, a l'exception d'un petit coin ou causaient les trois prophetes. Le bon Dieu comprit d'un seul coup d'oeil la situation critique dans laquelle il se trouvait. --Que faut-il faire? demanda le bon Dieu au Saint-Esprit. --Dame! dit celui-ci, je ne connais pas l'etat de la question. --Le bon Dieu lui raconta tout ce qui s'etait passe entre lui et saint Joseph a propos de Mastrilla, et comme quoi il avait donne raison a saint Pierre. --C'est une faute, dit le Saint-Esprit. --Comment, c'est une faute! s'ecria le bon Dieu. --Eh! mon Dieu, oui. Il ne s'agit point ici du plus ou moins de merite du protege; il s'agit du plus ou moins de puissance du protecteur. --Un malheureux charpentier! --Voila ce que c'est de lui avoir fait une position! il en abuse. --Mais que faire? --Il n'y a pas deux moyens: il faut en passer par ce qu'il voudra. --Mais il est capable de m'imposer des conditions nouvelles! --Il faut les accepter de suite. Plus vous attendrez, plus il deviendra exigeant. --Allez donc me le chercher, dit le bon Dieu. --J'y vais, dit le Saint-Esprit. En un coup d'aile le Saint-Esprit fut a la porte du paradis: rien n'etait change; saint Joseph avait la main sur la cle, et tout le monde attendait qu'il ouvrit la porte pour sortir avec lui. Quant a saint Pierre, en sa qualite d'apotre, il avait ete force de se mettre a la suite du Christ. --Le bon Dieu vous demande, dit le Saint-Esprit a saint Joseph. --Ah! c'est bien heureux! dit celui-ci. --Il est dispose a faire tout ce que vous voulez. --Je savais bien qu'il en viendrait la. --Vous pouvez renvoyer chacun a son poste. --Non pas, non pas; je prie au contraire tout le monde de m'attendre ici. Si nous ne nous entendions pas, ce serait a recommencer. --Nous attendrons, dirent la Madone et le Christ. --C'est bien, dit saint Joseph. Et, precede du Saint-Esprit, il alla retrouver le bon Dieu. --Seigneur, dit le Saint-Esprit entrant le premier, voici saint Joseph. --Ah! c'est bien heureux! dit le bon Dieu. --Je vous avais prevenu, repondit saint Joseph. --Mauvaise tete! --Ecoutez, on est saint ou on ne l'est pas; si on est saint, il faut avoir le droit de faire entrer dans le paradis ceux qui se reclament de vous; si on ne l'est pas, il faut s'en aller autre part. --C'est bien, c'est bien; n'en parlons plus. --Mais, au contraire, parlons-en; c'est fini pour aujourd'hui, mais cela recommencera demain. --Que veux-tu? voyons. --Je veux que tous ceux qui auront eu confiance en moi pendant leur vie puissent compter sur moi apres leur mort. --Diable! Sais-tu ce que tu demandes la? --Parfaitement. --Si je donnais un pareil privilege a tout le monde. --D'abord, je ne suis pas tout le monde, moi. --Voyons, transigeons. --C'est a prendre ou a laisser. --Le quart? --Je m'en vais. Et saint Joseph fit un pas. --La moitie? --Adieu. Et saint Joseph gagna la porte. --Les trois quarts? --Bonsoir! Et saint Joseph sortit. --Est-ce qu'il s'en va tout de bon? demanda le bon Dieu. --Tout de bon! repondit le Saint-Esprit. --Il ne se retourne point? --Pas le moins du monde. --Il ne ralentit pas sa marche? --Il se met a courir. --Volez apres lui, et dites-lui qu'il revienne. Le Saint-Esprit vola apres saint Joseph, et le ramena a grand peine. --Eh bien! dit le bon Dieu, puisque le maitre ici c'est vous et non pas moi, il sera fait comme vous le voulez. --Envoyez chercher le notaire, dit saint Joseph. --Comment, le notaire! s'ecria le bon Dieu; vous ne vous en rapportez pas a ma parole. --_Verba volant_, dit saint Joseph. --Appelez un notaire, dit le bon Dieu. Le notaire fut appele, et saint Joseph est possesseur aujourd'hui d'un acte parfaitement en regle qui l'autorise a faire entrer dans le paradis quiconque lui est devot. Or, je vous le demande maintenant, un saint comme saint Joseph peut-il se contenter d'un mauvais cierge comme un saint de troisieme ou de quatrieme ordre, et ne merite-t-il pas un reverbere? --Il en merite dix, il en merite vingt, il en merite cent! crierent les lazzaroni. Vive saint Joseph! vive le pere du Christ! vive le mari de la Madone! a bas saint Pierre! Le meme soir, padre Rocco fit allumer dix reverberes dans la rue Saint-Joseph. Le lendemain, il en fit allumer vingt dans les rues adjacentes; le surlendemain, il en fit allumer cent dans les environs; le tout a la plus grande gloire du saint auquel l'histoire qu'il venait de raconter avait improvise une si grande popularite. Ce fut ainsi que les reverberes de la rue Saint-Joseph, debordant d'un cote dans la rue de Tolede et de l'autre sur la place de Santa-Mediana, finirent a peu par se glisser, grace au pieux stratageme de padre Rocco, dans les rues les plus sombres et les plus desertes de Naples. DEUXIEME PARTIE. I La villa Giordani. Une violente eruption du Vesuve, miraculeusement calmee par saint Janvier, donna lieu a un etrange episode. Sur le penchant du Vesuve, a la source d'une des branches du Sebetus, s'elevait une de ces charmantes villas, comme on en voit blanchir au fond des delicieux tableaux de Leopold Robert. C'etait une elegante batisse carree, plus grande qu'une maison, moins imposante qu'un palais, au portique soutenu par des colonnes, au toit en terrasse, aux jalousies vertes, au perron surcharge de fleurs, dont les degres conduisaient a un jardin tout plante d'orangers, de lauriers roses et de grenadiers. A l'un des angles de cette coquette habitation s'elevait un bouquet de palmiers dont les cimes, depassant le toit, retombaient dessus comme un panache, et donnaient a tout l'ensemble du batiment un petit air oriental qui faisait plaisir a voir. Toute la journee, comme c'est l'habitude a Naples, la villa muette semblait solitaire et restait fermee; mais, lorsque le soir arrivait, et avec le avec le soir la brise de la mer, les jalousies s'ouvraient doucement, pour respirer, et alors ceux qui passaient au pied de cette demeure enchantee pouvaient voir, a travers les fenetres, des appartemens aux meubles dores et aux riches tentures, dans lesquels passaient, appuyes au bras l'un de l'autre, et se regardant avec amour, un beau jeune homme et une belle jeune femme. C'etaient les maitres de ce petit palais de fee, le comte Odoardo Giordani et sa jeune femme la comtesse Lia. Quoique les deux jeunes gens s'aimassent depuis long-temps, il y avait six mois seulement qu'ils etaient unis l'un a l'autre. Ils avaient du se marier au moment ou la revolution napolitaine avait eclate; mais alors le comte Odoardo, que sa naissance et ses principes attachaient a la cause royale, avait suivi le roi Ferdinand en Sicile, etait reste a Palerme, comme chevalier d'honneur de la reine, pendant sept a huit mois; puis, au moment ou le cardinal Ruffo avait fait son expedition de Calabre, le comte Odoardo avait demande a sa souveraine la permission de partir avec lui, et, l'ayant obtenue, avait accompagne cet etrange chef de partisans dans sa marche triomphale vers Naples. Il etait entre avec lui dans la capitale, avait retrouve sa Lia fidele, et, comme rien ne s'opposait plus a son mariage, il l'avait epousee. Fuyant alors les massacres qui desolaient la ville, il avait emporte sa jeune femme dans le paradis que nous avons essaye de decrire, qu'ils habitaient ensemble depuis six mois, et ou le comte eut ete, sans contredit, l'homme le plus heureux de la terre, sans un evenement qui venait de lui arriver et qui troublait profondement son bonheur. Tous les membres de sa famille n'avaient point partage la haine qu'il portait aux Francais, et qui lui avait fait quitter Naples a leur approche. Le comte avait une soeur cadette nommee Teresa, belle et chaste enfant qui s'epanouissait comme un lis a l'ombre du cloitre. Selon l'habitude des familles napolitaines, l'avenir d'amour et de bonheur de la jeune fille, cet amour que Dieu a permis a toute creature humaine d'esperer, avait ete sacrifie a l'avenir d'ambition de son frere aine. Avant que la pauvre Teresa sut ce que c'etait que le monde, la grille d'un couvent s'etait fermee entre le monde et elle; et, lorsque son pere etait mort, lorsque son frere aine, qui l'adorait, etait devenu maitre de sa liberte, depuis trois ans deja ses voeux etaient prononces. La premiere parole du comte Odoardo a sa soeur, en la revoyant apres la mort de son pere, avait ete l'offre de lui faire obtenir du saint pere la rupture d'un engagement pris avant qu'elle connut la valeur du serment prononce, et qu'elle put apprecier l'etendue du sacrifice qu'elle allait faire; mais pour la pauvre enfant, qui n'avait vu le monde qu'a travers le voile insouciant de ses premieres annees, dont le coeur ne connaissait d'autre amour que celui qu'elle avait voue au Seigneur, le cloitre avait son charme, et la solitude son enchantement; elle remercia donc son frere bien-aime de l'offre qu'il lui faisait, mais elle l'assura qu'elle se trouvait heureuse et qu'elle craignait tout changement qui viendrait donner a son existence un autre avenir que celui auquel elle s'etait habituee. Le jeune homme, qui commencait a aimer, et qui savait quel changement l'amour apporte dans la vie, se retira en priant Dieu de permettre que sa soeur ne regrettat jamais la resolution qu'elle avait prise. Quelques mois s'ecoulerent; puis arriverent les evenemens que nous avons racontes: le comte Odoardo se retira en Sicile, comme nous l'avons dit, laissant la jeune carmelite sous la garde du Seigneur. Les Francais entrerent a Naples, et la republique parthenopeenne fut proclamee: un des premiers actes du nouveau gouvernement fut, ainsi que l'avait fait sa soeur ainee la republique francaise, d'ouvrir les portes de tous les couvens et de declarer que les voeux prononces par force etaient nuls. Puis, comme cette decision etait insuffisante pour determiner les femmes surtout a quitter l'asile ou elles s'etaient habituees a vivre et ou elles comptaient mourir, un decret arriva bientot qui declarait les ordres religieux completement abolis. Force fut alors aux pauvres colombes de sortir de leur nid; Teresa se retira chez sa tante, qui l'accueillit comme si elle eut ete sa fille; mais la maison de la marquise de Livello (c'est ainsi que se nommait la tante de Teresa) etait mal choisie pour que la jeune religieuse put retrouver le calme qu'elle regrettait. La marquise, que sa position aristocratique, sa fortune et sa naissance attachaient de coeur a la maison de Bourbon, avait craint d'etre compromise par cet attachement bien connu, et elle s'etait empressee de recevoir chez elle le general Championnet et les principaux chefs de l'armee francaise. Parmi ces officiers il y avait un jeune colonel de vingt-quatre ans. A cette epoque, on etait colonel de bonne heure. Celui-ci, sans naissance, sans fortune, etait parvenu a ce grade, aide par son seul courage. A peine eut-il vu Teresa qu'il en devint amoureux; a peine Teresa l'eut-elle vu qu'elle comprit qu'il y a d'autre bonheur dans la vie que la solitude et le repos du cloitre. Les jeunes gens s'aimerent, l'un avec l'imagination d'un Francais, l'autre avec le coeur d'une Italienne. Cependant, des le premier retour qu'ils avaient fait sur eux-memes, ils avaient compris que cet amour ne pouvait etre que malheureux. Comment la soeur d'un emigre royaliste pouvait-elle epouser un colonel republicain? Les jeunes gens ne s'en aimerent pas moins, et peut-etre ne s'en aimerent-ils que davantage. Trois mois passerent comme un jour; puis cet ordre fatal, qui devait etre le signal de si grands malheurs, arriva a l'armee francaise de battre en retraite, et vint reveiller les amans au milieu de leur songe d'or. Il ne s'agissait point de se quitter: l'amour des jeunes gens etait trop grand pour s'arreter un instant a l'idee d'une separation. Se separer c'etait mourir, et tous deux se trouvaient si heureux, qu'ils avaient bonne envie de vivre. En Italie, pays des amours instantanees, tout a ete prevu pour qu'a chaque heure du jour et de la nuit un amour du genre de celui qui liait le jeune colonel a Teresa put recevoir sa sanctification. Deux amans se presentent devant un pretre, lui declarent qu'ils desirent se prendre pour epoux, se confessent, recoivent l'absolution, vont s'agenouiller devant l'autel, entendent la messe et sont maries. Le colonel proposa a Teresa un mariage de ce genre. Teresa accepta. Il fut convenu que pendant la nuit qui precederait le depart des Francais, Teresa quitterait le palais de sa tante, et que les deux jeunes gens iraient recevoir la benediction nuptiale dans l'eglise del Carmine, situee place du _Mercato nuovo_. Tout se fit ainsi qu'il avait ete arrete, a une chose pres. Les deux jeunes gens se presenterent devant le pretre, qui leur dit qu'il etait tout dispose a les unir aussitot qu'il les aurait entendus en confession. Il n'y avait rien a dire, c'etait l'habitude: le colonel s'y conforma en s'agenouillant d'un cote du confessionnal, tandis que la jeune fille s'agenouillait de l'autre; et quoique sans doute son recit ne fut pas exempt de certaines peccadiles, le pretre, qui savait qu'il faut passer quelque chose a un colonel, et surtout a un colonel de vingt-quatre ans, lui remit ses peches avec une facilite toute patriarcale. Mais, contre toute attente, il n'en fut pas ainsi de la pauvre Teresa. Le pretre lui pardonna bien son amour; il lui pardonna sa fuite de chez sa tante, puisque cette fuite avait pour but de suivre son mari; mais quand la jeune fille lui apprit qu'elle avait autrefois ete religieuse, qu'elle etait sortie de son couvent lors du decret qui abolissait les ordres religieux, le pretre se leva, declarant que, deliee aux yeux des hommes, Teresa ne l'etait pas aux regards de Dieu. En consequence, il refusa positivement de benir leur union. Teresa supplia, le colonel menaca, mais le pretre resta aussi insensible aux menaces qu'aux prieres. Le colonel avait grande envie de lui passer son epee au travers du corps, mais il reflechit qu'il n'en serait pas mieux marie apres cela, et il emporta Teresa entre ses bras, lui jurant que ce n'etait qu'un retard sans importance, et qu'a peine arrives en France ils trouveraient un pretre moins scrupuleux que celui-la, lequel s'empresserait de reparer le temps perdu en les unissant sans aucun delai et sans aucune contestation. Teresa aimait: elle crut et consentit a suivre son amant. Le lendemain, la marquise de Livello trouva une lettre qui lui annoncait la fuite de sa niece. Cette nouvelle lui causa une grande douleur. Cependant cette douleur ne venait pas tout entiere de la disparition de Teresa. Nous avons dit les craintes politiques de la marquise. Ces craintes, contre son opinion, avaient ete jusqu'a lui faire recevoir comme amis ces Francais qu'elle haissait. Or, elle prevoyait une reaction royaliste, elle avait deja a repondre aux bourboniens de sa facilite a fraterniser avec les patriotes: que serait-ce donc lorsqu'on apprendrait que la niece qui lui avait ete confiee, la soeur du comte Odoardo, c'est-a-dire d'un des plus ardens _santa fede_ de la cour du roi Ferdinand, etait partie de Naples avec un colonel republicain! La marquise de Livello se voyait deja perdue, guillotinee, prisonniere, ou tout au moins proscrite. Sa resolution fut prise immediatement: elle annonca que, depuis quelque temps, la sante de sa niece s'affaiblissait sans cesse, et que, supposant que l'air de Naples lui etait contraire, elle allait se retirer dans sa terre de Livello. Le meme soir, elle partit dans une voiture fermee ou elle etait censee etre avec Teresa, et le lendemain elle arriva dans son chateau, situe dans la terre de Bari, pres du petit fleuve Ofanto. C'etait un chateau sombre, isole, solitaire, et qui convenait parfaitement a la resolution qu'elle avait prise. Au bout d'un mois, le bruit se repandit a Naples que Teresa venait de mourir d'une maladie de langueur. Un certificat d'un vieux pretre attache a la maison de la marquise depuis cinquante ans ne laissa aucun doute sur cet evenement. D'ailleurs, a qui le soupcon que cette nouvelle etait un mensonge pouvait-il venir? On savait que la marquise adorait sa niece, et elle avait annonce hautement qu'elle n'aurait pas d'autre heritiere; enfin la marquise avait repandu ce bruit avec d'autant plus de confiance que Teresa lui avait annonce dans sa lettre qu'elle ne la reverrait jamais. Le comte Odoardo fut au desespoir. Lia et sa soeur, c'etait tout ce qu'il aimait au monde: heureusement Lia lui restait. Nous avons dit comment, en rentrant a Naples avec le cardinal Ruffo, Odoardo avait retrouve Lia plus aimante que jamais; nous avons dit comment ils avaient ete unis et comment ils avaient fui Naples pour etre tout entiers a leur amour. Ils habitaient donc cette charmante villa que nous avons decrite, situee sur le penchant du Vesuve, et des fenetres de laquelle on voyait a la fois le volcan, la mer, Naples, et toute cette delicieuse vallee de l'antique Campanie qui s'etend vers Acerra. Les deux nouveaux epoux recevaient peu de monde; le bonheur aime le calme et cherche la solitude. D'ailleurs, dans les premiers jours de son mariage, une des amies de la comtesse, en venant lui rendre sa visite de noce, l'avait trouvee seule, et s'etait empressee de la feliciter, non seulement de son union avec le comte Odoardo, mais encore du triomphe qu'elle avait obtenu sur sa rivale, triomphe dont cette union etait la preuve. Alors, sans savoir ce que signifiaient ces paroles, Lia avait pali et avait demande de quelle rivale on voulait parler, et de quel triomphe il etait question. L'obligeante amie avait aussitot raconte a la jeune comtesse qu'il n'avait ete bruit a la cour de Palerme que de l'amour que le comte avait inspire a la belle Emma Lyonna, la favorite de Caroline, bruit qui avait fait craindre aux amies de la future comtesse que son mariage ne fut fort aventure; mais il n'en avait point ete ainsi: le nouveau Renaud, egare un instant, selon la visiteuse, avait enfin rompu les fers de cette autre Armide, et, quittant l'ile enchantee ou s'etait un instant perdu son coeur, il etait revenu plus amoureux que jamais a ses premieres amours. Lia avait ecoute toute cette histoire le sourire sur les levres et la mort dans l'ame; puis, satisfaite de la douleur qu'elle avait causee, l'officieuse amie etait retournee a Naples, laissant dans le coeur de la jeune epouse toutes les angoisses de la jalousie. Aussi, a peine la porte se fut-elle refermee derriere la visiteuse, que Lia fondit en larmes. Presqu'en meme temps une porte laterale s'ouvrit, et le comte entra. Lia essaya de lui cacher ses pleurs sous un sourire; mais, quand elle voulut parler, la douleur l'etouffa, et, au lieu des tendres paroles qu'elle essayait de prononcer, elle ne put qu'eclater en sanglots. Ce chagrin etait trop profond et trop inattendu pour que le comte n'en voulut pas savoir la cause. Lia, de son cote, avait le coeur trop plein pour renfermer long-temps un pareil secret: toute sa douleur deborda, sans reproches, sans recriminations, mais telle qu'elle l'avait eprouvee, pleine d'angoisses et d'amertume. Odoardo sourit. Il y avait quelque chose de vrai dans ce qu'avait raconte a Lia son obligeante amie. La belle Emma Lyonna avait effectivement distingue le comte; mais, a son grand etonnement, sa sympathie n'avait ete accueillie que par la froide politesse de l'homme du monde. Enfin, l'occasion s'etait presentee pour lui de quitter la Sicile avec le cardinal Ruffo; il s'etait empresse de la saisir. Odoardo raconta tout cela a sa femme avec l'accent de la verite, sans faire valoir aucunement le sacrifice qu'il avait fait, car il aimait trop Lia pour croire qu'il lui avait fait un sacrifice. Lia, rassuree par son sourire, avait fini par oublier cette aventure comme on oublie les soupcons d'amour, c'est-a-dire qu'elle n'y pensait plus que lorsqu'elle etait seule. Un matin qu'Odoardo etait sorti des le point du jour pour chasser dans la montagne, Lia, en traversant sa chambre, vit sur sa table quatre ou cinq lettres que le domestique venait de rapporter de la ville; elle y jeta machinalement les yeux; une de ces lettres etait une ecriture de femme. Lia tressaillit. Elle avait un trop profond sentiment de son devoir pour decacheter cette lettre; mais elle ne put resister au desir de s'assurer du genre de sensation qu'eprouverait son mari en la decachetant. Aussitot qu'elle l'entendit rentrer, elle se glissa dans un cabinet d'ou elle pouvait tout voir, et attendit, anxieuse et tremblante, comme si quelque chose de supreme allait se decider pour elle. Le comte traversa sa chambre sans s'arreter, et entra dans celle de sa femme; on lui avait dit que la comtesse etait chez elle, il croyait l'y trouver. Il l'appela. Repondre, c'etait se trahir. Lia se tut. Odoardo rentra alors dans sa chambre, deposa son fusil dans un coin, jeta sa carnassiere sur un sofa; puis, s'avancant nonchalamment vers la table ou etaient les lettres, il jeta sur elles un coup d'oeil indifferent; mais a peine eut-il vu cette ecriture fine qui avait tant intrigue la comtesse, qu'il poussa un cri et que sans s'inquieter des autres depeches, il se saisit de celle-la. La seule vue de cette ecriture avait cause au comte une telle emotion, qu'il fut oblige de s'appuyer a la table pour ne pas tomber; puis il resta un instant les regards fixes sur l'adresse comme s'il ne pouvait en croire ses yeux. Enfin il brisa le cachet en tremblant, chercha la signature, la lut avidement, devora la lettre, la couvrit de baisers; puis il resta pensif quelques minutes et pareil a un homme qui se consulte. Enfin, ayant relu cette epitre, dont l'importance n'etait pas douteuse, il la replia soigneusement, regarda autour de lui pour s'assurer qu'il n'avait point ete vu, et, se croyant seul, il la cacha dans la poche de cote de sa veste de chasse, de maniere que, soit par hasard, soit avec intention, la lettre se trouvait reposer sur son coeur. Cette lettre, c'etait une lettre de Teresa. A la vue de l'ecriture de celle qu'il croyait morte, Odoardo avait tressailli de surprise et avait cru etre le jouet de quelque illusion. C'est alors qu'il avait ouvert cette lettre avec tant d'emotion et de crainte. Alors tout lui avait ete revele. Le jeune colonel avait ete tue a la bataille de Genola, et Teresa s'etait trouvee seule et isolee dans un pays inconnu. Femme du colonel, elle fut rentree en France, fiere du nom qu'elle portait; mais le mariage n'avait pas encore eu lieu: elle avait droit de pleurer son amant, voila tout. Alors elle avait pense a son frere qui l'aimait tant; c'etait a lui seul qu'elle confiait sa position; elle le suppliait de lui garder le secret, desirant aux yeux de tous continuer de passer pour morte. Du reste, elle arrivait presque aussitot que sa lettre: un mot, qu'elle priait son frere de lui jeter poste restante, lui indiquerait ou elle pourrait descendre. La, elle l'attendrait avec toute l'impatience d'une soeur qui avait craint de ne jamais le revoir. Pour plus de securite, ce mot ne devait porter aucun nom et etre adresse a madame ----. Elle terminait sa lettre en lui recommandant de nouveau le secret, meme vis-a-vis de sa femme, dont elle craignait la rigidite et dont elle ne pourrait supporter le mepris. Odoardo tomba sur une chaise, succombant a l'exces de sa surprise et de sa joie. Nous n'essaierons pas meme de decrire les angoisses que la comtesse avait eprouvees pendant la demi-heure qui venait de s'ecouler. Vingt fois elle avait ete sur le point d'entrer, d'apparaitre tout a coup au comte, et de lui demander en face si c'etait ainsi qu'il tenait les sermens de fidelite qu'il lui avait faits. Mais retenue chaque fois par ce sentiment qui veut que l'on creuse son malheur jusqu'au fond, elle etait restee immobile et sans parole, enchainee a place comme si elle eut ete sous l'empire d'un reve. Cependant elle comprit que, si le comte la retrouvait la, il devinerait qu'elle avait tout vu, et par consequent se tiendrait sur ses gardes. Elle s'elanca donc dans le jardin, et par une reaction desesperee sur elle-meme, elle parvint, au bout de quelques minutes, a rendre un certain calme a ses trais; quant a son coeur, il semblait a la comtesse qu'un serpent la devorait. Le comte aussi etait descendu dans le jardin: tous deux se rencontrerent donc bientot, et tous deux en se rencontrant firent un effort visible sur eux-memes, l'un pour dissimuler sa joie, l'autre pour cacher sa douleur. Odoardo courut a sa femme. Lia l'attendit. Il la serra dans ses bras avec un mouvement si puissant, qu'il etait presque convulsif. --Qu'avez-vous donc, mon ami? demanda la comtesse. --Oh! je suis bien heureux! s'ecria le comte. Lia se sentit prete a s'evanouir. Tous deux rentrerent pour diner. Apres le diner, pendant lequel Odoardo parut tellement preoccupe qu'il ne fit point attention a la preoccupation de sa femme, il se leva et prit son chapeau. --Ou allez-vous? demanda Lia en tressaillant. Il y avait, dans le ton avec lequel ces paroles etaient prononcees, un accent si etrange, qu'Odoardo regarda Lia avec etonnement. --Ou je vais? dit-il en regardant Lia. --Oui, ou allez-vous? reprit Lia avec un accent plus doux et en s'efforcant de sourire. --Je vais a Naples. Qu'y a-t-il d'etonnant que j'aille a Naples? continua Odoardo en riant. --Oh! rien, sans doute, mais vous ne m'aviez pas dit que vous me quittiez ce soir. --Une des lettres que j'ai recues ce matin me force a cette petite course, dit le comte; mais je rentrerai de bonne heure, sois tranquille. --Mais c'est donc une affaire importante qui vous appelle a Naples? --De la plus haute importance. --Ne pouvez-vous la remettre a demain? --Impossible. --En ce cas, allez. Lia prononca ce dernier mot avec un tel effort, que le comte revint a elle; et, la prenant dans son bras pour l'embrasser au front: --Souffres-tu, mon amour? lui dit-il. --Pas le moins du monde, repondit Lia. --Mais tu as quelque chose? continua-t-il en insistant. --Moi? rien, absolument rien. Que voulez-vous que j'aie, moi? Lia prononca ces paroles avec un sourire si amer, que cette fois Odoardo vit bien qu'il se passait en elle quelque chose d'etrange. --Ecoute, mon enfant, lui dit-il, je ne sais pas si tu as quelque cause de chagrin; mais ce que je sais, c'est que mon coeur me dit que tu souffres. --Votre coeur se trompe, dit Lia; partez donc tranquille et ne vous inquietez pas de moi. --M'est-il possible de te quitter, meme pour un instant, lorsque tu me dis adieu ainsi? --Eh bien! donc, puisque tu le veux, dit Lia en faisant un nouvel effort sur elle-meme, va, mon Odoardo, et reviens bien vite. Adieu. Pendant ce temps on avait selle le cheval favori du comte, et il pietinait au bas du perron. Odoardo sauta dessus et s'eloigna en faisant de la main un signe a Lia. Lorsqu'il eut disparu derriere le premier massif d'arbres, Lia monta dans un petit pavillon qui surmontait la terrasse et d'ou l'on decouvrait toute la route de Naples. De la elle vit Odoardo se dirigeant vers la ville au grand galop de son cheval. Son coeur se serra plus fort; car, au lieu que l'idee lui vint que c'etait pour etre plus tot de retour, elle pensa que c'etait pour s'eloigner plus rapidement. Odoardo allait a Naples pour retenir un appartement a sa soeur. D'abord il eut l'idee de lui louer un palais, puis il comprit que ce n'etait point agir selon les instructions qu'il avait recues et que mieux valait quelque petite chambre bien isolee dans un quartier perdu. Il trouva ce qu'il cherchait, rue San-Giacomo, no. 11, au troisieme etage, chez une pauvre femme qui louait des chambres en garni. Seulement, lorsqu'il eut fait choix de celle qu'il reservait pour Teresa, il fit venir un tapissier et lui fit promettre que le lendemain au matin les murs seraient couverts de soie et les carreaux de tapis. Le tapissier s'engagea a faire de cette pauvre chambre un petit boudoir digne d'une duchesse. Le tapissier fut paye d'avance un tiers en plus de ce qu'il demandait. En sortant, le comte rencontra son hotesse: elle etait avec sa soeur, vieille megere comme elle. Le comte lui recommanda tous les soins possibles pour sa nouvelle pensionnaire. L'hotesse demanda quel etait son nom. Le comte repondit qu'il etait inutile qu'elle connut ce nom, qu'une femme jeune et jolie se presenterait, demandant le comte Giordani, et que c'etait a cette femme que la chambre etait destinee. Les deux vieilles echangerent un sourire, que le comte ne vit meme pas, ou auquel il ne fit pas attention. Puis, sans meme se donner le temps d'ecrire, tant il etait inquiet de Lia, il reprit le chemin de la villa Giordani, pensant qu'il enverrait la lettre par un domestique. Lia etait restee dans le pavillon jusqu'a ce qu'elle eut perdu son mari de vue. Alors elle etait redescendue dans sa chambre, continuant de le suivre avec les yeux inquiets et percans de la jalousie. Son coeur etait oppresse a ne plus le sentir battre; elle ne pouvait ni pleurer ni crier, c'etait un supplice affreux, et il lui semblait qu'on ne pouvait l'eprouver sans mourir. Lia resta deux heures, la tete renversee sur le dos de son fauteuil, tenant a pleines mains ses cheveux tordus entre ses doigts. Au bout de deux heures, elle entendit le galop du cheval: c'etait Odoardo qui revenait; elle sentit qu'en ce moment elle ne pourrait pas le voir, il lui semblait qu'elle le haissait autant qu'elle l'avait aime; elle courut a la porte qu'elle ferma au verrou, et revint se jeter sur son lit. Bientot elle entendit les pas du comte qui s'approchait de la porte; il essaya de l'ouvrir, mais la porte resista. Alors il parla a voix basse, et Lia entendit ces mots venir jusqu'a elle:--C'est moi, mon enfant, dors-tu? Lia ne repondit rien. Elle retourna seulement la tete et regarda du cote par ou venait cette voix avec des yeux ardens de fievre. --Reponds-moi, continua Odoardo. Lia se tut. Elle entendit alors les pas du comte qui s'eloignait. Un instant apres sa voix parvint de nouveau jusqu'a elle: il demandait a sa femme de chambre si elle savait ce qu'avait sa maitresse; mais celle-ci, qui ne s'etait apercue de rien, repondit que sa maitresse etait rentree dans sa chambre, et que, sans doute fatiguee de la chaleur, elle s'etait couchee et endormie. --C'est bien, dit le comte, je vais ecrire. Quand la comtesse sera eveillee, prevenez-moi. Et Lia entendit Odoardo qui rentrait dans sa chambre et qui s'asseyait devant une table. Les deux chambres etaient contigues; Lia se leva doucement, tira la cle de la porte et regarda par la serrure. Odoardo ecrivait effectivement; et sans doute la lettre qu'il ecrivait repondait a un besoin de son coeur, car une expression infinie de bonheur etait repandue sur tout son visage. --Il lui ecrit! murmura Lia. Et elle continua de regarder, hesitant entre sa jalousie qui la poussait a ouvrir cette porte, a courir au comte, a arracher cette lettre de ses mains, et un reste de raison qui lui disait que ce n'etait peut-etre point a une femme qu'il ecrivait et que mieux valait attendre. Le comte acheva la lettre, la cacheta, mit l'adresse, sonna un domestique, lui ordonna de monter a cheval et de porter a l'instant la lettre qu'il venait d'ecrire. C'etait celle que Teresa devait trouver poste restante. Le domestique prit la lettre des mains du comte et sortit. La comtesse courut a une petite porte de degagement qui donnait de son cabinet de toilette dans le corridor, et descendit au jardin. Au moment ou le domestique allait franchir la grille du parc, il rencontra la comtesse. --Ou allez-vous si tard, Giuseppe? demanda la comtesse. --Porter, de la part de M. le comte, cette lettre a la poste, repondit le domestique. Et en disant ces mots il tendit la lettre vers la comtesse; Lia jeta un coup d'oeil rapide sur l'adresse et lut: "A madame ----, poste restante, a Naples." --C'est bien, dit-elle. Allez. Le domestique partit au galop. Cette fois, il n'y avait plus de doute, c'etait bien a une femme qu'il ecrivait, a une femme qui cachait son nom sous un signe, a une femme qui, par consequent, voulait rester inconnue. Pourquoi ce mystere, s'il n'y avait pas en dessous quelque intrigue criminelle? Des lors le parti de la comtesse fut arrete. Elle resolut de dissimuler, afin d'epier son mari jusqu'au bout, et, avec une puissance dont elle se serait crue elle-meme incapable, elle rentra dans sa chambre, et, ouvrant la porte qui donnait dans l'appartement du comte, elle s'avanca vers Odoardo, le sourire sur les levres. Le lendemain, Odoardo avait completement oublie cette preoccupation qu'il avait remarquee la veille sur le visage de Lia, et qui l'avait un instant inquiete. Lia paraissait plus joyeuse et plus confiante dans l'avenir que jamais. Le lendemain etait un dimanche. La matinee de ce jour-la etait consacree par la comtesse a une grande distribution d'aumones. Aussi, des huit heures du matin, la grille du parc etait-elle encombree de pauvres. Apres le dejeuner, le comte, qui etait habitue a abandonner cette oeuvre de bienfaisance a sa femme, prit son fusil, sa carnassiere et son chien et s'en alla faire un tour dans la montagne. Lia monta au pavillon; elle vit Odoardo s'eloigner dans la direction d'Avellino. Cette fois, il n'allait donc pas a Naples. Elle respira. C'etait, depuis la veille, la premiere fois qu'elle se retrouvait seule avec elle-meme. Au bout d'un instant, sa femme de chambre vint lui dire que les pauvres l'attendaient. Lia descendit, prit une poignee de carlins et s'achemina vers la grille du parc. Chacun eut sa part: vieillards, femmes, enfans, chacun etendit vers la belle comtesse sa main vide et retira sa main enrichie d'une aumone. Au fur et a mesure que s'operait la distribution, ceux qui avaient recu se retiraient et faisaient place a d'autres. Il ne restait plus qu'une vieille femme assise sur une pierre, qui n'avait encore rien demande ni rien recu, et qui, comme si elle eut ete endormie, tenait sa tete sur ses deux genoux. Lia l'appela, elle ne repondit point; Lia fit quelques pas vers elle, la vieille resta immobile; enfin Lia lui toucha l'epaule, et elle leva la tete. --Tenez, ma bonne femme, dit la comtesse en lui presentant une petite piece d'argent, prenez et priez pour moi. --Je ne demande pas l'aumone, dit la vieille femme, je dis la bonne aventure. Lia regarda alors celle qu'elle avait prise pour une pauvresse, et elle reconnut son erreur. En effet, ses vetemens, qui etaient ceux des paysannes de Solatra et d'Avellino, n'indiquaient pas precisement la misere; elle avait une jupe bleue bordee d'une espece de broderie grecque, un corsage de drap rouge, une serviette pliee sur le front a la maniere d'Aquila, un tablier autour duquel courait une arabesque, et de larges manches de toile grise par lesquelles sortaient ses bras nus. Sa tete, qui eut pu servir de modele a Schnetz pour prendre une de ces vieilles paysannes qu'il affectionne, etait pleine de caractere et semblait taillee dans un bloc de bistre. Les rides et les plis qui la sillonnaient etaient accuses avec tant de fermete, qu'ils semblaient creuses a l'aide du ciseau. Toute sa figure avait l'immobilite de la vieillesse. Ses yeux seuls vivaient et semblaient avoir le don de lire jusqu'au fond du coeur. Lia reconnut une de ces bohemiennes a qui leur vie errante a livre quelques uns des secrets de la nature et qui ont vieilli en speculant sur l'ignorance ou sur la curiosite. Lia avait toujours eu de la repugnance pour ces pretendus sorciers. Elle fit donc un pas pour s'eloigner. --Vous ne voulez donc pas que je vous dise votre bonne aventure, signora? reprit la vieille. --Non, dit Lia, car ma bonne aventure, a moi, pourrait bien, si elle etait vraie, n'etre qu'une sombre revelation. --L'homme est souvent plus presse de connaitre le mal qui le menace que le bien qui peut lui arriver, repondit la vieille. --Oui, tu as raison, dit Lia. Aussi, si je pouvais croire en ta science, je n'hesiterais pas a te consulter. --Que risquez-vous? reprit la vieille. Aux premieres paroles que je dirai, vous verrez bien si je mens. --Tu ne peux pas connaitre ce que je veux savoir, dit Lia. Ainsi ce serait inutile. --Peut-etre, dit la vieille. Essayez. Lia se sentait combattue par ce double principe dont, depuis la veille, elle avait plusieurs fois eprouve l'influence. Cette fois encore elle ceda a son mauvais genie, et se rapprochant de la vieille: --Eh bien! que faut-il que je fasse? demanda-t-elle. --Donnez-moi votre main, repondit la vieille. La comtesse ota son gant et tendit sa main blanche, que la vieille prit entre ses mains noires et ridees. C'etait un tableau tout compose que cette jeune, belle, elegante et aristocratique personne, debout, pale et immobile devant cette vieille paysanne aux vetemens grossiers, au teint brule par le soleil. --Que voulez-vous savoir? dit la bohemienne apres avoir examine les lignes de la main de la comtesse avec autant d'attention que si elle avait pu y lire aussi facilement que dans un livre. Dites, que voulez-vous savoir? le present, le passe ou l'avenir? La vieille prononca ces mots avec une telle confiance que Lia tressaillit; elle etait Italienne, c'est-a-dire superstitieuse; elle avait eu une nourrice calabraise, elle avait ete bercee par des histoires de stryges et de bohemiens. --Ce que je veux savoir, dit-elle en essayant de donner a sa voix l'assurance de l'ironie; je desire savoir le passe: il m'indiquera la foi que je puis avoir dans l'avenir. --Vous etes nee a Salerne, dit la vieille; vous etes riche, vous etes noble, vous avez eu vingt ans a la derniere fete de la Madone de l'Arc, et vous avez epouse dernierement un homme dont vous avez ete longtemps separee et que vous aimez profondement. --C'est cela, c'est bien cela, dit Lia en palissant; et voila pour le passe. --Voulez-vous savoir le present? dit la vieille en fixant sur la comtesse ses petits yeux de vipere. --Oui, dit Lia apres un instant de silence et d'hesitation; oui, je le veux. --Vous vous sentez le courage de le supporter? --Je suis forte. --Mais si je rencontre juste, que me donnerez-vous? demanda la vieille. --Cette bourse, repondit la comtesse en tirant de sa poche un petit filet enrichi de perles, et dans laquelle on voyait briller, a travers la soie, l'or d'une vingtaine de sequins. La vieille jeta sur l'or un regard de convoitise, et etendit instinctivement la main pour s'en emparer. --Un instant! dit la comtesse, vous ne l'avez pas encore gagne. --C'est juste, signora, repondit la vieille. Rendez-moi votre main. Lia rendit sa main a la bohemienne. --Oui, oui, le present, murmura la vieille, le present est une triste chose pour vous, signora; car voici une ligne qui va du pouce a l'annulaire, et qui me dit que vous etes jalouse. --Ai-je tort de l'etre? demanda Lia. --Ah! cela, je ne puis vous le dire, reprit la bohemienne, car ici la ligne se confond avec deux autres. Seulement ce que je sais, c'est que votre mari a un secret qu'il vous cache. --Oui, c'est cela, murmura la comtesse; continuez. --C'est une femme qui est l'objet de ce secret, reprit la bohemienne. --Jeune? demanda Lia. --Jeune?... oui, jeune, repondit la bohemienne apres un moment d'hesitation. --Jolie? continua la comtesse. --Jolie? Je ne la vois qu'a travers un voile; je ne puis donc vous repondre. --Et ou est cette femme? --Je ne sais. --Comment, tu ne sais? --Non! je ne sais pas ou elle est aujourd'hui. Il me semble qu'elle est dans une eglise, et je ne vois pas de ce cote-la; mais je puis vous dire ou elle sera demain. --Et ou sera-t-elle demain? --Demain elle sera dans une petite chambre de la rue San-Giacomo, no. 11, au troisieme etage, ou elle attendra votre mari. --Je veux voir cette femme! s'ecria la comtesse en jetant sa bourse a la bohemienne. Cinquante sequins si je la vois. --Je vous la ferai voir, dit la vieille; mais a une condition. --Parle. Laquelle? --C'est que, quelque chose que vous voyiez et que vous entendiez, vous ne paraitrez point. --Je te le promets. --Ce n'est pas assez de le promettre, il faut le jurer. --Je te le jure. --Sur quoi? --Sur les plaies du Christ. --Bien. Ensuite il faudrait vous procurer un vetement de religieuse, afin que, si vous etes rencontree, vous ne soyez pas reconnue. --J'en ferai demander un au couvent de Sainte-Marie-des-Graces, dont ma tante est abbesse; ou plutot... attends... J'irai des le matin sous pretexte de lui faire une visite; viens m'y prendre a dix heures avec une voiture fermee, et attends-moi a la petite porte qui donne dans la rue de l'Arenaccia. --Tres bien, dit la bohemienne; j'y serai. Lia rentra chez elle, et la vieille s'eloigna en branlant la tete et en comptant son or. A deux heures Odoardo rentra. Lia l'entendit demander au valet de chambre si l'on n'avait pas apporte quelque lettre pour lui. Le valet de chambre repondit que non. Lia fit semblant de n'avoir rien entendu que les pas du comte, pas qu'elle connaissait si bien, et elle ouvrit la porte en souriant. --Oh! quelle bonne surprise! lui dit-elle. Tu es rentre plus tot que je n'esperais. --Oui, dit Odoardo en jetant les yeux du cote du Vesuve; oui, j'etais inquiet. Ne sens-tu pas qu'il fait etouffant? ne vois-tu pas que la fumee du Vesuve est plus epaisse que d'habitude? La montagne nous promet quelque chose! --Je ne sens rien, je ne vois rien, dit Lia. D'ailleurs, ne sommes-nous pas du cote privilegie? --Oui, et maintenant plus privilegie que jamais, dit Odoardo: un ange le garde. Cette soiree se passa comme l'autre, sans que le comte concut aucun soupcon, tant Lia sut dissimuler sa douleur. Le lendemain, a neuf heures du matin, elle demanda au comte la permission d'aller voir sa tante la superieure du couvent de Sainte-Marie. Cette permission lui fut gracieusement accordee. Le Vesuve devenait de plus en plus menacant; mais tous deux avaient trop de choses dans le coeur et l'esprit pour penser au Vesuve. La comtesse monta en voiture et se fit conduire au couvent de Sainte-Marie-des-Graces. Arrivee la, elle dit a sa tante que, pour accomplir incognito une oeuvre de bienfaisance, elle avait besoin d'un costume de religieuse. L'abbesse lui en fit apporter un a sa taille. Lia le revetit. Comme elle achevait sa toilette monastique, la vieille la fit demander: elle attendait a la porte avec la voiture fermee. Cinq minutes apres, cette voiture s'arretait a l'angle de la rue San-Giacomo et de la place Santa-Medina. Lia et sa conductrice descendirent et firent quelques pas a pied; puis elles entrerent par une petite porte a gauche, trouverent un escalier sombre et etroit, et monterent au troisieme etage. Arrivee la, la vieille poussa une porte et entra dans une espece d'antichambre, ou une autre vieille l'attendait. Les deux bohemiennes alors firent renouveler a Lia son serment de ne jamais rien dire sur la maniere dont elle avait decouvert la trahison de son mari; puis ce serment fait dans les memes termes que la premiere fois, elles l'introduisirent dans une petite chambre, a la cloison de laquelle une ouverture presque imperceptible avait ete pratiquee. Lia colla son oeil a cette ouverture. La premiere chose qui la frappa dans cette chambre, et la seule qui attira d'abord toute son attention, fut une ravissante jeune femme de son age a peu pres, reposant tout habillee sur un lit aux rideaux de satin bleu moire d'argent; elle paraissait avoir cede a la fatigue et dormait profondement. Lia se retourna pour interroger l'une ou l'autre des deux vieilles; mais toutes deux avaient disparu. Elle reporta avidement son oeil a l'ouverture. La jeune femme s'eveillait; elle venait de soulever sa tete, qu'elle appuyait encore tout endormie sur sa main. Ses longs cheveux noirs tombaient en boucles de son front jusque sur l'oreiller, lui couvrant a demi le visage. Elle secoua la tete pour ecarter ce voile, ouvrit languissamment les yeux, regarda autour d'elle, comme pour reconnaitre ou elle etait; puis, rassuree sans doute par l'inspection, un leger et triste sourire passa sur ses levres; elle fit une courte priere mentale, baisa un petit crucifix qu'elle portait au cou, et, descendant de son lit, elle alla soulever le rideau de la fenetre, regarda long-temps dans la rue comme attendant quelqu'un, et, ce quelqu'un ne paraissant pas encore, elle revint s'asseoir. Pendant ce temps, Lia l'avait suivie de l'oeil, et ce long examen lui avait brise le coeur. Cette femme etait parfaitement belle. La vue de Lia se reporta alors de cette femme aux objets qui l'entouraient. La chambre qu'elle habitait etait pareille a celle dans laquelle Lia avait ete introduite; mais dans la chambre voisine une main prevoyante avait reuni tous ces mille details de luxe dont a besoin d'etre sans cesse accompagnee, comme une peinture l'est de son cadre, la femme belle, elegante et aristocratique; tandis que l'autre chambre, celle ou se trouvait Lia, avec ses murs nus, ses chaises de paille, ses tables boiteuses, avait conserve son caractere de misere et de vetuste. Il etait evident que l'autre chambre avait ete preparee pour recevoir la belle hotesse. Cependant celle-ci attendait toujours, dans la meme pose, pensive et melancolique, la tete penchee sur sa poitrine, celui qui sans doute avait veille a l'arrangement du charmant boudoir qu'elle occupait. Tout a coup elle releva le front, preta l'oreille avec anxiete et demeura soulevee a demi et les yeux fixes sur la porte. Bientot sans doute le bruit qui l'avait tiree de sa reverie devint plus distinct; elle se leva tout a fait, appuyant une main sur son coeur et cherchant de l'autre un appui, car elle palissait visiblement et semblait prete a s'evanouir. Il y eut alors un instant de silence, pendant lequel le bruit des pas d'un homme montant l'escalier arriva jusqu'a Lia elle-meme; puis la porte de la chambre voisine s'ouvrit: l'inconnue jeta un grand cri, etendit les bras et ferma les yeux comme si elle ne pouvait resister a son emotion. Un homme se precipita dans la chambre et la retint sur son coeur au moment ou elle allait tomber. Cet homme, c'etait le comte. La jeune femme et lui ne purent qu'echanger deux paroles: --Odoardo! Teresa! La comtesse n'en put supporter davantage; elle poussa un gemissement douloureux et tomba evanouie sur le plancher. Quand elle recouvra ses sens, elle etait dans une autre chambre. Les deux vieilles lui jetaient de l'eau sur le visage et lui faisaient respirer du vinaigre. Lia se leva d'un mouvement rapide comme la pensee, et voulut s'elancer vers la porte de la chambre qui renfermait Odoardo et la femme inconnue, mais les deux vieilles lui rappelerent son serment. Lia courba la tete sous une promesse sacree, tira de sa poche une bourse contenant une cinquantaine de louis et la donna a la bohemienne; c'etait le prix de la prophetie faite par elle, et qui s'etait si ponctuellement et si cruellement accomplie. La comtesse descendit l'escalier, remonta dans sa voiture, donna machinalement l'ordre de la conduire au couvent de Sainte-Marie-des-Graces et rentra chez sa tante. Lia etait si pale que la bonne abbesse s'apercut tout aussitot qu'il venait de lui arriver quelque chose; mais a toutes les questions de sa tante, Lia repondit qu'elle s'etait trouvee mal et que ce reste de paleur venait de l'evanouissement qu'elle avait subi. L'amour de la superieure s'alarma d'autant plus que, tout en lui racontant l'accident qui venait de lui arriver, sa niece lui en cachait la cause. Aussi fit-elle tout ce qu'elle put pour obtenir de la comtesse qu'elle restat au couvent jusqu'a ce qu'elle fut remise tout a fait; mais l'emotion qu'avait eprouvee Lia n'etait point une de ces secousses dont on se remet en quelques heures. La blessure etait profonde, douloureuse et envenimee. Lia sourit amerement aux craintes de sa tante, et, sans meme essayer de les combattre, declara qu'elle voulait retourner chez elle. L'abbesse lui montra alors la cime de la montagne tout enveloppee de fumee, et lui dit qu'une eruption prochaine etant inevitable, il serait plus raisonnable a elle de faire dire a son mari de venir la rejoindre et d'attendre les resultats de cette eruption en un lieu sur. Mais Lia lui repondit en lui montrant d'un geste cette pente verdoyante de la montagne sur laquelle, depuis que le Vesuve existait, pas le plus petit ruisseau de lave ne s'etait egare. L'abbesse, voyant alors que sa resolution etait inebranlable, prit conge d'elle en la recommandant a Dieu. La comtesse remonta en voiture. Dix minutes apres, elle etait a la villa Giordani. Odoardo n'etait pas encore rentre. La, les douleurs de Lia redoublerent. Elle parcourut comme une insensee les appartemens et les jardins: chaque chambre, chaque bouquet d'arbres, chaque allee avait pour elle un souvenir, delicieux trois jours auparavant, aujourd'hui mortel. Partout Odoardo lui avait dit qu'il l'aimait. Chaque objet lui rappelait une parole d'amour. Alors Lia sentit que tout etait fini pour elle et qu'il lui serait impossible de vivre ainsi; mais elle sentit en meme temps qu'il lui etait impossible de mourir en laissant Odoardo dans le monde qu'habitait sa rivale. En ce moment, il lui vint une idee terrible: c'etait de tuer Odoardo et de se tuer ensuite. Lorsque cette idee se presenta a son esprit, elle jeta presque un cri d'horreur; mais peu a peu elle forca son esprit de revenir a cette pensee, comme un cavalier puissant force son cheval rebelle de franchir l'obstacle qui l'avait d'abord effarouche. Bientot cette pensee, loin de lui inspirer de la crainte, lui causa une sombre joie; elle se voyait le poignard a la main, reveillant Odoardo de son sommeil, lui criant le nom de sa rivale entre deux blessures mortelles, se frappant a son tour, mourant a cote de lui, et le condamnant a ses embrassemens pour l'eternite. Et Lia s'etonnait qu'au fond d'une douleur si poignante une resolution pareille put remuer une si grande joie. Elle alla dans le cabinet d'Odoardo. La etaient des trophees d'armes de tous les pays, de toutes les especes, depuis le crik empoisonne du Malais jusqu'a la hache gothique du chevalier franc. Lia detacha un beau cangiar turc, au fourreau de velours, au manche tout emaille de topazes, de perles et de diamans. Elle l'emporta dans sa chambre, en essaya la pointe au bout de son doigt, dont une goutte de sang jaillit, limpide et brillante comme un rubis, puis le cacha sous son oreiller. En ce moment, elle entendit le hennissement du cheval d'Odoardo et comme elle se trouvait devant une glace, elle vit qu'elle devenait pale comme une morte. Alors elle se mit a rire de sa faiblesse, mais l'eclat de son propre rire l'effraya, et elle s'arreta toute frissonnante. En ce moment elle entendit les pas de son mari, qui montait l'escalier. Elle courut aux rideaux des fenetres, qu'elle laissa retomber afin d'augmenter l'obscurite et de derober ainsi au comte l'alteration de son visage. Le comte ouvrit la porte, et, encore ebloui par l'eclat du jour, il appela Lia de sa plus douce et de sa plus tendre voix. Lia sourit avec dedain, et, se levant du fauteuil ou elle etait assise dans l'ombre des rideaux de la fenetre, elle fit quelques pas au devant de lui. Odoardo l'embrassa avec cette effusion de l'homme heureux qui a besoin de repandre son bonheur sur tout ce qui l'entoure. Lia crut que son mari s'abaissait a feindre pour elle un amour qu'il n'eprouvait plus. Un instant auparavant elle avait crut le hair; des lors elle crut le mepriser. La journee se passa ainsi, puis la nuit vint. Bien souvent Odoardo, en regardant sa femme, qui s'efforcait de sourire sous son regard, ouvrit la bouche comme pour reveler un secret; puis chaque fois il retint les paroles sur ses levres, et le secret rentra dans son coeur. Pendant la soiree, les menaces du Vesuve devinrent plus effrayantes que jamais. Odoardo proposa plusieurs fois a sa femme de quitter la villa et de s'en aller dans leur palais de Naples; mais a chaque fois Lia pensa que cette proposition lui etait faite par Odoardo pour se rapprocher de sa rivale, le palais du comte etant situe dans la rue de Tolede, a cent pas a peine de la rue San-Giacomo. Aussi, a chaque proposition du comte, lui rappela-t-elle que le cote du Vesuve ou s'elevait la villa avait toujours ete respecte par le volcan. Odoardo en convint; mais il n'en decida pas moins que, si le lendemain les symptomes de la montagne etaient toujours les memes, ils quitteraient la villa pour aller attendre a Naples la fin de l'evenement. Lia y consentit. La nuit lui restait pour sa vengeance; elle ne demandait pas autre chose. Par un etrange phenomene atmospherique, a mesure que l'obscurite descendait du ciel, la chaleur augmentait. En vain les fenetres de la villa s'etaient ouvertes comme d'habitude pour aspirer le souffle du soir, la brise quotidienne avait manque, et, a sa place, la mer en ebullition degageait une vapeur lourde et tiede presque visible a l'oeil, et qui se repandait comme un brouillard a la surface de la terre. Le ciel, au lieu de s'etoiler comme a l'ordinaire, semblait un dome d'etain rougi pesant de tout son poids sur le monde. Une chaleur insupportable passait par bouffees, venant de la montagne et descendant vers la villa; et cette chaleur enervante semblait, a chaque fois qu'elle se faisait sentir, emporter avec elle une portion des forces humaines. Odoardo voulait veiller. Ces symptomes bien connus l'inquietaient pour Lia, mais Lia le rassurait en riant de ses frayeurs; Lia paraissait insensible a tous ces phenomenes. Quand le comte se couchait sans force et les yeux a demi fermes sur un fauteuil, Lia restait debout, ferme, roide et immobile, soutenue par la douleur qui veillait au fond de son ame. Le comte finit par croire que la faiblesse qu'il eprouvait venait d'une mauvaise disposition de sa part. Il demanda en riant le bras de Lia, s'y appuya pour gagner son lit, se jeta dessus tout habille, lutta un instant encore contre le sommeil, puis tomba enfin dans une espece d'engourdissement lethargique, et s'endormit la main de Lia dans les siennes. Lia resta debout pres du lit, silencieuse et sans faire un mouvement, tant qu'elle crut que le sommeil n'avait pas encore pris tout son empire. Puis, lorsqu'elle fut a peu pres certaine que le comte etait devenu insensible au bruit comme au toucher, elle retira doucement sa main, s'avanca vers l'antichambre, donna l'ordre aux domestiques de partir a l'instant meme pour Naples, afin de preparer le palais a les recevoir le lendemain matin, et rentra dans son appartement. Les domestiques, enchantes de pouvoir se mettre en surete en accomplissant leur devoir, s'eloignerent a l'instant meme. La comtesse, appuyee a sa fenetre ouverte, les entendit sortir, fermer la porte de la villa, puis la grille du jardin. Elle descendit alors, visita les antichambres, les corridors, les offices. La maison etait deserte: comme la comtesse le desirait, elle etait restee seule avec Odoardo. Elle rentra dans sa chambre, s'approcha de son lit d'un pas ferme, fouilla sous son oreiller, en tira le cangiar, le sortit du fourreau, examina de nouveau sa lame recourbee et toute diapree d'arabesques d'or; puis, les levres serrees, les yeux fixes, le front plisse, elle s'avanca vers la chambre d'Odoardo, pareille a Gulnare s'avancant vers l'appartement de Seide. La porte de communication etait ouverte, et la lumiere laissee par Lia dans sa chambre projetait ses rayons dans celle du comte. Elle s'avanca donc vers le lit, guidee par cette lueur. Odoardo etait toujours couche dans la meme position et dans la meme immobilite. Arrivee au chevet, elle etendit la main pour chercher l'endroit ou elle devait frapper. Le comte, oppresse par la chaleur, avait, avant de se coucher, ote sa cravate et entr'ouvert son gilet et sa chemise. La main de Lia rencontra donc sur sa poitrine nue, a l'endroit meme du coeur, un petit medaillon renfermant un portrait et des cheveux qu'elle lui avait donnes au moment ou il etait parti pour la Sicile, et qu'il n'avait jamais quittes depuis. La supreme exaltation touche a la supreme faiblesse. A peine Lia eut-elle senti et reconnu ce medaillon, qu'il lui sembla qu'un rideau se levait et qu'elle voyait repasser une a une, comme de douces et gracieuses ombres, les premieres heures de son amour. Elle se rappela, avec cette rapidite merveilleuse de la pensee qui enveloppe des annees dans l'espace d'une seconde, le jour ou elle vit Odoardo pour la premiere fois, le jour ou elle lui avoua qu'elle l'aimait, le jour ou il partit pour la Sicile, le jour ou il revint pour l'epouser; tout ce bonheur qu'elle avait supporte sans fatigue, dissemine qu'il avait ete sur sa vie, brisa sa force en se condensant pour ainsi dire dans sa pensee. Elle plia sous le poids des jours heureux; et, laissant echapper le cangiar de sa main tremblante, elle tomba a genoux pres du lit, mordant les draps pour etouffer les cris qui demandaient a sortir de sa poitrine, et suppliant Dieu de leur envoyer a tous deux cette mort qu'elle craignait de n'avoir plus la force de donner et de recevoir. Au moment meme ou elle achevait cette priere, un grondement sourd et prolonge se fit entendre, une secousse violente ebranla le sol, et une lumiere sanglante illumina l'appartement. Lia releva la tete: tous les objets qui l'entouraient avaient pris une teinte fantastique. Elle courut a la fenetre, se croyant sous l'empire d'une hallucination; mais la tout lui fut explique. La montagne venait de se fendre sur une longueur d'un quart de lieue. Une flamme ardente s'echappait de cette gercure infernale, et au pied de cette flamme bouillonnait, en prenant sa course vers la villa, un fleuve de lave qui menacait de l'avoir, avant un quart d'heure, engloutie et devoree. Lia, au lieu de profiter du temps qui lui etait accorde pour sauver Odoardo et se sauver avec lui, crut que Dieu avait entendu et exauce sa priere, et ses levres pales murmurerent ces paroles impies: "Seigneur, Seigneur, tu es grand, tu es misericordieux, je te remercie!..." Puis, les bras croises, le sourire sur les levres, les yeux brillans d'une volupte mortelle, tout illuminee par ce reflet sanglant, silencieuse et immobile, elle suivit du regard les progres devorans de la lave. Le torrent, ainsi que nous l'avons dit, s'avancait directement sur la villa Giordani, comme si, pareille a une de ces cites maudites, elle etait condamnee par la colere de Dieu, et que ce fut elle surtout et avant tout que ce feu de la terre, rival du feu du ciel, avait mission d'atteindre et de punir. Mais la course du fleuve de feu etait assez lente pour que les hommes et les animaux pussent fuir devant lui ou s'ecarter de son passage. A mesure qu'il avancait, l'air, de lourd et humide qu'il etait, devenait sec et ardent. Long-temps devant la lave les objets enchaines a la terre et en apparence insensibles semblaient, a l'approche du danger, recevoir la vie pour mourir. Les sources se tarissaient en sifflant, les herbes se dessechaient en agitant leurs cimes jaunies, les arbres se tordaient en se courbant comme pour fuir du cote oppose a celui d'ou venait la flamme. Les chiens de garde qu'on lachait la nuit dans le parc etaient venus chercher un refuge sur le perron, et se pressant contre le mur hurlaient lamentablement. Chaque chose creee, mue par l'instinct de la conservation, semblait reagir contre l'epouvantable fleau. Lia seule semblait hater du geste sa course et murmurait a voix basse: Viens! viens! viens! En ce moment, il sembla a Lia qu'Odoardo se reveillait: elle s'elanca vers son lit. Elle se trompait; Odoardo, sur lequel pesait pendant son sommeil cet air devorant, se debattait aux prises avec quelque songe terrible. Il semblait vouloir repousser loin de lui un objet menacant. Lia le regarda un instant, effrayee de l'expression douloureuse de son visage. Mais en ce moment les liens qui enchainaient ses paroles se briserent. Odoardo prononca le nom de Teresa. C'etait donc Teresa qui visitait ses reves! c'etait donc pour Teresa qu'il tremblait! Lia sourit d'un sourire terrible, et revint prendre sa place sur le balcon. Pendant ce temps, la lave marchait toujours et avait gagne du terrain; deja elle etendait ses deux bras flamboyans autour de la colline sur laquelle etait situee la villa. Si a cette heure Lia avait reveille Odoardo, il etait encore temps de fuir; car la lave, battant de front le monticule et s'etendant a ses deux flancs, ne s'etait point encore rejointe derriere lui. Mais Lia garda le silence, n'ayant au contraire qu'une crainte, c'etait que le cri supreme de toute cette nature a l'agonie ne parvint aux oreilles du comte et ne le tirat de son sommeil. Il n'en fut rien. Lia vit la lave s'etendre, pareille a un immense croissant, et se reunir derriere la colline. Elle poussa alors un cri de joie. Toute issue etait fermee a la fuite. La villa et ses jardins n'etaient plus qu'une ile battue de tous cotes par une mer de flammes. Alors la terrible maree commenca de monter aux flancs de la colline comme un flux immense et redouble. A chaque ressac, on voyait les vagues enflammees gagner du terrain et ronger l'ile, dont la circonference devenait de plus en plus etroite. Bientot la lave arriva aux murs du parc, et les murs se coucherent dans ses flots, tranches a leur base. A l'approche du torrent, les arbres se secherent, et la flamme, jaillissant de leur racine, monta a leur sommet. Chaque arbre, tout en brulant, conservait sa forme jusqu'au moment ou il s'abimait en cendres dans l'inondation ardente, qui s'avancait toujours. Enfin les premiers flots de lave commencerent a paraitre dans les allees du jardin. A cette vue, Lia comprit qu'a peine il lui restait le temps de reveiller Odoardo, de lui reprocher son crime et de lui faire comprendre qu'ils allaient mourir l'un par l'autre. Elle quitta la terrasse et s'approchant du lit: --Odoardo! Odoardo! s'ecria-t-elle en le secouant par le bras; Odoardo! leve-toi pour mourir! Ces terribles paroles, dites avec l'accent supreme de la vengeance, allerent chercher l'esprit du comte au plus profond de son sommeil. Il se dressa sur son lit, ouvrit des yeux hagards; puis, au reflet de la flamme, aux petillemens des carreaux qui se brisaient, aux vacillemens de la maison que les vagues de lave commencaient d'etreindre et de secouer, il comprit tout, et s'elancant de son lit: --Le volcan! le volcan! s'ecria-t-il. Ah! Lia! je te l'avais bien dit! Puis, bondissant vers la fenetre, il embrassa d'un coup d'oeil tout cet horizon brulant, jeta un cri de terreur, courut a l'extremite opposee de la chambre, ouvrit une fenetre qui donnait sur Naples, et voyant toute retraite fermee, il revint vers la comtesse en s'ecriant, desespere: --Oh! Lia, Lia, mon amour, mon ame, ma vie, nous sommes perdus! --Je le sais, repondit Lia. --Comment, tu le sais? --Depuis une heure je regarde le volcan! je n'ai pas dormi, moi! --Mais si tu ne dormais pas, pourquoi m'as-tu laisse dormir? --Tu revais de Teresa, et je ne voulais pas te reveiller. --Oui, je revais qu'on voulait m'enlever ma soeur une seconde fois. Je revais que j'avais ete trompe, qu'elle etait bien reellement morte, qu'elle etait etendue sur son lit dans sa petite chambre de la rue San-Giacomo, qu'on apportait une biere et qu'on voulait la clouer dedans. C'etait un reve terrible, mais moins terrible encore que la realite. --Que dis-tu? que dis-tu? s'ecria la comtesse saisissant les mains d'Odoardo et le regardant en face. Cette Teresa, c'est ta soeur? --Oui. --Cette femme qui loge rue San-Giacomo, au troisieme etage, no. 11. c'est ta soeur? --Oui. --Mais ta soeur est morte! Tu mens! --Ma soeur vit. Lia; ma soeur vit, et c'est nous qui allons mourir. Ma soeur avait suivi un colonel francais qui a ete tue. Moi aussi je la croyais morte, on me l'avait dit, mais j'ai recu une lettre d'elle avant-hier, mais hier je l'ai vue. C'etait bien elle, c'etait bien ma soeur, humiliee, fletrie, voulant rester inconnue. Oh! mais que nous fait tout cela en ce moment? Sens-tu, sens-tu la maison qui tremble; entends-tu les murs qui se fendent? O mon Dieu, mon Dieu, secourez-nous! --Oh! pardonne-moi, pardonne-moi! s'ecria Lia en tombant a genoux. Oh! pardonne-moi avant que je meure! --Et que veux-tu que je te pardonne? qu'ai-je a te pardonner? --Odoardo! Odoardo! c'est moi qui te tue! J'ai tout vu, j'ai pris cette femme pour une rivale, et, ne pouvant plus vivre avec toi, j'ai voulu mourir avec toi. Mon Dieu! mon Dieu! n'est-il aucune chance de nous sauver? N'y a-t-il aucun moyen de fuir? Viens, Odoardo! viens! je suis forte; je n'ai pas peur. Courons! Et elle prit son mari par la main, et tous deux se mirent a courir comme des insenses par les chambres de la villa chancelante, s'elancant a toutes les portes, tentant toutes les issues et rencontrant partout l'inexorable lave qui montait sans cesse, impassible, devorante, et battant deja le pied des murs qu'elle secouait de ses embrassemens mortels. Lia etait tombee sur ses genoux, ne pouvant plus marcher. Odoardo l'avait prise dans ses bras et l'emportait de fenetre en fenetre en criant, appelant au secours. Mais tout secours etait impossible, la lave continuait de monter. Odoardo, par un mouvement instinctif, alla chercher un refuge sur la terrasse qui couronnait la maison; mais la il comprit reellement que tout etait fini, et, tombant a genoux et elevant Lia au dessus de sa tete comme s'il eut espere qu'un ange la viendrait prendre: --O mon Dieu! s'ecria-t-il, ayez pitie de nous! A peine avait-il prononce ces paroles qu'il entendit les planchers s'abimer successivement et tomber dans la lave. Bientot la terrasse vacilla et se precipita a son tour, les entrainant l'un et l'autre dans sa chute. Enfin les quatre murailles se replierent comme le couvercle d'un tombeau. La lave continua de monter, passa sur les ruines, et tout fut fini. II Le Mole. Il nous restait deux endroits essentiellement populaires a visiter que nous avions deja vus en passant, mais que nous n'avions pas encore examines en detail: c'etaient le Mole et le Marche-Neuf. Le Mole est a Naples ce qu'etait le boulevart du Temple a Paris quand il y avait a Paris un boulevart du Temple. Le Mole est le sejour privilegie de Polichinelle. Nous avons peu parle de Polichinelle jusqu'a present. Polichinelle est a Naples un personnage fort important. Toute l'opposition napolitaine s'est refugiee en lui comme toute l'opposition romaine s'est refugiee dans Pasquin. Polichinelle dit ce que personne n'ose dire. Polichinelle dit qu'avec trois F on gouverne Naples. C'etait aussi l'opinion du roi Ferdinand, qui, nous l'avons dit, n'avait guere moins d'esprit et n'etait guere moins populaire que Polichinelle. Ces trois F sont _festa-farina-forca_: fete-farine-potence. Dix-sept cents ans avant Polichinelle, Cesar avait trouve les deux premiers moyens de gouvernement: _panem_ et _circenses_. Ce fut Tibere qui trouva le troisieme. A tout seigneur tout honneur. Au reste, il n'y aurait rien d'etonnant que Polichinelle eut entendu dire la chose a Cesar et eut vu pratiquer la maxime par Tibere. Polichinelle remonte a la plus haute antiquite; une peinture retrouvee a Herculanum, et qui date tres probablement du regne d'Auguste, reproduit trait pour trait cet illustre personnage, au dessous duquel est gravee cette inscription: _Civis atellanus_. Ainsi, selon toute probabilite, Polichinelle etait le heros des Atellans. Que nos grands seigneurs viennent a present nous vanter leur noblesse du douzieme ou du treizieme siecle! Ils sont de quinze cents ans posterieurs a Polichinelle. Polichinelle pouvait faire triple preuve et avait trois fois le droit de monter dans les carrosses du roi. La premiere fois que j'ai vu Polichinelle, il venait de proposer de nourrir la ville de Naples avec un boisseau de ble pendant un an, et cela a une seule condition. Il se faisait un grand silence sur la place, car chacun ignorait quelle etait cette condition et cherchait quelle elle pouvait etre. Enfin, au bout d'un instant, les chercheurs, s'impatientant, demanderent a Polichinelle, qui attendait les bras croises et en regardant la foule avec son air narquois, quelle etait cette condition. --Eh bien! dit Polichinelle, faites sortir de Naples toutes les femmes qui trompent et tous les maris trompes, mettez a la porte tous les batards et tous les voleurs, je nourris Naples pendant un an avec un boisseau de ble, et au bout d'un an il me restera encore plus de farine qu'il ne m'en faudra pour faire une galette d'un pouce d'epaisseur et de six pieds de tour. Cette maniere de dire la verite est peut-etre un peu brutale, mais Polichinelle ne s'est pas degrossi le moins du monde: il est reste ce bon paysan de la campagne que Dieu l'a fait, et qu'il ne faut pas confondre avec notre Polichinelle que le diable emporte, ni avec le Punch anglais que le bourreau pend. Non, celui-la meurt chretiennement dans son lit, ou plutot celui-la ne meurt jamais; c'est toujours le meme Polichinelle, avec son costume, sa camisole de calicot, son pantalon de toile, son chapeau pointu et son demi-masque noir. Notre Polichinelle, a nous, est un etre fantastique, porteur de deux bosses comme il n'en existe pas, frondeur, libertin, vantard, bretteur, voltairien, sophiste, qui bat sa femme, qui bat le guet, qui tue le commissaire. Le Polichinelle napolitain est bonhomme, bete et malin a la fois, comme on dit de nos paysans; il est poltron comme Sganarelle, gourmand comme Crispin, franc comme Gautier Garguille. Autour de Polichinelle, et comme des planetes relevant de son systeme et tournant dans son tourbillon, se groupent l'improvisateur et l'ecrivain public. L'improvisateur est un grand homme sec, vetu d'un habit noir, rape, luisant, auquel il manque deux ou trois boutons par devant et un bouton par derriere. Il a d'ordinaire une culotte courte qui retient des bas chines au dessus du genou, ou un pantalon collant qui se perd dans des guetres. Son chapeau bossue atteste les frequens contacts qu'il a eus avec le public, et les lunettes qui couvrent ses yeux indiquent que son regard est affaibli par ses longues lectures. Au reste, cet homme n'a pas de nom, cet homme s'appelle l'_improvisateur_. L'improvisateur est regle comme l'horloge de l'eglise de San-Egidio. Tous les jours, une heure avant le coucher du soleil, l'improvisateur debouche de l'angle du Chateau-Neuf par la strada del Molo, et s'avance d'un pas grave, lent et mesure, tenant a la main un livre relie en basane, a la couverture usee, aux feuillets epaissis. Ce livre, c'est l'_Orlando furioso_ du _divin_ Arioste. En Italie, tout est _divin_: on dit le _divin_ Dante, le _divin_ Petrarque, le _divin_ Arioste et le _divin_ Tasse. Toute autre epithete serait indigne de la majeste de ces grands poetes. L'improvisateur a son public a lui. A quelque chose que ce public soit occupe, soit qu'il rie aux faceties de Polichinelle, soit qu'il pleure aux sermons d'un capucin, ce public quitte tout pour venir a l'improvisateur. Aussi l'improvisateur est-il comme les grands generaux de l'antiquite et des temps modernes, qui connaissaient chacun de leurs soldats par son nom. L'improvisateur connait tout son cercle; s'il lui manque un auditeur, il le cherche des yeux avec inquietude; et si c'est un de ses _appassionati_, il attend qu'il soit venu pour commencer, ou recommence quand il arrive. L'improvisateur rappelle ces grands orateurs romains qui avaient constamment derriere eux une flute pour leur donner le _la_. Sa parole n'a ni les variations du chant, ni la simplicite du discours. C'est la modulation de la melopee. Il commence froidement et d'un ton sourd et trainant; mais bientot il s'anime avec l'action: Roland provoque Ferragus, sa voix se hausse au ton de la menace et du defi. Les deux heros se preparent; l'improvisateur imite leurs gestes, tire son epee, assure son bouclier. Son epee, c'est le premier baton venu, et qu'il arrache le plus souvent a son voisin; son bouclier, c'est son livre; car il sait tellement son divin _Orlando_ par coeur, que tant que durera la lutte terrible il n'aura pas besoin de jeter les yeux sur le texte, qu'il allongera d'ailleurs ou raccourcira a sa fantaisie, sans que le genie metromanique des ecoutans en soit choque le moins du monde; c'est alors qu'il fait beau de voir l'improvisateur. En effet, l'improvisateur devient acteur; qu'il ait choisi le role de Roland ou celui du Ferragus, chacun des coups qu'il doit recevoir ou porter, il les porte ou les recoit. Alors il s'anime dans sa victoire ou s'exalte dans sa defaite. Vainqueur, il fond sur son ennemi, le presse, le poursuit, le renverse, l'egorge, le foule aux pieds, releve la tete et triomphe du regard. Vaincu, il rompt, recule, defend le terrain pied a pied, bondit a droite, bondit a gauche, saute en arriere, invoque Dieu ou le diable, selon que, pour le moment, il est paien ou chretien, emploie toutes les ressources de la ruse, toutes les astuces de la faiblesse; enfin, pousse par son adversaire, il tombe sur un genou; combat encore, se renverse, se tord, se roule, puis, voyant que cette lutte est inutile, tend la gorge pour mourir avec grace, comme le gladiateur gaulois, vieille tradition que l'amphitheatre a leguee au Mole. S'il est vainqueur, l'improvisateur prend son chapeau, comme Belisaire son casque, et reclame imperieusement son du. S'il est vaincu, il se glisse jusqu'a son feutre, fait le tour de la societe et demande humblement l'aumone; tant les natures du Midi sont impressionnables, tant elles ont de facilite a se transformer elles-memes et a devenir ce qu'elles desirent etre. Malheureusement, comme nous l'avons dit, l'improvisateur s'en va; nos peres l'ont vu, nous l'avons vu; nos fils, s'ils se pressent, le verront encore, mais, a coup sur, nos petits-fils et nos neveux ne le verront pas. Il n'en est pas de meme de l'ecrivain public, son voisin. Bien des siecles se passeront encore sans que tout le monde sache ecrire, et surtout dans la tres fidele ville de Naples. Puis, lorsque tout le monde saura ecrire, ne restera-t-il donc pas encore la lettre anonyme, ce poison que vend l'ecrivain public en se faisant un peu prier, comme le pharmacien de Romeo et Juliette vend l'arsenic? Quant a moi, je recois, pour mon compte seul, assez de lettres anonymes pour defrayer honorablement un ecrivain public ayant femme et enfans. Le scribe qui peut ecrire sur le devant de sa table: _Qui si scrive in francese_, est sur de sa fortune. Pourquoi? Apprenez-le-moi, car je n'en sais rien. La langue francaise est la langue de la diplomatie, c'est vrai, mais les diplomates n'echangent point leurs notes par la voie des ecrivains publics. Au reste, l'ecrivain public napolitain opere en plein air, en face de de tous, _coram populo_. Est-ce un progres, est-ce un retard de la civilisation? C'est que le peuple napolitain n'a pas de secret; il pense tout haut, il prie tout haut et se confesse tout haut. Celui qui sait le patois du Mole, et qui se promenera une heure par jour dans les eglises, n'aura qu'a ecouter ce qui se dit a l'autel ou au confessionnal, et a la fin de la semaine il sera initie dans les secrets les plus intimes de la vie napolitaine. Ah! j'oubliais de dire que l'ecrivain public napolitain est gentilhomme, ou du moins qu'on lui donne ce titre. En effet, interrogez l'ecrivain: c'est toujours un _galantuomo_ qui a eu des malheurs; doutez-en, et il vous montrera comme preuve un reste de redingote de drap. On ne saurait s'expliquer l'influence du drap sur le peuple napolitain: c'est pour lui le cachet de l'aristocratie, le signe de la preeminence. Un _vestido di panno_ peut se permettre, vis-a-vis du lazzarone, bien des choses que je ne conseillerais pas de tenter a un _vestido di telo_. Cependant, le _vestido di telo_ a encore une grande superiorite sur le lazzarone, qui, en general, n'est vetu que d'air. III Le Tombeau de Virgile. Pour faire diversion a nos promenades dans Naples, nous resolumes, Jadin et moi, de tenter quelques excursions dans ses environs. Des fenetres de notre hotel nous apercevions le tombeau de Virgile et la grotte de Pouzzoles. Au dela de cette grotte, que Seneque appelle une longue prison, etait le monde inconnu des feeries antiques; l'Averne, l'Acheron, le Styx; puis, s'il faut en croire Properce, Baia, la cite de perdition, la ville luxurieuse, qui, plus surement et plus vite que toute autre ville, conduisait aux sombres et infernaux royaumes. Nous primes en main notre Virgile, notre Suetone et notre Tacite; nous montames dans notre corricolo, et comme notre cocher nous demandait ou il devait nous conduire, nous lui repondimes tranquillement:--Aux enfers. Notre cocher partit au galop. C'est a l'entree de la grotte de Pouzzoles qu'est situe le tombeau presume de Virgile. On monte au tombeau du poete par un sentier tout couvert de ronces et d'epines: c'est une ruine pittoresque que surmonte un chene vert, dont les racines l'enveloppent comme les serres d'un aigle. Autrefois, disait-on, a la place de ce chene etait un laurier gigantesque qui y avait pousse tout seul. A la mort du Dante, le laurier mourut. Petrarque en planta un second qui vecut jusqu'a Sannazar. Puis enfin Casimir Delavigne en planta un troisieme qui ne reprit meme pas de bouture. Ce n'etait pas la faute de l'auteur des _Messeniennes_, la terre etait epuisee. On descend au tombeau par un escalier a demi ruine, entre les marches duquel poussent de grosses touffes de myrtes; puis on arrive a la porte columbarium, on en franchit le seuil et l'on se trouve dans le sanctuaire. L'urne qui contenait les cendres de Virgile y resta, assure-t-on, jusqu'au quatorzieme siecle. Un jour on l'enleva sous pretexte de la mettre en surete: depuis ce jour elle n'a plus reparu. Apres un instant d'exploration interieure, Jadin sortit pour faire un croquis du monument et me laissa seul dans le tombeau. Alors mes regards se reporterent naturellement en arriere, et j'essayai de me faire une idee bien precise de Virgile et de ce monde antique au milieu duquel il vivait. Virgile etait ne a Andes, pres de Mantoue, le 15 octobre de l'an 70 avant Jesus-Christ, c'est-a-dire lorsque Cesar avait trente ans; et il etait mort a Brindes, en Calabre, le 22 septembre de l'an 19, c'est-a-dire lorsque Auguste en avait quarante-trois. Il avait connu Ciceron, Caton d'Utique, Pompee, Brutus, Cassius, Antoine et Lepide; il etait l'ami de Mecene, de Salluste, de Cornelius Nepos, de Catulle et d'Horace. Il fut le maitre de Properce d'Ovide et de Tibulle, qui naquirent tous trois comme il finissait ses _Georgiques_. Il avait vu tout ce qui s'etait passe dans cette periode, c'est-a-dire les plus grands evenemens du monde antique: la chute de Pompee, la mort de Cesar, l'avenement d'Octave, la rupture du triumvirat; il avait vu Caton dechirant ses entrailles, il avait vu Brutus se jetant sur son epee, il avait vu Pharsale, il avait vu Philippes, il devait voir Actium. Beaucoup ont compare ce siecle a notre dix-septieme siecle; rien n'y ressemblait moins cependant: Auguste avait bien plus de Louis-Philippe que de Louis XIV. Louis XIV etait un grand roi, Auguste fut un grand politique. Aussi le siecle de Louis XIV ne comprend-il reellement que la premiere moitie de sa vie. Le siecle d'Auguste commence apres Actium, et s'etend sur toute la derniere partie de son existence. Louis XIV, apres avoir ete le maitre du monde, meurt battu par ses rivaux, meprise par ses courtisans, honni par son peuple, laissant la France pauvre, plaintive et menacee, et redevenu un peu moins qu'un homme, apres s'etre cru un peu plus qu'un dieu. Auguste, au contraire, commence par les luttes interieures, les proscriptions et les guerres civiles; puis, Lepide mort, Brutus mort, Antoine mort, il ferme le temple de Janus qui n'avait pas ete ferme depuis deux cent six ans, et meurt presqu'a l'age de Louis XIV, c'est vrai, mais laissant Rome riche, tranquille et heureuse; laissant l'empire plus grand qu'il ne l'avait pris des mains de Cesar, ne quittant la terre que pour monter au ciel, ne cessant d'etre homme que pour passer dieu. Il y a loin de Louis XIV descendant de Versailles a Saint-Denis au milieu des sifflets de la populace, a Auguste montant a l'Olympe par la voie Appia au milieu des acclamations de la multitude. On connait Louis XIV, dedaigneux avec sa noblesse, hautain avec ses ministres, egoiste avec ses maitresses; dilapidant l'argent de la France en fetes dont il est le heros, en carrousels dont il est le vainqueur, en spectacles dont il est le dieu; toujours roi pour sa famille comme pour son peuple, pour ses courtisans en prose comme pour ses flatteurs en vers; n'accordant une pension a Corneille que parce que Boileau parle de lui abandonner la sienne; eloignant Racine de lui parce qu'il a eu le malheur de prononcer devant lui le nom de son predecesseur, Scarron; se felicitant de la blessure de madame la duchesse de Bourgogne, qui donnera plus de regularite desormais a ses voyages de Marly, sifflotant un air d'opera pres du cercueil de son frere, et voyant passer devant lui le cadavre de ses trois fils sans s'informer qui les a empoisonnes, de peur de decouvrir les veritables coupables dans sa maitresse ou dans ses batards. En quoi ressemble a cela, je vous le demande, l'ecolier qui vient d'Apollonie pour recueillir l'heritage de Cesar? Voulez-vous voir Octave, ou Thurinus comme on l'appelait alors? puis nous passerons a Cesar, et de Cesar a Auguste, et vous verrez si ce triple et cependant unique personnage a un seul trait de l'amant de mademoiselle de La Valliere, de l'amant de madame de Montespan, et de l'amant de madame de Maintenon, qui lui aussi est un seul et meme personnage. Cesar vient de tomber au Capitole; Brutus et Cassius viennent d'etre chasses de Rome par le peuple, qui les a portes la veille en triomphe; Antoine vient de lire le testament de Cesar qui intitule Octave son heritier. Le monde tout entier attend Octave. C'est alors que Rome voit entrer dans ses murs un jeune homme de vingt-un ans a peine, ne sous le consulat de Ciceron et d'Antoine, le 22 septembre de l'an 689 de la fondation de Rome, c'est-a-dire soixante-deux ans avant Jesus-Christ, qui naitra sous son regne. Octave n'avait aucun des signes exterieurs de l'homme reserve aux grandes choses; c'etait un enfant que sa petite taille faisait paraitre encore plus jeune qu'il n'etait reellement; car, au dire meme de l'affranchi Julius Maratus, quoiqu'il essayat de se grandir a l'aide des epaisses semelles de ses sandales, Octave n'avait que cinq pieds deux pouces: il est vrai que c'etait la taille qu'avait eue Alexandre et celle que devait avoir Napoleon. Mais Octave ne possedait ni la force physique du vainqueur de Bucephale, ni le regard d'aigle du heros d'Austerlitz; il avait au contraire le teint pale, les cheveux blonds et boucles, les yeux clairs et brillans, les sourcils joints, le nez saillant d'en haut et effile par le bas, les levres minces, les dents ecartees, petites et rudes, et la physionomie si douce et si charmante, qu'un jour qu'il passera les Alpes, l'expression de cette physionomie retiendra un Gaulois qui avait forme le projet de le jeter dans un precipice. Quant a sa mise, elle est des plus simples: au milieu de cette jeunesse romaine qui se farde, qui met des mouches, qui grasseye, qui se dandine; parmi ces beaux et ces trossuli, ces modeles de l'elegance de l'epoque, qu'on reconnait a leur chevelure parfumee de baume, partagee par une raie, et que le fer du barbier roule deux fois par jour en longs anneaux de chaque cote de leurs tempes; a leurs barbes rasees avec soin, de maniere a ne laisser aux uns que des moustaches, aux autres qu'un collier; a leurs tuniques transparentes ou pourprees, dont les manches demesurees couvriraient leurs mains tout entieres s'ils n'avaient soin d'elever leurs mains pour que ces manches, en se retroussant, laissent voir leurs bras polis a la pierre ponce et leurs doigts couverts de bagues; Octave se fait remarquer par sa toge de toile, par son laticlave de laine, et par le simple anneau qu'il porte au premier doigt de la main gauche, et dont le chaton represente un sphinx. Aussi toute cette jeunesse, qui ne comprend rien a cette excentricite qui donne a l'heritier de Cesar un air plebeien, nie-t-elle qu'il soit, comme on l'assure, de sang aristocratique, et pretend-elle que son pere Cn. Octavius etait un simple diviseur de tribu ou tout au plus un riche banquier. D'autres vont plus loin, et assurent que son grand-pere etait meunier, et qu'il ne porte cette simple toge blanche que pour qu'on n'y voie pas les traces de la farine: _Materna tibi farina_, dit Suetone; et Suetone, comme on le sait, est le Tallemant des Reaux de l'epoque. Et cependant les dieux ont predit de grandes choses a cet enfant; mais ces grandes choses, au lieu de les raconter, de les redire, de s'en faire un titre, sinon a l'amour, du moins a la superstition de ses concitoyens, il les renferme en lui-meme et les garde dans le sanctuaire de ses esperances. Des presages ont accompagne et suivi sa naissance, et Octave croit aux presages, aux songes et aux augures. Autrefois, les murs de Volletri furent frappes de la foudre, et un oracle a predit qu'un citoyen de cette ville donnerait un jour des lois au monde. En outre, un autre bruit s'est repandu, qu'Asclepiades et Mendes consigneront plus tard dans leur livre sur les choses divines: c'est qu'Atia, mere d'Octave, s'etant endormie dans le temple d'Apollon, fut reveillee comme par des embrassemens, et s'apercut avec effroi qu'un serpent s'etait glisse dans sa poitrine et l'enveloppait de ses replis; dix mois apres elle accoucha. Ce n'est pas tout: le jour de son accouchement, son mari, retenu chez lui par cet evenement, ayant differe de se rendre au senat, ou l'on s'occupait de la conjuration de Catilina, et ayant explique en y arrivant la cause de son retard, Publius Nigidius, augure tres renomme pour la certitude de ses predictions, se fit dire l'heure precise de la naissance d'Octave, et declara que, si sa science ne le trompait pas, ce maitre du monde promis par le vieil oracle de Velletri venait enfin de naitre. Voila les signes qui avaient precede la naissance d'Octave. Voici ceux qui l'avaient suivie: Un jour que l'enfant predestine, alors age de quatre ans, dinait dans un bois, un aigle s'elanca de la cime d'un roc ou il etait perche et lui enleva le pain qu'il tenait a la main, remonta dans le ciel, puis, un instant apres, rapporta au jeune Octave le pain tout mouille de l'eau des nuages. Enfin, deux ans apres, Ciceron, accompagnant Cesar au Capitole, racontait, tout en marchant, a un de ses amis, qu'il avait vu en songe, la nuit precedente, un enfant au regard limpide, a la figure douce, aux cheveux boucles, lequel descendait du ciel a l'aide d'une chaine d'or et s'arretait a la porte du Capitole, ou Jupiter l'armait d'un fouet. Au moment ou il racontait ce songe, il apercut le jeune Octave et s'ecria que c'etait la le meme enfant qu'il avait vu la nuit precedente. Il y avait la, comme on le voit, plus de promesses qu'il n'en fallait pour tourner une jeune tete; mais Octave etait de ces hommes qui n'ont jamais ete jeunes et a qui la tete ne tourne pas. C'etait un esprit calme, reflechi, ruse, incertain et habile, ne se laissant point emporter aux premiers mouvemens de sa tete ou de son coeur, mais les soumettant incessamment a l'analyse de son interet et aux calculs de son ambition. Dans aucun des partis qui s'etaient succede depuis cinq ans qu'il avait revetu la robe virile, il n'avait adopte de couleur; ce qui etait une excellente position, attendu que, quelque parti qu'il adoptat, son avenir n'avait point a rompre avec son passe. Plus heureux donc qu'Henri IV en 1593 et que Louis-Philippe en 1830, il n'avait point d'engagemens pris et se trouvait a peu pres dans la situation, moins la gloire passee, ce qui etait encore une chance de plus pour lui, ou se trouva Bonaparte au 18 brumaire. Comme alors, il y avait deux partis, mais deux partis qui, quoique portant les memes noms, n'avaient aucune analogie avec ceux qui existaient en France en 99; car, a cette epoque, le parti republicain, represente par Brutus, etait le parti aristocratique; et le parti royaliste, represente par Antoine, etait le parti populaire. C'etait donc entre ces deux hommes qu'il fallait qu'Octave se fit jour en creant un troisieme parti, servons-nous d'un mot moderne, un parti juste-milieu. Un mot sur Brutus et sur Antoine. Brutus a trente-trois ou trente-quatre ans; il est d'une taille ordinaire, il a les cheveux courts, la barbe coupee a la longueur d'un demi-pouce, le regard calme et fier, et un seul pli creuse par la pensee au milieu du front: du moins, c'est ainsi que le representent les medailles qu'il a fait frapper en Grece avec le titre d'_imperator_; entendez-vous? _Brutus imperator_, c'est-a-dire Brutus, general. Ne prenez donc jamais le mot _imperator_ que dans ce sens, et non dans celui que lui ont donne depuis Charlemagne et Napoleon. Continuons. Il descend, par son pere, de ce Junius Brutus qui condamna ses deux fils a mort, et dont la statue est au Capitole au milieu de celle des rois qu'il a chasses; et, par sa mere, de ce Servilius Ahala qui, etant general de la cavalerie sous Quintus Cincinnatus, tua de sa propre main Spurius Melius qui aspirait a la royaute. Son pere, mari de Servilie, fut tue par ordre de Pompee, pendant les guerres de Marius et de Sylla; et il est neveu de ce meme Caton qui s'est dechire les entrailles a Utique. Un bruit populaire le dit fils de Cesar, qui aurait seduit sa mere avec une perle valant six millions de sesterces, c'est-a-dire douze cent mille francs a peu pres. Mais on a tant prete de bonnes fortunes a Cesar, qu'il ne faut pas croire tout ce qu'on en dit. Jeune, Brutus a etudie la philosophie en Grece; il appartient a la secte platonicienne, et il a puise a Athenes et a Corinthe ces idees de liberte aristocratique qui formaient la base gouvernementale des petites republiques grecques. Officier en Macedoine sous Pompee, il s'est fait remarquer a Pharsale par son grand courage. Gouverneur dans les Gaules pour Cesar, il s'est fait remarquer dans la province par sa severe probite. C'est un de ces hommes qui n'agissent jamais sans conviction, mais qui, des qu'ils ont une conviction, agissent toujours; c'est une de ces ames profondes et retirees ou les dieux qui s'en vont trouvent un tabernacle; c'est un de ces coeurs couverts d'un triple acier, comme dit Horace, qui tiennent la mort pour amie, et qui la voient venir en souriant. Le regard incessamment tourne vers les vertus des ages antiques, il ne voit pas les vices des jours presens; il croit que le peuple est toujours un peuple de laboureurs; il croit que le senat est toujours une assemblee de rois. Son seul tort est d'etre ne apres le brutal Marius, le galant Sylla et le voluptueux Cesar, au lieu de naitre au temps de Cincinnatus, des Grecques ou des premiers Scipions. Il a ete coule tout de bronze dans une epoque ou les statues sont de boue et d'or. Quand un pareil homme commet un crime, c'est son siecle qu'il faut accuser et non pas lui. Au reste, Brutus vient de faire une grande faute: il a quitte Rome, oubliant que c'est sur le lieu meme ou l'on a commence une revolution qu'il faut l'accomplir. Quant a Antoine, c'est le contraste le plus complet que le ciel ait pu mettre en opposition avec la figure calme, froide et severe que nous venons de dessiner. Antoine a quarante-six ans, sa taille est haute, ses membres musculeux, sa barbe epaisse, son front large, son nez aquilin. Il pretend descendre d'Hercule; et comme c'est le plus habile cavalier, le plus fort discobole, le plus rude lutteur qu'il y ait eu depuis Pompee, personne ne lui conteste cette genealogie, si fabuleuse qu'elle paraisse a quelques uns. Enfant, sa grande beaute l'a fait remarquer de Curion, et il a passe avec lui les premieres annees de son adolescence dans la debauche et dans l'orgie. Avant de revetir la robe virile, c'est-a-dire a seize ans a peu pres, il avait deja fait pour un million et demi de dettes; mais ce qu'on lui reproche surtout, c'est le cynisme de son intemperance. Le lendemain des noces du mime Hippias, il s'est rendu a l'assemblee publique si gorge de vin qu'il a ete oblige de s'arreter a l'angle d'une rue et de le rendre aux yeux de tous, quoique le mime Sergius, avec lequel il vit dans un commerce infame, et qui a, dit-on, toute influence sur lui, essayat d'etendre son manteau entre lui et les passans. Apres Sergius, sa compagnie la plus habituelle est la courtisane Cytheris, qu'il mene partout avec lui dans une litiere, et a laquelle il fait un cortege aussi nombreux que celui de sa propre mere. Chaque fois qu'il part pour l'armee, c'est avec une suite d'histrions et de joueurs de flute. Lorsqu'il s'arrete, il fait dresser ses tentes sur le bord des rivieres ou sous l'ombre des forets. S'il traverse une ville, c'est sur un char traine par des lions qu'il conduit avec des renes d'or. En temps de paix, il porte une tunique etroite et une cape grossiere. En temps de guerre, il est couvert des plus riches armes qu'il a pu se procurer, pour attirer a lui les coups des plus rudes et des plus braves ennemis. Car Antoine, avec la force physique, a recu le courage brutal; ce qui fait qu'il est un dieu pour le soldat, et une idole pour le peuple. Du reste, orateur habile dans le style asiatique, par un seul discours il a chasse Brutus et Cassius de Rome. Fastueux et plein d'inegalite, pretendant etre le fils d'un dieu, et descendant parfois au niveau de la bete, Antoine croit imiter Cesar en le singeant a la guerre et a la tribune. Mais entre Antoine et Cesar il y a un abime: Antoine n'a que des defauts, Cesar avait des vices; Antoine n'a que des qualites, Cesar avait des vertus: Antoine, c'est la prose; Cesar, c'est la poesie. Mais pour le moment, tel qu'il est, Antoine regne a Rome; car il y a reaction pour Cesar, et Antoine represente Cesar: c'est lui qui continue le vainqueur des Gaules et de l'Egypte. Il vend les charges, il vend les places, il vend jusqu'aux trones; il vient pour vingt mille francs, ce qui n'est pas cher, comme on voit, de donner un diplome de roi en Asie; car Antoine a sans cesse besoin d'argent. Cependant il n'y a pas plus de quinze jours qu'il a force la veuve de Cesar de lui remettre les vingt-deux millions laisses par Cesar; il est vrai que, des ides de mars au mois d'avril, Antoine a paye pour huit millions de dettes: mais comme on assure qu'il a pille le tresor public, qui, au dire de Ciceron, contenait sept cents millions de sesterces, c'est-a-dire cent quarante millions de francs a peu pres; si grand depensier que soit Antoine, comme il n'a paye aucun des legs de Cesar, il doit bien lui rester encore une centaine de millions; et un homme du caractere d'Antoine, avec cent millions derriere lui, est un homme a craindre. A propos, nous oublions une chose: Antoine etait le mari de Fulvie. Voila donc celui contre lequel Octave aura d'abord a lutter. Octave comprit que le senat, tout en votant des remerciemens a Antoine, detestait d'autant plus ce maitre grossier qu'il lui obeissait plus lachement. Octave se glissa tout doucement dans le senat, appela Ciceron son pere, demanda humblement et obtint sans conteste de porter le grand nom de Cesar, seule portion de son heritage a laquelle, disait-il, il eut jamais aspire; paya tout doucement, et sur sa propre fortune, les legs que Cesar avait laisses aux veterans et qu'Antoine leur retenait; joua le citoyen pur, le patriote desinteresse; refusa les faisceaux qu'on lui offrait, et proposa tout bas, pour faire honneur a Antoine et pour lui donner l'occasion d'achever ce qu'il avait si bien commence, d'envoyer Antoine chasser Decimus Brutus de la Gaule Cisalpine. Antoine, enchante d'echapper aux criailleries des heritiers de Cesar, part en promettant de ramener Decimus Brutus pieds et poings lies. A peine est-il parti que le senat respire. Alors Octave voit que le moment est venu: il declare qu'il croit Antoine l'ennemi de la republique, met a la disposition du senat une armee qu'il a achetee, sans que personne s'en doute, de ses propres deniers. Alors le senat tout entier se leve contre Antoine. Ciceron embrasse Octave, il propose de le nommer chef de cette armee; et comme cette proposition cause quelque etonnement: _Ornandum tollendum_, dit-il en se retournant vers les vieilles tetes du senat. Mauvais calembourg qu'entend Octave, et qui coutera la vie a celui qui l'a fait. Mais Octave refuse; il est faible de corps, ignorant en fait de guerre; il veut deux collegues pour n'avoir aucune responsabilite a supporter; et, sur sa demande, un decret du senat lui adjoint les consuls Hirtius et Pansa. Antoine a ete envoye pour combattre Decimus Brutus; Octave est envoye pour defendre Decimus Brutus contre Antoine. C'etait un conseil d'avocat: aussi venait-il de Ciceron. On perdait ainsi a la fois Antoine et Octave: Antoine, en mettant a jour toutes ses turpitudes; Octave, en l'envoyant au secours d'un des meurtriers de son pere. Mais patience, Octave ne s'appelle plus Octave: un decret du senat l'a autorise a s'appeler Cesar. Laissons donc de cote l'enfant, voila l'homme qui commence. Les deux armees se rencontrent: Antoine est vaincu; les deux consuls, Hirtius et Pansa, sont tues dans la melee, on ne sait par qui: seulement, comme une simple blessure pourrait n'etre pas mortelle et qu'il faut qu'ils meurent, ils ont ete frappes tous deux par des glaives empoisonnes. Cesar seul est sain et sauf: Cesar est trop souffrant pour se battre, Cesar est reste sous sa tente tandis que l'on se battait. C'est, au reste, ce qu'il fera a Philippes et a Actium: pendant toutes les victoires qu'il remportera il dormira ou sera malade. N'importe! Antoine est en fuite, les consuls sont morts et Cesar est a la tete d'une armee. Pendant ce temps, Ciceron a son tour regne a Rome; il succede a Antoine comme Antoine a succede a Cesar. Le senat a besoin d'etre gouverne; peu lui importe que ce soit par un grand politique, ou par un soldat grossier, ou par un habile avocat. Le senat croit que c'est le moment de mettre en pratique le jeu de mots de Ciceron: il n'a plus besoin de _cet enfant_. C'est ainsi que le senat traite maintenant Octave, et il lui refuse le consulat. Mais, comme nous l'avons dit, l'enfant s'est fait homme, Octave est devenu Cesar. Attendez. Au moment ou Antoine traverse les Alpes en fuyant, et ou Lepide, qui commande dans la Gaule, accourt au devant de lui, un envoye de Cesar arrive, qui offre a Antoine l'amitie de Cesar. Antoine accepte en reservant les droits de Lepide. Le lieu fixe pour la conference fut une petite ile du Reno, situee pres de Bologne, ainsi que firent plus tard a Tilsitt Napoleon et Alexandre. Chacun y arriva de son cote: Cesar par la rive droite, Antoine par la rive gauche. Trois cents hommes de garde furent laisses a chaque tete de pont. Lepide avait d'avance visite l'ile.--En se joignant, Napoleon et Alexandre s'embrasserent; Antoine et Cesar n'en etaient pas la. Antoine fouilla Cesar, Cesar fouilla Antoine, de peur que l'un ou l'autre n'eut une arme cachee. Robert Macaire et Bertrand n'auraient pas fait mieux. Ce dut etre une scene terrible que celle qui se passa entre ces trois hommes, lorsque, apres s'etre partage le monde, chacun reclama le droit de faire perir ses ennemis. Chacun y mit du sien: Lepide ceda la tete de son frere; Antoine, celle de son neveu. Cesar refusa, ou fit semblant de refuser trois jours celle de Ciceron; mais Antoine y tenait, Antoine menacait de tout rompre si on ne la lui accordait. Antoine, brutal et entete, etait capable de le faire comme il le disait; Cesar ne voulut point se brouiller avec lui pour si peu; la mort de Ciceron fut resolue. J'essaierais d'ecrire cette scene si Shakspeare ne l'avait pas ecrite. Trois jours se passerent pendant lesquels on chicana ainsi. Au bout de trois jours la liste des proscrits montait a deux mille trois cents noms: trois cents noms de senateurs, deux mille noms de chevaliers. Alors on redigea une proclamation: Appien nous a laisse cette proclamation traduite en grec. Tous ces preparatifs hostiles, disaient les trumvirs, etaient diriges contre Brutus et Cassius; seulement les trois nouveaux allies, en marchant contre les assassins de Cesar, ne voulaient pas, disaient-ils, laisser d'ennemis derriere eux. Puis on pensa a reunir encore Antoine et Cesar par une alliance de sang. Les mariages ont de tout temps ete la grande sanction des raccommodemens politiques. Louis XIV epousa une infante d'Espagne; Napoleon epousa Marie-Louise; Cesar epousa une belle-fille d'Antoine, deja fiancee a un autre. Plus tard Antoine epousera une soeur d'Auguste; il est vrai que ce double mariage n'empechera pas la bataille d'Actium. Pendant ce temps, le bruit de la reunion de Cesar, d'Antoine et de Lepide se repand par toute l'Italie; Rome s'emeut, le senat tremble; Ciceron fait des discours auxquels le senat applaudit, mais qui ne le rassurent pas. Les uns proposent de se defendre, les autres proposent de fuir; Ciceron continue de parler sur les chances de la fuite et sur les chances de la defense, mais il ne se decide ni a fuir ni a se defendre; pendant ce temps, les triumvirs entrent dans Rome. Voyez Plutarque, _in Cicerone_. Ciceron mourut mieux qu'on n'aurait du s'y attendre de la part d'un homme qui avait passe sa vie a avocasser. Il vit qu'il ne pouvait gagner le bateau dans lequel il esperait s'embarquer: il fit arreter sa litiere, defendit a ses esclaves de le defendre, passa la tete par la portiere, tendit la gorge et recut le coup mortel. C'etait pour sa femme qu'Antoine avait demande sa tete; on porta donc cette tete a Fulvie. Fulvie tira une epingle de ses cheveux et lui en perca la langue. Puis on alla clouer cette tete, au dessus de ses deux mains, a la tribune aux harangues. Le lendemain, on apporta une autre tete a Antoine. Antoine la prit; mais il eut beau la tourner et la retourner, il ne la reconnut point. --Cela ne me regarde pas, dit-il, portez cette tete a ma femme. En effet, c'etait la tete d'un homme qui avait refuse de vendre sa maison a Fulvie. Fulvie fit clouer la tete a la porte de la maison. Pendant huit jours on egorgea dans les rues et le sang coula dans les ruisseaux de Rome. Velleius Parterculus ecrit a ce propos quatre lignes qui peignent effroyablement cette effroyable epoque: "II y eut, dit-il, beaucoup de devoument chez les femmes, assez dans les affranchis, quelque peu dans les esclaves, mais aucun dans les fils." Puis il ajoute, avec cette simplicite antique qui fait fremir: "II est vrai que l'espoir d'heriter que chacun venait de concevoir, rendait l'attente difficile." Ce fut le septieme ou le huitieme jour de cette boucherie, que Mecene, voyant Cesar acharne sur son siege de prescripteur, lui fit passer une feuille de ses tablettes avec ces trois mots ecrits au crayon: "Leve-toi, bourreau!" Cesar se leva, car il n'y mettait ni haine, ni acharnement; il proscrivait parce qu'il croyait utile de proscrire. Lorsqu'il recut le petit mot de Mecene, il fit un signe de tete et se leva, Mecene se fit honneur de la clemence de Cesar. Mecene se trompait: Cesar avait son compte, et l'impassible arithmeticien ne demandait rien de plus. Tournons les yeux vers Brutus et Cassius, et voyons ce qu'ils font. Brutus et Cassius sont en Asie, ou ils exigent d'un seul coup le tribut de dix annees; Brutus et Cassius sont a Tarse, qu'ils frappent d'une contribution de quinze cents talens; Brutus et Cassius sont a Rhodes, ou ils font egorger cinquante des principaux citoyens, parce que ceux-ci refusent de payer une contribution impossible. C'est qu'il faut des millions a Brutus et a Cassius pour soutenir l'impopulaire parti qu'ils ont adopte, et pour retenir sous leurs aigles republicaines les vieilles legions royalistes de Cesar. Aussi les cris des peuples qu'il ruine deviennent-ils le remords incessant de Brutus. Ce remords c'est le mauvais genie qui apparait dans ses nuits; c'est le spectre qu'il a vu a Xanthe et qu'il reverra a Philippes. Lisez dans Plutarque ou dans Shakspeare, comme il vous plaira, les derniers entretiens de Brutus et de Cassius. Voyez ces deux hommes se separer un soir en se serrant la main avec un sourire grave et en se disant que, vainqueurs ou vaincus, ils n'ont point a redouter leurs ennemis. C'est que Cesar et Antoine sont la. C'est qu'on est a la veille de la bataille de Philippes. C'est que le spectre qui poursuit Brutus a reparu ou va reparaitre. En effet, le lendemain a la meme heure Cassius etait mort, et deux jours apres Brutus l'avait rejoint. Un esclave, affranchi pour ce dernier service, avait tue Cassius: Brutus s'etait jete sur l'epee que lui tendait le rheteur Straton. On s'etonne de cette mort si precipitee de Brutus et de Cassius, et l'on oublie que tous deux avaient hate d'en finir. Les deux triumvirs avaient ete fideles a leur caractere. Nous disons les deux triumvirs, car de Lepide il n'en est deja plus question. Antoine avait combattu comme un simple soldat. Cesar, malade, etait reste dans sa litiere, disant qu'un dieu l'avait averti en songe de veiller sur lui. Le combat fini, Lepide ecarte, le partage du monde etait a refaire. Antoine prit pour lui l'inepuisable Orient; Cesar se contenta de l'Occident epuise. Les deux vainqueurs se separent: l'un, pour aller epuiser toutes les delices de la vie avec Cleopatre; l'autre, pour revenir lutter a Rome contre le senat, qui commence enfin a le comprendre; contre cent soixante-dix mille veterans qui reclament chacun un lot de terre et vingt mille sesterces qu'il leur a promis; contre le peuple, enfin, qui demande du pain, affame qu'il est par Sextus Pompee, qui tient la mer de Sicile. Laissez huit ans s'ecouler, et les veterans seront payes, ou du moins croiront l'etre, et Sextus Pompee sera battu et fugitif, et les greniers publics regorgeront de farine et de ble. Comment Cesar avait-il accompli tout cela? En rejetant les proscriptions sur le compte d'Antoine et de Lepide; en refusant les triomphes qu'on lui avait offerts; et ayant l'air de remplir les fonctions d'un simple prefet de police; en parlant toujours au nom de la republique, pour laquelle il agit, et qu'il va incessamment retablir; enfin, sur le desir des soldats, en donnant sa soeur Octavie a Antoine: Fulvie etait morte dans un acces de colere. Au reste, c'etait un rude epouseur que cet Antoine, et il tenait a prouver que de tous cotes il descendait d'Hercule: il avait epouse Fulvie, il venait d'epouser Octavie, il allait epouser Minerve; enfin il devait finir par epouser Cleopatre. Ce dernier mariage brouilla tout. Il y avait long-temps que Cesar n'attendait qu'une occasion de se debarrasser de son rival; cette occasion, Antoine venait de la lui fournir. Cleopatre avait eu de Cesar, ou de Sextus Pompee, on ne sait pas bien lequel des deux, un fils appele Cesarion. Antoine, en epousant Cleopatre, avait reconnu Cesarion pour fils de Cesar, et lui avait promis la succession de son pere, c'est-a-dire l'Italie; tandis qu'il distribuait aux autres fils de Cleopatre, Alexandre et Ptolemee, a Alexandre l'Armenie et le royaume des Parthes, qui, il est vrai, n'etait pas encore conquis, et a Ptolemee la Phenicie, la Syrie et la Cilicie. Rome et Octavie demandaient donc ensemble vengeance contre Antoine. La cause de Cesar devenait la cause publique; aussi jamais guerre plus populaire ne fut entreprise. Puis tous ceux qui arrivaient d'Orient racontaient d'etranges choses. Apres s'etre fait satrape, Antoine se faisait Dieu. On appelait Cleopatre Isis, et Antoine Osiris. Antoine promettait a Cleopatre de faire d'Alexandrie la capitale du monde quand il aurait conquis l'Occident; en attendant, il faisait graver le chiffre de Cleopatre sur le bouclier de ses soldats, et soulevait le ban et l'arriere-ban de ses dieux egyptiens contre les dieux du Tibre. Omnigenumque Deum monstra et latrator Anubis Contra Neptunum et Venerem contraque Minervam, dit Virgile, qui n'avait pas mis la Minerve pour la seule mesure, mais aussi comme ayant sa propre injure a venger. Minerve etait, on se le rappelle, une des quatre femmes d'Antoine; il l'avait epousee a Athenes, et s'etait fait payer par les Atheniens mille talens pour sa dot, c'est-a-dire pres de six millions de notre monnaie actuelle. N'est-ce pas que c'etait un etrange monde que ce monde? Mais ne vous en etonnez pas trop, vous en verrez bien d'autres sous Neron. C'etait la troisieme fois, dans un quart de siecle, que l'Orient et l'Occident allaient se rencontrer en Grece, et jeter un nouveau nom de victoire et de defaite dans cette eternelle serie d'actions et de reactions qui durait depuis la guerre de Troie. Il regnait une profonde terreur a Rome: Rome ne comptait pas beaucoup sur Cesar comme general: elle savait, au contraire, ce dont Antoine etait capable une fois qu'il etait arme; puis Antoine menait avec lui cent mille hommes de pied, douze mille chevaux, cinq cents navires, quatre rois et une reine. Il y avait bien encore cent vingt ou cent trente mille Juifs, Arabes, Perses, Egyptiens, Medes, Thraces et Paphlagoniens qui marchaient a la suite de l'armee; mais, ceux-la, on ne les comptait pas, ils n'etaient pas soldats romains. Cesar avait a peu pres cent mille hommes et deux cents vaisseaux. Ce n'etait point tout a fait en navires et en soldats la moitie des forces de son adversaire. La fortune etait pour Octave; ou plutot ici le destin change de nom et devient la Providence: il fallait reunir l'Occident et l'Orient dans une main puissante qui contraignit le monde de parler une seule langue, d'obeir a une seule loi, afin que le Christ en naissant (le Christ allait naitre) trouvat l'univers pret a ecouter sa parole. Dieu donna la victoire a Cesar. On sait tous les details de cette grande bataille; comment Cleopatre, la deesse du naturalisme oriental, s'enfuit tout a coup avec soixante vaisseaux, quoique aucun peril ne la menacat; comment Antoine la suivit, abandonnant son armee; comment tous deux revinrent en Egypte pour mourir tous deux: Antoine se tue en se jetant sur son epee; Cleopatre, on ne sait trop de quelle facon: Plutarque croit que c'est en se faisant mordre par un aspic. Cette fois, il n'y avait pas moyen d'echapper au triomphe: bon gre mal gre, il fallut que Cesar se laissat faire. Le senat vint en corps au devant de lui jusqu'aux portes de Rome; mais, fidele a son systeme, Cesar n'accepta qu'une partie de ce que le senat lui offrait; a l'entendre, le seul prix qu'il demandait de sa victoire etait qu'on le debarrassat du fardeau du gouvernement. Le senat se jeta a ses pieds pour obtenir de lui qu'il renoncat a cette funeste resolution; mais tout ce qu'il put obtenir fut que Cesar resterait encore pendant dix ans charge de mettre en ordre les affaires de la republique. Il est vrai que Cesar se montra moins recalcitrant pour le titre d'Auguste que le senat lui offrit, et qu'il accepta sans trop se faire prier. Auguste avait trente ans. Depuis neuf ans qu'il avait succede a Cesar, il avait fait bien du chemin, comme on voit, ou plutot il en avait bien fait faire a la republique. C'est qu'aussi on etait bien las a Rome des guerres intestines, des proscriptions civiles et des massacres de partis. A partir de Marius et de Sylla, et il y avait de cela a peu pres soixante ans, on ne faisait guere autre chose a Rome que de tuer ou d'etre tue, si bien que depuis un quart de siecle il fallait chercher avec beaucoup de soin et d'attention pour trouver un general, un consul, un tribun, un senateur, un personnage notable enfin, qui fut mort tranquillement dans son lit. Il y avait plus, c'est que tout le monde etait ruine. On supporte encore les massacres, la croix, la potence; on ne supporte pas la misere. Les chevaliers avaient des places d'honneur au theatre, mais ils n'osaient venir occuper ces places de peur d'y etre arretes par leurs creanciers; ils avaient quatorze bancs au cirque, et leurs quatorze bancs etaient deserts. Les provinces declaraient ne plus pouvoir payer l'impot: le peuple n'avait pas de pain. De l'ocean Atlantique a l'Euphrate, du detroit de Gades au Danube, cent trente millions d'hommes demandaient l'aumone a Auguste. Qui donc, en pareilles circonstances, eut meme eu l'idee de faire de l'opposition contre le vainqueur d'Antoine, qui etait le seul riche et qui pouvait seul enrichir les autres? Auguste fit trois parts de ses immenses richesses, que venait de quadrupler le tresor des Ptolemees: la premiere pour les dieux, la seconde pour l'aristocratie, la troisieme pour le peuple. Jupiter Capitolin eut seize mille livres d'or; c'etaient treize mille livres de plus que ne lui en avait vole Cesar; et de plus, pour dix millions de notre monnaie actuelle de pierres et de pierreries. Apollon eut six trepieds d'argent fondus a neuf, et dont le metal fut fourni par les propres statues d'Auguste. Enfin, comme les villes envoyaient de tous cotes des couronnes d'or au vainqueur, le vainqueur les repartit entre les autres dieux. Les dieux furent contens. Auguste alors s'occupa de l'aristocratie. Les legs de Cesar furent entierement payes. Tout ce qui avait un nom, ou tout ce qui s'en etait fait un, recut des secours; l'aristocratie tout entiere devint la pensionnaire d'Auguste. L'aristocratie fut satisfaite. Restait le peuple. Les predecesseurs d'Auguste lui avaient donne des jeux, Auguste lui donna du pain. Le ble arriva en larges convois de la mer Noire, de l'Egypte et de la Sicile; en moins de trois mois, un bien-etre sensible se repandit jusque dans les derniers rangs de la population. Le peuple cria vive Auguste. Alors, comme il lui restait encore pres de deux milliards, il lanca dans la circulation cette masse enorme d'argent: l'interet etait a 12 pour 100, il descendit a 4; les terres etaient a vil prix, elles triplerent et quadruplerent de valeur. Puis il s'en revint dans sa petite maison du mont Palatin, maison toute de pierres, maison sans marbres, sans peintures, sans paves de mosaique; maison qu'il habitait ete comme hiver, et qui ne renfermait qu'une seule chose de prix, la statuette d'or de la Fortune de l'empire. Il est vrai que cette maison ayant ete brulee dix-huit ans apres, c'est-a-dire vers l'an 748 de Rome, Auguste la rebatit plus commode, plus elegante et plus belle. C'est la qu'Auguste vecut encore quarante-six ans, suppliant sans cesse le peuple de lui retirer le fardeau du gouvernement, et sans cesse force par lui d'accepter de nouveaux honneurs. Ayant beau dire qu'il n'etait qu'un simple citoyen comme les autres, ayant beau se facher quand on l'appelait seigneur, ayant beau repeter que ses noms etaient Caius Julius Cesar Octavianus et qu'il ne voulait etre appele d'aucun autre nom, il lui fallut se resigner a etre prince, grand pontife, consul et regulateur des moeurs a perpetuite. On avait voulu le nommer tribun, mais il avait fait observer qu'en sa qualite de patricien il ne pouvait accepter cette charge. Alors, au lieu du tribunal, il avait recu la puissance tribunitienne. C'etait bien peut-etre jouer un peu sur les mots, mais il y avait de l'avocat dans Auguste, et c'etait par ce cote-la tres probablement que Salluste etait devenu si fort son ami. De cette facon, tout le monde etait content a Rome. Les cesariens avaient un roi, ou du moins quelque chose qui leur en tenait lieu. Les republicains entendaient sans cesse parler de la republique, et d'ailleurs le S.P.Q.R. etait partout, sur les enseignes, sur les faisceaux, sur la maison meme du prince. Enfin les poetes, les peintres, les artistes avaient Mecene, a qui Auguste avait transmis ses pleins pouvoirs, et qui se chargeait de leur assurer cette _aurea mediocritas_ tant vantee par Horace. Au milieu de tous ces honneurs, Auguste restait toujours le meme: travaillant six heures par jour, mangeant du pain bis, des figues et des petits poissons; jouant aux noix avec les polissons de Rome, et allant, vetu des habits files par sa femme ou par ses filles, rendre temoignage pour un vieux soldat d'Actium. Nous avons dit que sa maison du mont Palatin brula vers l'an 748. A peine cet accident fut-il connu, que les veterans, les decuries, les tribus souscrivirent pour une somme considerable, car ils voulaient que cette maison, rebatie aux frais publics, attestat de l'amour public pour l'empereur. Auguste fit venir les uns apres les autres tous les souscripteurs, et, pour ne pas dire qu'il refusait leur offrande, prit a chacun d'eux un denier. Puis, apres le tour des dieux, de l'aristocratie, du peuple, du tresor, vint le tour de Rome. La ville republicaine etait sale, etroite et sombre. Le _Forum antiquum_ etait devenu trop petit pour la population toujours croissante de la reine du monde, le forum de Cesar etait encombre aux jours de fetes; Auguste fit batir un troisieme forum entre le Capitolin et le Viminal, un temple de Jupiter tonnant au Capitole, un temple a Apolon sur le mont Palatin, le theatre de Marcellus au Champ-de-Mars, enfin les portiques de Livie et d'Octavie, et la basilique de Lucius et de Caius. Ce n'est pas tout, en meme temps que les obelisques egyptiens s'elevaient sur les places, que des routes magnifiques, partant de la _meta sudans_, s'elancaient vers tous les points du monde comme les rayons d'une etoile, que soixante-sept lieues d'aqueducs et de canaux amenaient par jour a Rome deux millions trois cent dix-neuf mille metres cubes d'eau, qu'Agrippa, tout en construisant son Pantheon, distribuait en cinq cents fontaines, en cent soixante-dix bassins et en cent trente chateaux d'eau, Balbus batissait un theatre, Philippe des musees, et Pollion un sanctuaire a la Liberte. Ainsi, en presidant a ces immenses travaux, Auguste se sentait-il pris d'un, de ces rares mouvements d'orgueil auxquels il permettait de se produire au grand jour.--Voyez cette Rome, disait-il, je l'ai prise de brique, je la rendrai de marbre. Auguste eut une de ces longues existences comme le ciel en garde aux fondateurs de monarchies. Il avait soixante-seize ans, lorsqu'un jour qu'il naviguait entre les iles jetees au milieu du golfe de Naples comme des corbeilles de fleurs et de verdure, il fut pris d'une douleur assez forte pour desirer relacher au port le plus prochain. Cependant il eut le temps d'arriver jusqu'a Nole; la il se sentit si mal qu'il s'alita. Mais, loin de deplorer la perte d'une existence si bien remplie, Auguste se prepara a la mort comme a une fete; il prit un miroir, se fit friser les cheveux, se mit du rouge; puis, comme un acteur qui quitte la scene et qui, avant de passer derriere la coulisse, demande un dernier compliment au parterre: --Messieurs, dit-il en se tournant vers les amis qui entouraient sa couche, repondez franchement, ai-je bien joue la farce de la vie? Il n'y eut qu'une voix parmi les spectateurs. --Oui, repondirent-ils tous ensemble; oui, certes, parfaitement bien. --En ce cas, reprit Auguste, battez des mains en preuve que vous etes contens. Les spectateurs applaudirent, et, au bruit de leurs applaudissemens, Auguste se laissa aller doucement sur son oreiller. Le comedien couronne etait mort. Voila l'homme qui protegea vingt ans Virgile; voila le prince a la table duquel il s'assit une fois par semaine avec Horace, Mecene, Salluste, Pollion et Agrippa; voila le dieu qui lui fit ce doux repos vante par Tityre, et en reconnaissance duquel l'amant d'Amaryllis promet de faire couler incessamment le sang de ses agneaux. En effet, le talent doux, gracieux et melancolique du cygne de Mantoue devait plaire essentiellement au collegue d'Antoine et de Lepide. Robespierre, cet autre Octave d'un autre temps, ce proscripteur en perruque poudree a la marechale, en gilet de basin et en habit bleu-barbeau, a qui heureusement ou malheureusement (la question n'est pas encore jugee) on n'a point laisse le temps de se montrer sous sa double face, adorait les _Lettres a Emilie sur la mythologie_, les _Poesies du cardinal de Bernis_ et les _Gaillardises du chevalier de Boufflers_; les _lambes_ de Barbier lui eussent donne des syncopes, et les drames d'Hugo des attaques de nerfs. C'est que, quoi qu'on en ait dit, la litterature n'est jamais l'expression de l'epoque, mais tout au contraire, et si l'on peut se servir de ce mot, sa palidonie. Au milieu des grandes debauches de la regence et de Louis XV, qu'applaudit-on au theatre? Les petits drames musques de Marivaux. Au milieu des sanglantes orgies de la revolution, quels sont les poetes a la mode? Colin-d'Harleville, Demoustier, Fabre-d'Eglantine, Legouve et le chevalier de Bertin. Pendant cette grande ere napoleonienne, quelles sont les etoiles qui scintillent au ciel imperial? M. de Fontanes, Picard, Andrieux, Baour-Lormian, Luce de Lancival, Parny. Chateaubriand passe pour un reveur, et Lemercier pour un fou; on raille le _Genie du christianisme_, on siffle _Pinto_. C'est que l'homme est fait pour deux existences simultanees, l'une positive et materielle, l'autre intellectuelle et ideale. Quand sa vie materielle est calme, sa vie ideale a besoin d'agitation; quand sa vie positive est agitee, sa vie intellectuelle a besoin de repos. Si toute la journee on a vu passer les charrettes des proscripteurs, que ces proscripteurs s'appellent Sylla ou Cromwell, Octave ou Robespierre, on a besoin le soir de sensations douces qui fassent oublier les emotions terribles de la matinee. C'est le flacon parfume que les femmes romaines respiraient en sortant du cirque; c'est la couronne de roses que Neron se faisait apporter apres avoir vu bruler Rome. Si, au contraire, la journee s'est passee dans une longue paix, il faut a notre coeur, qui craint de s'engourdir dans une languissante tranquillite, des emotions factices pour remplacer les emotions reelles, des douleurs imaginaires pour tenir lieu des souffrances positives. Ainsi, apres cette supreme bataille de Philippes, ou le genie republicain vient de succomber sous le geant imperial; apres cette lutte d'Hercule et d'Antee qui a ebranle le monde, que fait Virgile? Il polit sa premiere eglogue. Quelle grande pensee le poursuit dans ce grand bouleversement? Celle de pauvres bergers qui, ne pouvant payer les contributions successivement imposees par Brutus et par Cesar, sont obliges de quitter leurs doux champs et leur belle patrie: Nos patriae fines et dulcia linquimus arva; Nos patriam fugimus. De pauvres colons qui emigrent, les uns chez l'Africain brule, les autres dans la froide Scythie. At nos hinc alii sitientes ibimus Afros; Pars Scythiam... Celle de pauvres pasteurs enfin, pleurant, non pas la liberte perdue, non pas les lares d'argile faisant place aux penates d'or, non pas la sainte pudeur republicaine se voilant le front a la vue des futures debauches imperiales dont Cesar a donne le prospectus; mais qui regrettent de ne plus chanter, couches dans un antre vert, en regardant leurs chevres vagabondes brouter le cytise fleuri et l'amer feuillage du saule. ... Viridi projectus in antro. ............................... Carmina nulla canam; non, me pascente, capellae, Florentem cytisum et salices carpetis amaras. Mais peut-etre est-ce une preoccupation du poete, peut-etre cette imagination qu'on a appelee la Folle du logis, et qu'on devrait bien plutot nommer la Maitresse de la maison, etait-elle momentanement tournee aux douleurs champetres et aux plaintes bucoliques; peut-etre les grands evenemens qui vont se succeder vont-ils arracher le poete a ses preoccupations bocageres. Voici venir Actium; voici l'Orient qui se souleve une fois encore contre l'Occident; voici le naturalisme et le spiritualisme aux prises; voici le jour enfin qui decidera entre le polytheisme et le christianisme. Que fait Virgile, que fait l'ami du vainqueur, que fait le prince des poetes latins? Il chante le pasteur Aristee, il chante des abeilles perdues, il chante une mere consolant son fils de ce que ses ruches sont desertes, et n'ayant rien de plus a demander a Apollon, comment avec le sang d'un taureau on peut faire de nouveaux essaims. Et que l'on ne croie pas que nous cotons au hasard et que nous prenons une epoque pour une autre, car Virgile, comme s'il craignait qu'on ne l'accusat de se meler des choses publiques autrement que pour louer Cesar, prend lui-meme le soin de nous dire a quelle epoque il chante. C'est lorsque Cesar pousse la gloire de ses armes jusqu'a l'Euphrate. .... Caesar dum magnus ad altum Fulminat Euphraten bello, victorque volentes Per populos dat jura, viamque affectat Olympo. Mais aussi que Cesar ferme le temple de Janus, qu'Auguste pour la seconde fois rende la paix au monde, alors Virgile devient belliqueux; alors le poete bucolique embouche la trompette guerriere, alors le chantre de Palemon et d'Aristee va dire les combats du heros qui, parti des bords de Troie, toucha le premier les rives de l'Italie; il racontera Hector traine neuf fois par Achille autour des murs de Pergame, qu'il enveloppe neuf fois d'un sillon de sang; il montrera le vieux Priam egorge a la vue de ses filles, et tombant au pied de l'autel domestique en maudissant ses divinites impuissantes qui n'ont su proteger ni le royaume ni le roi. Et autant Auguste l'a aime pour ses chants pacifiques pendant la guerre, autant il l'aimera pour ses chants belliqueux pendant la paix. Ainsi, quand Virgile mourra a Brindes, Auguste ordonnera-t-il en pleurant que ses cendres soient transportees a Naples, dont il savait que son poete favori avait affectionne le sejour. Peut-etre meme Auguste etait-il venu dans ce tombeau, ou je venais a mon tour, et s'etait-il adosse a ce meme endroit ou, adosse moi-meme, je venais de voir passer devant mes yeux toute cette gigantesque histoire. Et voila cependant l'illusion qu'un malheureux savant voulait m'enlever en me disant que ce n'etait _peut-etre_ pas la le tombeau de Virgile! IV LA GROTTE DE POUZZOLES.--LA GROTTE DU CHIEN. Pendant cette exploration, notre cocher, que notre longue absence ennuyait, etait entre dans un cabaret pour se distraire. Lorsque nous redescendimes vers Chiaja, nous le trouvames ivre comme auraient pu l'etre Horace ou Gallus. Cette petite infraction aux regles de la temperance retomba sur nos pauvres chevaux, qui, excites par le fouet de leur maitre, nous emporterent au triple galop vers la grotte de Pouzzoles. Nous eumes beau dire que nous voulions nous arreter a l'entree de cette grotte et la traverser dans toute sa longueur: notre automedon, qui croyait son honneur engage a nous prouver, par la maniere pimpante dont il conduisait, qu'il n'etait pas ivre, redoubla de coups, et nous disparumes dans l'ouverture beante comme si un tourbillon nous emportait. Malheureusement, a peine avions-nous fait cent pas dans ce corridor de l'enfer que nous accrochames une charrette. Le cocher, qui se tenait debout derriere nous, sauta par dessus notre tete, nous sautames par dessus celle des chevaux. Les chevaux s'abattirent; une roue du corricolo continua sa route, tandis que l'autre, engagee dans le moyeu de la charrette, s'arreta court avec le reste de l'equipage. Je crus que nous etions tous aneantis. Heureusement le dieu des ivrognes, qui veillait sur notre cocher, daigna etendre sa protection jusqu'a nous, si indignes que nous en fussions: nous nous relevames sans une seule egratignure; les traits seuls du bilancino etaient casses. On se rappelle que le bilancino est le cheval qui galope pres du timonier enferme dans les brancards. Notre conducteur nous declara qu'il lui fallait un quart d'heure pour remettre en ordre son attelage; nous le lui accordames d'autant plus volontiers qu'il nous fallait, a nous, le meme temps pour visiter la grotte. Du temps de Seneque, ou il n'y avait pas de chemins de fer, et ou par consequent on ne percait pas les montagnes, mais ou l'on montait tout simplement par dessus, la grotte de Pouzzoles etait une grande curiosite. Aussi s'en preoccupe-t-il plus que de nos jours ne le ferait le dernier ingenieur des ponts et chaussees, et, poetisant cette espece de cave, qui n'est pas meme bonne a mettre du vin, l'appelle-t-il une longue prison, et disserte-t-il sur la force involontaire des impressions. Quant a nous, je ne sais si la cabriole que nous venions de faire avait nui a notre imagination; mais, n'en deplaise a Seneque, nous ne fumes impressionnes que par l'abominable odeur d'huile que repandaient les soixante-quatre reverberes allumes dans ce grand terrier. Malgre ces soixante-quatre reverberes, il y a une telle obscurite dans la grotte de Pouzzoles, que ce ne fut que guides par la voix avinee de notre cocher que nous parvinmes a retrouver notre corricolo. Nous remontames dedans, notre cocher remonta derriere, et, comme pour prouver a nos malheureux chevaux que ce n'etait pas lui qui avait tort, il debuta par le plus splendide coup de fouet que jamais chevaux aient recu depuis les coursiers d'Achille, qui pleurerent si tendrement leur maitre, jusqu'aux mules de don Miguel, qui faillirent si irrespectueusement casser le cou au leur. Le bilancino et le limonier firent un bond qui manqua demantibuler la voiture; mais, a notre grand etonnement, et quoique tous deux parussent faire des efforts inouis pour remplir leur devoir, nous ne bougeames pas de la place. Le cocher redoubla, en accompagnant cette fois le cinglement de la laniere de ce petit sifflement habituel aux cochers italiens et avec lequel ils semblent galvaniser leurs chevaux. Les notres, a cette double admonestation, redoublerent de soubresauts et de pietinemens, mais ne firent ni un pas en avant ni un pas en arriere. Cependant, comme, selon toutes les regles de la dignite humaine, ce n'est jamais aux animaux a deux pieds a ceder aux animaux a quatre pattes, notre homme s'enteta et allongea a son equipage un troisieme coup de fouet en accompagnant ce coup de fouet d'un juron a faire fendre le Pausilippe. L'impression fut grande sur les malheureux quadrupedes; ils se cabrerent, hennirent, firent des ecarts a droite, firent des ecarts a gauche; mais d'un seul pas en avant, il n'en fut pas question. Il y avait evidemment quelque mystere la-dessous. J'arretai le bras de Gaetano, leve pour un quatrieme coup de fouet, et je l'invitai a aller s'assurer a tatons des causes qui nous enchainaient a notre place; car de voir avec les yeux, il n'y fallait pas songer. Gaetano voulut resister et pretendit que les chevaux devaient partir et qu'ils partiraient. Mais a mon tour j'insistai en lui disant que, s'il ajoutait un mot, je l'enverrais promener lui et son attelage. Gaetano, menace dans ses interets pecuniaires, descendit. Au bout d'un instant, nous l'entendimes pousser des soupirs, puis des plaintes, puis des gemissemens. --Eh bien, lui demandai-je, qu'y a-t-il? --_Oh, eccellenza_! --Apres? --_O malora_! --Quoi? --_Ho perduto la testa del mio cavallo_. --Comment! vous avez perdu la tete de votre cheval? --_L'ho perduta_! Et les plaintes et les gemissemens recommencerent. --Et duquel des deux avez-vous perdu la tete? demandai-je en eclatant de rire. --_Del povero bilancino, eccellenza_. --Ce gredin-la est ivre-mort, dit Jadin. --Eh bien, demandai-je apres un moment de silence, est-elle retrouvee? --_O non si trovera piu... mai! mai! mai_! --Voyons, attendez, je vais l'aller chercher moi-meme. Je sautai a bas du corricolo; je fis a tatons le tour de l'attelage et je trouvai mon homme qui serrait desesperement dans ses bras la croupe de son cheval. Il l'avait attache a l'envers. On comprend le resultat naturel de cette combinaison: a chaque coup de fouet nouveau, le porteur tirait au nord et le bilancino au midi. Or, comme c'est une regle invariable que deux forces egales opposees l'une a l'autre se neutralisent l'une par l'autre, il en resultait que, plus nos deux chevaux faisaient d'efforts pour avancer, l'un vers l'entree de la grotte, l'autre vers la sortie, plus solidement nous restions comme amarres a la meme place. J'annoncai a Gaetano que la tete de son cheval etait retrouvee, je lui en donnai la preuve en lui mettant la main dessus, et je lui signifiai que, de peur de nouveaux accidens, nous irions a pied jusqu'a la grotte du Chien, ou il etait invite a nous rejoindre, si toutefois il en etait capable. Il y a cependant des jours ou cette grotte est splendidement eclairee, ce sont les jours d'equinoxe; comme le soleil se couche alors exactement en face d'elle, il la transperce de son dernier rayon et la dore merveilleusement de l'une a l'autre de ses extremites. Il nous etait arrive tant d'encombres dans cette malheureuse grotte que ce fut avec un certain plaisir que nous retrouvames la lumiere. Afin sans doute de dedommager le voyageur de la perte qu'il a faite momentanement, la nature, a la sortie de ce long et sombre corridor, se presente coquette, animee, et pleine de fantasques accidens. Cependant, comme un effroyable soleil dardait sur nos tetes, nous ne nous arretames pas trop a les detailler, et sur l'indication d'un passant, laissant la route, nous primes un petit chemin qui conduit au lac d'Agnano. Gaetano s'etait pique d'honneur; au bout d'un instant, nous entendimes derriere nous le bruit des roues d'une voiture et le petillement des sonnettes de deux chevaux: c'etait notre corricolo et notre cocher qui nous rejoignaient, le corricolo parfaitement rafistole a l'aide de cordes, de ficelles et de chiffons, le cocher a peu pres degrise. Comme nous etions en nage, nous ne nous fimes pas prier pour reprendre nos places; et cette fois, grace a l'harmonie de notre attelage, nous reprimes notre allure habituelle, c'est-a-dire que nous allames comme le vent. Au bout d'un instant, deux chiens se mirent a courir devant notre corricolo, et un homme monta derriere. D'ou sortaient-ils? D'une pauvre chaumiere situee a gauche de la route, je crois. Des deux quadrupedes, l'un etait nankin et l'autre noir. Au bout d'un instant, le quadrupede nankin donna des signes visibles d'hesitation. Il s'arretait, s'asseyait, restait en arriere, puis reprenait son chemin, toujours plus lentement. Son maitre commenca par le siffler, puis l'appela; puis enfin, voyant des signes de rebellion marquee, descendit, le coupla avec le chien noir, et, au lieu de remonter derriere nous, marcha a pied. Je demandai alors quels etaient cet homme et ces chiens; on nous repondit que c'etait l'homme qui avait la cle de la grotte et les deux chiens sur lesquels on faisait successivement les experiences, c'est-a-dire le grand-pretre et les victimes. Le mot _successivement_ m'eclaira sur les terreurs du chien nankin et sur l'insouciance du chien noir. Le chien noir descendait de garde, le chien nankin etait de faction. Voila pourquoi le chien nankin voulait a toute force retourner en arriere, et pourquoi il etait indifferent au chien noir d'aller en avant. A la premiere visite d'etrangers, les roles changeraient. A mesure que nous approchions, les terreurs du malheureux chien nankin redoublaient. Il opposait a son camarade une veritable resistance; et comme ils etaient a peu pres de la meme taille, et par consequent de la meme force, que l'un n'avait que le desir d'obeir a son maitre, tandis que l'autre avait l'esperance d'y echapper, le sentiment de la conservation l'emporta bientot sur celui du devoir, et, au lieu que ce fut le chien noir qui continuat d'entrainer le chien nankin vers la grotte, ce fut le chien nankin qui commenca de ramener le chien noir vers la maison. Ce que voyant, le proprietaire des deux animaux jugea son intervention necessaire et se mit en marche pour les rejoindre. Mais a mesure qu'il approchait d'eux, tandis que le chien nankin redoublait d'efforts pour fuir, le chien noir, qui n'etait pas bien sur d'avoir fait tout ce qu'il pouvait pour retenir son camarade, donnait a son tour des signes d'hesitation, de sorte que, lorsque le maitre etendit le bras, croyant mettre la main sur eux, tous deux partirent au grand galop, reprenant la route par laquelle ils etaient venus. L'homme se mit a trotter apres eux en les appelant; inutile de dire que, plus il les appelait, plus ils couraient vite. Au bout d'un instant, homme et chiens disparurent a un tournant de la route. Milord avait regarde toute cette scene avec un profond etonnement: en voyant apparaitre deux individus de son espece, il avait d'abord voulu se jeter dessus pour les devorer; mais quelques coups de pied de Jadin l'avaient calme, et il s'etait decide, quoique avec un regret visible, a devenir simple spectateur de ce qui allait se passer. Ce qui devait arriver arriva: les deux chiens s'arreterent a la porte de leur chenil. Leur maitre les y rejoignit, passa une corde au cou du chien nankin, siffla le chien noir, et, dix minutes apres sa disparition, nous le vimes reparaitre precede de l'un et trainant l'autre. Cette fois, il n'y avait pas a s'en dedire: il fallait que la malheureuse bete accomplit le sacrifice. En arrivant a la porte de la grotte, il tremblait de tous ses membres; la porte de la grotte ouverte, il etait deja a moitie mort. A la porte de la grotte etaient cinq ou six enfans si deguenilles qu'a part les indiscretions des vetemens, il etait fort difficile de reconnaitre leur sexe: chacun tenait un animal quelconque a la main, l'un une grenouille, l'autre une couleuvre, celui-ci un cochon d'Inde, celui-la un chat. Ces animaux etaient destines aux plaisirs des amateurs qui ne se contentent pas de l'evanouissement et qui veulent la mort. Les chiens coutent cher a faire mourir: quatre piastres par tete, je crois; tandis que pour un carlin on peut faire mourir la grenouille, pour deux carlins la couleuvre, pour trois carlins le cochon d'Inde, et pour quatre carlins le chat. C'est pour rien, comme on voit. Cependant un vice-roi, qui sans doute n'avait pas d'argent dans sa poche, fit entrer dans la grotte deux esclaves turcs et les vit mourir gratis. Tout cela est bien hideusement cruel, mais c'est l'habitude. D'ailleurs, les animaux en meurent, c'est vrai, mais aussi les maitres en vivent, et il y a si peu d'industries a Naples, qu'il faut bien tolerer celle-la. La grotte peut avoir trois pieds de haut et deux pieds et demi de profondeur. J'introduisis la tete dans la partie superieure, et je ne sentis aucune difference entre l'air qu'elle contenait et l'air exterieur; mais, en recueillant dans le creux de la main l'air inferieur et en le portant vivement a ma bouche et a mon nez, je sentis une odeur suffocante. En effet, les gaz mortels ne conservent leur action qu'a la hauteur d'un pied a peu pres du sol. Mais la, en quelques secondes ils asphyxieraient l'homme aussi bien que les animaux. Le tour du malheureux chien etait venu. Son maitre le poussa dans la grotte sans qu'il opposat aucune resistance; mais une fois dedans, son energie lui revint, il bondit, se dressa sur ses pieds de derriere pour elever sa tete au dessus de l'air mephitique qui l'entourait. Mais tout fut inutile; bientot un tremblement convulsif s'empara de lui, il retomba sur ses quatre pattes, vacilla un instant, se coucha, raidit ses membres, les agita comme dans une crise d'agonie, puis tout a coup resta immobile. Son maitre le tira par la queue hors du trou; il resta sans mouvement sur le sable, la gueule beante et pleine d'ecume. Je le crus mort. Mais il n'etait qu'evanoui: bientot l'air exterieur agit sur lui, ses poumons se gonflerent et battirent comme des soufflets, il souleva sa tete, puis l'avant-train, puis le train de derriere, demeura un instant vacillant sur ses quatre pattes comme s'il eut ete ivre; enfin, ayant tout a coup rassemble toutes ses forces, il partit comme un trait et ne s'arreta qu'a cent pas de la, sur un petit monticule, au sommet duquel il s'assit, regardant tout autour de lui avec la plus prudente et la plus meticuleuse attention. Je crus que c'etait fini et que son maitre ne le rattraperait jamais. Je lui fis meme part de cette observation; mais il sourit de l'air d'un homme qui veut dire:--Allons, allons, vous n'etes pas encore fort sur les chiens! Et tirant un morceau de pain de sa poche, il le montra au patient, qui parut se consulter quelques secondes, retenu entre la crainte et la gourmandise. La gourmandise l'emporta. Il accourut en remuant la queue et devora sa pitance comme s'il avait parfaitement oublie ce qui venait de se passer. Le chien noir avait regarde cette operation, gravement assis sur son derriere, en tournant la tete, et ayant l'air de dire a part soi, comme l'ivrogne de Charlet:--Voila pourtant comme je serai dimanche! Quant a Milord, il etait fourre sous la banquette du corricolo, ou il paraissait n'avoir qu'une crainte, celle d'etre decouvert. Je demandai le nom des deux infortunes quadrupedes dont la vie etait destinee a s'ecouler en evanouissemens perpetuels: ils s'appelaient Castor et Pollux, sans doute en raison de ce que, pareils aux deux divins gemeaux, ils sont condamnes a vivre et a mourir chacun a son tour. J'eus quelque envie d'acheter Castor et Pollux. Mais je songeai que si je leur donnais la liberte, ils deviendraient enrages; et que si je les gardais, ils ne pouvaient pas manquer d'etre devores un jour ou l'autre par Milord. Je me decidai donc a ne rien changer a l'ordre des choses, et a laisser a chacun le sort que la nature lui avait fait. Quant a la grenouille, a la couleuvre, au cochon d'Inde et au chat, nous declarames que nous n'etions aucunement curieux de continuer sur eux les experiences, et que celle que nous avions faite sur Castor nous suffisait. Cette decision fut accompagnee d'une couple de carlins que nous distribuames a leurs proprietaires pour les aider a attendre patiemment des voyageurs plus anglais que nous. V La Place du Marche. Nous avons dit que le Mole est le boulevart du temple de Naples; _il Mercato_ est sa place de Greve. Autrefois, quand on pendait a Naples, la potence restait dressee en permanence sur la place du Marche. Aujourd'hui, que Naples est eclairee au gaz, qu'elle est pavee d'asphalte et qu'elle guillotine, on eleve et l'on demonte la _madaja_ pour chaque execution. L'horrible machine se dresse pendant la nuit qui precede le supplice, en face d'une petite rue par laquelle debouche le condamne, et qu'on appelle pour cette raison _vico del Sospiro_, la ruelle du Soupir. C'est sur cette place que furent executes, le 29 octobre 1268, le jeune Conradin et son cousin Frederic d'Autriche. Les corps des deux jeunes gens resterent quelque temps ensevelis a l'endroit meme de l'execution, et une petite chapelle s'eleva sur leur tombe; mais l'imperatrice Marguerite arriva du fond de l'Allemagne, elle apportait des tresors pour racheter a Charles d'Anjou la vie de son fils. Il etait trop tard, son fils etait mort. Avec la permission de son meurtrier, elle employa ces tresors a faire batir une eglise. Cette eglise c'est celle del Carmine. Si l'on n'est pas conduit par un guide, on sera long-temps a trouver cette tombe pour laquelle cependant une eglise fut batie: sans doute la susceptibilite de Charles l'exila dans le coin ou elle se trouve. L'eglise del Carmine fut temoin d'un miracle incontestable et a peu pres inconteste. J'ai achete a Rome un livre italien intitule _Histoire de la vingt-septieme revolte de la tres fidele ville de Naples_: c'est celle de Masaniello. Avec celles qui ont eu lieu depuis 1647 et qu'il faut ajouter aux revoltes anterieures, cela fait un total de trente-cinq revoltes. Ce n'est pas trop mal pour une ville fidele. Une de ces trente-cinq revoltes eut lieu contre Alphonse d'Aragon. Mais Alphonse d'Aragon n'etait pas si bete que d'abandonner Naples, si Naples l'abandonnait. Il fit venir des galeres de Sicile et de Catalogne, et, ayant mis le siege devant Naples, s'en alla etablir son camp sur les bords du Sebetus, position de laquelle il commenca a canonner sa tres fidele ville revoltee. Or, un des boulets envoyes par lui a ses anciens sujets, se trompant probablement de route, se dirigea vers l'eglise del Carmine, fracassa la coupole, renversa le tabernacle, et allait ecraser la tete du crucifix de grandeur naturelle qui, deja avant cette epoque etait reconnu comme tres miraculeux; le crucifix baissa sa tete sur sa poitrine et le boulet, passant au dessus de son front, alla faire son trou dans la porte, enlevant seulement la couronne d'epines dont la tete etait ceinte. Chaque annee, le lendemain de Noel, le crucifix est expose a la veneration des fideles. C'est sur la place du Mercato qu'eclata la fameuse revolution de Masaniello, devenue si populaire en France depuis la representation de _la Muette de Portici_. Il est donc presque ridicule a moi de m'etendre sur cette revolution. Mais comme les operas en general n'ont pas la pretention d'etre des oeuvres historiques, peut-etre trouverais-je encore a dire, a propos du heros d'Amalfi, des choses oubliees par mon confrere et ami Scribe. Le duc d'Arcos etait vice-roi depuis trois ans, et depuis trois ans la ville de Naples avait vu s'augmenter les impots de telle facon que le gouverneur, ne sachant plus quelle chose imposer, imposa les fruits, qui, etant la principale nourriture des lazzaroni, avaient toujours eu leur entree dans la ville de Naples sans payer aucun droit. Aussi cette nouvelle gabelle blessa-t-elle singulierement le peuple de la tres fidele ville, qui commenca de murmurer hautement. Le duc d'Arcos doubla ses gardes, renforca la garnison de tous les chateaux, fit rentrer dans la capitale trois ou quatre mille hommes eparpilles dans les environs, redoubla de luxe dans ses equipages, dans ses diners et dans ses bals, et laissa le peuple murmurer. On approchait du mois de juillet, mois pendant lequel on celebre a Naples avec une devotion et une pompe toute particuliere la fete de Notre-Dame-du-Mont-Carmel. Il etait d'habitude, a cette epoque et a propos de cette fete, de construire un fort au milieu de la place du Marche. Ce fort, sans doute en memoire des differens assauts que dut subir la montagne sainte, etait defendu par une garnison chretienne et attaque par une armee sarrasine. Les chretiens etaient vetus de calecons de toile, et avaient la tete couverte d'un bonnet rouge; c'est-a-dire que les chretiens portaient tout bonnement et tout simplement le costume des pecheurs napolitains, qui, en 1647, n'avaient pas encore adopte la chemise. Les Sarrasins etaient habilles a la turque, avec des pantalons larges, des vestes de soie et des turbans demesures. La depense des costumes infideles avait ete faite on ne se rappelait plus par qui. On les entretenait avec le plus grand soin, et les combattans se les leguaient de generation en generation. Les armes des assiegans et des assieges etaient de longues cannes en roseau avec lesquelles ils frappaient a tour de bras sans se faire grand mal, et que leur fournissaient en abondance les terres marecageuses des environs de Naples. Des le mois de juin, il etait d'habitude que ceux qui devaient prendre part a ce combat se rassemblassent pour se discipliner. Alors, amis et ennemis, chretiens et Sarrasins, manoeuvraient ensemble et dans la plus parfaite intelligence; puis ils rentraient dans la ville, marchant au pas, portant leurs roseaux comme on porte des fusils, et alignes comme des troupes regulieres. Le chef des chretiens qui devaient defendre le fort du Marche, a la fete de Notre-Dame-du-Mont-Carmel de l'an de grace 1647, etait un jeune homme de vingt-quatre ans, fils d'un pauvre pecheur d'Amalfi, et pecheur lui-meme a Naples. On le nommait Thomas Aniello, et par abreviation Masaniello. Quelques jours auparavant, le jeune pecheur avait eu gravement a se plaindre de la gabelle. Sa femme, qu'il avait epousee a l'age de dix-neuf ans, et qu'il aimait beaucoup, en essayant d'introduire a Naples deux ou trois livres de farine cachee dans un bas, avait ete surprise par les commis de l'octroi, mise en prison, et condamnee a y rester jusqu'a ce que son mari eut paye une somme de cent ducats, c'est-a-dire de quatre cent cinquante francs de notre monnaie. C'etait, selon toute probabilite, plus que son mari n'en aurait pu amasser en travaillant toute sa vie. La haine que Masaniello avait vouee aux commis apres l'arrestation de sa femme s'etendit, le jugement rendu, des commis au gouvernement. Cette haine etait bien connue, car Masaniello disait hautement par les rues de Naples qu'il se vengerait d'une maniere ou de l'autre; et comme le peuple, de son cote, etait mecontent, il dut sans doute a ses manifestations hostiles d'etre nomme le chef de la plus importante des deux troupe. Le nom de l'autre chef est reste inconnu. Le premier acte d'hostilite de Masaniello contre l'autorite du vice-roi fut une etrange gaminerie. Comme il passait avec toute sa troupe devant le palais du gouvernement, sur le balcon duquel le duc et la duchesse d'Arcos avaient reuni toute l'aristocratie de la ville, Masaniello, comme pour faire honneur a tous ces riches seigneurs et a toutes ces belles dames qui s'etaient deranges pour lui, ordonna a sa troupe de s'arreter, la fit ranger sur une seule ligne devant le palais, lui fit faire demi-tour a gauche afin que chaque soldat tournat le dos au balcon, fit poser toutes les cannes a terre, puis ordonna de les ramasser. Le double mouvement fut execute avec un ensemble remarquable et d'une supreme originalite. Les dames jeterent les hauts cris, les seigneurs parlerent d'aller chatier les insolens qui s'etaient livres a cette impertinente facetie avec un imperturbable serieux; mais comme la troupe de Masaniello se composait de deux cents gaillards choisis parmi les plus vigoureux habitues du Mole, la chose se passa en conversation, et Masaniello et ses acolytes rentrerent chez eux sans etre inquietes. Le dimanche suivant, jour destine a une autre revue, les deux chefs se rendirent des le matin sur la place du Marche avec leurs troupes, afin de renouveler les manoeuvres des dimanches precedens. C'etait justement a l'heure ou les paysans des environs de Naples apportaient leurs fruits au marche. Pendant que les deux troupes s'exercaient a qui mieux mieux, une dispute s'eleva, a propos d'un panier de figues, entre un jardinier de Portici et un bourgeois de Naples: il s'agissait du droit nouvellement impose, que ni l'un ni l'autre ne voulait payer; le vendeur disant que le droit devait etre supporte par l'acquereur, et l'acquereur disant au contraire que l'impot regardait le vendeur. Comme cette dispute fit quelque bruit, le peuple, rassemble pour voir manoeuvrer les Turcs et les chretiens, accourut a l'endroit ou la discussion avait lieu et fit cercle autour des discutans. Tires de leur preoccupation par le bruit qui commencait a eclater, quelques soldats des deux troupes abandonnerent leurs rangs pour aller voir ce qui se passait. Comme la chose prenait de l'importance, ils firent bientot signe a leurs camarades d'accourir; ceux-ci ne se firent pas repeter l'invitation deux fois, le cercle s'agrandit alors et commenca de former un rassemblement formidable. En ce moment, le magistrat charge de la police, et qu'on nommait l'elu du peuple, arriva, et, interpelle a la fois par les bourgeois et les jardiniers pour savoir a qui appartenait de payer le droit, il repondit que le droit etait a la charge des jardiniers. A peine cette decision est-elle rendue, que les jardiniers renversent a terre leurs paniers pleins de fruits, declarant qu'ils aiment mieux les donner pour rien au peuple que de payer cette odieuse imposition. Aussitot le peuple se precipite, se heurte, se presse pour piller ces fruits, lorsque tout a coup un homme s'elance au milieu de la foule, se fait jour, penetre jusqu'au centre du rassemblement, impose silence a la multitude, qui se tait a sa voix, et la declare au magistrat qu'a partir de cette heure, le peuple napolitain est decide a ne plus payer d'impots. Le magistrat parle de moyens coercitifs, menace de faire venir des soldats. Le jeune homme se baisse, ramasse une poignee de figues, et, toute melee de poussiere qu'elle est, la jette au visage du magistrat, qui se retire hue par la multitude, tandis que le jeune homme, arretant les deux troupes pretes a poursuivre le fugitif, se met a leur tete, fait ses dispositions avec la rapidite et l'energie d'un general consomme, les distribue en quatre troupes, ordonne aux trois premieres de se repandre par la ville, d'aneantir toutes les maisons de peage, de bruler tous les registres des gabelles, et d'annoncer l'abolition de tous les impots, tandis qu'a la tete de la quatrieme, grossie de la plus grande partie des assistans, il marchera droit au palais du vice-roi. Les quatre troupes partirent au cri de: Vive Masaniello! C'etait Masaniello, ce jeune homme qui en un instant avait refoule l'autorite comme un tribun, avait divise son armee comme un general, et avait commande au peuple comme un dictateur. Le duc d'Arcos etait deja informe de ce qui se passait; le magistrat s'etait refugie pres de lui et lui avait tout raconte. Masaniello et sa troupe trouverent donc le palais ferme. Le premier mouvement du peuple fut de briser les portes. Mais Masaniello voulut proceder avec une certaine legalite. En consequence, il allait faire sommer le vice-roi de paraitre ou d'envoyer quelqu'un en son nom, lorsque la fenetre du balcon s'ouvrit et que le magistrat parut, annoncant que l'impot sur les fruits venait d'etre leve. Mais ce n'etait deja plus assez: la multitude, en reconnaissant sa force et en voyant qu'on pouvait lui ceder, etait devenue exigeante. Elle demanda a grands cris l'abolition de l'impot sur la farine. Le magistrat annonca qu'il allait chercher une reponse, rentra dans le palais, mais ne reparut pas. Masaniello haussa la voix, et de toute la force de ses poumons annonca qu'il donnait au vice-roi dix minutes pour se decider. Ces dix minutes ecoulees, aucune reponse n'ayant ete faite, Masaniello, d'un geste d'empereur, etendit la main. A l'instant meme la porte fut enfoncee et la multitude se rua dans le palais, criant: A bas les impots! brisant les glaces et jetant les meubles par les fenetres. Mais, arrivee a la salle du dais, toute cette foule, sur un mot de Masaniello, s'arreta devant le portrait du roi, se decouvrit, salua, tandis que Masaniello protestait a haute voix que c'etait non point contre la personne du souverain qu'il se revoltait, mais contre le mauvais gouvernement de ses ministres. Pendant ce temps, le duc d'Arcos s'etait sauve par un escalier derobe; il avait saute dans une voiture et s'eloignait au grand galop dans la direction du Chateau-Neuf. Mais bientot reconnu par la populace, il fut poursuivi et allait etre atteint lorsque de la portiere de la voiture s'echapperent des poignees de ducats. La foule se rua sur cette pluie d'or et laissa echapper le duc, qui, trouvant le pont du Chateau-Neuf leve, fut force de se refugier dans un couvent de minimes. De la il ecrivit deux ordonnances: l'une qui abolissait tous les impots quels qu'ils fussent, l'autre qui accordait a Masaniello une pension de six mille ducats, s'il voulait contenir le peuple et le faire rentrer dans son devoir. Masaniello recoit ces deux ordonnances, les lit toutes deux au peuple du haut du balcon du duc d'Arcos, dechire celle qui lui est personnelle et en jette les morceaux a la multitude, en criant que, pour tout l'or du royaume, il ne trahira pas ses compagnons. Des ce moment, pour la multitude, Masaniello n'est plus un chef, Masaniello n'est plus un roi, Masaniello est un Dieu. Alors, c'est lui a son tour qui envoie une deputation au duc d'Arcos; cette deputation est chargee de lui dire que la revolte n'a point eu lieu contre le roi, mais contre les impots, qu'il n'a rien a craindre s'il tient les promesses faites, et qu'il peut revenir en toute securite a son palais. Chaque membre de la deputation repond sur sa vie de la vie du duc d'Arcos. Le vice-roi accepte la protection qui lui est offerte; mais, au lieu de rentrer dans son palais devaste, il demande a se retirer au fort Saint-Elme. La proposition est transmise a Masaniello, qui reflechit quelques secondes et y adhere en souriant. Le duc d'Arcos se retire au chateau Saint-Elme. Masaniello est seul maitre de la ville. Tout cela a dure cinq heures: en cinq heures, tout le pouvoir espagnol a ete aneanti, toutes les prerogatives du vice-roi detruites; en cinq heures, un lazzarone en est venu a traiter d'egal a egal avec le representant de Philippe IV, qui le fait roi a sa place en lui abandonnant la ville, et cette etrange revolution s'est accomplie sans qu'une goutte de sang ait ete versee. Mais la commencait pour Masaniello une tache immense. Le pecheur sans education aucune, le lazzarone qui ne savait ni lire ni ecrire, le marchand de poisson qui n'avait jamais manie que ses rames et tire que son filet, allait etre charge de tous les details d'un grand royaume; il allait publier des ordonnances, il allait rendre la justice, il allait organiser une armee, il allait combattre a sa tete. Rien de tout cela n'effraya Masaniello; il etendit son regard calme sur lui et autour de lui, puis aussitot il se mit a l'oeuvre. Le premier usage qu'il fit de son autorite fut d'ordonner la mise en liberte des prisonniers qui n'etaient detenus que pour contrebande ou pour amendes imposees par la gabelle. Au nombre de ces derniers, on se le rappelle, etait la propre femme du dictateur. Ces prisonniers delivres vinrent le joindre immediatement au palais du vice-roi. Alors, accompagne par eux, escorte par sa troupe, il se rendit sur la place du Marche, fit publier a son de trompe l'abolition des impots et l'ordre a tous les hommes de Naples, depuis dix-huit jusqu'a cinquante ans, de prendre les armes et de se reunir sur la place. Cette ordonnance fut dictee par Masaniello et ecrite par un ecrivain public, et Masaniello, qui, comme nous l'avons dit, ne savait pas signer, appliqua au dessous de la derniere ligne, en guise de cachet, l'amulette qu'il portait au cou, et qui en ce moment devint le seing de ce nouveau souverain. Puis, comme sa premiere milice etait deja divisee en quatre troupes, il donna aux trois troupes qui n'etaient pas sous son commandement des chefs pour se diriger. Ces chefs etaient trois lazzaroni de ses amis, et qui se nommaient Cataneo, Renna et Ardizzone. Ils furent charges de se rendre chacun dans un quartier oppose, et de veiller a la surete de la ville. Les trois troupes se rendirent a leur poste, et Masaniello demeura sur la place du Marche, a la tete de la sienne, attendant le resultat de l'ordre qu'il avait donne pour la levee en masse. L'execution de cet ordre ne se fit pas attendre. Au bout de deux heures, cent trente mille hommes armes entouraient Masaniello. Chacun s'etait rendu a l'appel, sans discuter un instant le droit de celui qui les appelait. Seulement la corporation des peintres avait demande a s'organiser en compagnie particuliere sous le nom de compagnie de la Mort, et comme cette demande avait ete faite a Masaniello par un ancien lazzarone qu'il aimait beaucoup, cette demande fut accordee. Ce lazzarone, ami de Masaniello, qui s'etait charge de la negociation, etait Salvator Rosa. Alors Masaniello pensa que la premiere chose a faire dans un bon gouvernement etait de vider les prisons en renvoyant les innocens et en punissant les coupables. Le chef des revoltes s'etait fait general, le general venait de se faire legislateur, le legislateur se fit juge. Masaniello fit dresser une espece d'echafaud de bois, s'assit dessus en calecon et en chemise, et appuyant sa main droite sur une epee nue, il fit comparaitre tour a tour devant lui tous les prisonniers. Pendant tout le reste de la journee il jugea: ceux qu'il proclamait innocens etaient mis a l'instant meme en liberte; ceux qu'il reconnaissait coupables etaient a l'instant meme executes. Et tel etait le coup d'oeil de cet homme que, quoique son jugement n'eut, pour la plupart du temps, d'autre base que l'inspection rapide et profonde de la physionomie de l'accuse, il y avait conviction entiere, parmi les assistans, que le juge improvise n'avait condamne aucun innocent et n'avait laisse echapper aucun coupable. Seulement il n'y avait ni difference entre les jugemens ni progression entre les supplices. Voleurs, faussaires et assassins furent egalement condamnes a mort. Cela ressemblait fort aux lois de Dracon; mais Masaniello avait compris que le temps pressait, et il n'avait pas pris le loisir d'en faire d'autres. Le lendemain au matin tout etait fini: les prisons de Naples etaient vides et tous les jugemens executes. Le developpement que prenait la revolte, ou plutot le genie de celui qui la dirigeait, epouvanta le vice-roi. Il envoya le duc de Matalone a Masaniello pour lui demander quel etait le but qu'il se proposait et quelles etaient les conditions auxquelles la ville pouvait rentrer sous le pouvoir de son souverain. Masaniello nia que la ville fut revoltee contre Philippe IV, et, en preuve de cette assertion, il montra a l'ambassadeur tous les coins de rues ornes de portraits du roi d'Espagne, que, pour plus grand honneur, on avait abrites sous des dais. Quant aux conditions qu'il lui plaisait d'imposer, elles se bornaient a une seule: c'etait la remise au peuple de l'original de l'ordonnance de Charles-Quint, laquelle, a partir du jour de sa date, excluait pour l'avenir toute imposition nouvelle. Le vice-roi parut se rendre, fit fabriquer un faux titre et l'envoya a Masaniello. Mais Masaniello, soupconnant quelque trahison, fit venir des experts et leur remit l'ordonnance. Ceux-ci declarerent que c'etait une copie et non l'original. Alors Masaniello descendit de son echafaud, marcha droit au duc de Matalone, lui reprocha sa supercherie; puis, l'ayant arrache de son cheval et fait tomber a terre, il lui appliqua son pied nu sur le visage, apres quoi il remonta sur son trone et ordonna que le duc fut conduit en prison. La nuit suivante le duc seduisit le geolier a force d'or et s'echappa. Le vice-roi vit alors a quel homme il avait affaire, et, ne pouvant le tromper, il voulut l'abattre. En consequence, il donna ordre a toutes les troupes qui se trouvaient au nord, a Capoue et a Gaete; au midi, a Salerne et dans ses environs, de marcher sur Naples. Masaniello apprit cet ordre, divisa son armee en trois corps, envoya ses lieutenans avec un de ces corps au devant des troupes qui venaient de Salerne, marcha avec l'autre au devant des troupes qui venaient de Capoue, et laissa le troisieme corps sous le commandement d'Ardizzone pour garder Naples. On croit que ce fut pendant cette expedition, qui eloignait momentanement Masaniello de Naples, que les premieres propositions de trahison furent faites a Ardizzone, avec autorisation de les communiquer a ses deux colleges, Cataneo et Renna. Masaniello battit les troupes du vice-roi, tua mille hommes et fit trois mille prisonniers qu'il ramena en grande pompe a Naples, et auxquels il donna pleine et entiere liberte sur la place du Marche. Ces trois mille hommes prirent a l'instant place parmi les milices napolitaines en criant: Vive Masaniello! De leur cote, Cataneo et Renna avaient repousse les troupes qui leur etaient opposees. La compagnie de la Mort, surtout, qui faisait partie de leur corps d'armee, avait fait merveille. Le duc d'Arcos n'avait plus de ressource; il avait essaye de la ruse, et Masaniello avait decouvert la trahison; il avait essaye de la force, et Masaniello l'avait battu. Il resolu donc de traiter directement avec lui; se reservant mentalement de le trahir ou de le briser a la premiere occasion qui se presenterait. Cette fois, pour donner plus de poids a la negociation, il choisit pour negociateur le cardinal Filomarino. Le peuple, qui se defiait du prelat, voulut un instant s'opposer a cette nouvelle entrevue, mais Masaniello repondit du cardinal, et l'entrevue eut lieu. Masaniello venait de donner l'ordre de bruler trente-six palais appartenant aux trente-six seigneurs les plus eminens de la noblesse espagnole et napolitaine. Le cardinal Filomarino supplia Masaniello de revoquer cet ordre, et Masaniello le revoqua. Comme Masaniello quittait le prelat et se rendait au lieu de la conference a la place du Marche, on tira sur lui, presque a bout portant, cinq coups d'arquebuse dont aucun ne le toucha: son jour n'etait pas encore venu. Les meurtriers furent mis en pieces par le peuple et avouerent en mourant qu'ils avaient ete payes par le duc de Matalone, lequel voulait se venger des mauvais traitemens qu'il avait recus de Masaniello. Le vice-roi desavoua l'assassinat, le cardinal engagea sa parole que le duc d'Arcos ignorait cette trahison, et les negociations reprirent leur cours. Cependant la police n'avait jamais ete mieux faite, et, depuis quatre jours que commandait Masaniello, pas un vol n'avait ete commis dans toute la ville de Naples. Le jour meme ou Masaniello avait failli etre assassine, le cardinal revint lui dire de la part du vice-roi que celui-ci desirait s'entretenir tete-a-tete avec lui des affaires de l'Etat, et reviendrait le lendemain avec toute sa cour au palais afin de l'y recevoir. Masaniello, qui se defiait de ces avances, voulait refuser, mais le cardinal insista tellement que force lui fut d'accepter. Alors une nouvelle discussion plus tenace que la premiere s'engagea encore. Masaniello, qui ne se reconnaissait pas pour autre chose que pour un pecheur, voulait se rendre au palais en costume de pecheur, c'est-a-dire les bras et les jambes nus, et vetu seulement de son calecon, de sa chemise et de son bonnet phrygien; mais le cardinal lui repeta tant de fois qu'un pareil costume etait inconvenant pour un homme qui allait paraitre au milieu d'une cour si brillante, et pour y traiter des affaires d'une si haute importance, que Masaniello ceda encore et permit en soupirant que le vice-roi lui envoyat le costume qu'il devait revetir dans cette grande journee. Le meme soir il recut un costume complet de drap d'argent avec un chapeau garni d'une plume et une epee a garde d'or. Il accepta le costume; mais quant a l'epee, il la refusa, n'en voulant point d'autre que celle qui lui avait servi jusque-la de sceptre et de main de justice. Cette nuit, Masaniello dormit mal, et il dit le lendemain matin que son patron lui etait apparu en songe et lui avait defendu d'aller a cette entrevue; mais le cardinal Filomarino lui fit observer que sa parole etait engagee, que le vice-roi l'attendait au palais, que son cheval etait en bas, et qu'il n'y avait pas moyen de manquer a son engagement sans manquer a l'honneur. Masaniello revetit son riche costume, monta a cheval et s'achemina vers le palais du vice-roi. VI Eglise del Carmine. Masaniello etait un de ces hommes privilegies dont non seulement l'esprit, mais encore la personne, semblent grandir avec les circonstances. Le duc d'Arcos, en lui envoyant le riche costume que l'ex-pecheur venait de revetir, avait espere le rendre ridicule. Masaniello le revetit, et Masaniello eut l'air d'un roi. Aussi s'avanca-t-il au milieu des cris d'admiration de la multitude, maniant son cheval avec autant d'adresse et de puissance qu'aurait pu le faire le meilleur cavalier de la cour du vice-roi; car, enfant, Masaniello avait plus d'une fois dompte, pour son plaisir, ces petits chevaux dont les Sarrasins ont laisse, en passant, la race dans la Calabre, et qui, aujourd'hui encore, errent en liberte dans la montagne. En outre, il etait suivi d'un cortege comme peu de souverains auraient pu se vanter d'en posseder un: c'etaient cent cinquante compagnies, tant de cavalerie que de fantassins, organisees par lui, et plus de soixante mille personnes sans armes. Toute cette escorte criait: Vive Masaniello! de sorte qu'en approchant du palais, il semblait un triomphateur qui va rentrer chez lui. A peine Masaniello parut-il sur la place que le capitaine des gardes du vice-roi apparut sur la porte pour le recevoir. Alors, Masaniello, se retournant vers la foule qui l'accompagnait: --Mes amis, dit-il, je ne sais pas ce qui va se passer entre moi et monseigneur le duc; mais, quelque chose qu'il arrive, souvenez-vous bien que je ne me suis jamais propose et ne me proposerai jamais que le bonheur public. Aussitot ce bonheur assure et la liberte rendue a tous, je redeviens le pauvre pecheur que vous avez vu, et je ne demande comme expression de votre reconnaissance qu'un _Ave Maria_, prononce par chacun de vous a l'heure de ma mort. Alors le peuple comprit bien que Masaniello craignait d'etre attire dans quelque piege et que c'etait a contre-coeur qu'il entrait dans ce palais. Des milliers de voix s'eleverent pour le prier de se faire accompagner d'une garde. --Non, dit Masaniello, non; les affaires que nous allons discuter, monseigneur et moi, demandent a etre debattues en tete-a-tete. Laissez-moi donc entrer seul. Seulement, si je tardais trop a revenir, ruez-vous sur ce palais et n'en laissez pas pierre sur pierre que vous n'ayez retrouve mon cadavre. Tous le lui jurerent, les hommes armes etendant leurs armes, les hommes desarmes etendant le poing vers le vice-roi. Alors Masaniello descendit de cheval, traversa une partie de la place a pied, suivit le capitaine des gardes et disparut sous la grande porte du palais. Au moment ou il disparut, une si grande rumeur s'eleva que le vice-roi demanda en tressaillant si c'etait quelque revolte nouvelle qui venait d'eclater. Masaniello trouva le duc d'Arcos qui l'attendait au haut de l'escalier. En l'apercevant, Masaniello s'inclina. Le vice-roi lui dit qu'une recompense lui etait due pour avoir si bien contenu cette multitude, si promptement rendu la justice, et si merveilleusement organise une armee; qu'il esperait que cette armee, reunie a celle des Espagnols, se tournerait contre les ennemis communs, et qu'ainsi faisant, Masaniello aurait rendu, a Philippe IV le plus grand service qu'un sujet puisse rendre a son souverain. Masaniello repondit que ni lui ni le peuple ne s'etaient jamais revoltes contre Philippe IV, ainsi que le pouvaient attester les portraits du roi exposes en grand honneur a tous les coins de rue; qu'il avait voulu seulement alleger le tresor des appointemens que l'on payait a tous ces maltotiers charges des gabelles, appointemens (Masaniello s'en etait fait rendre compte) qui depassaient d'un tiers les impots qu'ils percevaient, et que, ce point arrete que Naples jouirait a l'avenir des immunites accoudees par Charles-Quint, il promettait de faire lui-meme et de faire faire au peuple de Naples tout ce qui serait utile au service du roi. Alors tous deux entrerent dans une chambre ou les attendait le cardinal Filomarino, et la commenca entre ces trois hommes, si differens d'etat, de caractere et de position, une discussion approfondie des droits de la royaute et des interets du peuple. Puis, comme cette discussion se prolongeait et que le peuple, ne voyant point reparaitre son chef, criait a haute voix: Masaniello! Masaniello! et que ces cris commencaient a inquieter le duc et le cardinal tant ils allaient croissant, Masaniello sourit de leur crainte et leur dit: --Je vais vous faire voir, messeigneurs, combien le peuple de Naples est obeissant. Il ouvrit la fenetre et s'avanca sur le balcon. A sa vue, toutes les voix eclaterent en un seul cri: Vive Masaniello! Mais Masaniello n'eut qu'a mettre le doigt sur sa bouche, et toute cette foule fit un tel silence qu'il sembla un instant que la cite des eternelles clameurs fut morte comme Herculanum ou Pompeia. Alors, de sa voix ordinaire, qui fut entendue de tous, tant le silence etait grand: --C'est bien, dit-il; je n'ai plus besoin de vous; que chacun se retire donc sous peine de rebellion. Aussitot chacun se retira sans faire une observation, sans prononcer une parole, et cinq minutes apres, cette place, encombree par plus de cent vingt mille ames, se trouva entierement deserte, a l'exception de la sentinelle et du lazzarone qui tenait par la bride le cheval de Masaniello. Le duc et le cardinal se regarderent avec effroi, car de cette heure seulement ils comprenaient la terrible puissance de cet homme. Mais cette puissance prouva aux deux politiques auxquels Masaniello avait affaire, que, pour le moment du moins, il ne lui fallait rien refuser de ce qu'il demandait; aussi fut-il convenu, avant que le triumvirat qui decidait les interets de Naples se separat, que la suppression des impots serait lue, signee et confirmee publiquement, en presence de tout le peuple, qui ne s'etait revolte, Masaniello le repetait, que pour obtenir leur abolition. Ce point bien arrete, comme c'etait le seul pour lequel Masaniello etait venu au palais, il demanda au duc d'Arcos la permission de se retirer. Le duc lui dit qu'il etait le maitre de faire ce qui lui conviendrait, qu'il etait vice-roi comme lui, que ce palais lui appartenait donc par moitie, et qu'il pouvait a sa volonte entrer ou sortir. Masaniello s'inclina de nouveau, reconduisit le cardinal jusqu'a son palais, chevauchant cote a cote avec lui, mais de maniere cependant que le cheval du cardinal depassat toujours le sien de toute la tete; puis, le cardinal rentre chez lui, Masaniello regagna la place du Marche, ou il trouva reunie toute cette multitude qu'il avait renvoyee de la place du palais, et au milieu de laquelle il passa la nuit a expedier les affaires publiques et a repondre aux requetes qu'on lui presentait. Cet homme semblait etre au dessus des besoins humains: depuis cinq jours que son pouvoir durait, on ne l'avait vu ni manger ni dormir; de temps en temps seulement il se faisait apporter un verre d'eau dans lequel on avait exprime quelques gouttes de limon. Le lendemain etait le jour fixe pour la ratification du traite et la ratification de la paix dans l'eglise cathedrale de Sainte-Claire. Aussi, des le matin, Masaniello vit-il arriver deux chevaux magnifiquement caparaconnes, l'un pour lui, l'autre pour son frere. C'etait une nouvelle attention de la part du vice-roi. Les deux jeunes gens monterent dessus et se rendirent au palais. La ils trouverent le duc d'Arcos et toute la cour qui les attendaient. Une nombreuse cavalcade se reunit a eux. Le duc d'Arcos prit Masaniello a sa droite, placa son frere a sa gauche, et, suivi de tout le peuple, s'avanca vers la cathedrale, ou le cardinal Filomarino, qui etait archeveque de Naples, les recut a la tete de tout son clerge. Aussitot chacun se placa selon le rang qu'il avait recu de Dieu ou qu'il s'etait fait lui-meme: le cardinal au milieu du choeur, le duc d'Arcos sur une tribune, et Masaniello, l'epee nue a la main, pres du secretaire qui lisait les articles, et qui, chaque article lu, faisait silence. Masaniello repetait l'article, en expliquant la portee au peuple et le commentant comme le plus habile legiste eut pu le faire; apres quoi, sur un signe qu'il n'avait plus rien a dire, le secretaire passait a l'article suivant. Tous les articles lus et commentes ainsi, on commenca le service divin, qui se termina par un _Te Deum_. Un grand repas attendait les principaux acteurs de cette scene dans les jardins du palais. On avait invite Masaniello, sa femme et son frere. D'abord, comme toujours, Masaniello, pour qui tous ces honneurs n'etaient point faits, avait voulu les refuser; mais le cardinal Filomarino etait intervenu, et, a force d'instances, avait obtenu du jeune lazzarone qu'il ne ferait pas au vice-roi cet affront de refuser de diner a sa table. Masaniello avait donc accepte. Cependant On pouvait voir sur son front, ordinairement si franc et si ouvert, quelque chose comme un nuage sombre, que ne purent eclaircir ces cris d'amour du peuple qui avaient ordinairement tant d'influence sur lui. On remarqua qu'en revenant de la cathedrale au palais il avait la tete inclinee sur la poitrine, et l'on pouvait d'autant mieux lire la tristesse empreinte sur son front, que, par respect pour le vice-roi et contrairement a son invitation plusieurs fois reiteree de se couvrir, Masaniello, malgre le soleil de feu qui dardait sur lui, tint constamment son chapeau a la main. Aussi, en arrivant au palais et avant de se mettre a table, demanda-t-il un verre d'eau melee de jus de limon. On le lui apporta, et comme il avait tres chaud il l'avala d'un trait; mais a peine l'eut-il avale qu'il devint si pale que la duchesse lui demanda ce qu'il avait. Masaniello lui repondit que c'etait sans doute celle eau glacee qui lui avait fait mal. Alors la duchesse en souriant lui donna un bouquet a respirer. Masaniello y porta les levres pour le baiser en signe de respect; mais presque aussitot qu'il l'eut touche, par un mouvement rapide et involontaire, il le jeta loin de lui. La duchesse vit ce mouvement, mais elle ne parut pas y faire attention; et, s'etant assise a table, elle fit asseoir Masaniello a sa droite et le frere de Masaniello a sa gauche. Quant a la femme de Masaniello, sa place lui etait reservee entre le duc et le cardinal Filomarino. Masaniello fut sombre et muet pendant tout ce repas; il paraissait souffrir d'un mal interieur dont il ne voulait pas se plaindre. Son esprit semblait absent, et lorsque le duc l'invita a boire a la sante du roi, il fallut lui repeter l'invitation deux fois avant qu'il eut l'air de l'entendre. Enfin il se leva, prit son verre d'une main tremblante; mais au moment ou il allait le porter a sa bouche, les forces lui manquerent et il tomba evanoui. Cet accident fit grande sensation. Le frere de Masaniello se leva en regardant le vice-roi d'un air terrible; sa femme fondit en larmes, mais le vice-roi, avec le plus grand calme, fit observer qu'une pareille faiblesse n'etait point etonnante dans un homme qui depuis six jours et six nuits n'avait presque ni mange ni dormi, et avait passe toutes ses heures tantot a des exercices violens, sous un soleil de feu, tantot a des travaux assidus qui devaient d'autant plus lui briser l'esprit que son esprit y etait moins accoutume. Au reste, il ordonna qu'on eut pour Masaniello tous les soins imaginables, le fit transporter au palais, l'y accompagna lui-meme et ordonna qu'on allat chercher son propre medecin. Le medecin arriva comme Masaniello revenait a lui, et declara qu'effectivement son indisposition ne provenait que d'une trop longue fatigue, et n'aurait aucune suite s'il consentait a interrompre pour un jour ou deux les travaux de corps et d'esprit auxquels il se livrait depuis quelque temps. Masaniello sourit amerement; puis du geste dont Hercule arracha de dessus ses epaules la tunique empoisonnee de Nessus, il dechira les habits de drap d'argent dont l'avait revetu le vice-roi, et demandant a grands cris ses vetemens de pecheur, qui etaient restes dans sa petite maison de la place du Marche, il courut aux ecuries a demi nu, sauta sur le premier cheval venu et s'elanca hors du palais. Le duc le regarda s'eloigner, puis lorsqu'il l'eut perdu de vue: --Cet homme a perdu la tete, dit-il; en se voyant si grand, il est devenu fou. Et les courtisans repeterent en choeur que Masaniello etait fou. Pendant ce temps, Masaniello courait effectivement les rues de Naples comme un insense, au grand galop de son cheval, renversant tous ceux qu'il rencontrait sur sa route et ne s'arretant que pour demander de l'eau. Sa poitrine brulait. Le soir, il revint place du Marche; ses yeux etaient ardens de fievre; il avait la delire, et dans son delire il donnait les ordres les plus etranges et les plus contradictoires. On avait obei aux premiers, mais bientot on s'etait apercu qu'il etait fou, et l'on avait cesser de les executer. Toute la nuit, son frere et sa femme veillerent pres de lui. Le lendemain, il parut plus calme; ses deux gardiens le quitterent pour aller prendre a leur tour un peu de repos; mais a peine furent-ils sortis, que Masaniello se revetit des debris de son brillant costume de la veille, et demanda son cheval d'une voix si imperieuse qu'on le lui amena. Il sauta aussitot dessus, sans chapeau, sans veste, n'ayant qu'une chemise dechiree et une trousse en lambeaux, il s'elanca au galop vers le palais. La sentinelle ne le reconnaissant pas voulut l'arreter, mais il passa sur le ventre de la sentinelle, sauta a bas de son cheval, penetra jusqu'au vice-roi, lui dit qu'il mourait de faim et lui demanda a manger; puis, un instant apres il annonca au vice-roi qu'il venait de faire dresser une collation hors de la ville et l'invita a en venir prendre sa part; mais le vice-roi, qui ignorait ce qu'il y avait de vrai ou de faux dans tout cela, et qui voyait seulement devant lui un homme dont l'esprit etait egare, pretexta une indisposition et refusa de suivre Masaniello. Alors Masaniello, sans insister davantage, descendit l'escalier, remonta a cheval, et sortant de la ville en fit presque le tour au galop sous un soleil ardent, de sorte qu'il rentra chez lui trempe de sueur. Tout le long de la route, comme la veille, il avait demande a boire, et l'on calcula qu'il avait du avaler jusqu'a seize carafes d'eau. Ecrase de fatigue, il se coucha. Pendant ces deux jours de folie, Ardizzone, Renna et Cataneo, qui s'etaient eclipses pendant la dictature de Masaniello, reprirent leur influence et se partagerent la garde de la ville. Masaniello s'etait jete sur son lit et etait bientot tombe dans un profond assoupissement; mais vers minuit il se reveilla, et quoique ses membres musculeux fussent agites d'un dernier frissonnement, quoique son oeil brulat d'un reste de fievre, il se sentit mieux. En ce moment sa porte s'ouvrit, et, au lieu de sa femme ou de son frere qu'il s'attendait a voir paraitre, un homme entra enveloppe d'un large manteau noir, le visage entierement cache sous un feutre de meme couleur, et s'avancant en silence jusqu'au grabat sur lequel etait couche cet homme tout-puissant qui d'un signe disposait de la vie de quatre cent mille de ses semblables: --Masaniello, dit-il, pauvre Masaniello! Et en meme temps il ecarta son manteau et laissa voir son visage. --Salvator Rosa! s'ecria Masaniello en reconnaissant son ami que depuis quatre jours il avait perdu de vue, occupe qu'avait ete Salvator, avec la compagnie de la Mort, a repousser les Espagnols qui avaient voulu entrer a Naples du cote de Salerne. Et les deux amis se jeterent dans les bras l'un de l'autre. --Oui, oui, pauvre Masaniello! dit le pecheur-roi en retombant sur son lit. N'est-ce pas, et ils m'ont bien arrange, et j'ai eu raison de me fier a eux! Mais j'ai tort de dire que je m'y suis fie! jamais je n'ai cru en leurs belles paroles, jamais je n'ai eu foi dans leurs grandes promesses. C'est cet infame cardinal Filomarino qui a tout fait et qui m'a trompe au saint nom de Dieu. Salvator Rosa ecoutait son ami avec etonnement. --Comment! dit-il, ce que l'on m'a dit ne serait-il pas vrai? --Et que t'a-t-on dit, mon Salvator? reprit tristement Masaniello. Salvator se tut. --On t'a dit que j'etais fou, n'est-ce pas? continua Masaniello. Salvator fit un signe de la tete. --Oui, oui, les miserables! Oh! je les reconnais bien la! Non, Salvator, non, je ne suis pas fou, je suis empoisonne, voila tout. Salvator jeta un cri de surprise. --C'est ma faute, dit Masaniello. Pourquoi ai-je mis le pied dans leurs palais! Est-ce la place d'un pauvre pecheur comme moi? Pourquoi ai-je accepte leur repas! L'orgueil, Salvator, le demon de l'orgueil m'a tente, et j'ai ete puni. --Comment! s'ecria Salvator, tu crois qu'ils auraient eu l'infamie... --Ils m'ont empoisonne, reprit Masaniello d'une vois plus forte encore; ils m'ont empoisonne deux fois: lui et elle; lui dans un verre d'eau, elle dans un bouquet. C'est bien la peine de se dire noble, de s'appeler duc et duchesse pour empoisonner un pauvre pecheur plein de confiance qui croit que ce qui est jure est jure, et qui se livre sans defiance! --Non, non, dit Salvator, tu te trompes, Masaniello: c'est ce soleil ardent, ce sont ces travaux assidus, c'est cette vie intellectuelle qui devorent ceux-la memes qui y sont habitues, qui auront momentanement fatigue ton esprit et egare ta raison. --C'est ce qu'ils disent, je le sais bien, s'ecria Masaniello; c'est ce qu'ils disent, et c'est ce que les generations a venir diront sans doute aussi, puisque toi, mon ami, toi, mon Salvator, toi qui es la, toi qui es en face de moi, tu repetes la meme chose, quoique je t'affirme le contraire. Ils m'ont empoisonne dans un verre d'eau et dans un bouquet: a peine ai-je eu respire ce bouquet, a peine ai-je eu avale ce verre d'eau, que j'ai senti que c'en etait fait de ma raison. Une sueur froide passa sur mon front, la terre sembla manquer sous mes pieds; la ville, la mer, le Vesuve, tout tourbillonna devant moi comme dans un reve. Oh! les miserables! les miserables! Et une larme ardente roula sur les joues du jeune Napolitain. --Oui, oui, dit Salvator, oui, je vois bien maintenant que c'est vrai. Mais, grace a Dieu, leur complot a echoue; grace a Dieu, tu n'es plus fou; grace a Dieu, le poison a sans doute cede aux remedes, et tu es sauve. --Oui, repondit Masaniello, mais Naples est perdue. --Perdue, et pourquoi? demanda Salvator. --Ne vois-tu donc pas, repondit Masaniello, que je ne suis plus aujourd'hui ce que j'etais avant-hier? Quand j'ordonne, le peuple hesite. On a doute de moi, Salvator, car on m'a vu agir en insense. Puis n'ont-ils pas dit tout bas a cette multitude que je voulais me faire roi? --C'est vrai, dit Salvator d'une voix sombre, car c'est ce bruit qui m'a amene ici. --Et qu'y venais-tu faire? Voyons, parle franchement. --Ce que j'y venais faire? dit Salvator. Je venais m'assurer si la chose etait vraie; et si la chose etait vraie, je venais te poignarder! --Bien, Salvator, bien! dit Masaniello. Il nous faudrait six hommes comme toi seulement, et tout ne serait pas perdu. --Mais pourquoi desesperes-tu ainsi? demanda Salvator. --Parce que, dans l'etat actuel des choses, moi seul pourrais diriger ce peuple vers le but qu'il atteindra probablement un jour, et que demain, cette nuit, dans une heure peut-etre, je ne serai plus la pour le diriger. --Et ou seras-tu donc? Masaniello laissa errer sur ses levres un sourire profondement triste, leva un instant ses regards au ciel, et ramenant les yeux sur Salvator: --Ils me tueront, mon ami, lui dit-il. Il y a quatre jours, ils ont essaye de m'assassiner, et ils m'ont manque parce que mon heure n'etait pas venue. Avant-hier ils m'ont empoisonne, et, s'ils n'ont pas reussi a me faire mourir, ils sont parvenus a me rendre fou. C'est un avertissement de Dieu, Salvator. La prochaine tentative qu'ils feront sur moi sera la derniere. --Mais pourquoi, averti comme tu l'es, ne te garantirais-tu pas de leurs complots en demeurant chez toi? --Ils diraient que j'ai peur. --En t'entourant de gardes chaque fois que tu sortiras par la ville? --Ils diraient que je veux me faire roi. --Mais on ne le croirait pas. --Tu l'as bien cru, toi! Salvator courba son front, rougissant, car il y avait tant de douceur dans la reponse de Masaniello que sa reponse n'etait pas une accusation, mais un reproche. --Eh bien! soit, repondit-il, que la volonte de Dieu s'accomplisse. Salvator Rosa s'assit pres du lit de son ami. --Quelle est ton intention? demanda Masaniello. --De rester pres de toi, et, bonne ou mauvaise, de partager ta fortune. --Tu es fou, Salvator, repondit Masaniello. Que moi, que le Seigneur a choisi pour son elu, j'attende tranquillement le calice qu'il me reste a epuiser, c'est bien, car je ne puis pas, car je ne dois pas faire autrement; mais toi, Salvator, qu'aucune fatalite ne pousse, qu'aucun serment ne lie, que tu restes dans cette infame Babylone, c'est une folie, c'est un aveuglement, c'est un crime. --J'y resterai pourtant, dit Salvator. --Tu le perdrais sans me sauver, Salvator, et tout devoument inutile est une sottise. --Advienne que pourra! reprit le peintre. C'est ma volonte. --C'est ta volonte? Et tes soeurs? et ta mere? C'est ta volonte! Le jour ou tu m'as reconnu pour chef, tu as fait abnegation de ta volonte pour la subordonner a la mienne. Eh bien! moi, ma volonte est, Salvator, que tu sortes a l'instant meme de Naples, que tu te rendes a Rome, que tu te jettes au genoux du saint-pere, et que tu lui demandes ses indulgences pour moi, car je mourrai probablement sans que mes meurtriers m'accordent le temps de me mettre en etat de grace. Entends-tu? Ceci est ma volonte, a moi. Je te l'ordonne comme ton chef, je t'en conjure comme ton ami. --C'est bien, dit Salvator, je t'obeirai. Et alors il deroula une toile, tira d'une trousse qu'il portait a sa ceinture ses pinceaux qui, non plus que son epee, ne le quittaient jamais, et, a la lueur de la lampe qui brulait sur la table, d'une main ferme et rapide, il improvisa ce beau portrait que l'on voit encore aujourd'hui pres de la porte dans la premiere chambre du musee des _Studi_, a Naples, et ou Masaniello est represente avec un beret de couleur sombre, le cou nu et revetu d'une chemise seulement. Les deux amis se separerent pour ne se revoir jamais. La meme nuit Salvator prit le chemin de Rome. Quant a Masaniello, fatigue de cette scene, il reposa la tete sur son oreiller et se rendormit. Le lendemain, il se reveilla au son de la cloche qui appelait les fideles a l'eglise; il se leva, fit sa priere, revetit ses simples habits de pecheur, descendit, traversa la place et entra dans l'eglise _del Carmine_. C'etait le jour de la fete de la Vierge du Mont-Carmel. Le cardinal Filomarino disait la messe; l'eglise regorgeait de monde. A la vue de Masaniello, la foule s'ouvrit et lui fit place. La messe finie, Masaniello monta dans la chaire et fit signe qu'il voulait parler. Aussitot chacun s'arreta, et il se fit un profond silence pour ecouter ce qu'il allait dire. --Amis, dit Masaniello d'une voix triste, mais calme, vous etiez esclaves, je vous ai faits libres. Si vous etes dignes de cette liberte, defendez-la, car maintenant c'est vous seuls que cela regarde. On vous a dit que je voulais me faire roi: ce n'est pas vrai, et j'en jure par ce Christ qui a voulu mourir sur la croix pour acheter au prix de son sang la liberte des hommes. Maintenant tout est fini entre le monde et moi. Quelque chose me dit que je n'ai plus que peu d'heures a vivre. Amis, rappelez-vous la seule chose que je vous aie jamais demandee et que vous m'avez promise: au moment ou vous apprendrez ma mort, dites un _Ave Maria_ pour mon ame. Tous les assistans le lui promirent de nouveau. Alors Masaniello fit signe a la foule de s'ecouler, et la foule s'ecoula; puis, quand il fut seul, il descendit, alla s'agenouiller devant l'autel de la Vierge et fit sa priere. Comme il relevait la tete, un homme vint lui dire que le cardinal Filomarino l'attendait au couvent pour s'entretenir avec lui des affaires d'Etat. Masaniello fit signe qu'il allait se rendre a l'invitation du cardinal. Le messager disparut. Masaniello dit encore un _Pater_ et un _Ave_, baisa trois fois l'amulette qu'il portait au cou et dont il avait toujours scelle les ordonnances; puis il s'avanca vers la sacristie. Arrive la, il entendit plusieurs voix qui l'appelaient dans le cloitre: il alla du cote d'ou venaient ces voix; mais au moment ou il mettait le pied sur le seuil de la porte, trois coups de fusil partirent et trois balles lui traverserent la poitrine. Cette fois son heure etait venue; tous les coups avaient porte. Il tomba en prononcant ces seules paroles: --Ah! les traitres! ah! les ingrats! Il avait reconnu dans les trois assassins ses trois amis, Calaneo, Renna et Ardizzone. Ardizzone s'approcha du cadavre, lui coupa la tete, et, traversant la ville tout entiere cette tete sanglante a la main, il alla la deposer aux pieds du vice-roi. Le vice-roi la regarda un instant pour bien s'assurer que c'etait la tete de Masaniello; puis, apres avoir fait compter a Ardizzone la recompense convenue, il fit jeter cette tete dans les fosses de la ville. Quant a Renna a Cataneo, ils prirent le cadavre mutile et le trainerent par les rues de la ville sans que le peuple, qui, trois jours auparavant, mettait en pieces ceux qui avaient essaye d'assassiner son chef, parut s'emouvoir aucunement a ce terrible spectacle. Lorsqu'ils furent las de trainer et d'insulter ce cadavre, comme en passant pres des fosses ils apercurent sa tete, ils jeterent a son tour le corps dans le fosse, ou ils resterent jusqu'au lendemain. Le lendemain le peuple se reprit d'amour pour Masaniello. Ce n'etait que pleurs et gemissemens par la ville. On se mit a la recherche de cette tete et de ce corps tant insultes la veille: on les retrouva, on les rajusta l'un a l'autre, on mit le cadavre sur un brancard, on le couvrit d'un manteau royal, on lui ceignit le front d'une couronne de laurier, on lui mit a la main droite le baton de commandement, a la main gauche son epee nue; puis on le promena solennellement dans tous les quartiers de la ville. Ce que voyant, le vice-roi envoya huit pages avec un flambeau de cire blanche a la main pour suivre le convoi, et ordonna a tous les hommes de guerre de le saluer lorsqu'il passerait en inclinant leurs armes. On le porta ainsi a la cathedrale Sainte-Claire, ou le cardinal Filomarino dit pour lui la messe des morts. Le soir, il fut inhume avec les memes ceremonies qu'on avait l'habitude de pratiquer pour les gouverneurs de Naples ou pour les princes des familles royales. Ainsi finit Thomas Aniello, roi pendant huit jours, fou pendant quatre, assassine comme un tyran, abandonne comme un chien, recueilli comme un martyr, et depuis lors venere comme un saint. La terreur qu'inspira son nom fut si grande, que l'ordonnance des vice-rois qui defendit de donner aux enfans le nom de Masaniello existe encore aujourd'hui et est en pleine vigueur par tout le royaume de Naples. Ainsi ce nom a ete garde de toute tache et conserve pur a la veneration des peuples. VII Le Mariage sur l'echafaud. Un jour, c'etait en 1501, on afficha sur les murs de Naples le placard suivant: "Il sera compte la somme de quatre mille ducats a celui qui livrera, mort ou vif, a la justice, le bandit calabrais Rocco del Pizzo. ISABELLE D'ARAGON, regente." Trois jours apres, un homme se presenta chez le ministre de la police, et declara qu'il savait un moyen immanquable de s'emparer de celui qu'on cherchait, mais qu'en echange de l'or offert il demandait une grace que la regente seule pouvait lui accorder: c'etait donc avec la regente seule qu'il voulait traiter de cette affaire. Le ministre repondit a cet homme qu'il ne voulait pas deranger Son Altesse pour une pareille bagatelle, qu'on avait promis quatre mille ducats et non autre chose; et que si les quatre mille ducats lui convenaient, il n'avait qu'a livrer Rocco del Pizzo, et que les quatre mille ducats lui seraient comptes. L'inconnu secoua dedaigneusement la tete et se retira. Le soir meme, un vol d'une telle hardiesse fut commis entre Resina et Torre del Greco, que chacun fut d'avis qu'il n'y avait que Rocco del Pizzo qui pouvait avoir fait le coup. Le lendemain, a la fin du conseil, Isabelle demanda au ministre de la police des explications sur ce nouvel evenement. Le ministre n'avait aucune explication a donner; cette fois, comme toujours, l'auteur de l'attentat avait disparu, et, selon toute probabilite, exercait deja sur un tout autre point du royaume. Le ministre alors se souvint de cet homme qui s'etait presente chez lui la veille, et qui lui avait offert de livrer Rocco del Pizzo: il raconta a la regente tous les details de son entrevue avec cet homme; mais il ajouta que, comme la premiere condition imposee par lui avait ete de traiter l'affaire avec Son Altesse, a laquelle, au lieu de la prime accordee, il avait disait-il, une grace particuliere a demander, il avait cru devoir repousser une pareille ouverture, venant surtout de la part d'un inconnu. --Vous avez eu tort, dit la regente, faites chercher a l'instant meme cet homme, et si vous le trouvez amenez-le-moi. Le ministre s'inclina, et promit de mettre, le jour meme, tous ses agens en campagne. Effectivement, en rentrant chez lui, il donna a l'instant meme le signalement de l'inconnu, recommandant qu'on le decouvrit quelque part qu'il fut, mais qu'une fois decouvert on eut pour lui les plus grands egards, et qu'on le lui amenat sans lui faire aucun mal. La journee se passa en recherches infructueuses. La nuit meme, un second vol eut lieu pres d'Averse. Celui-la etait accompagne de circonstances plus audacieuses encore que celui de la veille, et il ne resta plus aucun doute que Rocco del Pizzo, pour des motifs de convenance personnelle, ne se fut rapproche de la capitale. Le ministre de la police commenca a regretter sincerement d'avoir eloigne l'etranger d'une facon aussi absolue, et le regret augmenta encore lorsque deux fois dans la journee du lendemain la regente lui fit demander s'il avait decouvert quelque chose relativement a l'inconnu qui avait offert de livrer Rocco del Pizzo. Malheureusement ce retour sur le passe fut inutile; cette journee, comme celle de la veille, s'ecoula sans amener aucun renseignement sur le mysterieux revelateur. Mais la nuit amena une nouvelle catastrophe. Au point du jour, on trouva, sur la route d'Amalfi a la Cava, un homme assassine. Il etait completement nu et avait un poignard plante au milieu du coeur. A tort ou a raison, la vindicte publique attribua encore ce nouveau crime a Rocco del Pizzo. Quant au cadavre, il fut reconnu pour etre celui d'un jeune seigneur connu sous le nom de Raymond-le-Batard, et qui appartenait, moins cette faute d'orthographe dans sa naissance, a la puissante maison des Carraccioli, ces eternels favoris des reines de Naples, et dont l'un des membres passait pour remplir alors, pres de la regente, la charge hereditaire de la famille. Cette fois le ministre fut desespere, d'autant plus desespere qu'une demi-heure apres que le rapport de cet evenement lui eut ete fait, il recut de la regente l'ordre de passer au palais. Il s'y rendit aussitot: la regente l'attendait le sourcil fronce et l'oeil severe; pres d'elle etait Antoniello Caracciolo, le frere du mort, lequel sans doute etait venu reclamer justice. Isabelle demanda d'une voix breve au pauvre ministre s'il avait appris quelque chose de nouveau relativement a l'inconnu; mais celui-ci avait eu beau faire courir les places, les carrefours et les rues de Naples, il en etait toujours au meme point d'incertitude. La regente lui declara que, si le lendemain l'inconnu n'etait point retrouve ou Rocco del Pizzo pris, il etait invite a ne plus se presenter devant elle que pour lui remettre sa demission; le comte Antoniello Carracciolo ayant declare que Rocco del Pizzo seul pouvait avoir commis un pareil crime. Le ministre rentrait donc chez lui, le front sombre et incline, lorsqu'en relevant la tete il crut voir de l'autre cote de la place, enveloppe d'un manteau et se chauffant au soleil d'automne, un homme qui ressemblait etrangement a son inconnu. Il s'arreta d'abord comme cloue a sa place, car il tremblait que ses yeux ne l'eussent trompe; mais plus il le regarda, plus il s'affermit dans son opinion; il s'avanca alors vers lui, et a mesure qu'il s'avanca il reconnut plus distinctement son homme. Celui-ci le laissa approcher sans faire un seul mouvement pour le fuir ou pour aller au devant de lui. On l'eut pris pour une statue. Arrive pres de lui, le ministre lui mit la main sur l'epaule, comme s'il eut eu peur qu'il ne lui echappat. --Ah! enfin, c'est toi! lui dit-il. --Oui, c'est moi, repondit l'inconnu, que me voulez-vous? --Je veux te conduire a la regente, qui desire te parler. --Vraiment; c'est un peu tard. --Comment, c'est un peu tard! demanda le ministre tremblant que le revelateur ne voulut rien reveler. Que voulez-vous dire? --Je veux dire que, si vous aviez fait, il y a trois jours, ce que vous faites aujourd'hui, vous compteriez dans les annales de Naples deux vols de moins. --Mais, demanda le ministre, tu n'as pas change d'avis, j'espere? --Je n'en change jamais. --Tu es toujours dans l'intention de livrer Rocco del Pizzo, si l'on t'accorde ce que tu demandes? --Sans doute. --Et tu en as encore la possibilite? --Cela m'est aussi facile que de me remettre moi-meme entre vos mains. --Alors, viens. --Un instant. Je parlerai a la regente? --A elle-meme. --A elle seule? --A elle seule. --Je vous suis. --Mais a une condition, cependant. --Laquelle? --C'est qu'avant d'entrer chez elle vous remettrez vos armes a l'officier de service. --N'est-ce point la regle? demanda l'inconnu. --Oui, repondit le ministre. --Eh bien! alors, cela va tout seul. --Vous y consentez? --Sans doute. --Alors, venez. --Je viens. Et l'inconnu suivit le ministre qui, de dix pas en dix pas, se retournait pour voir si son mysterieux compagnon marchait toujours derriere lui. Ils arriverent ainsi au palais. Devant le ministre toutes les portes s'ouvrirent, et au bout d'un instant ils se trouverent dans l'antichambre de la regente. On annonca le ministre, qui fut introduit aussitot, tandis que l'inconnu remettait de lui-meme a l'officier des gardes le poignard et les pistolets qu'il portait a la ceinture. Cinq minutes apres, le ministre reparut; il venait chercher l'inconnu pour le conduire pres de Son Altesse. Ils traverserent ensemble deux ou trois chambres, puis ils trouverent un long corridor, et au bout de ce corridor une porte entr'ouverte. Le ministre poussa cette porte; c'etait celle de l'oratoire de la regente. La duchesse Isabelle les y attendait. Le ministre et l'inconnu entrerent; mais quoique ce fut, selon toute probabilite, la premiere fois que cet homme se trouvat en face d'une si puissante princesse, il ne parut aucunement embarrasse, et, apres avoir salue avec une certaine rudesse qui ne manquait pas cependant d'aisance, il se tint debout, immobile et muet, attendant qu'on l'interrogeat. --C'est donc vous, dit la duchesse, qui vous engagez a livrer Rocco del Pizzo? --Oui, madame, repondit l'inconnu. --Et vous etes sur de tenir votre promesse? --Je m'offre comme otage. --Ainsi votre tete... --Paiera pour la sienne, si je manque a ma parole. --Ce n'est pas tout a fait la meme chose, dit la regente. --Je ne puis pas offrir davantage, repondit l'inconnu. --Dites donc ce que vous desirez alors? --J'ai demande a parler a Votre Altesse seule. --Monsieur est un autre moi-meme, dit la regente. --J'ai demande a parler a Votre Altesse seule, reprit l'inconnu: c'est ma premiere condition. --Laissez-nous, don Luiz, dit la duchesse. Le ministre s'inclina et sortit. L'inconnu se trouva tete-a-tete avec la regente, separe seulement d'elle par le prie-dieu sur lequel etait pose un Evangile, et au dessus duquel s'elevait un crucifix. La regente jeta un coup d'oeil rapide sur lui. C'etait un homme de trente a trente-cinq ans, d'une taille au dessus de la moyenne, au teint hale, aux cheveux noirs retombant en boucles le long de son cou, et dont les yeux ardens exprimaient a la fois la resolution et la temerite: comme tous les montagnards, il etait admirablement bien fait, et l'on sentait que chacun de ces membres si bien proportionnes etait riche de souplesse et d'elasticite. --Qui etes-vous et d'ou venez-vous? demanda la regente. --Que vous fait mon nom, madame? dit l'inconnu; que vous importe le pays ou je suis ne? Je suis Calabrais, c'est-a-dire esclave de ma parole... Voila tout ce qu'il vous importe de savoir, n'est-ce pas? --Et vous vous engagez a me livrer Rocco del Pizzo? --Je m'y engage. --Et en echange qu'exigez-vous de moi? --Justice. --Rendre la justice est un devoir que j'accomplis, et non pas une recompense que j'accorde. --Oui, je sais bien que c'est la une de vos pretentions, a vous autres souverains; vous vous croyez tous des juges aussi integres que Salomon: malheureusement votre justice a deux poids et deux mesures. --Comment cela? --Oui, oui; lourde aux petits, legere aux grands, continua l'inconnu. Voila ce que c'est que votre justice. --Vous avez tort, monsieur, reprit la regente; ma justice a moi est egale pour tous, et je vous en donnerai la preuve. Parlez: pour qui demandez-vous justice? --Pour ma soeur, lachement trompee. --Par qui? --Par l'un de vos courtisans. --Lequel? --Oh! un des plus jeunes, des plus beaux, un des plus nobles!--Ah! tenez, voila que Votre Altesse hesite deja! --Non; seulement je desire savoir d'abord ce qu'il a fait... --Et si ce qu'il a fait merite la mort, aurais-je sa tete en echange de la tete de Rocco del Pizzo? --Mais, demanda la duchesse, qui sera juge de la gravite du crime? L'inconnu hesita un instant; puis, regardant fixement la regente: --La conscience de Votre Altesse, dit-il. --Donc, vous vous en rapportez a elle? --Entierement. --Vous avez raison. --Ainsi, si Votre Altesse trouve le crime capital, j'aurai sa tete en echange de celle de Rocco del Pizzo? --Je vous le jure. --Sur quoi? --Sur cet Evangile et sur ce Christ. --C'est bien. Ecoutez alors, madame, car c'est tout une histoire. --J'ecoute. --Notre famille habite une petite maison isolee, a une demi-lieue du village de Rosarno, situe entre Cosenza et Sainte-Euphemie; elle se compose de deux vieillards: mon pere et ma mere; de deux jeunes gens: ma soeur et moi. Ma soeur s'appelle Costanza. Tout autour de nous s'etendent les domaines d'un puissant seigneur, sur les terres duquel le hasard nous fit naitre, et dont, par consequent, nous sommes les vassaux. --Comment s'appelle ce seigneur? interrompit la regente. --Je vous dirai son crime d'abord, son nom apres. --C'est bien; continuez. --C'etait un magnifique seigneur que notre jeune maitre, beau, noble, riche, genereux, et cependant avec tout cela hai et redoute; car, en le voyant paraitre, il n'y avait pas un mari qui ne tremblat pour sa femme, pas un pere qui ne tremblat pour sa fille, pas un frere qui ne tremblat pour sa soeur. Mais il faut dire aussi que tout ce qu'il faisait de mal lui venait d'un mauvais genie qui lui soufflait l'enfer aux oreilles. Ce mauvais genie etait son frere naturel, on le nommait Raymond-le-Batard. --Raymond-le-Batard! s'ecria la regente, celui qui a ete assassine cette nuit? --Celui-la meme. --Connaissez-vous son assassin? --C'est moi. --Ce n'est donc pas Rocco del Pizzo? s'ecria la duchesse. --C'est moi, repeta l'inconnu avec le plus grand calme. --Donc vous avez commence par vous faire justice vous-meme. --Je suis venu la demander il y a trois jours, et on me l'a refusee. --Alors, que venez-vous reclamer aujourd'hui? --La meilleure partie de ma vengeance, madame; Raymond-le-Batard n'etait que l'instigateur du crime, son frere est le criminel. --Son frere! s'ecria la duchesse, son frere! mais son frere c'est Antoniello Carracciolo. --Lui-meme, madame, repondit l'inconnu, en fixant son regard percant sur la regente. Isabelle palit et s'appuya sur le prie-dieu, comme si les jambes lui manquaient; mais bientot elle reprit courage. --Continuez, monsieur, continuez. --Et le nom du coupable ne changera rien a l'arret du juge? demanda l'inconnu. --Rien, repondit la regente, absolument rien, je vous le jure. --Toujours sur cet Evangile et sur ce Christ? --Toujours, continuez; j'ecoute. Et elle reprit la meme attitude et le meme visage qu'elle avait un moment avant que la terrible revelation ne lui eut ete faite, et l'inconnu a son tour reprit, de la meme voix qu'il l'avait commence, le recit interrompu. --Je vous disais donc, madame, que le comte Antoniello Caracciolo etait un beau, noble, riche et genereux seigneur; mais qu'il avait un frere qui etait pour lui ce que le serpent fut pour nos premiers peres, le genie du mal. Un jour il arriva, il y a de cela six mois a peu pres, madame, il arriva, dis-je, que le comte Antoniello chassait dans la portion de ses forets qui avoisine notre maison. Il s'etait perdu a la poursuite d'un daim, il avait chaud, il avait soif, il apercut une jeune fille qui revenait de la fontaine, portant sur son epaule un vase rempli d'eau; il sauta a bas de son cheval, passa la bride de l'animal a son bras, et vint demander a boire a la jeune fille. Cette jeune fille, c'etait Costanza, c'etait ma soeur. Un frisson passa par le corps de la regente, mais l'inconnu continua sans paraitre s'apercevoir de l'effet produit par ses dernieres paroles: --Je vous ai dit, madame, ce qu'etait le comte Antoniello, permettez que je vous dise aussi ce qu'etait ma soeur. C'etait une jeune fille de seize ans, belle comme un ange, chaste comme une madone. On voyait, a travers ses yeux, jusqu'au fond de son ame, comme, a travers une eau limpide, on voit jusqu'au fond d'un lac; et son pere et sa mere, qui y regardaient tous les jours, n'avaient jamais pu y lire l'ombre d'une mauvaise pensee. Costanza n'aimait personne, et disait toujours qu'elle n'aimerait jamais que Dieu; et, en effet, sa nature fine et delicate etait trop superieure a la matiere qui l'entourait, pour que cette fange humaine souillat jamais sa blanche robe de vierge. Mais, je vous l'ai dit, madame, et peut-etre le savez-vous vous-meme, le comte Antoniello est un beau, noble, riche et genereux seigneur. Costanza voyait pour la premiere fois un homme de cette classe; le comte Antoniello voyait pour la premiere, sans doute aussi, une femme de cette espece. Ces deux natures superieures, l'une par le corps, l'autre par l'ame, se sentirent attirees l'une par l'autre, et lorsqu'ils se furent quittes avec une longue conversation, Costanza commenca a penser au beau jeune homme, et le comte Antoniello ne fit plus que rever a la belle jeune fille. Les levres de la regente se crisperent; mais il n'en sortit pas une seule syllabe. --Il faut tout vous dire, madame; Costanza ignorait que ce beau jeune homme fut le comte Carracciolo; elle croyait que c'etait quelque page ou quelque ecuyer de sa suite, qu'elle pouvait, chaste et riche, car elle est riche pour une paysanne, ma soeur, qu'elle pouvait, dis-je, regarder en face et aimer. Ils se virent ainsi trois ou quatre jours de suite, toujours sur le chemin de la fontaine et au meme endroit ou ils s'etaient vus pour la premiere fois; mais, une apres-midi, ils s'oublierent, de sorte que mon pere, ne voyant pas revenir sa fille, fut inquiet, et, jetant son fusil sur son epaule, il alla au devant d'elle. Au detour d'un chemin, il l'apercut assise pres d'un jeune homme. A la vue de notre pere, Costanza bondit comme un daim effraye, et le jeune homme, de son cote, s'enfonca dans la foret. Le premier mouvement de mon pere fut d'abaisser son arquebuse et de le mettre en joue, mais Costanza se jeta entre le canon de l'arme et Carracciolo. Notre pere releva son arquebuse, mais il avait reconnu le jeune comte. --Et c'etait bien Antoniello Carracciolo? murmura la regente. --C'etait lui-meme, dit l'inconnu. Le meme soir, notre pere ordonna a sa femme et a sa fille de se tenir pretes a partir dans la nuit: toutes deux devaient quitter notre maison et chercher un asile chez une tante que nous avions a Monteleone. Au moment de partir, mon pere prit Costanza a part, et lui dit: --Si tu le revois, je le tuerai. Costanza tomba aux genoux de mon pere, promettant de ne pas le revoir; puis, les mains jointes et les yeux pleins de larmes, elle lui demanda son pardon. Costanza partit avec sa mere, et, lorsque le jour parut, toutes deux etaient deja hors des terres du comte Antoniello. La regente respira. Le lendemain, mon pere alla trouver le comte. Je ne sais ce qui se passa entre eux; mais ce que je sais, c'est que le comte lui jura sur son honneur qu'il n'avait rien a craindre dans l'avenir pour la vertu de Costanza. Le lendemain de cette entrevue, le comte, de son cote, partit pour Naples. --Oui, oui, je me rappelle son retour, murmura la regente. Apres? apres? --Eh bien! apres, madame, apres?... Il continua de se souvenir de celle qu'il aurait du oublier. Les plaisirs de la cour, les faveurs des dames de haut parage, les esperances de l'ambition, ne purent chasser de son souvenir l'image de la pauvre Calabraise: cette image etait sans cesse presente a ses yeux pendant ses jours, pendant ses nuits; elle tourmentait ses veilles, elle brulait son sommeil. Ses lettres a son frere devenaient tristes, ameres, desesperees. Son frere, inquiet, partit et arriva a la cour. Il le croyait amoureux de quelque reine, a la main de laquelle il n'osait aspirer. II eclata de rire lorsqu'il apprit que l'objet de cet amour etait une miserable Calabraise. --Tu es fou, Antoniello, lui dit-il. Cette fille est ta vassale, ta serve, ta sujette, cette fille est ton bien. --Mais, dit Antoniello, j'ai jure a son pere... --Quoi? qu'as-tu jure, imbecile? --J'ai jure de ne pas chercher a revoir sa fille. --Tres bien! Il faut tenir la promesse. Un gentilhomme n'a qu'une parole. --Tu vois donc que tout est perdu pour moi. --Tu as jure de ne pas chercher a la revoir? --Oui. --Mais si c'est elle qui vient te trouver? --Elle! --Oui, elle! --Ou cela? --Ou tu voudras. Ici, par exemple! --Oh! non, pas ici. --Eh bien! dans ton chateau de Rosarno. --Mais je suis enchaine ici; je ne puis quitter Naples. --Pour huit jours? --Oh! pour huit jours? oui, c'est possible, je trouverai quelque pretexte pour _lui_ echapper pendant huit jours. Je ne sais pas de qui il parlait, madame, ni quelle chose le tenait en esclavage; mais voila ce qu'il dit. --Je le sais, moi, dit la regente en devenant affreusement pale. Continuez, monsieur, continuez. --Ainsi, reprit Raymond, quand tu recevras ma lettre tu partiras? --A l'instant meme. --C'est bien. Les deux freres se serrerent la main en se quittant; le comte Antoniello resta a Naples, et Raymond-le-Batard partit pour la Calabre. Un mois apres, le comte Antoniello recut une lettre de son frere, et, il faut lui rendre justice, c'est un homme fidele a sa promesse que le comte! Ce jour meme il partit. Voila ce qui etait arrive. Ne vous impatientez pas, madame, j'arrive au denouement. --Je ne m'impatiente pas, j'ecoute, repondit la regente; seulement je frissonne en vous ecoutant. --Un homme avait ete assassine pres de la fontaine. Mon pere, en ce moment, revenait de la chasse; il trouva ce malheureux expirant; il se precipita a son secours, et, comme il essayait, mais inutilement, de le rappeler a la vie, deux domestiques de Raymond-le-Batard sortirent de la foret et arreterent mon pere comme l'assassin. Par un malheur etrange, l'arquebuse de mon pere etait dechargee, et, par une coincidence fatale, mais dont Raymond pourrait donner le secret s'il n'etait pas mort, la balle qu'on retira de la poitrine du cadavre etait du meme calibre que celles que l'on retrouva sur mon pere. Le proces fut court; les deux domestiques deposerent dans un sens qui ne permettait pas aux juges d'hesiter. Mon pere fut condamne a mort. Ma mere et ma soeur apprirent tout ensemble la catastrophe, le proces et le jugement; elles quitterent Monteleone et arriverent a Rosarno, ce jour meme ou le comte Antoniello, prevenu par la lettre de son frere, arrivait, de son cote, de Naples. Le comte Carracciolo, comme seigneur de Rosarno, avait droit de haute et basse justice. Il pouvait donc, d'un signe, donner a mon pere la vie ou la mort. Ma mere ignorait que le comte fut arrive; elle rencontra Raymond-le-Batard, qui lui annonca cette heureuse nouvelle, et lui donna le conseil de venir solliciter avec sa fille la grace de notre pere et de son mari; il n'y avait pas de temps a perdre, l'execution de mon pere etait fixee au lendemain. Elle saisit avec avidite la voie qui lui etait ouverte par ce conseil, qu'elle regardait comme un conseil ami; elle vint prendre sa fille, elle l'entraina avec elle sans meme lui dire ou elle la conduisait, et, le jour meme de l'arrivee du noble seigneur, les deux femmes eplorees vinrent frapper a la porte de son chateau. Elle ignorait, la pauvre mere, l'amour du comte pour Costanza. La porte s'ouvrit, comme on le pense bien, car toutes choses avaient ete preparees par l'infame Raymond pour que rien ne vint s'opposer a l'accomplissement de son projet; mais une fois entrees, la mere et la fille rencontrerent des valets qui leur barrerent le passage et qui leur dirent qu'une seule des deux pouvait entrer. Ma mere entra, Costanza attendit. Elle trouva le comte Antoniello qui la recut avec un visage severe; elle se jeta a ses pieds, elle pria, elle supplia; Antoniello fut inflexible: un crime avait ete commis, disait-il, son mari etait coupable de ce crime, il fallait que ce meurtre fut venge; il fallait que la justice eut son cours: le sang demandait du sang. Ma pauvre mere sortit de la chambre du comte, brisee par la douleur, aneantie par le desespoir, et criant merci a Dieu. --Mais ou donc etiez-vous pendant ce temps-la? demanda la regente a l'inconnu. --A l'autre bout de la Calabre, madame, a Tarente, a Brindisi, que sais-je. J'etais trop loin pour rien savoir de ce qui se passait. Voila tout. Ma mere sortit donc desesperee et voulut entrainer sa fille, mais Costanza l'arreta: --A mon tour, ma mere, dit-elle, a mon tour d'essayer de flechir notre maitre. Peut-etre serai-je plus heureuse que vous. Ma mere secoua la tete et tomba sur une chaise, elle n'esperait rien. Ma soeur entra a son tour. --Elle savait que cet homme l'aimait, s'ecria la regente, et elle entrait chez cet homme!... --Mon pere allait mourir, madame, comprenez-vous? Isabelle d'Aragon grinca des dents, puis, au bout d'un instant: --Continuez, continuez... dit-elle. Dix minutes s'ecoulerent dans une mortelle anxiete, enfin un serviteur sortit un papier a la main. --Monseigneur le comte fait grace pleine et entiere au coupable, dit-il, voici le parchemin revetu de son sceau. Ma mere jeta un cri de joie si profond, qu'il ressemblait a un cri de desespoir. --Oh! merci, merci, dit-elle, et, baisant la signature du comte, elle se precipita vers la porte. Puis, s'arretant tout a coup: --Et ma fille? dit-elle. --Courez a la prison, dit le serviteur, vous trouverez votre fille en rentrant chez vous. Ma mere s'elanca, egaree de joie, ivre de bonheur; elle traversa les rues de Rosarno en criant: "Sa grace! sa grace! j'ai sa grace!..." Elle arriva a la porte de la prison, ou deja elle s'etait presentee deux fois sans pouvoir entrer. On voulut la repousser une troisieme fois, mais elle montra le papier, et la porte s'ouvrit. On la conduisit au cachot de mon pere. Mon pere n'attendait plus que le bourreau; c'etait la vie qui entrait a la place de la mort. Il y eut au fond de cet asile de douleur un instant d'indicible joie. Puis il demanda des details: comment ma mere et ma soeur avaient appris l'accusation qui pesait sur lui, comment elles etaient parvenues au comte; comment, enfin, toutes choses s'etaient passees. Ma mere commenca le recit, mon pere l'ecouta, l'interrompant a chaque instant par ses exclamations; peu a peu il ne dit plus que quelques paroles et d'une voix tremblante, bientot il se tut tout a fait, puis sa tete tomba dans ses deux mains, puis la sueur de l'angoisse lui monta au visage, puis la rougeur de la honte lui brula le front; enfin, quand ma mere lui eut dit que, repoussee par le comte, elle avait permis a ma soeur de prendre sa place, il bondit en poussant un rugissement comme un lion blesse, et s'elanca contre la porte, la porte etait fermee. Il prit la pierre qui lui servait d'oreiller, et la lanca de toutes ses forces contre la barriere de fer qu'il croyait avoir le droit de se faire ouvrir. Le geolier accourut et lui demanda ce qu'il voulait. --Je veux sortir, s'ecria mon pere, sortir a l'instant meme. --Impossible! dit le geolier. --J'ai ma grace, cria mon pere. Je l'ai, je la tiens, la voila! --Oui, mais elle porte que vous ne sortirez de prison que demain matin. --Demain matin? fit le captif avec une exclamation terrible. --Lisez plutot, si vous en doutez, ajouta le geolier. --Mon pere s'approcha de la lampe, lut et relut le parchemin. Le geolier avait raison; soit hasard, soit erreur, soit calcul, le jour de sa sortie etait fixe au lendemain matin seulement. Le prisonnier ne poussa pas un cri, pas un gemissement, pas un sanglot. Il revint s'asseoir muet et morne sur son lit. Ma mere vint s'agenouiller devant lui. --Qu'as-tu donc? demanda-t-elle. --Rien, repondit-il. --Mais que crains-tu? --Oh! peu de chose. --Mon Dieu! mon Dieu! que crois-tu, que crains-tu, que penses-tu? --Je pense que Costanza est indigne de son pere, voila tout. Ce fut ma mere qui se leva a son tour, pale et frissonnante. --Mais c'est impossible. --Impossible! et pourquoi? --On m'a dit qu'elle allait sortir derriere moi. On m'a dit qu'elle allait nous attendre a la maison. --Eh bien! va voir a la maison si elle y est, et, si elle y est, reviens avec elle. --Je reviens, dit ma mere. Et elle frappa a son tour et demanda a sortir. Le geolier lui ouvrit. Elle courut a la maison. La maison etait deserte, Costanza n'etait point reparue. Elle courut au palais et redemanda sa fille. On lui repondit qu'on ne savait pas ce qu'elle voulait dire. Elle revint a la maison. Costanza n'etait pas rentree. Elle attendit jusqu'au soir. Costanza ne reparut point. Alors elle pensa a son mari et s'achemina de nouveau vers la prison; mais, cette fois, d'un pas aussi lent et aussi morne que si elle eut suivi au cimetiere le cadavre de sa fille. Comme la premiere fois, les portes s'ouvrirent devant elle. Elle retrouva son mari assis a la meme place; quoiqu'il eut reconnu son pas, il ne leva meme pas la tete. Elle alla se coucher a ses pieds et posa sans rien dire son front sur ses genoux. --Comprenez-vous, madame, quelle nuit infernale fut cette nuit pour ces deux damnes! Le lendemain, au point du jour, on vint ouvrir la prison et annoncer au condamne qu'il etait libre.--Je vous l'ai deja dit, ajouta l'inconnu en riant d'un rire terrible, oh! le comte Carracciolo est un noble seigneur, et qui tient religieusement sa parole!... Les deux vieillards sortirent s'appuyant l'un sur l'autre. Une seule nuit les avait tous deux rapproches de la tombe de dix ans. En tournant le coin de la route d'ou l'on apercoit la maison, ils virent Costanza, qui les attendait agenouillee sur le seuil. Ils ne firent pas un pas plus vite pour aller au devant de leur fille; leur fille ne se releva pas pour aller au devant d'eux. Quand ils furent pres d'elle, Constanza joignit les mains et ne dit que ce seul mot: --Grace! Par un mouvement instinctif, ma mere etendit le bras entre son mari et sa fille. Mais celui-ci l'arreta doucement. --Grace, dit-il en tendant la main a Costanza, grace, et pourquoi grace, mon enfant? n'es-tu pas un ange? n'es-tu pas une sainte? n'es-tu pas plus que tout cela, n'es-tu pas une martyre? Et il l'embrassa. Puis, comme la mere, entrainant sa fille au fond de la chaumiere, le laissa seul dans la piece d'entree, il detacha son arquebuse, la jeta sur son epaule, et s'achemina vers le chateau. Il demanda a remercier le comte. Le comte etait parti depuis une heure pour Naples. Il demanda a remercier Raymond. Raymond etait parti avec son frere. Il revint alors vers la chaumiere, accrocha son arquebuse a la cheminee. Puis Costanza et sa mere entendirent comme le bruit d'un corps pesant qui tombait; elles sortirent toutes deux et trouverent le vieillard etendu sans connaissance au milieu de la chambre. Elles le poserent sur le lit; ma soeur resta pres de lui, tandis que ma mere courait chercher un medecin. Le medecin secoua la tete; cependant il saigna mon pere. Vers le soir, le vieillard rouvrit les yeux. Comme il rouvrait les yeux, je mettais le pied sur le seuil de la porte. Il ne vit ni ma mere ni ma soeur, il ne vit que moi. --Mon fils, mon fils! s'ecria-t-il, oh! c'est la vengeance divine qui te ramene. Je me jetai dans ses bras. --Allez, dit-il a ma mere et a ma soeur, et laissez-nous seuls. Ma mere obeit, mais ma soeur voulut rester. Alors le vieillard se souleva sur son lit, et, montrant a Costanza sa mere qui s'eloignait: --Suivez votre mere, dit-il avec un de ces gestes supremes qui veulent etre obeis, suivez votre mere, si vous voulez que ma benediction vous suive. Costanza baisa la main du moribond, se jeta a mon cou en pleurant et suivit sa mere. Je deposai mon arquebuse, mes pistolets et mon poignard sur une table, et j'allai m'agenouiller pres du lit du vieillard. --C'est la vengeance divine qui te ramene, repeta-t-il une seconde fois. Ecoute-moi, mon fils, et ne m'interromps pas; car, je le sens, je n'ai plus que quelques instans a vivre, ecoute-moi. Je lui fis signe qu'il pouvait parler. Alors il me raconta tout. Et, a mesure qu'il parlait, sa voix s'animait, le sang refluait a son visage, la colere remontait dans ses yeux, on eut dit qu'il etait plein de force, de vie et de sante. Seulement, au dernier mot, lorsqu'il en fut au moment ou, rentrant chez lui et remettant son arquebuse a sa cheminee, il avait cru qu'il lui faudrait renoncer a sa vengeance, il jeta un cri etouffe et retomba la tete sur son chevet. Cette fois il etait mort. Je fus long-temps sans le croire, long-temps je lui secouai le bras, long-temps je l'appelai; enfin je sentis ses mains se refroidir dans les miennes, enfin je vis ses yeux se ternir. Je fermai ses yeux, je croisai ses mains sur sa poitrine, je l'embrassai une derniere fois et je jetai par dessus sa tete son drap devenu un linceul. Puis j'allai ouvrir la porte du fond, et faisant signe a ma mere et a ma soeur de s'approcher: --Venez, leur dis-je, venez prier pres de votre mari et de votre pere mort. Les deux femmes se jeterent sur le lit en s'arrachant les cheveux et en eclatant en sanglots. Pendant ce temps, je passais mes pistolets et mon poignard dans ma ceinture, et, jetant mon arquebuse sur mon epaule, je m'avancai vers la porte. --Ou vas-tu, frere? s'ecria Costanza. --Ou Dieu me mene, repondis-je. Et, avant qu'elle eut le temps de s'opposer a ma sortie, je franchis le seuil et je disparus dans l'obscurite. Je vins droit a Naples. On m'avait dit non seulement que vous etiez belle entre les femmes, mais encore juste entre les reines. Je vins a Naples avec l'intention de vous demander justice. --Comment ne vous l'etes-vous pas faite vous-meme? demanda Isabelle. --Un coup de poignard n'etait point assez pour un pareil crime, madame, c'etait l'echafaud que je voulais. Antoniello Carracciolo a deshonore ma famille, je veux le deshonneur d'Antoniello Carracciolo. --C'est juste, murmura la regente. --Mais, pour plus de surete encore, comme le long du chemin j'appris que la tete de Rocco del Pizzo etait mise a prix, et comme, en arrivant a Naples, je lus, au coin du Mercato-Nuovo, le placard qui offrait quatre mille ducats a celui qui le livrerait mort ou vif; pour plus de surete, dis-je, je me presentai chez le ministre de la police, offrant de livrer vivant cet homme que vous cherchez partout et que vous ne pouvez trouver nulle part. Mais le ministre de la police ne voulut point m'accorder ce que je lui demandais, c'est-a-dire une audience de Votre Altesse. Alors je resolus d'arriver a mon but par un autre moyen; je volai sur la route de Resina a Torre del Greco. --Alors c'etait donc vous et non pas Rocco del Pizzo?... --Alors je volai sur la route d'Aversa... --C'etait donc encore vous et non pas celui que l'on croyait?... --Alors j'assassinai sur la route d'Amalfi. La mort de Raymond, c'etait le commencement de ma vengeance, car j'etais resolu de recourir a la vengeance puisqu'on me refusait justice. --C'est bien, dit la regente. Dieu a voulu que je vous retrouve, tout est donc pour le mieux. --Tout est pour le mieux, dit l'inconnu. --Et vous vous engagez toujours a livrer Rocco del Pizzo? --Toujours. --Vous savez ou il est? --Je le sais. --Vous repondez de mettre la main dessus? --J'en reponds. --Et vous me le livrerez vivant? --En echange de Carracciolo mort; vous le savez, c'est ma condition, madame. --C'est chose dite, soyez tranquille. Mais qui me repondra de vous d'ici la? --C'est bien simple: envoyez-moi en prison; seulement, vous me ferez conduire, par deux gardes, a quelque fenetre d'ou je puisse assister au supplice de Carracciolo. Puis, Carracciolo mort, je vous livrerai Rocco del Pizzo. --Mais si vous ne me le livrez pas? --Ma tete repondra pour la sienne; je l'ai deja dit et je vous le repete. --C'est juste, dit la regente, je l'avais oublie. Elle frappa dans ses mains, le capitaine des gardes entra. --Faites ecrouer cet homme a la Vicairie, dit-elle. Le capitaine remit l'inconnu aux mains de deux gardes et rentra. --Maintenant, continua la regente, faites arreter le comte Antoniello Carracciolo et conduisez-le au chateau de l'Oeuf. Le capitaine se presenta au palais de Carracciolo; mais, soupconnant sans doute quelque chose du danger qui le menacait, Carracciolo avait disparu. La regente, en apprenant cette nouvelle qui lui confirmait la culpabilite de son favori, ordonna aussitot aux nobles du siege de Capouan, ou les Carraccioli etaient inscrits, de lui livrer le coupable, leur donnant trois jours seulement pour obtemperer a cet ordre. Les trois jours s'ecoulerent, et comme, a la fin de la troisieme journee, le comte n'avait point reparu, Naples, en se reveillant, trouva, le lendemain, cinquante ouvriers occupes a demolir le palais d'Antoniello Carracciolo, situe en face de la cathedrale. Quand le palais fut completement rase, on amena une charrue, on creusa des sillons a la place ou il s'etait eleve, et l'on sema du sel dans les sillons. Puis on commenca de demolir le palais situe a la droite du sien: c'etait le palais du prince Carracciolo son pere. Puis on commenca de demolir le palais de gauche: c'etait le palais du duc Carracciolo son frere aine. Le palais demoli, il en fut fait autant sur son emplacement qu'il en avait ete fait sur l'emplacement des deux autres. La regente ordonna qu'il en serait ainsi des palais de tous les Carraccioli, jusqu'a ce que les Carraccioli eussent livre le coupable. Dans la nuit qui suivit cette ordonnance, Antoniello Carracciolo se constitua de lui-meme prisonnier. Le lendemain, son pere et ses deux freres se presenterent au palais, mais la regente fit dire qu'elle n'etait pas visible. Le surlendemain, le prisonnier ecrivit a la duchesse pour solliciter d'elle les faveurs d'une entrevue; mais la duchesse lui fit repondre qu'elle ne pouvait le recevoir. Les uns et les autres renouvelerent pendant huit jours leurs tentatives; mais ni les uns ni les autres n'obtinrent le resultat qu'ils poursuivaient. Le matin du neuvieme jour, les habitans du Mercato-Nuovo, avec un etonnement mele d'effroi, virent sur la place un echafaud qui n'y etait pas la veille. La funebre machine avait pousse dans l'ombre, sans que nul la vit croitre, sans que personne l'entendit grandir. Il y avait a l'une des extremites de cet echafaud un autel, et a l'autre un billot; entre le billot et l'autel etaient, d'un cote, un pretre, et de l'autre le bourreau. Nul ne savait pour qui etaient cet echafaud, ce bourreau, ce pretre, ce billot et cet autel. Bientot on vit arriver, par le quai qui va du mole au Mercato-Nuovo, un homme conduit par deux gardes. On crut d'abord que cet homme etait le heros du drame qui allait etre joue; mais il entra, suivi de ses deux gardes, dans une des maisons de la place. Un instant apres, il reparut, toujours entre ses deux gardes, a la fenetre de cette maison qui donnait en face de l'echafaud. On s'etait trompe sur l'importance de cet homme, qui, selon toute probabilite, devait etre simple spectateur de l'evenement. Un instant apres, des cris se firent entendre a la fois sur le quai qui mene du pont de la Madalena au Mercato-Nuovo et dans la rue du Soupir. Deux corteges s'avancaient, celui de la rue du Soupir conduisant un beau jeune homme, celui du quai conduisant une belle jeune fille. Le beau jeune homme, c'etait Antoniello Carracciolo. La belle jeune fille, c'etait Costanza. Tous deux apparurent sur la place en meme temps, tous deux s'approcherent de l'echafaud du meme pas, tous deux y monterent ensemble; seulement, Costanza y monta du cote du pretre, et Antoniello du cote du bourreau. Arrives sur la plate-forme, Antoniello fit un mouvement pour s'elancer vers Costanza, mais le bourreau l'arreta; de son cote, Costanza fit un pas pour s'avancer vers Antoniello, mais le pretre la retint. Alors le greffier deploya un parchemin et le lut a haute voix. C'etait le contrat de mariage du comte Antoniello Carracciolo avec Costanza Maselli, contrat par lequel le noble fiance donnait a sa future epousee, non seulement tous ses titres, mais encore tous ses biens. Quoique la place fut encombree par la foule, quoique cette foule refluat dans les rues environnantes, quoique chaque fenetre de la place parut batie de tetes, quoique les toits des maisons semblassent charges d'une moisson vivante, il se fit, au moment ou le greffier deploya le parchemin, un tel silence dans cette multitude, que pas un mot du contrat de mariage ne fut perdu. Aussi toute cette foule, la lecture achevee, eclata-t-elle en applaudissemens. On commencait a comprendre que, malgre la difference des conditions, la regente avait ordonne que le comte rendrait a la paysanne l'honneur qu'il lui avait ote. Quant aux deux fiances, qui jusque-la n'avaient probablement pas su eux-memes de quoi il etait question, ils parurent reprendre courage; et lorsque le pretre, qui etait monte a l'autel, leur fit signe de s'approcher, ils allerent d'un pas assez ferme s'agenouiller devant lui. Aussitot la messe commenca, accompagnee de tous les rites du mariage. Le pretre demanda a chacun des deux jeunes gens s'il prenait l'autre pour epoux, et chacun d'eux, d'une voix intelligible, prononca le oui solennel. Puis l'homme de Dieu remit a Antoniello l'anneau nuptial, et Antoniello le passa au doigt de Costanza. Alors tous deux s'agenouillerent de nouveau et le pretre les benit. Tous les assistans pleuraient de joie et d'emotion a cet etrange spectacle et benissaient a leur tour les deux jeunes epoux, quand tout a coup le meme ministre qui avait prononce les saintes paroles du mariage entonna d'une voix sourde les prieres des agonisans. A ce changement, toute cette multitude frissonna et laissa echapper un murmure de terreur, car elle comprenait qu'on n'en etait encore qu'a la moitie de la ceremonie, et qu'une catastrophe terrible allait en faire le denouement. En effet, comme Antoniello, ignorant, ainsi que tous les autres, du destin qui l'attendait, jetait autour de lui un regard epouvante, les deux aides de l'executeur s'emparerent de lui, et, avant qu'il eut eu le temps de faire un mouvement pour se defendre, ils lui lierent les mains, et, tandis que le bourreau tirait son epee hors du fourreau, ils conduisirent le condamne devant le billot qui, ainsi que nous l'avons dit, s'elevait a l'autre extremite de l'echafaud en face de l'autel, et le forcerent de s'agenouiller, devant lui. Costanza voulut s'elancer vers Antoniello, mais le pretre arreta la jeune femme en etendant un crucifix entre elle et son epoux. Antoniello vit alors que tout etait fini pour lui, et comprit qu'il etait irrevocablement condamne; il ne songea donc plus qu'a bien mourir. Il releva le front, dit a haute voix une priere; puis se retournant vers Costanza a moitie evanouie: --Au revoir dans le ciel, lui cria-t-il, et il posa son cou sur le billot. Au meme instant, l'epee de l'executeur flamboya comme l'eclair, et la foule, jetant un cri terrible, fit un mouvement en arriere; la tete de Carracciolo, detachee du corps d'un seul coup, avait bondi du billot sur le pave, et roulait entre les jambes de ceux qui etaient les plus rapproches de l'echafaud. Deux confreries religieuses s'approcherent alors de l'echafaud: une d'hommes, une de femmes. La premiere emporta le cadavre de Carracciolo decapite, la seconde emporta le corps de Costanza evanouie. La foule s'ecoula sur leurs traces, et au bout d'un instant la place se trouva vide; il n'y resta plus, solitaire, sanglante et debout, que la terrible machine, demeuree la pour attester sans doute a la population de Naples que tout ce qu'elle venait de voir etait une realite et non un reve. Quand la place fut vide, l'homme qui avait assiste a l'execution entre ses deux gardes descendit avec eux et reprit le chemin du quai. Mais, au lieu de le ramener a la Vicairie, les soldats le conduisirent au palais royal. La, il fut introduit dans les memes appartemens que la premiere fois, et, conduit au meme oratoire, il y retrouva la regente a la meme place, debout pres du prie-dieu et la main etendue sur les Evangiles. Les soldats entrerent avec lui et demeurerent de chaque cote de la porte. --Eh bien! dit Isabelle d'Aragon, ai-je accompli mon serment? --Religieusement, madame, repondit l'inconnu. --Maintenant, a vous de tenir le votre. --Je suis pret. --Ou est l'homme dont la tete est a prix? --Devant Votre Altesse. --Ainsi, Rocco del Pizzo?... --C'est moi, madame. --Je le savais, dit Isabelle. --Alors, reprit le bandit, qu'ordonne de moi Votre Altesse? --Que vous serviez de pere a l'orpheline et de protecteur a la veuve. ---Comment, madame?... s'ecria Rocco del Pizzo. --Je ne sais faire ni justice, ni grace a moitie, reprit la regente. Puis se retournant vers les soldats: --Cet homme est libre d'aller ou il voudra, dit-elle: laissez-le donc sortir. Et elle rentra dans ses appartemens d'un pas calme et assure, d'un pas de reine. Constanza retourna en Calabre avec son frere, car elle avait encore, comme on s'en souvient, sa pauvre mere a Rosarno. Rocco del Pizzo la suivit. Mais lorsque sa mere mourut, ce qui arriva la nuit suivante, elle revint a Naples, entra dans le couvent qui l'avait deja recueillie, y paya sa dot et legua les restes de l'immense fortune qu'elle tenait de son mari a la pauvre communaute, qui se trouva enrichie d'un seul coup. Rocco del Pizzo suivit sa soeur a Naples. Mais le jour ou elle prononca ses voeux, lorsqu'il comprit qu'elle n'avait plus besoin de lui et que le Seigneur l'avait remplace pres d'elle, il disparut, et personne ne le revit depuis, ni ne sut positivement ce qu'il etait devenu. On croit qu'il s'attacha a la fortune de Cesar Borgia, et qu'il fut tue pres de ce grand homme, en meme temps que lui. VIII Pouzzoles. Nous montames dans notre corricolo, laissant a notre droite le lac d'Agnano, sur lequel il y a peu de choses a dire; nous gagnames l'ancienne voie romaine qui menait de Naples a Pouzzoles, et qu'on appelait la voie Antonina. Il n'y avait pas a s'y tromper, c'est bien l'ancien pave en pierres volcaniques, tout borde de tombeaux ou plutot de ruines sepulcrales, deux ou trois tombeaux seulement ayant traverse les ages comme des jalons seculaires, et etant restes debout sur la route infinie du temps. Nous nous arretames au couvent des Capucins. C'est la qu'a ete transportee la pierre ou saint Janvier subit le martyre; cette pierre est encore aujourd'hui tachee de sang, et, lorsque le miracle de la liquefaction s'opere a la chapelle du tresor a Naples, le sang qui tache cette pierre, fiere de celui que renferment ces deux fioles, se lequifie, dit-on, et bouillonne de meme. Cette eglise renferme en outre une assez belle statue du saint. De l'eglise des Capucins a la Solfatare il n'y a qu'une enjambee. Nous avions ete prepares a la vue de cet ancien volcan par notre voyage dans l'archipel hipariote. Nous retrouvames les memes phenomenes: ce terrain sonnant le creux et qui, a chaque pas, semble pret a vous engloutir dans des catacombes de flammes; ces fumeroles par lesquelles s'echappe une vapeur epaisse et empestee; enfin, dans les endroits ou ces vapeurs sont les plus fortes, ces tuiles et ces briques preparees pour y recevoir le sel ammoniac qui s'y sublime, et qu'on y recolte sans autres frais, chaque matin et chaque soir. La Solfatare est le _Forum Vulcani_ de Strabon. A quelques pas de la Solfatare sont les restes de l'amphitheatre appele en meme temps _Carceri_, nom qui a prevalu sur l'autre et qui rappelle les persecutions chretiennes du deuxieme et du troisieme siecles. C'est dans cet amphitheatre que le roi Tiridate, amene par Neron, qui lui faisait remarquer la force et l'adresse de ses gladiateurs, voulant montrer quelle etait sa force et son adresse a lui, prit un javelot de la main d'un pretorien, et lancant ce javelot dans l'arene, tua deux taureaux du meme coup. C'est encore, selon toute probabilite, dans ce cirque que saint Janvier, echappe a la flamme et aux betes, fut decapite, ce que Dieu permit, comme nous l'avons dit, parce que c'etait le cours ordinaire de la justice. Une des caves qui ont fait donner au monument le nom de _Carceri_, erigee en chapelle, est celle que la tradition assure avoir servi de prison au martyr. Pres du _Carceri_ est la maison de Ciceron, ce martyr d'une petite reaction politique, tandis que saint Janvier fut celui d'une grande revolution divine. Cette maison etait la villa cherie de l'auteur des _Catilinaires_. Il la preferait a sa villa de Gaete, a sa villa de Cumes, a sa villa de Pompeia, car Ciceron avait des villa partout. En ce temps-la comme aujourd'hui, l'etat d'avocat et celui d'orateur etaient parfois, a ce qu'il parait, d'un excellent rapport. Il est vrai qu'ils avaient aussi leurs desagremens, comme, par exemple, d'avoir, apres sa mort, la tete et les mains clouees a la tribune aux harangues et la langue percee par une aiguille. Mais enfin, cela n'arrivait pas a tous les avocats, temoin Salluste. Pourquoi diable aussi Ciceron s'etait-il mele de ce qui ne le regardait pas et avait-il tenu des propos sur les faux cheveux de Livie? En cherchant bien, on finit d'ordinaire par decouvrir que dans les grands malheurs qui nous arrivent il y a toujours un peu de notre faute. En attendant, Ciceron passa quelques beaux et paisibles jours dans cette villa, qui touchait aux jardins de Pouzzoles, et ou il composa ses _Questions academiques_. Il avait de la une vue magnifique que ne genait pas a cette epoque ce stupide _Monte-Nuovo_, pousse dans une nuit comme un champignon, pour gater tout le paysage. C'est de Pouzzoles qu'Auguste partit pour aller faire la guerre a Sextus Pompee, avec lequel, deux ou trois ans auparavant, Antoine, Lepide et lui avaient fait un traite de paix au cap Misene. Ce fut un instant avant la signature de ce traite que, voyant les triumvirs reunis sur le vaisseau de son maitre, Menas, affranchi et amiral de Sextus, se pencha a son oreille et lui dit tout bas: --Veux-tu que je coupe le cable qui retient ton vaisseau au rivage et que je te fasse maitre du monde? Sextus reflechit un instant: la proposition en valait bien la peine; puis, se retournant vers Menas: --Il fallait le faire sans me consulter, repondit-il. Maintenant il est trop tard! Et, se retournant vers les triumvirs le visage souriant et sans qu'ils se doutassent qu'ils avaient couru un grand danger, il continua de discuter ce traite qui accordait la terre a Octave, a Antoine et a Lepide; et a lui, fils de Neptune, qui avait change son manteau de pourpre contre la robe verte de Glaucus, les iles et la mer. Il y aurait un admirable roman a faire sur ce jeune roi de la mer, qui fut le premier amant de Cleopatre et le dernier antagoniste d'Auguste, et qui, tandis que Rome promettait cent mille sesterces (vingt mille francs) par tete de proscrit, en promettait, lui, deux cent mille par chaque exile qu'on amenerait sur ses vaisseaux, le seul lieu du monde ou un banni put alors etre en surete. Malheureusement, que font a nos lecteurs, en l'an de grace 1842, les amours de Cleopatre, les proscriptions d'Octave et les pirateries de Sextus Pompee, ce galant voleur qui fut a peu pres le seul honnete homme de son temps? Pouzzoles etait le rendez-vous de l'aristocratie romaine. Pouzzoles avait ses sources comme Plombieres, ses thermes comme Aix, ses bains de mer comme Dieppe. Apres avoir ete le maitre du monde et n'avoir pas trouve dans tout son empire un autre lieu qui lui plut, Sylla vint mourir a Pouzzoles. Auguste y avait un temple que lui avait eleve le chevalier romain Calpurnius. C'est aujourd'hui l'eglise de saint Proclus, compagnon de saint Janvier. Tibere y avait une statue portee sur un piedestal de marbre qui representait les quatorze villes de l'Asie-Mineure qu'un tremblement de terre avait renversees et que Tibere avait fait rebatir. La statue est disparue sans qu'on ait pu la retrouver. Le piedestal existe encore. Caligula y fit batir ce fameux pont qui realisait un reve aussi insense que celui de Xerces; ce pont partait du mole, traversait le golfe et allait aboutir a Baia. Sa construction occasionna la suspension des transports et affama Rome. Vingt-cinq arches le soutenaient en partant du mole; et comme la mer devenait au dela trop profonde pour qu'on put continuer d'etablir des piles, on avait reuni un nombre infini de galeres qu'on avait fixees avec des ancres et des chaines; puis sur ces galeres on avait etabli des planches qui, recouvertes de terre et de pierres, formaient le pont. L'empereur passa dessus, revetu de la chlamyde, arme de l'epee d'Alexandre-le-Grand, et trainant derriere lui, a son char attele de quatre chevaux, le jeune Darius, fils d'Arbane, que les Parthes lui avaient donne en otage.--Et tout cela, savez-vous pourquoi? Parce qu'un jour Thrasylle, astrologue de Tibere, ayant vu le vieil empereur regarder Caligula de cet oeil inquiet qu'il connaissait si bien. --Calicula, avait-il dit, ne sera pas plus empereur qu'il ne traversera a cheval le golfe de Baia. Caligula traversa a cheval le golfe de Baia, et, pour le malheur du monde, a qui Tibere eut rendu un grand service en l'etouffant, Caligula fut quatre ans empereur. Aujourd'hui, de ces vingt-cinq arches il reste encore treize gros piliers, dont les uns s'elevent au dessus de la surface des flots, et dont les autres sont recouverts par la mer. Enfin le maitre des dieux y avait un temple dans lequel il etait adore sous le nom de Jupiter Serapis. Envahi, selon toute probabilite, par l'eau et enseveli en meme temps sous les cendres, lors du tremblement de terre de 1538, il fut retrouve en 1750, mais depouille aussitot de toutes les choses premieres qu'il contenait et qui furent envoyees a Caserte. Il ne lui reste aujourd'hui que trois des colonnes qui l'entouraient, deux des douze vases qui ornaient le monoptere, et, scelle dans son pave de marbre grec, un des deux anneaux de bronze qui servaient a attacher les victimes au moment de leur sacrifice. Ce tremblement de terre de 1538 dont nous venons de parler est le grand evenement de Pouzzoles et de ses environs. Un matin, Pouzzoles s'est reveillee, a regarde autour d'elle et ne s'est pas reconnue. Ou elle avait laisse la veille un lac, elle retrouvait une montagne; ou elle avait laisse une foret, elle trouvait des cendres; enfin, ou elle avait laisse un village, elle ne trouvait rien du tout. Une montagne d'une lieue de terre avait pousse dans la nuit, deplace le lac Lucrece, qui est le Styx de Virgile, comble le port Jules, et englouti le village de Tripergole. Aujourd'hui, le Monte-Nuovo (on l'a baptise de ce nom, qu'il a certes bien merite) est couvert d'arbres comme une vraie montagne, et ne presente pas la moindre difference avec les autres collines qui sont la depuis le commencement du monde. Nous avions arrete que nous irions diner sur les bords de la mer, pour manger des huitres du lac Lucrin et boire du vin de Falerne. Nous nous acheminames donc vers le lieu designe, ou des provisions, prudemment achetees a Naples et envoyees d'avance, nous attendaient, lorsqu'en arrivant pres des ruines du temple de Venus, nous apercumes un groupe de promeneurs qui s'appretaient a en faire autant. Nous nous approchames et nous reconnumes, qui? Barbaja, l'illustre impresario; Duprez, notre celebre artiste, et la _diva_ Malibran, comme on l'appelait alors a Naples et comme on l'appelle maintenant par tout le monde! C'etait une bonne fortune pour nous qu'une pareille rencontre; et comme on voulut bien repondre a notre compliment par un compliment semblable, il fut arrete a l'instant meme et par acclamation que les deux diners seraient reunis en un seul. Ce point essentiel arrete, comme il fallait encore un certain temps pour appreter le banquet commun, et que nous n'etions qu'a deux cents pas des etuves Neron, ou le gardien nous offrait de faire cuire nos oeufs, nous acceptames la proposition, nous lui mimes a la main le panier qui les contenait, et nous marchames derriere lui. Le pauvre homme ressemblait fort aux chiens de la grotte dont j'ai parle dans un precedent chapitre. A mesure que nous approchions des etuves, son pas se ralentissait. Malheureusement la curiosite est impitoyable. Nous fumes donc insensibles aux gemissemens qu'il poussait, et, la porte des etuves ouverte, nous nous precipitames dedans. Ces etuves se composent d'abord de deux grandes salles ou nous vimes une douzaine de baignoires degradees. Dans les intervalles de ces baignoires sont des niches vides: ces niches etaient destinees a des statues qui indiquaient de la main le nom des maladies dont ces eaux thermales guerissaient. Or, leur efficacite etait encore si grande au moyen-age qu'une vieille tradition raconte que trois medecins de Salerne, furieux de voir que les cures operees par ces eaux nuisaient a leur clientele, partirent de cette ville, debarquerent pendant la nuit a Baia, detruisirent l'etablissement de fond en comble et se rembarquerent; mais soit hasard, soit punition divine, une tempete s'etant elevee, leur batiment fit naufrage pres de Capri, et tous trois perirent dans les flots. Il y avait dans le palais du roi Ladislas, a ce qu'assure Denis de Sarno, une inscription qui vouait a l'execration publique les noms de ces trois medecins. Depuis ce temps, l'eau ne vient plus dans les baignoires, et c'est aux voyageurs a l'aller chercher, ce qui n'est pas chose facile, le corridor par lequel on penetre jusqu'aux sources donnant juste passage a un homme, et l'air y etant si chaud et si rare qu'au bout de dix pas le plus entete de nous fut force de revenir. Pendant ce temps, le gardien des etuves s'appretait, de l'air d'un homme qui va monter a l'echafaud; puis il prit par l'anse notre panier d'oeufs, et, nous ecartant de l'ouverture du corridor, il s'y lanca et disparut dans ses profondeurs. Deux ou trois minutes se passerent, pendant lesquelles nous crumes que le pauvre diable etait veritablement descendu jusqu'en enfer; puis, au bout de ces trois minutes, nous commencames a entendre des plaintes lointaines qui, a mesure qu'elles se rapprochaient, se changeaient en gemissemens; enfin nous vimes reparaitre notre messager des morts, son panier a la main, ruisselant de sueur, pale et chancelant. Arrive a nous, comme s'il n'avait juste eu de force que pour ce trajet, il tomba a terre et s'evanouit. Notre peur fut grande, et si nous n'avions pas vu a la porte le fils de ce brave homme, qui, sans s'inquieter autrement de l'evanouissement paternel, grignotait des noisettes, nous l'aurions cru mort. Nous demandames a l'enfant ce qu'il fallait faire pour donner du soulagement a l'auteur de ses jours. --Ah bah! rien du tout, repondit-il. Attendez, il va revenir. Nous attendimes, et effectivement le bonhomme reprit ses sens. Il y avait mis de la conscience, et, comme il avait voulu que nos oeufs fussent bien cuits, il etait reste sept ou huit secondes de plus qu'a l'ordinaire. Or, sept ou huit secondes sont une grande affaire quand il s'agit de respirer un air qui n'est pas respirable. Il en etait resulte que, deux secondes de plus, le gardien etait cuit lui-meme. Nous demandames a ce malheureux ce qu'il pouvait gagner par jour a l'effroyable metier qu'il faisait. Il nous repondit que, bon an mal an, il gagnait trois carlins par jour (vingt-six ou vingt-sept sous.) Son pere et son grand-pere avaient fait le meme metier et etaient morts avant l'age de cinquante ans; il en avait trente-huit et en paraissait soixante, tant il etait maigre et decharne par l'effet de cette sueur perpetuelle qui lui decoulait du corps. Le gamin que nous avions vu si parfaitement insensible a sa syncope etait son fils unique, et il l'elevait au meme metier que lui. De temps en temps, quand cela pouvait etre agreable aux voyageurs, il prenait le moutard par la main et l'emmenait avec lui faire cuire ses oeufs. Madame Malibran causa un instant en patois napolitain avec ce jeune adepte, lequel lui demanda entre autres choses quel etait l'imbecile qui avait pu inventer les poules. Le resultat de la conversation fut que le gamin ne paraissait pas avoir une grande vocation pour l'etat si glorieusement exerce depuis trois generations dans sa famille. Nous donnames a ce pauvre homme deux colonates, c'est-a-dire ce qu'il gagnait d'ordinaire en une semaine; puis nous voulumes gratifier son eleve d'une couple d'oeufs, mais il nous repondit dedaigneusement qu'il ne mangeait pas de pareilles ordures, et que c'etait bon pour des rats d'etrangers comme nous. Ce furent les propres paroles de l'enfant. Nous revinmes en les meditant a l'endroit ou nous attendait notre diner. Je dois dire, a la louange de Barbaja, que si l'ordinaire qu'il nous servit etait celui de ses artistes, il les nourrissait parfaitement bien. A cet ordinaire on avait ajoute d'abord le notre, dont il ne faut point parler, puis les huitres du lac Lucrin et le vin de Falerne tant vante par Horace. Les huitres m'ont paru meriter cette reputation antique qui les a accompagnees a travers les ages; elles ressemblent beaucoup a celles de Maremmes; leur seul defaut est d'etre trop grasses et trop douces. Quant au falerne, c'est un vin jaune et epais qui ressemble, pour le gout, a celui de Monteflascone. Fait par d'habiles manipulateurs, il serait excellent. Tel qu'il est, il ressemble a de bon cidre doux. On nous apporta ensuite des fruits de Pouzzoles. Pouzzoles est le jardin potager de Naples; malheureusement, les jardiniers italiens ne sont pas plus fort que les vignerons. Il en resulte que, dans un pays ou, grace a un admirable climat, on pourrait manger les plus beaux fruits de la terre, il faut se contenter de ceux que la main de l'homme ne s'est pas encore avisee de gater, attendu qu'ils poussent tout seuls, comme les figues, les grenades et les oranges. Le diner fini, les opinions se diviserent: les uns etaient d'avis de monter a l'instant meme dans la barque qui nous attendait, et d'aller faire un tour dans le golfe; les autres voulaient profiter de ce qui nous restait de jour pour visiter la grotte de la Sibylle, Cumes, la Piscine merveilleuse, les Cent-Chambres et le tombeau d'Agrippine. On alla aux voix, et, le parti archeologique l'ayant emporte sur le parti nautique, nous nous acheminames aussitot vers le lac d'Averne. Jadin et moi nous etions naturellement les chefs du parti archeologique. IX Le Tartare et les Champs-Elysees. Tout au contraire des choses de ce monde, l'Averne s'est fort embelli en vieillissant. S'il faut en croire Virgile, c'etait du temps d'Enee un lac noir, entoure de sombres bois, au dessus duquel les oiseaux, si rapide que fut leur vol, ne pouvaient passer sans etre frappes de mort. Aujourd'hui c'est un charmant lac comme le lac de Nemi, comme le lac des Quatre-Cantons, comme le lac de Loch-Leven, qui fait a merveille dans le paysage, et qui semble un beau miroir mis la tout expres pour reflechir un beau ciel. Notre cicerone (en Italie il n'y a pas moyen d'eviter le cicerone) nous conduisit, Barbaja, Duprez, madame Malibran, Jadin et moi, aux ruines d'un temple qu'il nous donna pour un temple d'Apollon. Comme, grace a nos etudes preliminaires, nous savions a quoi nous en tenir, nous le laissames tranquillement barboter dans ses definitions; et nous en revinmes a Pluton, le veritable patron de la localite. Ce temple, au reste, etait fort ancien et fort celebre. Annibal, arrete devant Pouzzoles, ou les Romains avaient envoye une colonie sous le commandement de Quintus Fabius, alla visiter ce meme temple, et, pour se rendre les habitans des environs favorables, y fit, dit Tile-Live, un sacrifice au roi des enfers. Nous longeames les bords du lac en marchant de l'orient a l'occident, et bientot nous traversames une tranchee antique que nous ne franchimes qu'en sautant de pierres en pierres: c'etait le lit du canal que Neron, ce desireur de l'impossible, comme dit Tacite, fit creuser en allant de Baia a Ostie, et qui devait avoir vingt lieues de long et etre assez large pour que deux galeres a cinq rangs de rames pussent y passer de front. Ce canal etait destine, dit Suetone, a remplacer la navigation des cotes qui alors, comme aujourd'hui, etait fort mauvaise. Neron fut un des empereurs les plus prudens qu'il y ait eu: un coup de tonnerre lui fit un jour remettre un voyage de Grece pour lequel tout etait prepare. Malheureusement, il ne put jouir de la voie qu'il avait ouverte a force de bras et d'argent. La revolution de Galba arriva, et comme le dit Neron lui-meme au moment de se couper la gorge, le monde eut le malheur de perdre ce grand artiste. Cependant nous venions de mettre le pied sur le sol que couvrait autrefois la ville de Cumes. Une seule porte est restee debout, et on l'appelle, je ne sais pourquoi, l'_Arco-Felice_. C'est a deux pas de cette porte qu'etait le tombeau de Tarquin-le-Superbe, qui, banni de Rome, vint mourir a Cumes. Petrarque vit ce tombeau dans son voyage a Naples, et en parle dans son itineraire. On assure qu'il a ete depuis transporte au musee. Ce qu'il y a de sur, c'est qu'il y a au musee un tombeau qu'on montre pour celui-la. C'est aussi a Cumes que Petrone se fit ouvrir les veines, mais en veritable sybarite qu'il etait, dans un bain parfume, en causant avec ses amis. Il se refermait les veines quand la conversation devenait plus interessante, il les rouvrait quand elle languissait. Enfin, il fit apporter les vases Murrhins, qu'il brisa pour que Neron n'en heritat point; puis il changea de lieu, car il fallait que cette mort violente eut l'apparence d'une mort volontaire; puis il glissa, au moment de mourir, a un ami le manuscrit de _Trimalcion_, cet immortel monument des debauches imperiales, dont il avait ete le complice avant d'en etre l'historien. C'etait une epoque curieuse que celle-la! Le pouvoir supreme s'etait tellement perfectionne que le bourreau etait devenu un personnage inutile. Un signe suffisait, un geste disait tout. Le condamne comprenait la sentence, rentrait chez lui, faisait un testament ou il leguait la moitie de son bien a Cesar, pour que sa famille put heriter de l'autre moitie; remerciait l'empereur de sa clemence, faisait chauffer un bain, se couchait dedans et s'ouvrait les veines. S'ouvrir les veines etait la mort a la mode; un homme comme il faut ne se servait plus de l'epee ni du poignard: c'etait bon pour des stoiciens comme Caton. ou pour des soldats comme Brutus et Cassius; mais a des Romains du temps de Neron il fallait une mort voluptueuse comme la vie, une mort sans douleur, quelque chose de pareil a l'ivresse et au sommeil. Quand on appelait son barbier, il demandait avec la plus grande simplicite du monde: Faut-il prendre mes rasoirs ou ma lancette? et il etait arrive un temps ou ces venerables fraters pratiquaient plus de saignees qu'ils ne faisaient de barbes. Puis, comme ceux a qui on ne pouvait pas faire signe de se tuer, comme a Petrone, qui n'etait qu'un riche dandy; comme a Lucain, qui n'etait qu'un pauvre poete; comme a Seneque, qui n'etait qu'un beau parleur; comme a Burrhus, qui n'etait qu'un vieux soldat; comme a Pallas, qui n'etait qu'un miserable affranchi; pour un pere qui vivait trop vieux, par exemple; pour une mere, pour un oncle, on avait Locuste, la Voisin du temps. Il y avait chez elle un assortiment de poisons comme peu de chimistes modernes en possedent. Chez elle, on achetait de confiance. D'ailleurs, ceux qui avaient peur d'etre voles essayaient sur des enfans et ne payaient que s'ils etaient contens. Peut-on se faire une idee de ce qu'un pareil monde serait devenu si la religion chretienne n'etait pas arrivee pour le purifier! Cependant, comme Enee, nous nous avancions vers l'antre de la Sibylle. A cinquante pas de la porte, nous trouvames le concierge qui vint a nous la cle a la main, tandis que des porteurs, restes en arriere, nous attendaient sur le seuil avec des torches allumees. L'appareil nous paraissait peu agreable. D'ailleurs, nous avions deja vu tant de souterrains, de grottes et d'antres, que nous commencions a avoir assez de ces sortes de plaisanteries. Nous echangeames un signe qui voulait dire: Sauve qui peut! Mais il etait trop tard; nous etions entoures, nous etions captifs, nous etions la chose des _ciceroni_; nous etions venus pour voir, nous ne devions pas nous en aller sans avoir vu. En un instant, la porte s'ouvrit, nous fumes enveloppes, pris, pousses, et nous nous trouvames dedans. Il n'y avait plus moyen de s'en dedire. Nous fimes a peu pres cent pas, non dans cette haute caverne que nous nous attendions a trouver sur la foi de Virgile: _Spelunca alta fecit_, mais dans un corridor assez bas et assez etroit. Ces cent pas faits, nous crumes que nous en etions quittes, et nous voulumes retourner en arriere. Bast! nous n'avions vu encore que le vestibule. En ce moment, Jadin, qui marchait le premier, jeta des cris de paon; il n'avait pas ecoute ce que lui disait son guide, et il etait tombe dans l'eau jusqu'au genou. Cette fois, nous crumes que c'etait fini et que nous avions eu assez de plaisirs; nous nous trompions encore. Comme chacun de nous etait entre deux guides, l'un qui portait une torche, et l'autre qui, comme le page de M. Marlborough, ne portait rien du tout, une manoeuvre a laquelle nous ne pouvions nous attendre s'executa. Le guide qui etait devant nous se baissa, le guide qui etait derriere nous se haussa, de sorte que, par un mouvement rapide comme la pensee, chacun de nous, madame Malibran comme les autres, se trouva sur le dos d'un cicerone. Des lors il n'y eut plus de defense possible, et nous nous trouvames a la merci de l'ennemi. Helas! ce que l'on nous fit faire de tours et de detours dans cette affreuse caverne, ce qu'on nous conta de bourdes abominables a l'endroit de cette bonne sibylle qui n'en pouvait mais, la quantite innombrable de coups qu'on nous donna a la tete contre le plafond, et aux genoux contre la muraille, Dieu seul le sait! Mais ce que je sais, moi, c'est qu'en sortant de ce guepier j'avais une envie demesuree de rendre a qui de droit les horions que j'avais recus. Cependant nous comprimes que, comme on n'irait pas dans de pareils lieux de son plein gre, et qu'il est convenu qu'on doit les avoir vus, il faut bien qu'il y ait des gens qui vous y portent de force. Le resultat de ce raisonnement fut que nos porteurs se partagerent deux piastres de pour-boire; moyennant quoi ils nous reconduisirent, les torches a la main et en nous appelant altesses, jusqu'aux bords du lac Acheron. L'Acheron est encore une deception pour les amateurs du terrible. Les eaux en sont toujours bleu-fonce. Mais ce n'est plus ce marais de douleur qui lui a fait donner son nom; c'est, au contraire, un joli lac qui partage avec son ami, le lac Agnano, le monopole de rouir le chanvre, et avec son voisin, le lac Lucrin, le privilege d'engraisser d'excellentes huitres que l'on va pecher soi-meme a l'aide d'une barque que manoeuvre le successeur de Caron. La seule chose qui lui soit restee de son veritable aieul, c'est son exactitude a vous demander l'obole. Au bord du lac est une espece de casino (lisez guinguette) ou les _lions_ de Naples viennent faire de petits soupers dans le genre de ceux de la regence. Des bords de l'Acheron on nous montra le Cocyte, qui nous parut moins change que son terrible voisin. C'est toujours une mare d'eau stagnante. Je crois meme qu'elle a conserve l'avantage qu'elle avait dans l'antiquite, de sentir fort mauvais. L'antre de Cerbere est a l'extremite du canal qui communique de l'Acheron a la mer. L'antre de Cerbere a son cicerone a lui, comme le moindre trou de cet heureux coin de la terre. Seulement on a pense que l'antre de Cerbere n'avait pas assez d'importance pour lui donner un homme tout entier: on lui a donne un bossu auquel il manque une jambe, mais a qui heureusement il reste une langue et les deux mains. Il fit de ces deux mains et de cette langue tout ce qu'il put pour nous entrainer vers la localite qu'il exploite; mais, comme il n'osa pas nous repondre positivement que nous trouverions Cerbere chez lui, la vue de l'antre, denue de son locataire, nous parut par trop ressembler a celle de la carpe et du lapin, pere et mere de ce fameux monstre que l'on montrerait en province si M. Lacepede ne l'avait fait demander pour le Musee de Paris. Nous offrimes a Milord la survivance de Cerbere, mais Milord n'avait pas assez de confiance dans les grottes depuis qu'il avait vu celle du Chien, pour accepter la position, si avantageuse qu'elle fut. Il est inutile d'ajouter que le bossu eut son carlin, comme si nous avions visite l'antre de son dogue. Des bords du Cocyte nous fumes en un instant aux ruines du palais de Neron. Ce palais s'elevait sur le point le plus ravissant du golfe de Baia, qui, au dire d'Horace, l'emportait sur les plus doux rivages de l'univers, et ou l'air, comme a Poestum, portait avec lui un tel parfum, un tel enivrement, que Properce pretendait qu'une femme etait compromise rien qu'en y restant une semaine. Malgre cela, et peut-etre a cause de cela, tout ce qu'il y avait de riches Romains a Rome avait sa maison a Baia. Marius, Pompee, Cesar, y venaient passer leur ete. C'est dans la maison de ce dernier que mourut le jeune Marcellus, tres probablement empoisonne par Livie, et dont la mort devait fournir a Virgile un des hemistiches a la fois les plus beaux et les plus lucratifs de son sixieme chant. Byron se vantait de vendre ses poemes une guinee le vers. Demandez a Virgile ce que lui rapporta le _Tu Marcellus eris_! Mais revenons au palais de Neron, aujourd'hui a moitie ecroule dans les flots, et dont la vague emporte chaque jour quelque sanglante parcelle. C'est dans ce palais qu'il avait appele sa mere Agrippine; c'est la qu'il voulait celebrer avec elle les fetes de reconciliation. Voyez, en face l'un de l'autre, la lionne et lionceau: la lionne, habituee depuis long-temps au carnage; le lionceau, qui n'a encore goute qu'une fois le sang: il est vrai que c'est le sang de son frere. Un coup d'oeil en passant sur ce tableau: nous promettons au lecteur que nous allons mettre sous ses yeux une des plus terribles pages qui aient ete ecrites sur le livre de l'histoire universelle. D'abord faisons le tour de nos personnages: voyons ce que c'etait qu'Agrippine, car le crime du fils nous a fait oublier les crimes de la mere; et, comme elle nous est apparue dans son linceul ensanglante, nous n'avons pas pu distinguer le sang qui etait a elle du sang qui appartenait aux autres. Elle est la fille de Germanicus; sa mere est cette Agrippine, noble veuve et feconde matrone, qui abordait a Brindes, portant dans ses bras l'urne funeraire de son mari, et suivie de ses six enfans, dont quatre devaient aller promptement rejoindre leur pere. Les premiers qui disparurent furent les deux aines, Neron et Drusus (ne pas confondre ce Neron-la, dernier espoir des republicains, avec le fils de Domitius, dont nous allons parler tout a l'heure). Neron fut exile a Pontia, ou il mourut. Comment? on ne le sait pas, probablement comme on mourait alors. Quant a Drusus, il n'y a pas de doute sur lui, et la chose est des plus claires: on l'enferma un beau matin dans les souterrains du palais, et pendant neuf jours on oublia de lui porter a manger; le dixieme jour, on descendit ostensiblement dans sa prison avec un plateau couvert de viande, de vins et de fruits; on le trouva expirant: il avait vecu huit jours en devorant la bourre de son matelas. Quant a la mere, elle fut punie pour un crime enorme: elle avait pleure ses enfans. On l'exila _ob lacrymas_; elle se tua dans l'exil. Bref, il ne restait plus de toute la race de Germanicus que notre Agrippine et Caius Caligula, ce serpent que Tibere elevait, disait-il, pour devorer le monde. Tibere, qui, comme on l'a vu, s'interessait fort a toute sa race, avait marie Agrippine a un certain Eneus Domitius, dont le vol et l'homicide etaient les moindres crimes. Comme preteur, il avait vole les jeux des courses. Un jour, en plein Forum, il avait creve l'oeil d'un chevalier. Un autre jour, il avait ecrase sous les pieds de ses chevaux un enfant qui ne se rangeait pas assez vite. Un autre jour, enfin, il avait tue un affranchi a qui il avait donne un verre plein de vin a vider d'un seul coup, et qui, manquant de respiration, avait commis la faute de s'y reprendre a deux fois. Lors de l'agonie de Tibere, il etait accuse de lese-majeste. Tibere mourut etouffe par Macron, et Eneus Domitius fut absous. Caligula etait mort. Des six enfans de Germanicus, Agrippine restait seule. Claude regnait. Claude venait de faire tuer Messaline, sa troisieme femme, qui avait eu le caprice d'epouser publiquement, toute femme de l'empereur qu'elle etait, son amant Silius. Degoute du mariage, l'empereur avait jure a ses pretoriens de vivre desormais sans femme. Mais les affranchis de Claude avaient decide que Claude se remarierait. Ils etaient trois: Caliste, Narcisse et Pallas, les premiers personnages de l'Etat, les veritables ministres de l'empereur. Voulez-vous connaitre la fortune de ces trois anciens esclaves? Pallas avait trois cents millions de sesterces (soixante millions de francs); Narcisse etait plus riche du quart: il avait quatre cents millions de sesterces (quatre-vingts millions de francs); quant a Caliste, c'etait le plus pauvre: le malheureux n'avait que quarante millions a peu pres. Au reste, c'etait l'epoque des fortunes insensees. Un esclave qui avait ete _dispensator_, titre qui repond a celui de munitionnaire general, avait, au dire de Pline, acheve sa liberte pour la bagatelle de treize millions. Vous vous rappelez le gourmand Apicius, lequel, apres avoir depense vingt millions pour sa table, est averti par son intendant qu'il ne lui reste plus que deux millions cinq cent mille francs. Or, que croyez-vous que fera Apicius? Qu'il placera son argent a dix pour cent, taux legal de Rome, et que, des bribes de son patrimoine, il se fera deux cent cinquante mille livres de rente, ce qui est encore un fort joli denier? Point. Apicius s'empoisonne: il n'a plus assez pour vivre. Il est vrai qu'Apicius avait donne jusqu'a mille deux cents francs d'un surmulet de quatre livres et demie que faisait vendre Tibere, trouvant ce poisson trop beau pour sa table. On a de la peine a croire a de pareilles folies. Lisez pourtant Seneque, epitre 95. Mais revenons encore a nos affranchis. Chacun d'eux avait une femme qu'il protegeait, une imperatrice de sa main qu'il voulait donner a Claude, l'empereur imbecile, qui dormait a table, a qui on lacait ses sandales aux mains, a qui on chatouillait le nez avec une plume, et qui alors, a la grande joie des convives, se frottait le nez avec ses sandales. Caliste presentait Lollia Paulina, qui avait autrefois ete la femme de Caligula. Narcisse presentait Elia Petina, qui avait ete deja la femme de Claude, ce qui epargnait la depense de nouvelles noces. Enfin Pallas presentait Agrippine, dont il etait l'amant, et qui apportait en dot a Cesar un petit-fils de Germanicus. On lacha les trois femmes apres Claude. Agrippine l'emporta et fut imperatrice. Agrippine etait donc enfin arrivee a une position digne d'elle. Voyons-la a l'oeuvre. Silanus est le fiance d'Octavie, fille de Claude; mais Octavie est devenue un parti sortable pour le fils d'Agrippine. Silanus est depouille de la preture, accuse du premier crime qu'on imagine, et invite a se donner la mort; Silanus se tue. Sa rivale Lollia Paulina, cette veuve de son frere qui avait failli l'emporter sur elle, etait belle comme elle, violente comme elle, debauchee comme elle, capable de tout comme elle, mais plus riche qu'elle, ce qui lui donnait un grand avantage. Un jour, elle etait venue a un souper avec une parure d'emeraudes qui valait quarante millions de sesterces (huit millions de notre monnaie). Le fortune de Lollia Paulina fut confisquee, Lollia Paulina fut envoyee en exil, et six mois apres un centurion vint dans son exil annoncer a Lollia Paulina qu'il fallait mourir. Lollia Paulina mourut. Apres Lollia Paulina vint Calpurnie, dont Claude avait vante imprudemment la beaute; apres Calpurnie, Lepida, tante de Neron. Pourquoi moururent-elles toutes deux? Demandez a Pline: _Mulieribus ex causis_, pour des raisons de femmes; il ne vous dira pas autre chose. En effet, ces trois mots disent tout. Nous ne parlons pas d'un Taurus qui avait une villa qu'Agrippine voulait acheter, qu'il refusa de vendre, et qui, trois mois apres, mourut en la lui leguant. Cependant Claude, qui etait devenu mefiant depuis la mort de Messaline, s'apercevait de tout cela et secouait la tete. Puis, dans ses momens d'abandon, quand il reformait la langue avec ses grammairiens, ou le monde avec ses affranchis, il disait: "J'ai eu tort de me remarier, mais qu'on y prenne garde! Je suis destine a etre trompe, c'est vrai, mais je suis destine aussi a punir celles qui me trompent!" Claude n'avait pas tort de penser cela, mais Claude avait grand tort de le dire. Ces menaces conjugales revinrent aux oreilles d'Agrippine: le tribun qui avait tue Messaline vivait encore; il ne fallait qu'un signe de Claude, un mot de Narcisse, pour qu'il en fut de la quatrieme femme de Claude comme il en avait ete de la troisieme. Agrippine prit les devants. Un soir, elle jeta un voile sur sa tete, sortit du Palatin par une porte de derriere et s'en alla trouver Locuste. Il s'agissait, cette fois, de trouver le chef-d'oeuvre des poisons, quelque chose d'agreable au gout, qui ne tuat ni trop vite ni trop lentement, qui fit mourir, voila tout, mais sans laisser de traces. Agrippine ne regardait pas au prix. X Le Golfe de Baia. Agrippine emporta ce qu'elle etait venue demander a l'empoisonneuse Locuste: c'etait une espece de pate qu'on pouvait parfaitement delayer dans une sauce. Le lendemain, on servit a l'empereur Claude des champignons farcis; Claude adorait les champignons; il devora le plat tout entier. Il n'y avait rien d'etonnant que Claude mourut d'indigestion, apres avoir avale a lui seul un plat de champignons qui eut pu suffire a six personnes. Mais Claude ne mourait pas; Claude sentait une grande pesanteur a l'estomac. Il fit venir son medecin, un medecin grec fort habile, ma foi, nomme Xenophon. Ce medecin lui ordonna d'ouvrir la bouche et lui frotta la gorge avec les barbes d'une plume empoisonnee. Claude mourut. On annonca a Rome que Claude allait mieux. Apres avoir fait de Claude un dieu, il fallait faire de Neron un empereur. Voici ce que c'etait que Neron: c'etait, a cette epoque, un enfant de quinze ans, ne, au dire de Pline, les pieds en avant, ce qui etait un signe de malheur; mais, signe de malheur plus certain encore, ne de Domitius et d'Agrippine: c'etait l'avis de son pere lui-meme. Comme on le felicitait de la naissance du jeune Lucius et que les courtisans voyaient d'avance en lui d'heureuses destinees pour le monde: "Vous etes bien aimables, dit Domitius, mais je doute fort qu'il puisse naitre quelque chose de bon d'Agrippine et de moi." Domitius ne s'etait pas trompe: c'etait un terrible enfant que ce jeune Neron. L'education ne lui avait pas manque: au contraire, il avait pres de lui Seneque, qui lui avait appris le grec et le latin; Burrhus, qui lui avait appris la tactique militaire et l'escrime. Il chantait comme l'histrion Diodore, dansait comme le mime Paris, conduisait un char comme Apollon. Aussi avait-il, avant toute chose, la pretention d'etre artiste. Neron chanteur, Neron danseur, Neron cocher d'abord, Neron empereur ensuite. Cela n'empecha pas qu'il n'accueillit avec une grande joie la mort de Claude et qu'il ne fit tout ce qu'il fallait pour souffler le monde a son cousin Britannicus. II est vrai que pour cela il n'avait pas grand'chose a faire, il n'avait qu'a laisser agir Agrippine; il se contenta, quand il apprit que le dernier plat qu'avait mange Claude etait un plat de champignons, de dire que les champignons etaient le mets des dieux. Le mot n'etait pas tendre pour son pere adoptif, mais il etait joli: il fit fortune. Cependant Neron etait pas monte sur le trone pour faire des mots; il avait pres de lui Narcisse et Tigelius, qui le poussaient a faire autre chose. Puis les passions commencaient a fermenter dans cette jeune tete, car pour son coeur elles n'en approcherent jamais. Il avait des amours caches, pour lesquelles Seneque, son precepteur, lui pretait le nom d'un de ses beaux-freres. Agrippine le sut, et cela lui donna fort a penser. Elle commencait a comprendre que la lutte serait plus opiniatre qu'elle ne s'y etait attendue d'abord; elle voulut effrayer Neron par un jeu de bascule, elle se retourna vers Britannicus. Alors, ce fut Neron qui sortit un soir du Palatin. Avec qui? on ne sait pas; avec son ami Othon peut-etre, ce futur empereur de Rome, avec lequel, dans ses orgies nocturnes, Neron allait frapper aux portes et battre les passans. Et, a son tour, il se rendit chez Locuste. Il trouva la pauvre femme toute tremblante: l'avis lui avait ete donne qu'elle devait etre arretee le lendemain. On commencait a la soupconner de vendre du poison; et a qui ce soupcon etait-il venu? A Agrippine! Neron la rassura et lui promit sa protection; mais a condition qu'elle lui donnerait une eau qui tuerait a l'instant meme. La nuit se passa a faire bouillir des herbes; le matin, on eut deux petites fioles d'eau claire et limpide comme de l'eau de roche. Locuste proposa d'en faire l'essai sur un esclave, mais Neron fit observer qu'un homme n'avait pas la vie assez dure, et qu'il fallait chercher quelque animal de resistance. Un sanglier barbotait dans la cour: Locuste le montra a Neron. On versa une des deux fioles dans une assiette pleine de son, et l'on fit manger ce son au sanglier qui mourut comme s'il etait frappe de la foudre. Neron rentra au palais. Il mangeait ordinairement dans la meme chambre que Britannicus, mais non a la meme table. Chacun des deux jeunes gens avait un degustateur qui buvait avant eux de chaque liqueur qu'on leur offrait, qui mangeait avant eux de chaque plat qui leur etait servi. Britannicus buvait tiede; il etait un peu souffrant. Son degustateur, apres en avoir bu le tiers a peu pres, lui presenta a dessein une boisson que le jeune homme trouva trop chaude. "Remettez-moi de l'eau froide la-dedans," dit Britannicus en tendant son verre. On lui versa l'eau preparee par Locuste. Britannicus but sans defiance. Son degustateur ne venait-il pas de boire devant lui? Mais a peine avait-il bu qu'il poussa un cri et tomba a la renverse. Agrippine jeta un coup d'oeil rapide sur Neron, en meme temps que Neron, de son cote, jetait un coup d'oeil sur elle: ces deux regards se croiserent comme deux glaives. La mere et le fils n'avaient plus rien a s'apprendre, la mere et le fils n'avaient plus rien a se reprocher; la mere et le fils etaient dignes l'un de l'autre. Maintenant tout etait dans cette question: Serait-ce la mere qui oserait tuer le fils? Serait-ce le fils qui oserait tuer la mere? Ni l'un ni l'autre ne l'eut ose peut-etre si une troisieme femme ne fut venue se meler a cette haine. Cette femme, c'etait Sabina Poppea, la plus belle femme de Rome depuis qu'Agrippine avait fait tuer Lollia Paulina; et avec cela coquette comme si elle eut eu besoin de coquetterie; ne sortant jamais sans voile, ne levant jamais son voile qu'a demi, et, lorsqu'elle quittait Rome pour aller a Tivoli ou Baia, se faisant suivre par un troupeau de quatre cents anesses, lesquelles lui fournissaient les trois bains de lait qu'elle prenait chaque jour. Sabina Poppea avait eu ce que nous appellerions, nous autres, une jeunesse orageuse. Othon la trouva momentanement mariee, dit Tacite, a un chevalier romain nomme Rufius Crispinius; Othon l'enleva a ce mari provisoire, la fit divorcer et l'epousa. Othon, nous l'avons dit, etait le camarade de Neron. Celui-ci, en allant chez Othon, vit sa femme; alors il envoya Othon en Espagne. Othon partit sans regimber: il connaissait son ami Neron. Mais ce n'etait pas tout que d'eloigner Othon pour devenir l'amant de Poppee. Poppee savait etre sage quand son profit y etait. Lorsque Othon l'avait aimee, Othon l'avait epousee. Cesar l'aimait, eh bien! que Cesar en fit autant. Cesar etait marie avec Octavie: il fallait donc eloigner Octavie. Agrippine s'opposerait a cette nouvelle union: il fallait donc aussi se debarrasser d'Agrippine. D'ailleurs, Poppee ne comprenait pas comment Cesar pouvait garder Octavie, cette pleureuse eternelle, qui ne faisait que gemir sur la mort de Claude et de Britannicus. Poppee ne comprenait pas non plus comment Cesar supportait la domination de sa mere, qui ecoutait les deliberations du senat derriere un rideau, et continuait de regner comme si Cesar etait encore un enfant. Cela ne pouvait durer ainsi. Agrippine etait a Antium, elle recut une lettre de son fils qui l'invitait a venir le rejoindre a Baia.--"Il ne pouvait, disait-il, rester plus longtemps loin d'une si bonne mere: il avait des torts envers elle, il voulait les lui faire oublier." Un devin avait predit a Agrippine que, si son fils devenait empereur, son fils la tuerait. Agrippine avait meprise la prophetie du devin, et Neron regnait. Elle meprisa de meme les conseils de Pallas, qui lui disait de ne pas aller a Baia: elle y vint. Elle y trouva Neron plus tendre, plus respectueux, plus soumis que jamais. Elle se reprit a cette idee qu'elle pourrait peut-etre l'emporter sur Poppee. C'etait chez elle une idee fixe. Agrippine soupa avec Neron. Tous deux avaient bien pense au poison, mais tous deux aussi avaient pense au contre-poison. Le souper fini, Neron dit a Agrippine qu'il ne voulait pas qu'elle retournat a Antium. Elle avait une villa a trois milles de la, pres de Bauli; c'etait la que Neron voulait qu'elle allat pour n'etre plus eloignee de lui. Ce point etait si bien arrete dans son esprit qu'il avait fait preparer une galere pour l'y transporter. Agrippine accepta. A dix heures, le fils et la mere se separerent; Neron conduisit Agrippine jusqu'au bord de la mer; des esclaves portaient des torches; les musiciens qui avaient joue pendant le souper venaient derriere eux. Arrive sur le rivage, Neron embrassa sa mere sur les mains et sur les yeux; puis il resta non seulement jusqu'a ce qu'il l'eut vue descendre dans l'interieur de la galere, mais encore jusqu'a ce que la galere eut leve l'ancre et fut deja loin. Agrippine etait assise dans la cabine; Crepereius, son serviteur favori, etait debout devant elle; Aurronie, son affranchie, etait a ses pieds. Le ciel etait tout scintillant d'etoiles, la mer etait calme comme un miroir. Tout a coup le pont s'ecroule: Crepereius est ecrase, mais une poutre soutient les debris au dessus de la tete d'Agrippine et d'Aurronie; au meme moment, Agrippine sent que le plancher manque sous ses pieds, elle saute a la mer suivie d'Aurronie, criant pour qu'on la sauve: "Je suis Agrippine! Sauvez la mere de Cesar!" A peine a-t-elle dit, qu'une rame se leve et en retombant lui fend la tete. Agrippine a tout devine: elle plonge sans prononcer une parole, ne reparait a la surface que pour respirer, replonge encore, et, tandis que les assassins la cherchent, vivante pour l'achever, morte pour reporter son cadavre a Neron, elle nage vigoureusement vers la terre, aborde le rivage, gagne a pied sa villa, se fait reconnaitre a ses esclaves et se jette sur son lit. Pendant ce temps, on la cherche, on l'appelle de la galere; les gens qui habitent le rivage apprennent qu'Agrippine est tombee a la mer et n'est point reparue; bientot toute la population est sur la cote avec des flambeaux; des barques sont poussees dans le golfe pour aller au secours de la mere de Cesar; des hommes se jettent a la nage en l'appelant; d'autres, qui ne savent pas nager, descendent dans l'eau jusqu'a la poitrine; ils jettent des cordes, ils tendent les mains. Dans ce moment de danger, on s'est souvenu qu'Agrippine est la fille de Germanicus. Agrippine voit ces temoignages d'amour; elle se rassure en se sentant au milieu d une population devouee: elle comprend qu'elle ne pourra long-temps cacher sa presence, elle fait dire qu'elle est sauvee; la foule entoure alors la villa avec des cris de joie; Agrippine se montre, le peuple rend graces aux dieux. Neron a tout su presque a l'instant meme; un messager d'Agrippine est venu lui dire de la part de sa maitresse qu'elle etait sauvee. Agrippine a voulu, aux yeux de son fils, avoir l'air de croire que tout cela n'etait qu'un accident, auquel la volonte de Neron n'avait eu aucune part. Que fera Neron? Neron concoit et dirige assez bien un crime; mais si, par une circonstance quelconque, le crime avorte, Neron perd facilement la tete et il ne sait pas faire face au danger. Agrippine, les vetemens ruisselans, les cheveux colles au visage, Agrippine racontant le meurtre auquel elle n'est echappee que par miracle, peut soulever le peuple, entrainer les pretoriens, marcher contre Neron. Au moindre bruit, Neron tremble. Seul, il ne prendra aucune decision, il ne saura qu'attendre et trembler. Il envoie chercher Seneque et Burrhus. A eux deux, le guerrier et le philosophe lui donneront peut-etre un bon conseil. --Qui a conseille le crime? demandent-ils apres s'etre consultes. --Anicetus, le commandant de la flotte de Misene, repond Neron. --Qu'Anicetus acheve donc ce qu'il a commence, disent Seneque et Burrhus. Anicetus ne se le fait pas redire deux fois; il part avec une douzaine de soldats. Que vous semble de ces deux braves pedagogues? Tels que vous les voyez pourtant, c'etaient, apres Thraseas, les deux plus honnetes gens de l'epoque. Comment donc! on avait voulu faire Seneque empereur--a cause de ses hautes vertus! Voyez Tacite et Juvenal. Cependant Agrippine s'est recouchee; elle a une seule esclave pres d'elle. Tout a coup les cris de la foule cessent, le bruit des armes retentit dans les escaliers, l'esclave qui est pres d'Agrippine se sauve par une petite porte derobee; Agrippine va la suivre, quand la porte de la chambre s'ouvre. Agrippine se retourne et apercoit Anicetus. A sa vue et a la maniere dont il entre dans la chambre de son imperatrice, Agrippine a tout devine. Toutefois elle feint de ne rien craindre. --Si tu viens pour savoir de mes nouvelles de la part de mon fils, retourne vers lui et dis-lui que je suis sauvee. Un des soldats s'avance alors, et, tandis qu'Agrippine parle encore, la frappe d'un coup de baton a la tete. --Oh! dit Agrippine en levant les mains au ciel, oh! je ne croirai jamais que Neron soit un parricide. Pour toute reponse Anicetus tire son epee. Alors Agrippine, d'un geste sublime d'impudeur, jette loin d'elle sa couverture, et montrant ses flancs nus, ces flancs qu'elle veut punir d'avoir porte Neron: --_Feri ventrem_! Frappe au ventre! dit-elle. Et elle recoit aussitot quatre ou cinq coups d'epee dont elle meurt sans pousser un cri. N'est-ce pas bien jusqu'au bout la femme que je vous ai dite, et n'est-elle pas morte comme elle a vecu? Quant a Neron, attendez un moment encore. Neron est incomplet: il n'a encore tue que Britannicus et Agrippine; il faut qu'il tue Octavie. Mais Octavie etait difficile a tuer a cause de sa faiblesse meme. Agrippine luttait contre Neron; pendant la lutte, son pied a glisse dans le sang de Claude, et elle est tombee, c'est bien. Mais Octavie! comment egorgera-t-on cette douce brebis? comment etouffera-t-on cette blanche colombe? C'est la seule femme de Rome dont la calomnie n'ait jamais pu approcher. On mit ses esclaves a la torture pour savoir si elle n'aurait pas commis quelque crime inconnu dont on put la punir. Ses esclaves moururent sans oser l'accuser. Il fallut encore recourir a Anicetus. Au milieu d'un diner, comme Neron, couronne de roses, marquait de la tete la mesure aux musiciens qui chantaient, Anicetus entra, se jeta aux pieds de Neron et s'ecria que, vaincu par ses remords, il venait avouer a l'empereur qu'il etait l'amant d'Octavie. Octavie, cette chaste creature, la maitresse d'un Anicetus! Personne ne crut a cette monstrueuse accusation; mais qu'importait a Cesar? il voulait un pretexte, voila tout. Anicetus fut exile en Sardaigne, et Octavie a Pandataria. Puis, quelques jours apres, on fit dire a Octavie qu'il fallait mourir. La pauvre enfant, qui avait eu si peu de jours heureux dans la vie, s'effrayait cependant de la mort; elle se prit a pleurer, tendant les mains aux soldats, implorant Neron, non plus comme sa femme, mais comme sa soeur, adjurant sa clemence au nom de Germanicus. Mais les ordres etaient positifs: ni prieres ni larmes ne pouvaient la sauver de ce crime enorme d'etre coupable de trop de vertu. On lui prit les bras, on les lui raidit de force, on lui ouvrit les veines avec une lancette; puis, comme le sang, fige par la peur, ne voulait pas couler, on les lui trancha avec un rasoir. Enfin, comme le sang ne coulait pas encore, on l'etouffa dans la vapeur d'un bain bouillant. Poppee, de son cote, avait donne ses ordres aux meurtriers; elle voulait etre sure qu'Octavie etait bien morte: on lui apporta sa tete. Alors elle epousa tranquillement Neron. Neron, dans un moment d'humeur, la tuera quelque jour d'un coup de pied. Nous etions sur le lieu meme ou le drame terrible que nous venons de raconter s'etait accompli. Ces ruines, c'etaient celles qui avaient vu Agrippine assise a la meme table que Neron; ce rivage, c'etait celui jusqu'ou Cesar avait reconduit sa mere. Nous montames dans la barque: nous etions sur le golfe ou Agrippine avait ete precipitee, et nous suivions la route qu'elle avait suivie a la nage pour aborder a Bauli. On montre un pretendu tombeau qui passe pour le tombeau d'Agrippine. N'en croyez rien: ce n'etait pas de ce cote-ci de Bauli qu'etait situe le tombeau d'Agrippine; c'etait sur le chemin de Misene, pres de la villa de Cesar. Puis le tombeau d'Agrippine n'avait pas cette dimension. Ses affranchis l'enterrerent en secret, et, apres la mort de Neron, lui eleverent un monument. Or, ce monument de tardive piete etait un tout petit tombeau, _levem tumulum_, dit Tacite. Le golfe de Baia devait etre une miraculeuse chose quand ses rives etaient couvertes de maisons; ses collines, d'arbres; ses eaux, de navires; puisque, aujourd'hui que ces maisons ne sont plus, que des ruines, que ses collines, bouleversees par des tremblemens de terre, sont arides et brulees, que ses eaux sont silencieuses et desertes, Baia est encore un des plus delicieux points du monde. La soiree etait splendide. Nous nous fimes descendre a l'endroit meme ou etait la villa d'Agrippine. La mer l'a recouverte; on en chercherait donc inutilement les ruines. Puis, a la lueur de la lune qui se levait derriere Sorrente, situee en face de nous, de l'autre cote du golfe de Naples, nous nous engageames dans le chemin borde de tombeaux qui conduit des bords de la mer au village de Boccola, l'ancienne Bauli. C'etait fete, et tout ce pauvre village etait en joie; on chantait, on dansait, et tout cela au milieu des ruines, au milieu des monumens funeraires d'un peuple disparu, sur cette meme terre qu'avaient foules Manlius, Cesar, Agrippine, Neron, sur ce sol ou etait venu mourir Tibere. Oui, le vieux Tibere etait sorti de son ile; il visitait Baia, ou peut-etre il etait venu prendre les eaux, lorsque le bruit lui revint que des accuses denonces par lui-meme, avaient ete renvoyes sans meme avoir ete entendus. Cela sentait effroyablement la revolte. Aussi Tibere se hata-t-il de regagner Misene, d'ou il comptait s'embarquer pour Capree, sa chere ile, sa fidele retraite, son imprenable forteresse. Mais a Misene les forces lui manquerent, et il ne put aller plus loin. L'agonie fut longue et terrible. Le moribond se cramponnait a la vie, le vieil empereur ne voulait absolument point passer dieu. Un instant Caligula le crut mort; il lui avait deja tire son anneau du doigt. Tibere se redresse et demande son anneau. Caligula se sauve effare, tremblant. Tibere descend de son lit, veut le poursuivre, chancelle, appelle, et, comme personne ne repond, tombe sur le pave. Alors Macron entre, le regarde; et comme Caligula demande a travers la porte ce qu'il faut faire: --C'est bien simple, repondit-il, jetez-moi un matelas sur cette vieille carcasse, et que tout soit dit. Ce fut l'oraison funebre de Tibere. Comme nous l'avons dit, c'etait dans le port de Misene qu'etait la flotte romaine. Pline commandait cette flotte lors du tremblement de terre de 79. Ce fut de Misene qu'il partit pour aller etudier le phenomene arrive a Stabie; il y mourut etouffe. XI Un courant d'air a Naples.--Les Eglises de Naples. Malgre la fatigue de la journee, notre excursion sur la terre classique de Virgile, d'Horace et de Tacite avait eu pour nous un tel attrait que nous proposames, Jadin et moi, pareille excursion a Pompeia pour le lendemain; mais a cette proposition Barbaja jeta les hauts cris. Le lendemain, Duprez et la Malibran chantaient, et l'impresario ne se souciait pas de perdre six mille francs de recette pour l'amour de l'antiquite. Il fut donc convenu que la partie serait remise au surlendemain. Bien nous en prit, comme on va le voir, de n'avoir fait aucune opposition contre le pouvoir aristocratique du czar de Saint-Charles. Nous etions rentres a minuit dans Naples par le plus beau temps du monde: pas un nuage au ciel, pas une ride a la mer. A trois heures du matin, je fus reveille par le bruit de mes trois fenetres qui s'ouvraient en meme temps et par leurs dix-huit carreaux qui passaient de leurs chassis sur le parquet. Je sautai a bas de mon lit et je crus que j'etais ivre. La maison chancelait. Je pensai a Pline l'Ancien, et ne me souciant pas d'etre etouffe comme lui, je m'habillai a la hate, je pris un bougeoir et je m'elancai sur le palier! Tous les hotes de M. Martin Zir en firent autant que moi; chacun etait sur le seuil de son appartement, plus ou moins vetu. Je vis Jadin qui entrebaillait sa porte, une allumette chimique a la main et Milord entre ses jambes. --Je crois qu'il y a un courant d'air, me dit-il. Ce courant d'air venait d'enlever le toit du palais du prince de San-Teodore, avec tous les domestiques qui etaient dans les mansardes. Tout s'expliqua: nous n'avions pas la joie d'etre menaces d'une eruption: c'etait tout bonnement un coup de vent, mais un coup de vent comme il en fait a Naples, ce qui n'a aucun rapport avec les coups de vent des autres pays. Sur soixante-dix fenetres, il en etait reste trois intactes. Sept ou huit plafonds etaient fendus. Une gercure s'etendait du haut en bas de la maison. Huit jalousies avaient ete emportees; les domestiques couraient apres dans les rues, comme on court apres son chapeau. On se contenta de balayer les chambres qui etaient pleines de vitres brisees; car d'envoyer chercher les vitriers, il n'y fallait pas songer. A Naples, on ne se derange pas a trois heures du matin. D'ailleurs, c'eut ete de la besogne a recommencer dix minutes apres. Il etait donc infiniment plus economique de se borner pour le moment aux jalousies. J'etais un des moins malheureux: le vent ne m'en avait arrache qu'une. Il est vrai qu'en echange il ne me restait pas un carreau. Je me barricadai du mieux que je pus et j'essayai de me coucher; mais les eclairs et le tonnerre se mirent de la partie. Je me refugiai au rez-de-chaussee, ou le vent, ayant eu moins de prise, avait cause moins de degat. Alors commenca un de ces orages dont nous n'avons aucune idee, nous autres gens du nord; il etait accompagne d'une de ces pluies comme j'en avais recu en Calabre seulement; je la reconnus pour etre du meme royaume. En un instant, la villa Reale ne parut plus faire qu'un avec la mer; l'eau monta a la hauteur des fenetres du rez-de-chaussee et entra dans le salon. Aussitot apres on vint prevenir M. Martin que ses caves etaient pleines et que ses tonneaux dansaient une contredanse dans les avant-deux de laquelle il y en avait deja cinq ou six de defonces. Au bout d'un instant, un ane charge de legumes passa, emporte par le torrent; il s'en allait droit a un egout, suivi de son proprietaire, emporte comme lui. L'ane s'engouffra dans le cloaque et disparut; l'homme, plus heureux, s'accrocha a un pied de reverbere et tint bon: il fut sauve. L'eau qui tombe en une heure a Naples mettrait deux mois a tomber a Paris; encore faudrait-il que l'hiver fut bien pluvieux. Comme cette histoire d'ane emporte m'ebouriffait singulierement et que j'y revenais sans cesse, on me raconta deux aventures du meme genre. Au dernier coup de vent, qui avait eu lieu il y avait six ou huit mois, un officier, enleve de la tete de sa compagnie, avait ete emporte par un ruisseau gonfle dans l'egout d'un immense edifice appele le Serraglio; on n'en avait jamais entendu reparler. A l'avant-dernier, qui avait eu lieu deux ans auparavant, une chose plus terrible et plus incroyable encore etait arrivee. Une Francaise, madame Conti, revenait de Capoue dans sa voiture. Surprise par un orage pareil a celui dont nous jouissions dans le moment meme, elle avait voulu continuer son chemin, au lieu d'abriter sa voiture dans quelque endroit ou elle eut pu rester en surete. A la descente de Capo di Chino, elle trouva son chemin coupe par une rue qui descend vers la mer. Cette rue etait devenue, non pas un torrent, mais un fleuve. A cette vue, le cocher s'effraie et veut retrograder. Madame Conti lui ordonne d'aller en avant, le cocher refuse, un debat s'engage, le cocher saute a bas de son siege et abandonne sa voiture. Pendant ce temps, le fleuve avait grossi toujours, il deborde a flots dans la rue transversale ou est madame Conti; les chevaux s'effraient, font quatre pas en avant, sont enveloppes par les vagues qui se precipitent de Capo di Monte et de Capo di Chino; au bout d'un instant ils perdent pied et sont emportes, eux et la voiture; au bout de vingt pas la voiture est en morceaux. Le lendemain on retrouva le cadavre de madame Conti. Au reste, a Naples il y a un avantage: c'est que deux heures apres ces sortes de deluges il n'y parait plus, si ce n'est aux rues qui sont devenues propres, ce qui ne leur arrive jamais qu'en pareille circonstance. Il y a cependant un officier charge du nettoyage des places; mais cet officier est invisible: on sait qu'il s'appelle _portulano_, voila tout. J'oubliais de dire que, sans doute pour ne point s'exposer aux accidens que nous venons de raconter, des qu'il tombe une goutte d'eau a Naples, tous les fiacres se sauvent, chacun tirant de son cote. Ni cris, ni prieres, ni menaces ne les arretent; on dirait d'une volee d'oiseaux au milieu desquels on aurait jete une pierre. Mais aussi, des qu'il fait beau, c'est-a-dire quand on n'a plus besoin d'eux, ils reviennent s'epanouir a leur place ordinaire. Une autre habitude des cochers napolitains est de deteler les chevaux pour les faire manger; ils leur mettent la botte de foin dans la voiture et ouvrent les deux portieres; chaque cheval tire de son cote comme a un ratelier. S'il vient une pratique pendant ce temps-la, le cocher lui fait signe que ses chevaux sont a leur repas, et la renvoie a son confrere. Le temps etant rafraichi et les rues devenues propres, nous voulumes profiter de ce double avantage, et nous decidames, Jadin et moi, que nous emploierions la matinee a des courses a pied. Nous avions fort neglige les eglises, qui sont en general d'une fort mediocre architecture. Nous commencames par la cathedrale: c'etait justice. Au dessus de la grande porte interieure, suspendu comme celui de Mahomet entre le ciel et la terre, est le tombeau de Charles d'Anjou. J'ai conte son histoire dans le _Speronare_. C'est ce prince qui voulut que sa femme eut un siege pareil a celui des trois reines ses soeurs, et qui, pour arriver a ce but, fit rouler du haut en bas de l'echafaud la tete de Conradin. En face de ce roi meurtrier est un roi meurtri, mais dans un modeste tombeau, comme il convient a un prince hongrois qui se mele de venir regner sur les Napolitains. Ce tombeau est celui d'Andre. Le cadavre qui y dort etait de son vivant un beau et insoucieux jeune homme qui, un matin, par caprice sans doute, eut la ridicule pretention de vouloir etre roi parce qu'il etait le mari de la reine. Le lendemain du jour ou cette billevesee lui etait passee par la tete, il trouva la reine si occupee d'un ouvrage qu'elle executait qu'il s'approcha jusqu'a son fauteuil sans etre vu. Elle tressait des fils de soie de differentes couleurs, et comme Andre ne pouvait deviner le but de ce travail: --Que faites-vous donc la, madame? demanda-t-il. --Une corde pour vous pendre, mon cher seigneur, repondit Jeanne avec son plus charmant sourire. De la vient sans doute le proverbe: "Dire la verite en riant." Trois jours apres, Andre etait etrangle avec cette charmante petite cordelette de soie que sa femme, comme elle le lui avait dit, avait pris la peine de tresser elle-meme a cette intention. De la cathedrale nous passames a l'eglise Saint-Dominique. La, du moins, c'est plaisir: on se retrouve en plein gothique, on sent que le monument est consacre au fondateur de l'inquisition: il est triste, solide et sombre. C'est dans cette eglise qu'est le fameux crucifix qui parla a saint Thomas. L'image miraculeuse est de Masuccio Ier. Le saint craignait d'avoir fait quelque erreur dans sa _Somme_ theologique, et il etait venu au pied du crucifix, tourmente de cette crainte, quand le Christ, voyant les inquietudes de son serviteur, voulut le rassurer et lui dit: "_Bene scripsisti de me, Thoma; quam ergo mercedem recipies_. Tu as bien ecrit sur moi, Thomas, et je te promets que tu en recevras la recompense." Quoique le cas fut nouveau et etrange, le saint ne se demonta point. --_Non aliam nisi te_, repondit-il, "je n'en veux pas d'autre que toi-meme, mon Seigneur." Et le saint se sentit soulever de terre, en presage que bientot il devait monter au ciel. Ce qui m'attirait surtout dans l'eglise Saint-Dominique, c'est sa sacristie avec ses douze tombeaux renfermant les douze princes de la maison d'Aragon. Quand je dis ses douze tombeaux, je devrais dire ses douze cercueils: les cadavres sont couches a visage decouvert aussi bien embaumes que possible par les Gannals de l'epoque. Le dernier roi de la dynastie manque a la collection: il est venu, comme on sait, mourir en France. Au milieu de ces tombeaux, il s'en trouve deux autres qui, pour ne pas etre des tombeaux de roi, n'en sont pas moins fort curieux. L'un est celui de Pescaire, qui assiegea Marseille de compte a demi avec le connetable de Bourbon, et qui, chasse par les Marseillais, prit une si sanglante revanche a Pavie. Au dessus de sa biere est son portrait ainsi que sa banniere dechiree, et une courte et simple epee de fer, qu'on dit etre celle que Francois Ier lui rendit deux heures avant d'ecrire a sa mere le fameux: _Tout est perdu, fors l'honneur_. L'autre tombeau, qui est tout bonnement une enorme malle dont le sacristain a la cle dans sa poche, renferme, a ce qu'on assure, le corps d'Antonello Petrucci, pendu dans la conspiration des barons. Que ce soit veritablement Antonio Petrucci, c'est ce que le moindre petit savant, c'est ce que le plus infime _topo litterato_, comme on appelle generalement cette race a Naples, peut nier; mais, ce qui est incontestable, c'est que c'est un pendu, temoin son cou disloque, sa bouche de travers et tous les muscles de sa figure encore crispes. Quoique mis avec une certaine recherche, le cadavre porte encore l'habit avec lequel il a ete execute. Je suis force de dire que le seigneur Antonello Petrucci m'a paru fort laid. Il est vrai que de son vivant il etait probablement mieux. La potence n'embellit pas. De Saint-Dominique nous passames a Sainte-Claire. Sainte-Claire a aussi sa collection de morts illustres. L'eglise tout entiere avait ete peinte par Giotto Guitto, qui faisait avec le roi Robert de si bonnes plaisanteries et qui lui representait son peuple, non pas comme le cheval sans frein qu'il a choisi pour embleme, mais sous la forme d'un ane qui cherche un bat. Eh bien! cette eglise peinte par Giotto, il s'est trouve un autre ane bate qui l'a fait badigeonner tout entiere, afin de lui donner du jour; tout entiere, je me trompe: une belle Vierge, une sainte madone, une de ces figures tristes et candides comme les faisait Giotto, a echappe au vandalisme. C'est a Sainte-Claire que dorment les Angevins: ce bon vieux roi Robert, qui couronna Petrarque, le pendant de notre roi Rene, dort la, une fois en chair et en os, deux fois en marbre: assis et avec son costume royal; couche et dans son habit de franciscain. Jeanne est a quelques pas de lui: cette belle Jeanne qui fila la fameuse corde conjugale que vous savez. Elle est la avec une grande robe bien montante, toute parsemee des fleurs de lis de France. Au fait, n'etait-elle pas du sang de cette chaste mere de saint Louis, que les indiscretions poetiques de Thibaut ne purent parvenir a compromettre, tant sa vertu etait une croyance publique, populaire et presque religieuse? Seulement le sang s'etait tant soit peu corrompu en pasant des veines de l'aieule dans celles de la petite-fille. Malheureusement pour la memoire de Jeanne, de laquelle on n'est deja que trop porte a medire, on a eu l'imprudence d'enterrer a quelques pas d'elle le fameux Raymond Cabane, le mari de sa nourrice, ce miserable esclave sarrasin devenu grand-senechal, et qui payait les honneurs dont l'accablait sa maitresse en faisant des noeuds coulans aux cordes qu'elle tressait. Maintenant, si l'on veut continuer de passer cette royale et funebre revue, il faut aller de Sainte-Claire a Saint-Jean-Carbonara. C'est une jolie petite eglise de Masaccio II, qui, a part ses souvenirs historiques, meriterait encore d'etre visitee. La est le mausolee de Ladislas et de sa soeur Jeanne II. Vous savez comment l'un est mort et comment l'autre a vecu. Pourquoi diable aussi un conquerant, un ambitieux, un homme qui veut etre roi d'Italie, s'avise-t-il de devenir amoureux de la fille d'un medecin de Perouse! Florence avait peur d'etre conquise comme Rome venait de l'etre; elle eut l'idee de s'entendre avec le medecin. Un jour la fille, tout eploree, vint se plaindre a son pere de ce que son royal amant commencait a l'aimer moins. C'etait une singuliere confidence entre un pere et une fille. Mais il parait que cela se passait ainsi en l'an de grace 1314. La fille suivit ponctuellement les instructions paternelles: huit jours apres, l'amant et la maitresse mouraient empoisonnes: c'etait alors une belle chose que la medecine. Pres de lui, comme nous l'avons dit, est sa soeur Jeanne II. A Naples, selon toute apparence, ce nom portait malheur, aux maris d'abord, aux femmes ensuite, puis, par-ci par-la, aux amans. Demandez a Gianni Carracciolo, qui est enterre a dix pas de sa maitresse. Celui-la, il faut lui rendre justice, fit tout ce qu'il put pour ne pas s'apercevoir que sa souveraine l'aimait, et pour ne pas se trouver seul en presence de Jeanne, dans la crainte d'etre amene a lui declarer ses sentimens. La chose en etait devenue impertinente pour la pauvre femme. Aussi n'en voulut-elle pas avoir le dementi. Ce que femme veut, Dieu le veut, dit le proverbe. Or, Jeanne voulait etre aimee et voulait entendre l'aveu de cet amour. Seulement elle s'y prit singulierement pour que le proverbe ne mentit pas. Un soir qu'on parlait au cercle de la reine de ces antipathies instinctives que les hommes les plus braves ont pour certains animaux, et que chacun disait la sienne: celui-ci l'araignee, celui-la le lezard, un autre le chat, Carracciolo, interroge, repondit que l'animal qui lui etait le plus antipathique dans la creation etait le rat. Un rat, il l'avouait, l'eut fait sauver a l'autre bout du monde. Jeanne ne dit rien, mais elle tint compte de la chose. Le surlendemain, comme Carracciolo se rendait au conseil, et que, pour s'y rendre, il traversait un long corridor du palais habite par les dames de la reine, un domestique parut tout a coup a l'extremite de ce corridor avec une cage pleine de rats. Carracciolo ne fit attention ni a la cage ni aux hotes qu'elle contenait, et continua de s'avancer; mais lorsqu'il ne fut plus qu'a quelques pas du valet, celui-ci posa sa cage a terre, ouvrit la porte, et tous les rats en sortirent, courant a droite et a gauche, avec la velocite que l'on connait a ce charmant animal. Carracciolo avait dit vrai: il avait une haine, ou plutot une terreur profonde pour les rats. Aussi, a peine les vit-il faire irruption hors de leur domicile, qu'il perdit la tete et se sauva comme un fou, frappant a toutes les portes. Mais toutes les portes etaient fermees a l'exception d'une seule qui s'ouvrit. Carracciolo se precipita dans la chambre et s'y trouva en presence de sa souveraine. Le pauvre courtisan en fuyant un danger imaginaire etait tombe dans un danger reel. Il n'eut pas lieu de regretter sa fortune. La reine le fit tour a tour grand-senechal, duc d'Avellino et seigneur de Capoue. Il avait bien demande a etre prince de cette derniere ville; mais comme c'etait le titre reserve aux heritiers presomptifs de la couronne, la reine avait refuse. Il s'etait alors rabattu sur le duche d'Amalfi et la principaute de Salerne; mais cette derniere concession souffrait aussi, a ce qu'il parait, quelque petite difficulte, car un jour que cette eternelle demande avait amene une discussion plus vive que d'habitude entre Jeanne et Carracciolo, l'amant oublia la distance que Jeanne avait franchie pour arriver jusqu'a lui, et appliqua sur la joue de sa royale maitresse un soufflet de crocheteur. Il en est des soufflets de crocheteur comme des baisers de nourrice: on les entend de loin. Une certaine duchesse de Suessa, ennemie juree de Carracciolo, entendit le bruit de cet insolent soufflet; elle entra chez Jeanne comme Carracciolo en sortait, et trouva la reine pleurant de honte et de douleur. Les deux femmes resterent enfermees ensemble une partie de la journee. Quand les femmes veulent se mettre a la besogne, elles vont plus vite que nous autres; aussi en deux heures tout fut-il resolu, principal et accessoires, faits et details. Le lendemain matin, comme Carracciolo etait encore au lit, il entendit frapper a sa porte. Carracciolo, comme on le comprend, n'etait pas sans defiance: c'etait la premiere fois qu'il levait la main sur la reine, et ce malheureux soufflet qui lui etait echappe l'avait tracasse toute la nuit. Aussi, avant d'ouvrir commenca-t-il par demander qui frappait. --Helas! repondit un page dont la voix etait bien connue de Carracciolo, car c'etait le page favori de Jeanne, c'est la reine qui vient d'etre atteinte d'apoplexie, et Son Altesse ne veut pas mourir sans vous voir. Carracciolo calcula a l'instant meme qu'au moment de la mort de la reine il pouvait arracher d'elle ce qu'il n'avait jamais pu obtenir de son vivant, et il ouvrit la porte. Au meme instant, cinq ou six hommes armes se precipiterent sur lui, et, sans qu'il eut le temps de se mettre en defense, le renverserent sur son lit et le massacrerent a coups de hache et d'epee; et apres s'etre assures qu'il etait bien mort, ils sortirent sans que personne fut venu les deranger dans leur sanglante execution. Trois heures apres, quand on entra chez le grand-senechal, on le trouva couche a terre, a moitie vetu, une seule jambe chaussee, les assassins l'ayant laisse juste dans l'etat ou la mort l'avait saisi. Prenez l'un apres l'autre tous ces rois, toutes ces reines et tous ces courtisans, et vous n'en trouverez pas un sur quatre qui soit mort de la facon dont Dieu a destine l'homme a mourir. XII Une visite a Herculanum et a Pompeia. Un des malheurs auxquels est exposee cette classe de voyageurs que Sterne designe sous le nom de voyageurs curieux, c'est qu'en general on ne peut etre transporte sans transition d'un lieu a un autre. Si l'on avait la faculte de bondir de Paris a Florence, de Florence a Venise, de Venise a Naples, ou de fermer au moins les yeux tout le long de la route, l'Italie presenterait des sensations tranchees, inouies, ineffacables; mais au lieu de cela, malgre la rapidite des malles-postes, malgre l'agilite des bateaux a vapeur, il faut bien traverser un paysage, il faut bien aborder dans un port; les preparations detruisent alors les sensations. Marseille revele Naples; la Maison-Carree et le pont du Gard denoncent le Pantheon et le Colisee. Toute impression perd alors son inattendu, et par consequent sa force. Ainsi est-il de Pompeia: on commence par visiter le musee de Naples, on s'appesantit sur toutes ces merveilles d'art ou de forme retrouvees depuis deux cents ans que durent les fouilles; bronzes et peintures, on se fait raconter l'histoire de chaque chose, comment et quand elle a ete retrouvee, a quel usage elle servait, en quel lieu elle etait placee; puis, lorsqu'on s'est bien blase sur les bijoux, vient le tour de l'ecrin. Nous evitames ce premier piege, mais nous ne pumes en faire autant d'un second: echappes aux Studi, nous retombames dans Herculanum. Herculanum et Pompeia perirent dans la meme catastrophe, et cependant d'une facon toute differente. Herculanum fut enveloppee, etreinte, et enfin recouverte par la lave, sur la route de laquelle elle se trouva; Pompeia, plus eloignee, fut ensevelie sous cette pluie de cendres et de pierres ponces que raconte Pline le jeune, et dont fut victime Pline l'ancien. Il en resulte qu'a Herculanum tout ce qui pouvait subir l'action du feu fut devore par le feu; que le fer, le bronze et l'argent resisterent seuls; tandis qu'a Pompeia, au contraire, tout fut garanti, conserve, entretenu, si on peut le dire, par cette molle couche de cendres dont le volcan avait recouvert la ville, on pourrait presque le croire, dans un simple bat d'art et d'archeologie, afin de conserver aux siecles a venir un vivant echantillon de ce qu'etait une ville romaine pendant la premiere annee du regne de Titus. Au moment ou l'on retrouva Herculanum et Pompeia, elles etaient a peu pres aussi perdues que le sont aujourd'hui Stabie, Oplonte et Retine. Pour Herculanum, la chose n'etait pas etonnante: il fallait presque un miracle pour la retrouver; Herculanum dormait au fond d'une tombe de lave profonde de cinquante ou soixante pieds. La pauvre ville d'Hercule semblait bien morte et ensevelie a tout jamais. Mais il n'en etait point ainsi de Pompeia. Pompeia n'etait point morte, Pompeia n'etait point ensevelie, Pompeia semblait dormir. Seulement ce qu'on prenait pour le drap de sa couche etait le linceul de son tombeau. Pompeia, couverte seulement a la hauteur de quinze ou vingt pieds, elancait hors de la cendre, qui n'avait pu la couvrir entierement, les chapiteaux de ses colonnes, les extremites de ses portiques, les toits de ses maisons; Pompeia enfin demandait incessamment secours, et criait jour et nuit du fond de ton sepulcre, ou elle n'etait ensevelie qu'a moitie: "Fouillez! je suis la!" Il y a plus: quelques uns pretendent que cette eruption dont parle Pline ne fut pas celle qui detruisit Pompeia. Selon Ignarra et Laporte-Dutheil, Pompeia, a moitie ensevelie, aurait pour cette fois secoue sa couche de sable, et, l'ecartant, comme la Ginevra de Florence, serait reparue a la lueur du jour, son voile mortuaire a la main et reclamant son nom trop tot raye de la liste des villes; si bien que, selon eux, la ville ressuscitee aurait encore vecu jusqu'en l'an 471, epoque a laquelle le tremblement de terre decrit par Marcellin l'aurait definitivement engloutie. Ceux-ci se fondent sur ce que Pompeia se trouve encore indiquee sur la carte de Peutinger, qui est posterieure au regne de Constantin, et ne disparait entierement de la surface du sol que dans l'itineraire d'Antonin. Rien de plus possible, au bout du compte; et nous ne sommes pas dispose a chicaner Pompeia sur quatre siecles de plus ou de moins. Mais cependant il y a un fait incontestable qui s'oppose a la reconnaissance pleine et entiere de cette resurrection: c'est qu'aucune monnaie de cuivre, d'argent ou d'or n'a ete retrouvee, a Pompeia, posterieure a l'an 79, quoique incontestablement encore les empereurs aient continue a faire frapper monnaie, cette haute prerogative du rang supreme a laquelle les souverains tiennent tant. Or, supposez Saint-Cloud enseveli a notre epoque et exhume dans deux mille ans: je suis convaincu qu'on retrouverait dans les fouilles de Saint-Cloud infiniment plus de pieces de cinq, de vingt et de quarante francs a l'effigie de Napoleon, de Louis XVIII, de Charles X et de Louis-Philippe, que de sous parisis et de deniers d'or et d'argent au millesime du quatorzieme siecle. Ce qui est probable, c'est que la cendre, en engloutissant la ville tout entiere, avait laisse echapper les trois quarts de la population; que cette population, soit dans l'espoir de mettre a decouvert un jour ses anciennes demeures, soit par cet amour du sol si fortement enracine dans le coeur les habitans de la Campanie, n'aura pas voulu s'eloigner de l'emplacement qu'elle avait deja habite; qu'elle aura eleve un village pres de la ville; que le nouveau bourg aura pris le nom de l'ancienne cite, et que les geographes, en retrouvant ce nom sur la carte de Peutinger, auront pris la fille pour la mere, et auront confondu la tombe avec le berceau. Cela est si vrai que l'on retrouva entre Bosco-Real et Bosco-Trecase cette nouvelle Pompeia, laquelle gardait aussi des bronzes magnifiques et des statues du meilleur temps, vieux debris arraches sans doute a son ancienne splendeur. Mais les maisons qui renfermaient ces bronzes et ces statues etaient, comme architecture et comme peinture, d'une epoque de decadence tellement en desaccord avec les chefs-d'oeuvre de l'art, qu'on peut croire qu'il y avait plusieurs siecles de difference entre les uns et les autres. Cependant, il faut le dire, la distribution interieure des appartemens etait absolument la meme, quoique, selon toute probabilite, cette seconde Pompeia eut ete engloutie quatre siecles apres l'ancienne. Ainsi, comme nous le disions, la renommee de la ville grecque a long-temps survecu a elle-meme pour s'eteindre juste au moment ou elle allait reparaitre plus brillante que jamais. D'abord un grand nombre des habitans de Pompeia retournerent, la hache et la pioche a la main, fouiller plus d'une fois cette vaste tombe ou etait restee enfouie la plus grande partie de leurs richesses. Les antiquaires appellent cela une profanation; ii est evident qu'ils ne se seraient pas entendus sur le mot avec les anciens habitans de Pompeia. Alexandre Severe fit fouiller Pompeia; il en tira une grande quantite de marbres, de colonnes et de statues d'un tres beau travail, qu'il employa dans les constructions nouvelles qu'il faisait faire a Rome, et parmi lesquelles on les reconnait comme on reconnaitrait un fragment de la renaissance au milieu de l'architecture napoleonienne. Puis vint le flot de la barbarie, qui, comme une nouvelle lave, couvrit non seulement les villes mortes, mais encore les villes vivantes. Que devinrent alors Pompeia et le village qu'elle tenait par la main comme une mere tient son enfant? Il n'en est plus question, nul ne sait plus rien. Sans doute tout ce qui depassait cette couche de cendres qui montait, comme nous l'avons dit, plus haut que le premier etage fut abattu. Chapiteaux, frontons, terrasses se nivelerent. Quelque temps encore les ruines indiquerent la place des tombeaux, puis les ruines elles-memes devinrent de la poudre; la poussiere se mela a la poussiere; quelques maigres gazons, quelques arbres rares pousserent sur cette terre sterile, et tout fut dit: Pompeia avait disparu; on chercha vainement ou avait ete Pompeia. Pompeia avait ete oubliee! Dix siecles se passerent. Un jour, c'etait en 1592, l'architecte Dominique Fontana fut appele par Mutius Cuttavilla, comte de Sarno. Il s'agissait de creuser un aqueduc pour porter de l'eau a la Torre. Fontana se mit a l'oeuvre; et comme la ligne qu'il avait tracee traversait tout le plan de Pompeia, ses ouvriers allerent bientot se heurter contre des fondations de maisons, des bases de colonnes et des degres de temples. On vint prevenir l'architecte de ce qui se passait ainsi sous terre; il descendit dans les fouilles, une torche a la main; reconnut des marbres, des bronzes, des peintures; traversa des rues, des theatres, des portiques; puis, stupefait de ce qu'il avait vu dans cette necropole, remonta pour demander au duc de Sarno ce qu'il devait faire. Le comte lui repondit qu'il devait continuer son aqueduc. Fontana n'etait pas assez riche pour entretenir des fouilles a ses frais: il se contenta donc, en artiste pieux qu'il etait, de continuer les excavations en reparant a mesure ce qu'il etait force de detruire; il passa ainsi sous le temple d'Isis sans le renverser, et aujourd'hui encore on peut suivre sa marche par les soupiraux du canal qu'il traca. Pendant ce temps Herculanum dormait, plus tranquille que sa soeur en infortune, car sa tombe a elle etait plus sure et plus profonde; mais, comme si une loi de ce monde etait qu'il n'y aura pas de repos eternel, meme pour les morts, l'heure de sa resurrection sonna avant meme qu'eut sonne celle de Pompeia. Ce fut un prince d'Elbeuf, de la maison de Lorraine, qui comprit le premier quel etait le tresor que seize siecles avaient dedaigneusement foule aux pieds. Marie a une fille du prince de Salsa, et desirant embellir une maison de campagne qu'il avait achetee aux environs de Portici, il commenca d'acheter aux paysans des environs tous les fragmens d'antiquites qu'ils lui apporterent. D'abord il prit tout ce qu'on lui apporta; puis, comme avec l'abondance son gout devint plus difficile, il exigea que les choses eussent une certaine valeur pour en faire l'acquisition. Enfin, voyant qu'on lui apportait chaque jour de nouvelles richesses, il resolut de remonter lui-meme a cette source et fit venir un architecte. L'architecte demanda des renseignemens aux paysans, reconnut des localites, et prit si bien ses mesures que des sa premiere fouille, executee vers l'an 1720, on retrouva deux statues d'Hercule, on decouvrit un temple circulaire, soutenu par quarante-huit colonnes d'albatre, vingt-quatre exterieures, vingt-quatre interieures; et enfin on mit au jour sept nouvelles statues grecques, que le liberal prince d'Elbeuf donna en pur don au prince Eugene de Savoie. Mais, comme on le comprend, la chose fit grand bruit: on exagera encore les merveilles de la ville souterraine; le gouvernement intervint et ordonna au prince d'Elbeuf d'interrompre ses excavations. Les fouilles resterent quelque temps suspendues. Enfin, le jeune prince des Asturies, don Carlos, monta sur le trone de Naples sous le nom de Charles III, fit batir le Palais de Portici, et, achetant la maison du prince d'Elbeuf avec tout ce qu'elle contenait, reprit les fouilles et les fit continuer jusqu'a quatre-vingts pieds de profondeur. Ce ne fut plus alors un monument solitaire ou un temple isole que l'on rencontra: ce fut une ville tout entiere disparue sous la lave, gisante entre Portici et Resina, et que sa position d'abord, puis des inscriptions, les unes grecques, les autres latines, firent reconnaitre pour l'ancienne ville d'Herculanum. Mais l'extraction de cette cite n'etait point facile; la cite etait emboitee dans son moule de lave; il fallait briser le bronze pour arriver a la pierre; on s'apercut bientot des frais enormes que necessitait ce travail inconnu, et apres quelques annees on y renonca. Ces quelques annees avaient cependant produit des tresors. Il faut dire aussi que l'attention fut tout a coup detournee d'Herculanum et se reporta sur Pompeia. Deja, vers la fin du siecle precedent, on avait trouve dans des ruines, sur les bords du fleuve Sarno, un trepied et un petit Priape en bronze; puis d'autres objets precieux avaient ete le resultat d'une fouille particuliere faite en 1689, a environ un mille de la mer, sur le flanc oriental du Vesuve; enfin, en 1748, des paysans creusent un fosse, quelque chose leur resiste; ils redoublent d'efforts, decouvrent des monumens, des maisons, des statues; la ville ensevelie revoit le jour, la cite perdue est retrouvee; Pompeia sort de son tombeau, morte il est vrai, mais belle encore, comme au jour ou elle y est descendue. Jusqu'a cette heure on a evoque l'ombre des hommes: de ce moment on va evoquer le spectre d'une ville. L'antiquite, racontee par les historiens, chantee par les poetes, revee par les savans, a pris tout a coup un corps: le passe se fait visible pour l'avenir. Malheureusement, comme nous l'avons dit, une sensation peut etre detruite, du moins en partie, par la progression. Ainsi est-il generalement de Pompeia, qui, pour son malheur, a Herculanum sur son chemin. En effet, Herculanum, au lieu d'irriter la curiosite, la fatigue: on descend dans les fouilles d'Herculanum comme dans une mine, par une espece de puits: ensuite viennent des corridors souterrains ou l'on ne penetre qu'avec des torches; corridors noircis par la fumee, qui de temps en temps laissent entrevoir, comme par la dechirure d'un voile, le coin d'une maison, le peristyle d'un temple, les degres d'un theatre; tout cela incomplet, mutile, sombre, sans suite, sans ensemble, et par consequent sans effet. Aussi, au bout d'une heure passee dans ces souterrains, le plus terrible antiquaire, l'archeologue le plus obstine, le plus infatigable curieux, n'eprouvent-ils qu'un besoin, celui de respirer l'air du ciel, ne ressentent-ils qu'un desir, celui de revoir la clarte du jour. Ce fut ce qui nous arriva. Nous nous remimes en route apres avoir visite cette momie de ville, et nous reprimes la route qui conduit de Naples a Salerne. A une demi-lieue de la tour de l'Annonciation, une route s'offrit tracee sur le sable, s'enfoncant vers la gauche, et presentant a son entree un poteau avec cette inscription: _Via di Pompei_. Nous la primes, et au bout d'une demi-heure de marche nous rencontrames une barriere qui s'ouvrit devant nous, et nous nous trouvames a cent pas de la maison de Diomede, et par consequent a l'extremite de la rue des Tombeaux. La, il faut le dire, malgre le tort qu'Herculanum fait a Pompeia, l'impression est vive, profonde, durable; cette rue des Tombeaux est un magnifique peristyle pour entrer dans une ville morte; puis, tous ces monumens funebres places aux deux cotes de la route consulaire au bout de laquelle s'ouvre beante la porte de Pompeia, ne depassant pas la couche de sable qui les recouvrait, se sont conserves intacts comme au jour ou ils sont sortis des mains de l'artiste: seulement le temps a depose sur eux en passant cette belle teinte sombre, ce vernis des siecles, qui est la supreme beaute de toute architecture. Joignez a cela la solitude, cette poetique gardienne des sepulcres et des ruines. Que serait-ce donc, je le repete, si l'on n'avait point passe par Herculanum! Qu'on se figure, sous un soleil ardent, ou, si l'on aime mieux, sous un pale rayon de la lune, une rue large de vingt pas, longue de cinq cents, toute sillonnee encore par les roues des chars antiques, toute garnie de trottoirs pareils aux notres, toute bordee, a droite et a gauche, par des monumens funeraires, au dessus desquels se balancent quelques maigres et tristes arbustes pousses a grand'peine dans cette cendre; offrant a son extremite, comme une grande arche a travers laquelle on ne voit que le ciel, cette porte, par laquelle on allait de la ville des morts a la ville des vivans; qu'on entoure tout cela de silence, de solitude, de recueillement, et l'on aura une idee, bien incomplete encore, de l'aspect merveilleux que presente le faubourg de Pompeia, appele par les anciens le bourg d'Augustus Felix, et par les modernes la _rue des Tombeaux_. Nous nous arretames, ne songeant plus a ce soleil de trente degres qui tombait d'aplomb sur nos tetes, moi, pour prendre le nom de tous ces monumens, Jadin, pour faire un croquis de cette vue. On eut dit que nous avions peur de voir disparaitre tout ce panorama d'un autre age, et que nous voulions le fixer sur le papier avant qu'il s'envolat comme un songe ou qu'il s'evanouit comme une vision. Au commencement de la rue s'ouvre la premiere maison deterree. Par un hasard etrange, c'est une des plus completes: cette maison etait celle de l'affranchi Arrius Diomede. Que notre lecteur se tranquillise, nous ne comptons pas l'entrainer dans une excursion domiciliaire. Nous visiterons trois ou quatre des maisons les plus importantes, nous entrerons dans une ou deux boutiques, nous passerons devant un temple, nous traverserons le Forum, nous ferons le tour d'un theatre, nous lirons quelques inscriptions, et ce sera tout. XIII La Rue des Tombeaux. La premiere, la seule maison meme, je crois, de la rue des Tombeaux qui soit decouverte, est celle de l'affranchi Arrius Diomede; vaste tombeau elle-meme, car, dans sa galerie souterraine, ou l'on descend par le jardin, on retrouva vingt squelettes. Arrius Diomede ne dementait pas le proverbe: Riche comme un affranchi. Sa maison est comme celle d'un millionnaire. A defaut de gravure, essayons de faire comprendre par la description ce que c'etait que la maison d'un millionnaire romain. Quand nous disons que celle-ci appartenait a Arrius Diomede, il ne faut pas prendre a la lettre ce que nous disons: depuis qu'un Florentin a fait contre moi un volume parce que j'avais ecrit _Corso_ Donati au lieu de _Cocco_ dei Donati, et _Jacob_ de Pazzi au lieu de _Jacques_ de Pazzi, je deviens meticuleux en diable en matiere de noms, et je mets plutot deux points sur un _i_ que de n'en pas mettre du tout. Ce qui a fait donner a la belle villa que nous allons decrire l'appellation sous laquelle elle est connue, c'est que le tombeau le plus voisin d'elle est consacre a la famille de l'affranchi Diomede. Cette fois, il n'y avait pas a s'y tromper, car il portait l'inscription suivante: M. ARRIUS. I.L. DIOMEDES SIBI. SUIS. MEMORIAE MAGISTER. PAG. AUG. FELIC. SUB. URB. Ce qui voulait dire: "Marcus Arrius Diomede, affranchi de Julia, maitre du bourg Augustus Felix, pres de la ville, a eleve ce tombeau a sa memoire et a celle des siens." Or, apres que la maison avait donne un nom au tombeau, le tombeau a son tour en donna un a la maison. Non seulement c'etait une maison de la plus supreme elegance, et batie a une des plus heureuses epoques de l'art romain, c'est-a-dire sous le regne d'Auguste; mais encore c'etait un des plus grands edifices particuliers de Pompeia: deux etages restent debout; le troisieme manque. On monte quelques degres, puis on entre par une petite porte dans une cour ouverte, environnee de quatorze colonnes: cette cour, comme toutes les cours antiques, avait la forme d'un cloitre; ces colonnes soutenaient un toit dont l'inclinaison interieure versait les eaux dans un petit canal; aussi cette cour s'appelait-elle l'impluvium. C'est en cotoyant cette cour et en se promenant a l'abri de ce toit, lorsqu'ils n'etaient pas au forum ou lorsqu'il pleuvait, que les Romains, ces eternels promeneurs, passaient leur vie. Les murs de ces portiques etaient elegamment peints a fresque, ressemblance qu'ils avaient de plus avec les cloitres des riches couvent de Saint-Marc, a Florence. Cette cour faisait ordinairement le centre des maisons romaines; toute les portes des differens appartemens, depuis celles des esclaves jusqu'a celle du maitre de la maison, s'ouvraient sous ces portiques. Le patron, en s'y promenant, voyait a peu pres tout ce qui se passait chez lui. Un petit jardin, qui devait etre plein de fleurs, etait au milieu de cette cour, traversee par le canal dont nous avons parle, lequel recevait l'eau de pluie et la conduisait a deux citernes. Ces citernes avaient des margelles de pierres volcaniques, et dans une de ces pierres on retrouva la cannelure qui fixait la corde a l'aide de laquelle on tirait l'eau. Tout ce qui ne devait pas etre plante etait pave avec des morceaux de mosaique maintenus par un enduit de tuile pilee. Au dehors et sous le portique etait une niche contenant une petite statue de Minerve. A droite etaient les chambres pour les esclaves; au milieu de ces chambres, il y avait un petit escalier qui conduisait a l'etage superieur. On retrouva dans cet etage, qui etait probablement un grenier, de la paille et de l'orge. A cote de l'escalier etaient les amphores et une armoire; a gauche se trouvaient les bains. Les bains faisaient chez les Romains la jouissance supreme de la vie interieure. Aussi, au contraire de chez nous, ou l'on possede a grand'peine un simple cabinet de toilette, les bains, dans une maison romaine, occupaient-ils en general le sixieme de l'appartement. C'est que c'etait une tres grande affaire que de prendre un bain sous le regne des douze Cesars. Chez nous, on se blottit dans une baignoire plus ou moins courte. Heureux ceux qui ont de petites jambes ou de grandes baignoires! Puis, apres une demi-heure passee a se tourner et a se retourner pour eviter les crampes, on sonne, on s'essuie avec du linge froid ou brulant, on se rhabille et l'on sort. Chez les Romains, c'etait tout autre chose. Voyez plutot les bains de l'affranchi Arrius Diomede. Il y avait d'abord une premiere chambre. Dans cette premiere chambre, on trouva un bassin pour le bain froid. Ce bassin etait entoure d'un joli petit portique avec des colonnes octogones, au fond duquel etait un fourneau; sur ce fourneau etaient un chaudron et une poele a deux anses encore noircis par la fumee, un gril de fer, plusieurs pots de terre et une casserole. Il parait que, comme nous, les Romains se faisaient quelquefois servir a dejeuner dans leurs bains froids. Il y avait ensuite une seconde chambre: c'etait celle ou ceux qui voulaient prendre les bains chauds se deshabillaient; on l'appelait _apodyterium_. Puis il y avait une troisieme chambre: c'etait celle ou etaient a la fois le bain chaud et la fournaise. La fournaise etait une construction de brique pareille a un poele; seulement sa forme etait longue au lieu d'etre elevee. Trois vases de cuivre contenaient de l'eau portee a des degres differens: l'eau froide, l'eau tiede et l'eau chaude. Des tuyaux de plomb, qui servaient de conducteurs a cette eau, s'ouvraient par des robinets a peu pres pareils aux notres, et permettaient au baigneur de hausser ou diminuer la temperature de son bain. Alors on quittait le rez-de-chaussee et l'on montait au premier etage. La, exactement au dessus de l'autre, se trouvait une petite chambre que l'on appelait l'etuve. On y penetrait apres avoir traverse une autre chambre, ou l'on deposait les vetemens dont on s'etait couvert pour monter du rez-de-chaussee au premier etage. De cette premiere chambre, on traversait le tepidarium, ou l'on ne s'arretait qu'au retour, et l'on entrait dans l'etuve. C'est dans cette etuve, situee, comme nous l'avons dit, au dessus de la fournaise, qu'on prenait le bain de vapeur. Une fenetre s'ouvrant sur la petite cour servait a donner de l'air au baigneur quand il etait sur le point d'etouffer. Une lampe etait posee dans une niche qui donnait a la fois dans l'etuve et dans le tepidarium, et qui, lorsqu'on voulait prendre des bains le soir, eclairait les deux appartemens. Aujourd'hui que les bains russes sont a la mode, il est inutile de decrire cette douleur graduee dont les anciens s'etaient fait une jouissance. Lorsqu'ils avaient passe dans l'etuve le temps qu'ils voulaient consacrer a fondre, ils repassaient dans le tepidarium. La, un esclave attendait le baigneur; il tenait d'une main une fiole et de l'autre un frottoir. Le frottoir etait compose de petites lames d'ivoire, d'argent ou d'or, pareilles, moins les dents, a celles d'une etrille, et s'appelait _strigilis_. La petite fiole contenait une huile parfumee et se nommait _guttum_. D'abord, l'esclave grattait le baigneur avec le strigilis, puis il inclinait au dessus de sa tete et de ses epaules le guttum, en laissait tomber quelques gouttes d'huile odorante qu'il lui etendait par tout le corps avec la main. Le tepidarium, comme l'etuve, avait une fenetre; mais cette fenetre l'emporte fort en celebrite sur la fenetre sa voisine. Cela tient a ce que, dans ses chassis de bois reduits en cendre, on retrouva quatre carreaux de vitre. Or, au moment ou on les retrouva, un savant italien venait de prouver, dans un ouvrage en quatre volumes in-quarto, que les anciens ne connaissaient pas le verre. Le libraire qui avait imprime l'ouvrage fut ruine, mais l'auteur n'en resta pas moins un savantissime. Outre cette fenetre, on retrouva dans le tepidarium des sieges en bois, et a terre, a cote de l'un d'eux, le fond d'un panier. De cette chambre, ou se terminait l'operation du bain, on repassait dans l'apodyterium, ou l'on se rhabillait avec les vetemens que les esclaves avaient montes, et tout etait fini. L'empereur Commode prenait par jour sept bains dans le genre de celui-ci. Il devait lui rester, comme on le voit, pour les soins de son empire, encore moins de temps qu'il n'en restait a Orosmane, lequel, s'il faut en croire M. de Voltaire, n'y donnait cependant qu'une heure. Des bains nous passames dans une espece de depense attenante aux chambres a coucher. Dans cette depense, on trouva a terre, et au pied d'une table de marbre soutenue par la statue d'une jeune pretresse, plusieurs vases de cuisine. Dans les chambres a coucher, on ne retrouva rien que des peintures encore fraiche, des mosaiques et des marbres. Au reste, toutes ces chambres a coucher, eclairees par la porte seulement, etaient petites et devaient etre fort peu confortables. Au milieu de ces chambres etait une salle a manger, batie en forme d'hemicycle, et dans laquelle on voit encore la place de la table. On y retrouva des vases de terre et de bronze, des moules a patisserie de la forme des notres, deux petits trepieds destines a soutenir les lampes quand on dinait ou soupait a la lumiere; deux petits bassins a laver les mains; deux candelabres, dont l'un avait la forme d'un tronc d'arbre; deux couteaux avec des manches d'os; enfin, des anneaux avec de petites plaques pour les armoires. Tout autour des murailles etaient peintes des fresques representant des poissons de toute forme et de toute couleur, lesquelles, outre la porte, etaient eclairees par trois fenetres donnant sur la campagne, et s'ouvrant a l'orient et au midi. Dans l'autre face du portique s'ouvrait l'_exedra_, ou le salon de reception. Quelques cabinets aboutissaient a ce salon; dans l'un d'eux on retrouva une table ronde en marbre blanc, ornee de deux tetes de tigre, dont chacune faisait jaillir l'eau par sa bouche; des medaillons de marbre representant Vulcain pres de son enclume; une femme ailee, tenant d'une main un papillon et de l'autre un flambeau qu'elle approche d'un autel, auquel elle va mettre le feu; un Hercule appuye sur sa massue avec une peau de lion, un carquois et des fleches; des faunes avec un vase et un thyrse dans les mains; cinq petits masques troues a la place des yeux et de la bouche; enfin un lievre qui grignote des fruits. Puis, des etages superieurs etaient tombes, dans ce salon et dans les cabinets voisins, des vases d'argent sculptes, un vase de cuisine en bronze, des pieces de monnaie, dont une etait de Naples antique, c'est a-dire avait deja pres de cinq cents ans a cette epoque; enfin, differens morceaux d'ivoire detaches d'une petite statue qu'ils recouvraient, et qui servaient d'ornement a un meuble. De l'exedra on passe sur une terrasse; cette terrasse dominait le quartier des esclaves. Dans ce quartier on trouva une bouteille suspendue a un clou, des vases de terre cuite, une lampe, quatre beches et un rateau de fer; un couteau a manche d'os, des vases de verre et des monnaies de bronze: c'etait l'ameublement et la richesse de la pauvre petite colonie. Pres d'une porte etaient un squelette d'homme et un squelette de brebis: la brebis avait encore sa clochette. Outre les pieces que nous avons decrites, il y avait encore un appartement d'ete; on descendait dans cet appartement par un petit escalier; les pieces en etaient voutees, ornees de fresques et pavees en mosaique. Les peintures qui couvraient les murailles de la plus grande de ces pieces representaient une Uranie, une Melpomene, une Minerve, un pedagogue assis, tenant un baton a la main et ayant un coffre plein de papyrus a ses pieds; des genies et des bacchantes qui dansent en pincant de la sambuca, ce qui fit croire que cette chambre etait une bibliotheque. Un reste de tapis en couvrait le pave. De cette chambre, et en traversant le jardin, on descend dans une galerie souterraine; c'est dans celle galerie que s'etaient refugies les habitans de la maison. On y retrouva vingt squelettes appuyes au mur: deux de ces squelettes appartenaient a des enfans; un troisieme etait, selon toute probabilite, celui de la maitresse de la maison, car on lui trouva au bras deux bracelets et aux doigts quatre anneaux. Tous avaient ete etouffes par la cendre; et comme a cette cendre avaient succede des torrens d'eau, elle avait ete changee en un limon qui s'etait seche lentement, enveloppant les cadavres comme un moule. Aussi, lorsqu'on les trouva, ces cadavres etaient-ils parfaitement conserves; mais a peine les toucha-t-on du bout du doigt qu'ils tomberent reduits en poudre, et ne laisserent debout que leurs ossemens. Le limon qui les emboitait demeura plus solide, et l'on conserve au musee de Naples un fragment de cette terre dans lequel est empreint un magnifique sein de femme a la surface duquel on distingue les plis d'une robe de mousseline. Un second fragment garde le moule de deux epaules; un troisieme, le contour d'un bras; tout cela jeune et arrondi, tout cela magnifique de forme. En outre, on trouva a terre deux colliers d'or, dont l'un est orne de neuf plaques d'emeraudes, et dont l'autre portait une chainette au bout de laquelle pendaient deux feuilles de pampre; deux anneaux d'argent, une grosse epingle, un candelabre dont le pied etait forme par trois jambes d'homme, un paquet de cles, deux amethystes, sur l'une desquelles etait gravee une Venus Anadyomene, dans la meme pose que la Venus de Medicis; enfin trente-une pieces de monnaie presque toutes consulaires et quarante-quatre autres presque toutes imperiales, parmi lesquelles etaient plusieurs Galba et plusieurs Vespasien. Mais dans cette galerie funebre n'etaient point renfermes tous les cadavres. Un autre squelette fut retrouve pres de la porte qui donnait du cote de la mer; celui-la, sans doute, etait le squelette du maitre de la maison, car il tenait dans une main une cle et dans l'autre une bague et un rouleau de dix pieces d'or a l'effigie de Neron et d'Agrippine, de Vitellius, de Vespasien et de Titus, quatre-vingt-huit pieces d'argent imperiales et consulaires au nombre desquelles etaient un Marc-Antoine et une Cleopatre, et enfin quelques sous en bronze a l'effigie d'Auguste et de Claude. A quelques pas du cadavre de cet homme, on trouva encore deux autres squelettes aupres desquels etaient cinq medailles de bronze; puis, hors de la porte et en s'avancant vers la mer, neuf autres squelettes encore, appartenant probablement a la famille d'Arrius Diomede. On sait que les anciens entendaient par famille cette innombrable troupe d'esclaves et de chiens attachee a toute riche maison. Aux angles de ces appartemens inferieurs etaient deux cabinets, dans l'un desquels on trouva un squelette ayant au poignet un bracelet de bronze, au doigt un anneau d'argent, a la main une faucille de fer. Pres de ces cabinets etaient deux enclos, qui, selon toute apparence, avaient ete recouverts d'un treillage garni de vigne et qui devait servir de jeu de boules. Enfin, hors de la maison et s'etendant du cote de la mer, on retrouva un champ laboure a sillons, pres duquel etait une aire pour battre le ble. Une vaste enceinte separait du cote oppose la maison de la rue; elle etait entouree d'un mur solide, appuye a un terre-plain perce de tuyaux. Cette enceinte etait le cimetiere des esclaves. En la fouillant, on y trouva une grande quantite d'os humains, et les coquilles des limacons qu'on avait l'habitude de manger aux repas mortuaires. Quant au tombeau prepare par le maitre de la maison pour lui et les siens, et dans lequel reposaient son frere aine et Arria, sa huitieme fille, nous avons deja dit qu'il s'elevait sur la rue, et que cette demeure des morts rivalisait d'elegance et de richesse avec la demeure des vivans. Parmi ces tombeaux qui bordent les deux cotes de la voie consulaire, les plus remarquables apres celui de la famille Diomede sont les tombeaux des deux Tyche, et le cenotaphe de Calventius. Le premier que l'on rencontre est celui de Nevoleia Tyche, decouvert en 1813. C'est un large piedestal forme par cinq rangs de longues pierres volcaniques que surmontent deux degres soutenant un autel de marbre. Sur cet autel est place le buste de Nevoleia. Au dessous du buste on lit une inscription latine de laquelle nous nous contentons de donner une traduction: "Nevoleia Tyche, affranchie de Julie, a elle-meme, et a Caius Munatius Faustus Augustal qui, avec le consentement du peuple, recut des decurions le bisellium pour ses merites.--Nevoleia Tyche, de son vivant, a eleve ce monument a ses affranchis et affranchies et a ceux de Caius Munatius Faustus." Ce tombeau est orne de trois bas-reliefs, tous trois assez curieux. Le premier qui s'offre a la vue du cote de Naples est un navire qui entre dans le port. De petits genie en carguent les voiles; un homme est au gouvernail: la tete de Minerve orne la proue. Dans un pays ou, comme du temps de Figaro, on ne peut ecrire sur rien qui touche au gouvernement, a la politique, a l'administration, a la litterature, ni a quelque chose que ce soit, on comprend combien l'on a ecrit de volumes sur cette sculpture. Cette sculpture, c'etait une bonne fortune. Les savans n'auraient donne pour rien au monde cette sculpture, c'etait leur pain quotidien. Il a peut-etre paru cinquante volumes sur cette bienheureuse sculpture. Dieu fasse paix a ceux qui les ont ecrits! Dieu fasse misericorde a ceux qui les ont lus! Les uns y ont vu une allegorie, les autres une realite. Ceux qui ont vu une allegorie se sont extasies sur la pensee qu'elle representait. Le navire de la Vie, conduit par la Sagesse, touche au port de la Tombe, apres avoir traverse les ecueils des Passions. Ceux-la se sont appuyes sur un passage de Pope, qui est venu seize siecles plus tard; mais cela ne fait rien: les grandes verites sont de tous les temps. Le passage disait: "Nous faisons voile de differentes manieres sur le vaste ocean de la vie. La Raison est la carte; la Passion est le vent." Cela rappelle de la science retrospective. Ceux qui y ont vu une realite ont dit tout bonnement que, comme Munatius exercait le commerce maritime, ce bas-relief n'etait rien autre chose que le prospectus posthume de sa profession. Ceux-ci se sont appuyes sur ce passage de Petrone, ou Trimalcyon, qui etait marchand, dit a Albine: "Je te prie aussi que les navires que tu sculpteras sur mon tombeau aillent a pleines voiles, et que je sois assis au tribunal avec ma toge, avec cinq anneaux d'or et avec un sac rempli d'argent pour le jeter au peuple." Ceci est de la science prospective; que les savans me permettent de risquer le mot. On comprend que la question etait grave. Aussi la lutte, commencee en 1813, existait-elle encore en 1815, plus acharnee que jamais. Positivistes et allegoristes en appelaient a toutes les academies italiennes, depuis celle de Naples jusqu'a celle de Saint-Marin. L'un d'eux, plus exaspere que les autres, allait partir pour Paris afin de soumettre cette enigme a l'Institut. Il etait venu, trois jours avant son depart, me proposer serieusement de faire en francais la traduction des deux volumes qu'il avait ecrits sur cette question europeenne. Je mis ce monsieur a la porte. Le bas-relief oppose, c'est-a-dire celui qui regarde Pompeia, represente le bisellium dont il est question dans l'epitaphe. Vous ne savez peut-etre pas ce que c'est que le bisellium; je vais vous le dire. Depuis que j'habite l'Italie, je deviens savant a mon tour. Pardonnez-moi mes offenses comme je les pardonne a ceux qui m'ont offense. Le bisellium, dont la forme serait encore inconnue sans le precieux bas-relief que nous a conserve la tombe de Nevoleia, est un banc oblong garni d'un coussin, orne de franges, avec un tabouret au dessous. Le citoyen qui avait eu le bonheur d'obtenir le bisellium avait le droit de s'asseoir tout seul dans les assemblees publiques sur ce siege ou cependant on pouvait tenir a deux. Ces honneurs du bisellium etaient fort envies des Pompeiens, qui, a ce qu'il parait, aimaient par dessus toute chose a avoir les coudees franches. Cela ressemblait beaucoup aux gens vertueux de Saint-Just, a qui le jeune conventionnel voulait qu'on accordat le privilege de se promener le dimanche avec un habit gris-perle et un bouquet de roses au cote. Quant au bas-relief du milieu, c'est-a-dire quant a celui qui donne sur la rue, il represente le sacrifice qui eut lieu aux funerailles memes de Munatius Faustus. Un jeune pretre pose l'urne sur l'autel, tandis qu'un enfant l'assiste. A droite sont les decurions, les officiers du municipium et les _sexviri augustales_, dont Munatius avait l'honneur de faire partie, et qui viennent rendre leurs derniers devoirs a leur collegue. A gauche, un groupe d'hommes et de femmes s'avance vers l'autel et presente des offrandes. Parmi ces dernieres, une jeune fille se renverse accablee de douleur. Les savans, de leur autorite privee, ont decide que ce personnage etait Nevoleia elle-meme. Je n'ai absolument rien a dire contre cette opinion. Apres avoir fait le tour de ce magnifique tombeau, et tandis que Jadin en faisait un croquis, je descendis dans le colombarium. C'etait une petite chambre de six ou huit pieds carres; une niche pratiquee dans la muraille contenait une grande urne d'argile, pleine de cendres et d'os. Les memes savans ont decide que c'etaient les restes de Nevoleia et de Munatius, sentimentalement reunis les uns aux autres pour l'eternite. D'autres urnes contenaient d'autres ossemens, et de plus les pieces de monnaie destinees a Caron. L'Academie de Naples s'occupe a decider en ce moment si ce n'est pas de cette coutume antique que vient l'habitude de payer un sou en traversant le pont des Arts. En outre, on trouva sur le sol trois vases de terre renfermes dans trois vases de plomb; un de ces vases contenait de l'eau; les autres, de l'eau, du vin et de l'huile sur laquelle surnageaient des ossemens. Au fond, il y avait un precipite de cendres et de substances animales. C'etaient les restes des libations et des essences qu'on repandait d'ordinaire sur les reliques des morts, lorsqu'on les deposait dans le sepulcre apres les avoir recueillis du bucher. Le sepulcre de la seconde Tyche n'etait pas moins curieux que celui de la premiere. C'est un cenotaphe de la meme forme a peu pres que celui que nous venons de decrire, surmonte par un cyppe que couronne une tete humaine vue de face, portant des cheveux reunis en tresses et noues derriere le cou. Sur cette tete est gravee l'inscription suivante qui a donne force tablature aux savans, et qui cependant me parait on ne peut plus simple: JUNONI TYCHES JULIAE AUGUSTAE VENER. On voit que les anciens, sous le rapport de la courtisanerie, etaient encore plus avances que nous. Tout titre qui les rapprochait des princes les honorait, quel que fut ce titre. Ouvrez Tacite, et vous verrez que Petrone remplissait glorieusement pres de Neron l'emploi que Tyche avait accepte pres de Julie. Bref, apres avoir gagne sa retraite, Tyche se retira a Pompeia, ou probablement elle fit penitence pour sa vie passee, puisqu'en mourant elle se recommandait a Junon, la plus rogue de toutes les deesses. Il est vrai que les savans expliquent cette anomalie, en disant que les divinites protectrices des femmes s'appelaient _junons_, et celles des hommes _genies_; mais alors il me semble qu'il y aurait un pluriel au lieu d'un singulier, et qu'on lirait sur l'epitaphe _Junonibus_ et non _Junoni_. Je soumets cette observation a MM. les archeologues avec toute l'humilite d'un neophyte. Le tombeau de Calventius, decouvert en 1813, est, comme celui des deux Tyches, du beau temps de l'architecture romaine. Aussi, comme pour le defendre des injures des passans, est-il environne de murailles sans ouverture. Sa matiere est de marbre blanc, ses ornemens sont d'un beau style, et il se termine par deux enroulemens de palmes avec des tetes de beliers. C'etait, comme Munatius Faustus, un augustal; comme Munatius Faustus, il jouissait des honneurs du bisellium. Voici son epitaphe: "A Caius Calventius Quietus Augustal. L'honneur du bisellium lui a ete decerne par le decret des decurions, et avec le consentement du peuple, a cause de sa magnificence." Le cenotaphe de Calventius est massif, c'est-a-dire que c'est un tombeau honorifique. Le mur qui l'entoure et le protege avait fait croire qu'en penetrant dans l'interieur, on y trouverait quelque tresor cache. En consequence, on brisa le monument du cote qui regarde l'ouest. Mais alors on s'apercut que l'on venait de commettre un sacrilege inutile. Deux couronnes de chene indiquent qu'a l'honneur du bisellium Calventius joignait l'honneur plus insigne encore d'avoir recu la couronne civique. Outre les quatre tombeaux que nous venons de decrire, il y en a une soixantaine d'autres devant lesquels nous nous contentons de faire passer le lecteur, comme Ruy Gomez de Sylva fait passer Charles-Quint devant une partie de ses aieux. Seulement, nous le prevenons, comme le fait le respectable tuteur de dona Sol, que nous en passons, et des meilleurs, afin d'arriver plus vite a la porte de Pompeia. XIV Petites Affiches. Nous suivimes la voie consulaire et nous arrivames a la porte d'Herculanum. Disons un mot de la voie consulaire et de la porte d'Herculanum; puis nous ferons un tour dans la ville meme de Pompeia. La voie consulaire etait un rameau de cette fameuse voie Appienne qui allait de Rome a Naples; elle la joignait au nord a Capoue, et s'etendait au midi jusqu'a Reggio: c'etait la troisieme voie romaine decrite par Strabon, qui passait par le pays des Brutiens, la Lucanie, le Samnium, la Campanie, ou elle rejoignait la voie Appienne. Ces grands chemins etaient sous l'inspection des censeurs, qui devaient les tenir en bon etat. Tite-Live trace a ces estimables magistrats les devoirs qu'ils avaient a remplir a cet egard. "Les censeurs, dit-il, doivent, dans l'interieur des villes, faire construire les chemins avec de la pierre de silex; mais, dans la campagne et hors les murs, c'est avec des cailloux que les routes et les trottoirs doivent etre fabriques." Or, qu'etaient-ce que ces chemins en cailloutis, si ce n'est nos routes ferrees? M. Macadam est un grand plagiaire d'avoir donne la recette comme de lui, tandis qu'elle date, ainsi qu'on le voit, d'une vingtaine d'annees avant le Christ. La ville de Pompeia est encore aujourd'hui pavee selon les reglemens de l'epoque. Seulement, hors des murs, dans la campagne, les routes se sont un peu deteriorees, et il n'y aurait pas de mal que les censeurs s'en occupassent. Quant a la porte d'Herculanum, il n'y faut rien changer, elle est bien celle qui convient a la necropole a laquelle elle donne entree: ruine qui conduit a des ruines, poterne sans gardes qui mene a une ville sans habitans. Sa voute s'est ecroulee, lassee qu'elle etait de porter dix-sept siecles. La herse s'est faite poussiere comme la poussiere qui la couvrait; mais les ouvertures laterales, plus etroites et plus basses, ont conserve leurs voutes; on voit encore la rainure ou glissait la barriere disparue. En arrivant sur le seuil de Pompeia, on s'arrete un instant, on regarde autour de soi, on regarde devant soi, on plonge les yeux devant toutes les courbures des rues, dans tous les angles des ruines, dans tous les plis du terrain; on ne voit pas un etre vivant; on ecoute, on n'entend pas un seul bruit. Alors se presente un escalier aux larges marches; cet escalier conduit aux murailles publiques, qui furent decouvertes de 1811 a 1814, c'est-a-dire pendant le regne de Murat. Ces murailles furent baties, comme celles de Fiesole, de Roselle et de Volterra, avec de grandes pierres de travertin a leur base, et dans leur partie superieure avec des pierres volcaniques posees les unes sur les autres, sans autre lien que leur propre aplomb, sans autre ciment que leur seul poids. Trois chars pouvaient y passer de front, et aujourd'hui l'on peut s'y promener comme aux jours de Sylla et de Ciceron. Des lettres osques et etrusques sont gravees sur le revers de chaque pierre; on suppose que, ces pierres se taillant d'avance dans la carriere d'ou on les tirait, les lettres etaient des signes traces par les ouvriers pour reconnaitre la position qu'etait destinee a occuper chacune d'elles. Du haut de cette muraille on plane, comme Asmodee, sur une ville sans toits. En descendant de la muraille, on trouve a gauche la maison du triclinium; un banc recouvert d'une treille lui a fait donner ce nom gastronomique. Elle avait ete mise par son maitre sous la garde de la Fortune, dont on retrouva l'image dans une espece de petite chapelle. En face de cette maison est celle de Jules Polybe. Il n'y avait point a se tromper sur celle-la, le nom de JULIUS POLIBIUS etant ecrit sur la porte en lettres noires. Maintenant, quelle etait sa destination? Les savans veulent, les uns que ce soit une auberge, les autres un relais de poste. Ils se fondent sur ce qu'on y a trouve des ossemens de chevaux et des pieces de fer qui ne pouvaient etre que des essieux. Apres cette maison s'eleve un grand pilier dont la nature occupa fort l'academie d'Herculanum. Elle pretendit d'abord, entre autres choses, que cette image etait un talisman contre la jettatura, et puis elle y reconnut une enseigne de bijoutier. Comme cette opinion etait la moins plausible, tout le monde s'y rallia. Il est vrai que les fouilles executees dans la maison attenante produisirent une quantite tres grande d'objets pareils en corail, en or et en argent, lesquels se portaient autrefois, comme se portent encore aujourd'hui a Naples les mains et les cornes. Il faut dire le pour et le contre. Mais ce qui nous frappa surtout, c'est la quantite, c'est la variete des inscriptions en lettres noires ou rouges, en caracteres osques ou samnites, en latin ou en grec, qui couvrent les murailles. Londres, la ville des puffs par excellence, ou chaque coin de muraille blanche est loue, ou les affiches, apres s'etre hissees du premier au second etage, grimpent du second etage au troisieme, enjambent le toit et vont se coller a la cheminee, Londres est, sous ce rapport, bien en arriere de Pompeia: qu'est-ce qu'un malheureux lambeau de papier que le premier vent emporte, que la premiere pluie decolle, que le premier gamin arrache, pres de cette encre indelebile qui dure depuis dix-huit cents ans! Aussi, au lieu d'entrer tout d'abord dans les maisons, nous nous mimes a courir les rues le nez en l'air comme de veritables badauds, lisant les enseignes des boutiques et les affiches des spectacles, exactement comme ces provinciaux qui se demandent: Acheterons-nous une canne ou un parapluie? Irons-nous aux Varietes ou a l'Opera? N'est-ce pas une chose curieuse en effet, que de voir encore survivre aux habitans, aux maisons, a la ville, cet interet personnel qui, alors comme aujourd'hui, par les plus humbles prieres et par les plus belles promesses, essayait d'attirer a lui l'attention du public, les faveurs des puissans, l'argent de tous. Voulez-vous lire quelques unes de ces inscriptions? Voici les plus curieuses: _Marcellinum oedilem lignarii et plaustarii rogant ut faveat_. Ce qui veut dire: "Les charpentiers et les charretiers se recommandent a l'edile Marcellinus." Voulez-vous savoir ou vous pouviez loger? Tachez de dechiffrer cet avis en langue etrusque: EKSVC. AMVIANVR. EITVNS. ANTER. TIVRRI. XII. INI. HEIS. ABINV. PVPH. PHAAMAT. MR. AARIRIIS. V. Ce qui signifie, au dire des gens qui parlent etrusque, et je prie le lecteur de ne pas me confondre avec ces messieurs: "Voyageur, en traversant d'ici a la douzieme tour, tu trouveras Sarinus, fils de Publius, qui tient auberge. Salut!" Maintenant que vous savez ou vous loger, voulez-vous aller au spectacle? Appelez le garcon et dites-lui d'aller vous louer une place. Il vous rapportera un billet ainsi concu: CAR. II CUN. III GRAD. VIII CASINA PLAUTI. Vous voila tranquille: vous avez la _seconde travee_, dans le _troisieme coin_, sur le _huitieme gradin_, et l'on joue la _Casina_ de Plaute. Au reste, si vous aimez mieux les spectacles du cirque que ceux du theatre, si vous preferez la realite a la fiction, faites mieux, allez jusqu'au carrefour de la fontaine; c'est la que sont les programmes des spectacles; il y en a pour tous les gouts. Voyez: _Glad. paria XXX matutini erunt_. "Trente paires de gladiateurs combattront au lever du soleil." Car, vous le savez, les combats des gladiateurs etaient si apprecies des Romains, qu'il y avait ordinairement deux combats de ce genre par jour, l'un le matin, l'autre a midi: il fallait bien faire quelque chose pour les paresseux. Aimez-vous mieux une chasse? Vous savez ce que les Romains appelaient une chasse? On plantait des arbres dans l'amphitheatre pour simuler une foret, puis dans cette foret, on lachait deux ou trois lions, quatre ou cinq tigres, cinq ou six pantheres, un rhinoceros, un elephant, un boa et un crocodile; puis une dizaine de bestiaires entraient, et la lutte de l'instinct et du jugement, de la force et de l'adresse commencait. Aussi, c'est la que veritablement les Romains se recreaient. Avec les hommes, nature civilisee, combattans sortis de l'ecole, meurtriers qui se poignardaient avec art, tout etait a peu pres prevu d'avance. On aurait pu, pour peu qu'on fut un habitue, donner le programme de l'assaut, dire comment tel maitre porterait tel coup, comment tel autre le parerait. Mais avec les lions, avec les tigres, avec les pantheres, avec les rhinoceros, avec les boas et les crocodiles, c'etait bien different: la, tout etait imprevu. Chaque animal deployait le courage, la force ou la ruse qui lui etait propre. C'etait veritablement un combat, c'etait plus qu'un combat, c'etait un carnage. Les duels entre gladiateurs finissaient tous de la meme maniere a peu pres: le blesse tombait sur un genou, s'avouait vaincu, tendait la gorge et recevait le coup de la maniere la plus gracieuse qu'il lui etait possible. Mais on se lasse de tout, meme de voir mourir avec grace. Puis, d'ailleurs, ces diables de gladiateurs s'entendaient entre eux; ils ne se faisaient pas souffrir le moins du monde: ils coupaient la carodite, et tout etait dit. Il y avait si peu d'agonie, que ce n'etait pas la peine d'en parler; tandis que les animaux, peste! ils n'y mettaient pas de complaisance; ils frappaient ou ils pouvaient et comme ils pouvaient, des dents, des griffes, de la corne; ils brisaient bras et jambes, faisaient voler des lambeaux de chair jusqu'au trone de l'empereur, jusqu'a la tribune des vestales et des chevaliers; ils s'acharnaient sur le moribond, lui fouillaient la poitrine, lui rongeaient la tete, lui buvaient le sang; il n'y avait pas moyen de prendre une pose theatrale, de choisir une attitude academique: il fallait souffrir, il fallait se debattre, il fallait crier; cela du moins, c'etait amusant a voir, c'etait curieux a etudier! Aussi, l'empereur Claude, de grotesque memoire, ne s'en rassasiait-il pas. Il y venait au point du jour, il y restait jusqu'a midi, et souvent encore, quand le peuple s'en allait pour diner, il demeurait seul sur son trone, interrogeait l'inspecteur des jeux sur l'heure ou ils allaient recommencer. Eh bien! je vous le disais, avez-vous les gouts de l'empereur Claude? Voici votre affaire: N. Popidi Rufi. fam. glad. IV. K. nov. Pompeis Venatione et XII. K. mai. Mala et vela erunt O. Procurator, felicitas. "La troupe des gladiateurs de Numerius Popidius Rufus donnera une chasse a Pompeia, le quatrieme jour des calendes de novembre et le douzieme jour des calendes de mai. On y deploiera les voiles. Octavius, procurateur des jeux. Salut!" Au reste, si vous ne vous sentez pas bien dans l'auberge de M. Varinus, vous savez que vous pouvez vous loger en ville. Cherchez, il y a des pancartes d'appartemens a louer de tous cotes. Un second etage vous va-t-il? "_Cneus Pompeius Diogenes_ louera aux calendes de juillet l'etage superieur de sa maison." Ou bien aimez-vous mieux etre principal locataire et gagner quelque chose en detaillant? Il y a une certaine Julia Felix, fille de Spurius, qui propose de louer, du premier au six des ides d'aout, et pour cinq annees consecutives, une partie de son patrimoine, se composant d'un appartement de bains, d'un venereum et de neuf cents boutiques et etaux. Seulement vous etes prevenu que c'est une personne honnete et qui tient a ce qu'il ne se passe chez elle que des choses convenables. Autrement le bail sera resilie de plein droit. Voici les conditions; c'est a prendre ou a laisser: In praediis Juliae S.P.F. Felicis locantur balneum, Venereum et nongentum tabernae, pergulae. Coenacula ex idibus Aug. primis, in id. Aug. sextas, annos continuos quinque S.Q.D.L.E.N.C. Je vous avais bien dit qu'elle etait fort severe; sa derniere condition n'est indiquee que par des initiales. Maintenant, si vous n'etes venu ni pour louer ni pour sous-louer, si vous ne voulez pas depenser votre argent au theatre ou au cirque, si votre bourse est vide, ce qui peut arriver aux plus honnetes gens de la terre, et ce qui arrive meme plutot a ceux-la qu'a d'autres, attendez jusqu'au jour des calendes de juin: l'edile donne spectacle gratis. Vous savez ce que c'est qu'un edile, n'est-ce pas? C'est un homme qui a mange le tiers de sa fortune pour arriver ou il est, et qui mangera les deux autres tiers pour devenir preteur. Aussi, quant a la justice qu'il doit rendre, il ne s'en occupe pas le moins du monde. Jugeat-il comme l'empereur Claude depuis le matin jusqu'au soir, personne ne lui en aurait la moindre obligation. Non, son etat est d'amuser le peuple; c'est pour cela que le peuple l'a nomme. Aussi donne-t-il une fete tous les huit jours, un combat de gladiateurs tous les mois et une chasse tous les semestres. C'est que les animaux coutent cher; il faut les faire venir de l'Atlas, du Nil, de l'Inde. Avec le prix d'un lion a criniere, on achete huit gladiateurs. Les pantheres coutent six mille sesterces, et les tigres dix mille. On ne trouve plus de rhinoceros qu'an dela du lac Natron. Il faut remonter jusqu'a la troisieme cataracte pour pecher un crocodile de dix pieds, et le moindre boa est hors de prix. Aulus Svezius Cerius, qui vous promet une chasse pour le mois de juin, sera ruine ou mois de septembre; mais qu'importe? Au mois d'octobre se font les elections, et si l'edile a bien amuse le peuple, il sera elu preteur, c'est-a-dire roi d'une province, non pas d'une province comme le Languedoc ou le Berri, la Bretagne ou l'Artois, l'Alsace ou la Franche-Comte: ce n'est pas de pareils lambeaux que Rome a pour provinces; les provinces de Rome, c'est l'Afrique, l'Espagne, la Syrie, l'Egypte, la Grece, la Cappadoce ou le Pont; c'est mille lieues carrees de terrain, six cents villes, dix mille villages, vingt millions d'habitans, non pas a gouverner, non pas a regir, non pas a civiliser, mais a piller, a voler, a pressurer, car tout est au preteur; le preteur a pleins pouvoirs, le preteur a droit de vie et de mort; c'est au preteur les temples et leurs statues, les hommes et leurs tresors, les femmes et leur honneur. Tous les creanciers de l'edile ont suivi le preteur comme une meute: la province est leur curee; chacun en emporte une bribe, une parcelle, un lambeau; la province epure les comptes, paie les creanciers, enrichit le debiteur. On donnait a Tibere le conseil de changer les preteurs qu'il avait envoyes en Grece, en Judee et en Egypte, attendu, disait-on, qu'ils devoraient ces malheureuses provinces que tant d'autres avaient deja devorees avant eux. "Si vous chassez les mouches qui boivent le sang d'un blesse, repondait Tibere, il en reviendra d'autres a jeun, et, par consequent plus affamees." Allez donc a la chasse du futur preteur, car il le sera, puisqu'il est assez riche pour donner le spectacle gratis aux soixante-dix mille spectateurs que contient le cirque. Voici son affiche: La famille de gladiateurs d'Aulus Svezius Cerius, edile, combattra dans Pompeia le dernier jour des calendes de juin. Il y aura chasse et velarium. Le velarium, comme vous le savez, etait une tente qui couvrait l'amphitheatre. Il y en avait de toutes couleurs, de grises, de jaunes, de bleues. Neron en avait fait faire une en soie azuree avec des etoiles d'or, au milieu de laquelle il s'etait fait representer en Apollon, une lyre a la main et conduisant le char du soleil. Maintenant, il y a peut-etre quelque chose de plus curieux encore pour l'observateur que ces affiches pour ainsi dire officielles: ce sont ces lignes grossieres, ces sentences de cabaret, ces refrains de taverne, traces sur le mur avec la pointe d'un charbon ou l'extremite d'un couteau. Allez dans la rue qui longe le petit theatre, et vous y lirez les aventures amoureuses de deux soldats, arrivees sous le consulat de Marcus Messala et de Lucius Lentulus, c'est-a-dire trois ans avant la naissance du Christ. C'est une chose tres plaisante. Puis, pendant que vous y etes, entrez dans le cabaret meme: c'est une de ces riches thermopoles ou les anciens passaient la nuit a jouer et a boire. Comme l'etablissement de la celebre commere de l'abbe Dubois, il avait deux faces: l'une visible, et qui s'ouvrait sur la rue; l'autre voilee, et qui se cachait sur la cour. On passait de la boutique dans l'appartement interieur. Il n'y a pas a s'y tromper. Par la seule inspection des murailles on sait ou l'on est. Les peintures representent des hommes qui boivent et qui jouent. L'un d'eux crie au garcon de lui apporter du vin a la glace: _Da mihi frigidum pusillum_. A une table voisine, des jeunes gens boivent avec des dames dont la tete est couverte d'un capuchon. Le capuchon indique que ce sont des femmes honnetes. C'est le cucullus dont Juvenal couvre la tete de Messaline lorsqu'elle deserte le palais imperial du mont Palatin pour le corps-de-garde de la porte Flaminia. Aussi, comme vous le comprenez bien, ces dames ne sont point entrees par la boutique; il y a une petite porte qui donne dans une rue etroite, solitaire et sombre: c'est par la qu'elles sont venues, c'est par la qu'elles s'en iront. Allez voir cette porte. Il y avait encore dans cette chambre d'autres peintures non moins curieuses que celles-ci et qu'on a enlevees. On les retrouve dans le Musee de Naples, ou on les reconnait a cette inscription: _Lente impelle_. J'ai promis a mes lecteurs de ne pas leur faire faire une trop longue visite domiciliaire. Je vais donc les conduire maintenant a la maison du Faune, et tout sera dit sur Pompeia. XV Maison du Faune. La maison du Faune est une des plus charmantes maisons de Pompeia; elle est situee dans le plus beau quartier de la ville, c'est-a-dire dans la rue qui s'etend de l'arc de Tibere a la porte d'Isis; elle fut decouverte en 1830 par le savant directeur des fouilles, Charles Bonnucci, en presence du fils de Goethe, le meme qui ne preceda que de quelques mois son illustre pere dans la tombe. Elle recut son nom de maison du Faune de la statue d'un de ces demi-dieux, qu'on y retrouva. En franchissant le seuil de l'atrium, on decouvre d'un coup d'oeil toute la maison. Cet atrium etait peint de couleurs vives et variees et pave de jaspe rouge, d'agates orientales et d'albatre fleuri. Des chambres a coucher, des salles d'audience, des salles a manger enveloppent cet atrium. Derriere est un jardin qui devait etre tout parseme de fleurs; au milieu de ces fleurs et de ce jardin jaillissait une fontaine qui retombait dans un bassin de marbre. Tout autour s'etendait un portique soutenu par vingt-quatre colonnes d'ordre ionique, au dela desquelles on apercevait encore d'autres colonnes et un second jardin, celui-la plante de platanes et de lauriers, a l'ombre desquels s'elevaient deux petits temples consacres aux dieux lares. Au dela la vue s'etendait jusqu'a la cime du Vesuve, dont on voit monter au ciel l'eternelle fumee. Malgre cette vue, les proprietaires de cette belle demeure ne furent pas prevenus a temps du danger. On retrouva toute chose a sa place: choses communes comme objets precieux, urnes d'or, coupes d'argent, vases de terre; les uns dans les armoires, les autres sur les tables servies. La maitresse de la maison seule essaya en fuyant d'emporter quelques bijoux. Peut-etre meme, pour les aller prendre, perdit-elle un temps precieux. On reconnut son squelette dans la salle de reception, et a quelques pas d'elle, dans le gynecee, on trouva deux bracelets d'or tres pesans, deux boucles d'oreilles, sept anneaux d'or enchassant de belles pierres gravees, et enfin un monceau de monnaies d'or, d'argent et de bronze. Entre le jardin et le bosquet etait situe le salon. Arretons-nous au seuil de ce salon, et recueillons-nous. Nous touchons a un chef-d'oeuvre antique, dont l'exhumation a failli produire une trente-troisieme revolte dans la tres fidele ville de Naples. Nous voulons parler de la grande mosaique. La grande mosaique a ete decouverte en 1830, c'etait l'annee des revolutions. Mais notre lutte, a nous, s'est calmee. De loin en loin, quand on entend dans l'enceinte de la ville quelque coup de fusil qui resonne en contravention avec les ordres de la police, on tressaille bien encore, et l'on ecoute, inquiet, si l'on n'entendra pas au bout de la rue battre la generale; mais la generale est muette. Le roulement des voitures qui passent atteste que pour le moment il n'y a pas de barricades dans les environs. Tout s'apaise sous la lente et sourde pression du temps. Mais il n'en a pas ete ainsi a Naples. Les savans forment une race a part, bien autrement entetee, bien autrement rancuniere, bien autrement ergoteuse que les autres races. Les haines politiques ne sont rien aupres des haines archeologiques, et c'est tout simple: les haines politiques tuent, les haines archeologiques ne font que blesser. C'est une terrible chose que la grande mosaique! La grande mosaique sera a l'avenir ce que le Masque de Fer a ete au passe. Il y a neuf systemes sur le Masque de Fer, et il y en a deja dix sur la grande mosaique, et notez que le Masque de Fer date de 1680, tandis que la grande mosaique ne date que de 1830. Il va sans dire qu'aucun des systemes inventes sur la grande mosaique n'est encore reconnu pour le veritable. On sait ce qu'elle n'est pas, mais on ne sait pas ce qu'elle est. Je voudrais bien avoir un pinceau au lieu d'une plume, je vous ferais un croquis de la grande mosaique, et de ce croquis il resulterait peut-etre un onzieme systeme qui serait le bon. _Numero deus impare gaudet_. A defaut d'un dessin, il faut donc que le lecteur se contente d'une description. La grande mosaique, qui peut avoir seize pieds de large sur huit pieds de haut, represente une bataille. L'artiste a choisi ce moment supreme et decisif ou la victoire se declare pour une des deux armees: cette victoire est amenee par la chute d'un des principaux personnages. Les deux chefs des deux armees sont en presence; l'un, qui parait avoir trente ans a peu pres, est monte sur un de ces beaux chevaux heroiques comme en sculptait Phidias sur la frise du Parthenon; il est nu-tete, porte les cheveux courts et des favoris qui se joignent sous le cou, et a pour armes defensives une cuirasse tres richement ornee, avec des manches d'etoffe, et une chlamyde qui, passant par dessus l'epaule gauche, retombe flottante derriere lui. Ses armes offensives sont l'epee qu'il porte a son cote et la lance qu'il tient a la main, et de laquelle il traverse le flanc d'un des generaux ennemis, lequel, embarrasse par son cheval abattu sous lui, n'a pu eviter le coup, et se cramponne, en se tordant de douleur, au bois de la lance de son adversaire. C'est la chute, et surtout la blessure terrible de ce cavalier, qui paraissent decider de la victoire. Quant au vainqueur, il occupe le premier plan du cote gauche de la grande mosaique. Il a derriere lui trois ou quatre cavaliers qui, armes comme lui, appartiennent evidemment a la meme nation. D'ailleurs, ils viennent d'ou il vient et vont ou il va. L'autre chef est monte sur un char traine par quatre chevaux, et occupe le cote oppose du tableau. Il a la tete enveloppe d'une espece de chaperon qui, apres avoir fait le tour du front, passe sous le col. II a une tunique a longues manches et un manteau agrafe sur sa poitrine et retombant sur ses epaules; il tient de la main gauche un arc et etend, dans l'attitude de l'interet et de la terreur, sa main droite vers le cavalier blesse. Pendant ce temps, son cocher, qui tient les renes de l'attelage de la main gauche, force les chevaux a se retourner, et presse leur fuite en les fouettant de la main droite. Un quatrieme personnage, place comme les trois autres sur le premier plan du tableau, tient en bride un cheval qu'il semble offrir au chef monte sur le char, car, comprenant sans doute la difficulte que ce char eprouvera a passer a travers les morts, les blesses et les armes dont le champ de bataille est jonche, il veut offrir a son chef un plus sur moyen de salut. Le fond du tableau est occupe par les soldats du second chef, dont l'un porte un etendard, et dont les autres, se sacrifiant pour leur general, s'elancent entre lui et le general ennemi. Au dessus de la melee s'eleve un arbre depouille de feuillage. Il y a en tout vingt-huit combattans et seize chevaux, tous un tiers a peu pres plus petit que nature. Malheureusement cette belle mosaique avait ete endommagee par le tremblement de terre de l'an 63, et l'on s'occupait de la reparer lors de l'eruption de l'an 69. Or, voyez ce que c'est que le hasard! le degat a justement frappe les endroits qui pouvaient renseigner les antiquaires sur l'epoque ou avait lieu cette bataille et sur les nations qui se la livraient. Nous avons parle d'un etendard. Cet etendard devait porter un lion, un aigle, un animal quelconque. Alors on eut su a qui l'on avait a faire: il n'y avait plus de discussion, tout le monde etait d'accord, l'Academie d'Herculanum continuait de vivre dans la concorde. Mais bast! il ne reste de l'etendard que la pique et le baton; de l'animal qu'il portait, pas le moindre vestige, un bout de crete seulement, a ce que pretendent ceux qui desirent y voir un coq. Quand a moi, je sais que je n'y ai rien vu. Mais c'est justement parce qu'on n'y voit rien, que la chose est devenue si formidablement interessante. Vous comprendrez, une enigme scientifique a expliquer, un probleme archeologique a resoudre! Quelle bonne fortune pour les savans! Aussi, chacun s'est precipite sur la grande mosaique et y a vu une bataille differente. L'opinion generale a pretendu que c'etait la bataille d'Issus, entre Darius et Alexandre. Il signor Francesco Avellino a pretendu que c'etait la bataille du Granique. Il signor Antonio Niccolini a pretendu que c'etait la bataille d'Arbelles. Il signor Carlo Bonnucci a pretendu que c'etait la bataille de Platee. M. Marchand a pretendu que c'etait la bataille de Marathon. Il signor Luigi Vescorali a pretendu que c'etait la defaite des Gaulois a Delphes. Il signor Filippo de Romanis a pretendu que c'etait la rencontre des Druses et des Gaulois a Lyon. Il signor Pascale Ponticelli a pretendu que c'etait la defaite de Ptolemee par Cesar. Le marquis Arditi pretend que c'est la mort de Sarpedon. Enfin, il signor Giuseppe Sanchez y voit un combat entre Achille et Hector. Voila de quoi choisir, n'est-ce pas? Eh bien! ce n'est rien de tout cela. --Mais enfin pourquoi n'est-ce rien de tout cela? --Je vais vous le dire. Commencons par l'opinion generale; c'est toujours, comme on le sait, la plus difficile a detroner, quoiqu'elle soit souvent la plus absurde. "L'opinion generale pretend que la bataille representee dans la grande mosaique est la bataille d'Issus, qui se livra entre Darius et Alexandre, et par consequent entre les Perses et les Macedoniens." L'opinion generale est une ignorante. Herodote dit que les lances des Perses etaient courtes: or, selon l'opinion generale, les Perses sont les vaincus de la mosaique, et les lances des vaincus de la mosaique sont demesurement longues. Arrien dit que, les soldats mercenaires tues, les Perses prirent la fuite, mais que, comme les chevaux se trouvaient alourdis par le poids de l'armure de leurs cavaliers, ces derniers etaient facilement rejoints et mis a mort par leurs ennemis. Or, pas un des vaincus de la mosaique ne possede visiblement du moins, une cuirasse assez lourde pour ralentir la course d'un cheval. Plutarque dit que les Perses trainaient dans leurs combats un grand nombre de chars ornes d'un grand nombre de faux. Or, il n'y a dans toute la bataille representee par la mosaique qu'un seul char et pas une seule faux. Passons des soldats aux chefs. L'opinion generale pretend que le chef vainqueur est Alexandre. Dans tous les portraits, dans tous les bustes, dans toutes les medailles que nous possedons d'Alexandre, Alexandre est represente sans barbe, et le chef vainqueur a des favoris. Alexandre portait, au dire de tous les biographes, la tete inclinee vers l'epaule gauche, et le chef vainqueur a la tete inclinee sur l'epaule droite. Enfin il est connu qu'excepte a la bataille du Granique, Alexandre combattait toujours sur Bucephale, lequel etait d'un tiers plus grand que les autres chevaux et avait la tete qui ressemblait a une tete de boeuf, ressemblance d'ou lui venait son nom _bous kephale_. Or, le cheval du chef vainqueur est de taille ordinaire et n'a d'aucune facon cette physionomie bovine que constatent les historiens. L'opinion generale pretend que le chef vaincu est Darius. Quinte-Curce dit que le char que montait Darius etait tout resplendissant de pierreries, que sur ce char il y avait deux figures d'or massif hautes d'une coudee, lesquelles representaient la Paix et la Guerre, et qu'au milieu de ces deux figures, un aigle, egalement d'or, ouvrait ses ailes et semblait pret a s'envoler. Or, le char du chef vaincu est un char fort elegant, mais sur lequel on ne retrouve aucune trace ni de ces statues de la Paix et de la Guerre, ni de cet aigle aux ailes deployees. Quinte-Curce dit que Darius portait une tunique de pourpre liseree de blanc, et un manteau frange d'or que reunissaient sur la poitrine du roi deux eperviers qui semblaient se becqueter. En outre, Darius avait une tiare bleue et blanche, son sceptre a la main et sa couronne sur la tete. Ce furent cette couronne, ce sceptre et cette tiare, symboles de sa dignite, que Darius jeta en fuyant, et qui tomberent au pouvoir d'Alexandre, qui le poursuivait. Or, le manteau du chef vaincu est retenu par deux serpens et non par deux eperviers et sa tiare est jaune et non pas bleue; enfin, il ne tient pas un sceptre a la main, mais un arc. Herodote dit que les Perses etaient surtout genes dans le combat par les longues robes qui tombaient jusque sur leurs talons; or, le chef vaincu, vetu d'habits exactement tailles sur le meme modele que ceux de ses soldats, porte une tunique qui ne depasse pas les genoux. Enfin Oelianus dit que Darius, voyant le combat perdu, monta sur une jument que lui presenta son frere Artaxerce. Or, la monture qu'offre a son roi le guerrier qui s'approche du char est un cheval et non une jument[1]. Sur ce point, il ne peut pas y avoir de discussion. Or, l'opinion generale est donc parfaitement absurde. Passons au second systeme. "Il signor Francesco Avellino pretend que c'est la bataille du Granique." Prouvons que ce n'est pas plus la bataille du Granique que ce n'est la bataille d'Issus. La bataille du Granique eut lieu dans les eaux et sur la rive meme du fleuve. Les Macedoniens, armes de lances, et Alexandre a leur tete, se precipiterent dans les flots, repousserent les Perses, qui voulaient leur disputer le passage, et s'emparerent de l'autre bord. Dans cette lutte, Alexandre, qui donnait par sa temerite l'exemple du courage, ayant rompu sa lance, demanda a Aretes, general de sa cavalerie, de lui preter la sienne; puis, cette seconde lance rompue comme la premiere, il en reprit une troisieme des mains de Debatrius de Corinthe. Ce fut alors que le fils de Philippe attaqua Mithridate, gendre de Darius, qui poussait son cheval en avant des bataillons persans, et l'ayant frappe dans le flanc d'un premier coup de lance qui demeura sans effet, repousse qu'il fut par sa cuirasse, lui porta au visage un second coup dont il le renversa. Dans ce moment, Alexandre etait tellement acharne contre l'ennemi qu'il combattait, qu'il ne vit point Rosaces qui levait une hache au dessus de sa tete, et qu'il ne put parer le coup, qui ouvrit son casque et lui fit une legere blessure au front. Mais en se sentant frappe, Alexandre se retourna vers lui et lui traversa la poitrine d'un coup d'epee. Outre cette blessure a la tete, Alexandre en avait une seconde que lui avait faite le javelot de Mithridate, et par laquelle il perdait beaucoup de sang. Enfin, Spiridate, qui s'etait glisse jusqu'a la croupe de son cheval, levait sa masse et lui en preparait une troisieme, probablement plus terrible que les deux autres, lorsque le bras qui allait frapper fut abattu par Clitus. En ce moment, les Macedoniens restes en arriere rejoignirent leur chef, et les Perses, ne pouvant resister aux quarante guerriers d'elite qu'Alexandre appelait ses compagnons, et a la phalange macedonienne, qui les suivait, prirent la fuite, et, avec la victoire, abandonnerent a Alexandre la possession de l'Ionie, de la Carie, de la Phrygie et des autres portions de l'Asie qui formaient auparavant la puissante monarchie des Lydiens. Voila la bataille du Granique telle qu'elle est racontee dans Diodore de Sicile, dans Quinte-Curce et dans Plutarque. Procedons par ordre. La bataille du Granique conserva le nom du fleuve, parce qu'elle fut livree, comme nous l'avons dit, moitie dans l'eau, moitie sur le rivage. Or, il n'y a pas dans la grande mosaique trace du plus petit ruisseau. Le guerrier vaincu ne peut etre Mithridate, puisque le premier coup que lui porta Alexandre dans le flanc demeura sans effet, et que ce ne fut que du second coup que le heros macedonien lui traversa le visage. Or le cavalier moribond jouit, au contraire, d'un visage parfaitement sain, mais eprouve le desagrement d'avoir le flanc perce de part en part. Au moment ou Alexandre frappait Mithridate, Rosaces, comme nous l'avons dit, s'appretait a le frapper lui-meme. Or, dans la grande mosaique, le chef vainqueur est suivi de ses soldats, et parmi ces soldats il n'y a pas plus de Rosaces que de Granique. D'ailleurs, dit l'historien, le coup de hache s'amortit sur le casque d'Alexandre, et le chef vainqueur est nu-tete. Alexandre, si on se le rappelle, avait deux blessures: celle que lui avait faite Rosaces et celle que lui avait faite Mithridate. Or, le chef vainqueur est au contraire parfaitement invulnere, et l'on n'apercoit aucune trace de sang sur ses habits. La cuirasse d'Alexandre, raconte Diodore de Sicile, etait ouverte en deux endroits. Or, la cuirasse du chef vainqueur est parfaitement intacte. Enfin, le meme historien dit que le bouclier d'Alexandre, le meme bouclier qu'il avait enleve au temple de Minerve, etait marque de trois coups terribles qu'Alexandre avait recus dans la melee. Or, le chef vainqueur n'a pas meme de bouclier. Ce n'est donc pas la bataille du Granique. Note: [1] On se servait particulierement de jumens pour fuir; car les jumens allaient plus vite que les chevaux, attirees, qu'elles etaient par le desir de retrouver leurs petits. XVI La grande Mosaique. Continuons nos refutations: "Il signor Antonio Niccolini a pretendu que c'etait la bataille d'Arbelle." Prouvons que ce n'est pas plus la bataille d'Arbelles que ce n'est la bataille du Granique. Arbelles est le Marengo d'Alexandre. Les chars garnis de faux des Persans et la terrible charge qu'avait faite leur cavalerie avaient mis les Macedoniens en fuite, lorsque le vainqueur d'Issus et du Granique se jeta a la rencontre de Darius, qui combattait a la tete des siens, et d'un coup, destine au roi des Perses, tua son cocher. Ce coup fut un coup de fleche, disent Plutarque et Diodore de Sicile; et un coup de lance, disent les autres historiens. Mais tant il y a que, de quelque arme qu'il fut frappe, le cocher tomba, et que les Perses, croyant que c'etait leur general qui etait frappe a mort, perdirent courage et prirent aussitot la fuite. Ce fut alors que, le char de Darius ne pouvant se retourner a cause de la quantite de cadavres amonceles autour de lui, le roi des Perses sauta sur une jument, et, comme a la bataille d'Issus, s'enfuit et disparut bientot au milieu de la poussiere qui s'elevait sous les roues des chars et sous les pas des chameaux et des elephans, ne s'arretant, dit Plutarque, que lorsqu'il eut mis le desert tout entier entre lui et son vainqueur. La victoire d'Arbelles fut donc decidee par la chute du cocher de Darius, qui tomba du char et dont la chute epouvanta les Perses. Or, le cocher de la mosaique est debout, et bien debout; et, a la facon dont il frappe les chevaux, il y a probabilite qu'il se tirera de la melee sain et sauf. La victoire d'Arbelles fut surtout remarquable par la lutte acharnee des deux cavaleries ennemies. Arrien affirme que cette lutte fut si acharnee, que les cavaliers se prenaient corps a corps et tombaient embrasses sous les pieds de leurs chevaux. Or, il n'y a pas parmi les vingt-huit personnages de la mosaique deux cavaliers qui combattent de cette facon. Plutarque, dans la vie de Camille, raconte que la bataille d'Arbelles eut lieu pendant l'automne. Or, la bataille de la mosaique a lieu pendant l'hiver, et au plus avance de l'hiver, ainsi que l'arbre depouille de son feuillage en fait foi. Tous les historiens racontent que Darius s'enfuit sur une jument et disparut bientot, grace a la poussiere qui se levait sous les roues des chars et sous les pas des elephans et des chameaux. Or, il n'y a dans la mosaique qu'un seul char, c'est le char du roi; de chameaux et d'elephans, il n'y en a pas plus que sur la main. Ce n'est donc pas la bataille d'Arbelles. "Il signor Carlo Bonnucci a pretendu que c'etait la bataille de Platee." Prouvons que ce n'est pas plus la bataille de Platee que ce n'est la bataille d'Arbelles. Selon l'opinion du savant architecte des fouilles, et c'est lui, rappelons-le, qui a decouvert la maison du Faune, le chef victorieux de la mosaique serait Pausanias, roi de Sparte, le guerrier bleu serait Mardonius, gendre du roi des Perses; et le personnage du char serait Artabase, general en second de l'armee barbare. Certes, nous ne demanderions pas mieux que de nous rallier a l'opinion de M. Charles Bonnucci. M. Charles Bonnucci est non seulement un des hommes les plus savans que j'aie rencontres, mais c'est encore un des hommes les plus aimables que j'aie vus. Mais, en conscience, nous ne pouvons pas, tout indigne que nous nous reconnaissons de discuter avec un academicien, laisser passer la chose ainsi. 1. Mardonius ne fut pas tue par Pausanias, mais par Aimneste. Ecoutez Herodote, il s'explique positivement sur ce point: "Mardonius, dit-il, fut tue par Aimneste, illustre citoyen de Sparte, qui depuis mourut lui-meme dans une bataille contre les Messeniens." 2. Non seulement ce ne fut pas Pausanias qui tua Mardonius d'un coup de lance, mais Mardonius, dit toujours le meme Herodote, ne fut pas tue d'un coup de lance, mais d'un coup de pierre. 3. Le guerrier du char ne peut etre Artabase, le second chef de l'armee, puisque avant la bataille de Platee, se trouvant en dissidence avec Mardonius relativement au plan de campagne, il ne voulut pas meme assister a la bataille; et ayant appris que la victoire avait favorise les Grecs il se retira en Phocide avec 40,000 hommes qui, ainsi que lui, n'avaient pas assiste au combat. 4. Enfin ce ne peut pas etre la bataille de Platee, attendu qu'avant la bataille de Platee les Perses ayant ete vaincus dans une rencontre et ayant perdu Maniste, un de leurs chefs, Mardonius avait ordonne qu'en signe de deuil tous les soldats de son armee taillassent leurs cheveux et leurs barbes, et qu'on coupat les crins aux chevaux et aux betes de somme. Voyez plutot Herodote: "La cavalerie revenue au camp, toute l'armee exprima la douleur qu'elle ressentait de la mort de Maniste, et Mardonius plus que tous les autres. Aussi les Perses se taillerent-ils la barbe et les cheveux, et couperent-ils les crins de leurs betes de somme, et jeterent-ils des cris qui retentirent dans toute la Beotie; et cela venait de ce qu'ils demeuraient prives d'un personnage qui, apres Mardonius, etait, de l'avis du roi lui-meme, le premier parmi tous les Perses." Or, les cavaliers perses de la mosaique sont a toute barbe et les chevaux a tous crins. Ce n'est donc pas la bataille de Platee. "M. Marchand, car les Francais s'en sont meles comme les autres, M. Marchand, dis-je, a pretendu que c'etait la bataille de Marathon." Je voudrais fort ne pas contredire un compatriote, et surtout un compatriote aussi savant que M. Marchand; mais on m'accuserait de partialite si je ne demantibulais pas Marathon comme j'ai demantibule Platee, Arbelles, le Granique et Issus. Prouvons donc que ce n'est pas plus la bataille de Marathon que ce n'est la bataille de Platee. La bataille de Marathon, gagnee par Miltiade, fut, du cote des Perses, perdue de compte a demi par Datis et Artapherne. M. Marchand voit donc dans Artapherne le general monte sur le char, dans Datis le guerrier blesse, et dans Miltiade le chef vainqueur. Nous passons Artapherne a M. Marchand, mais, en conscience, nous ne pouvons lui passer Datis ni Miltiade. Datis, parce qu'il ne fut ni tue ni blesse en cette occasion, puisqu'au dire d'Herodote il rendit aux vainqueurs, apres la bataille, la statue doree d'Apollon qu'il leur avait enlevee quelques jours auparavant, et se retira sain et sauf en Asie avec le reste de l'armee. Miltiade, parce qu'il avait cinquante ans a cette epoque, et que le chef vainqueur de la mosaique n'en a que trente. Quant a l'arbre depouille de feuilles, M. Marchand y voit un hieroglyphe. Selon lui, cet arbre est la pour symboliser la pensee de l'historien, qui dit qu'a Marathon les Atheniens ne furent des hommes ni de chair ni d'os, mais des hommes de bois. Notre avis est donc, malgre l'arbre symbolique, que ce n'est pas la bataille de Marathon. "Il signor Luigi Vescorali a pretendu que c'etait la defaite des Gaulois a Delphes." Prouvons que ce n'est pas plus la defaite des Gaulois a Delphes que ce n'est la bataille de Marathon. Selon le signor Luigi Vescorali, les assaillans seraient les Grecs, le guerrier blesse serait le brenn ou general, et les soldats vaincus seraient les Gaulois. Quant au personnage du char, comme le signor Luigi Vescorali n'en sait que faire, il n'en fait rien. D'abord, ce ne sont ni les armes, ni le costume, ni la maniere de combattre des Gaulois. Ou sont les braies? ou sont les longs cheveux blonds? ou sont ces lances larges et recourbees? ou sont les arcs avec lesquels ils lancaient leurs traits comme la foudre? ou sont ces immenses boucliers qui leur servaient de bateaux pour traverser les fleuves? Il n'y a rien de tout cela dans les vaincus de la mosaique. Puis ecoutez le recit d'Amedee Thierry, recit emprunte a Valere Maxime, a Tite-Live, a Justin et a Pausanias, et jugez: "On etait alors en automne, et durant le combat il s'etait forme un de ces orages soudains, si communs dans les hautes chaines de l'Hellade; il eclata tout a coup, versant dans la montagne des torrens de pluie et de grele: les pretres et les devins attaches au temple d'Apollon se saisirent d'un incident propre a frapper l'esprit superstitieux des Grecs. L'oeil hagard et les cheveux herisses, l'esprit comme aliene, ils se repandirent dans la ville et dans les rangs de l'armee, criant que le dieu etait arrive: "Il est ici, disaient-ils, nous l'avons vu s'elancer a travers la voute du temple; elle s'est fendue sous ses pieds: deux vierges armees, Minerve et Diane, l'accompagnent; nous avons entendu le sifflement de leurs arcs et le cliquetis de leurs lances. Accourez, o Grecs! sur les pas de vos dieux, si vous voulez partager leur victoire." Ce spectacle, ces discours prononces au bruit de la foudre, a la lueur des eclairs, remplirent les Hellenes d'un enthousiasme surnaturel; ils se reforment en bataille et se precipitent l'epee haute sur l'ennemi. Les memes circonstances agissaient non moins energiquement, mais en sens contraire, sur les bandes victorieuses: les Gaulois crurent reconnaitre le pouvoir d'une divinite, mais d'une divinite irritee. La foudre, a plusieurs reprises, avait frappe leurs bataillons, et ses detonations, repetees par les echos, produisaient autour d'eux un tel retentissement qu'ils n'entendaient plus la voix de leurs chefs. Ceux qui penetrerent dans l'interieur du temple avaient senti le pave trembler sous leurs pas; ils avaient ete saisis par une vapeur epaisse et mephitique qui les consumait et les faisait tomber dans un delire violent. Les historiens rapportent qu'au milieu de ce desordre on vit apparaitre trois guerriers d'un aspect sinistre, d'une stature plus qu'humaine, couverts de vieilles armures, et qui frapperent les Gaulois de leurs lances. Les Delphiens reconnurent, dit-on, les ombres de trois heros, Hyperocus et Laodocus, dont les tombeaux etaient voisins du temple, et Pyrrhus, fils d'Achille. Quant aux Gaulois, une terreur panique les entraina en desordre jusqu'a leur camp, ou ils ne parvinrent qu'a grand'peine, accables par les traits des Grecs et par la chute d'enormes rocs qui roulaient sur eux du haut du Parnasse." Voila le recit d'Amedee Thierry, c'est-a-dire d'un de nos ecrivains les plus savans et les plus consciencieux. Or, je vous prie, ou est Delphes? ou est le temple? ou est la foudre? ou est le dieu irrite? ou sont les trois guerriers spectres qui combattent pour les Delphiens? ou sont ces rocs qui poursuivent les fugitifs en bondissant aux flancs du Parnasse? Rien de tout cela n'est dans la mosaique. Ce n'est donc point la defaite des Gaulois a Delphes. "Il signor Filippo de Romanis a pretendu que c'etait la rencontre de Drusus avec les Gaulois, pres de la ville de Lyon." Prouvons que ce n'est pas plus la rencontre de Drusus avec les Gaulois pres de la ville de Lyon que ce n'est la defaite des Gaulois a Delphes. Selon le signor de Romanis, le chef vainqueur de la mosaique serait Neron Claudius Drusus; le cavalier blesse, un chef gaulois; et le personnage du char, un barde; quant aux noms de ce barde et de ce chef, les noms gaulois sont si barbares et si difficiles a prononcer que le signor de Romanis ne les indique pas meme par une pauvre petite initiale. Il signor de Romanis est de l'avis du proverbe qui dit que quand on prend du galon on n'en saurait trop prendre; pendant qu'il etait en train d'inventer un systeme, il a invente une bataille: en effet, sa bataille n'a pas plus de nom que son chef gaulois et son barde. Malheureusement, malgre ce vague si favorable aux theories systematiques, il y a deux choses positives. La premiere, c'est que les medailles qui restent des Druses ne ressemblent en rien au chef vainqueur de la mosaique. La seconde, c'est que le pretendu barde monte sur le char tient un arc et non une lyre. Je sais bien qu'un arc est un instrument a corde, mais je doute que jamais les bardes se soient servis d'un arc pour s'accompagner. J'ai donc grand'peur que la mosaique ne represente pas la rencontre de Drusus avec les Gaulois pres de la ville de Lyon. "Il signor Pasquale Ponticelli a pretendu que c'etait la defaite des Egyptiens par Cesar." Prouvons que ce n'est pas plus la defaite des Egyptiens par Cesar que ce n'est la defaite des Gaulois pres de la ville de Lyon. Selon il signor Pasquale Ponticelli, le chef vainqueur est Cesar, le guerrier blesse est Achille, le roi fugitif est Ptolemee. Il y a tout bonnement une impossibilite par personne citee a ce que cela soit. Le chef vainqueur de la mosaique a trente ans a peu pres, et a cette epoque Cesar en avait cinquante un ou cinquante-deux. Le guerrier blesse ne peut etre le general egyptien Achille, puisque le general egyptien Achille fut, avant la bataille, tue en trahison par l'eunuque Ganimede. Enfin, le roi fugitif ne peut etre Ptolemee, puisque Ptolemee avait a cette epoque dix-sept ans a peine, et que le roi vaincu parait en avoir de quarante-cinq a cinquante. Il est vrai que cela pourrait s'arranger si Cesar cedait a Ptolemee les vingt-un ou vingt-deux ans qu'il a de trop; mais resterait encore le malheureux general Achille, que nous ne saurions, en conscience, ressusciter pour faire plaisir au signor Pasquale Ponticelli. Nous ne parlons pas des costumes, qui ne s'appliquent ni aux Romains du temps de Cesar, ni aux Egyptiens du temps de Ptolemee. Mais, dira peut-etre il signor Pasquale Ponticelli, ce n'est point de la bataille d'Alexandrie que j'ai voulu parler, mais de la seconde bataille qui rendit Cesar maitre de la monarchie egyptienne. A ceci nous repondrons qu'a cette seconde bataille, le roi Ptolemee, qui, au reste, n'avait que quelques mois de plus qu'a la premiere, etait revetu d'une cuirasse d'or; puisque, lorsqu'on le retira du Nil, mort et defigure, ce fut a cette cuirasse qu'on le reconnut. Or, sur toute la personne du roi fugitif il n'y a pas la moindre apparence de cette cuirasse d'or, qui cependant etait assez importante pour que le peintre ne la laissat point a l'arsenal. Ce n'est donc point la defaite des Egyptiens par Cesar. "Le marquis Arditi pretend que c'est la mort de Sarpedon." Prouvons que ce n'est pas plus la mort de Sarpedon que ce n'est la defaite des Egyptiens par Cesar. Sarpedon eut deux rencontres avec les Grecs, c'est vrai; pres du hetre sacre, c'est encore vrai; mais, quoique fils de Jupiter, Sarpedon n'etait pas heureux en guerre: dans la premiere, Sarpedon fut blesse, dans la seconde, il fut tue. Traduisons litteralement Homere, et voyons si le sujet de la mosaique s'applique le moins du monde a l'une ou l'autre de ces deux rencontres de Sarpedon. La premiere de ces deux rencontres eut lieu avec Tlepoleme, fils d'Hercule et petit-fils de Jupiter. Sarpedon etait par consequent l'oncle de Tlepoleme. Voici comment l'oncle parle au neveu: "Tlepoleme, si Hercule detruisit Troie, la ville sacree, c'etait pour punir la perfidie du fier Laomedon, qui paya par des paroles insolentes celui qui avait si bien agi a son egard, et lui refusa les chevaux pour lesquels il etait venu d'aussi loin. Eh bien! je te le dis, tu recevras de moi la mort et le noir enfer, et, frappe de mon javelot, tu me donneras, a moi, la gloire, et ton ame a Pluton." Ainsi parla Sarpedon. Maintenant, voici comment le neveu repond a l'oncle: "Tlepoleme eleve son javelot aigu, et les deux longs javelots des guerriers partent de leurs mains. Sarpedon lanca le sien, et la pointe alla frapper Tlepoleme a la gorge: la sombre nuit de la mort couvrit ses yeux. Tlepoleme frappa Sarpedon a la cuisse de son long javelot, et le fer impetueux ecarta les chairs et penetra jusqu'a l'os. Les amis de Sarpedon l'entrainent loin du combat; il porte encore le javelot long et pesant; aucun de ceux qui se pressent autour de lui ne s'en apercoit et ne pense a retirer le fer dangereux pour qu'il remonte sur son char, tant ils s'etaient empresses de le tirer de ce danger." Le guerrier vainqueur de la mosaique est arme d'une lance et non d'un javelot. Le guerrier vaincu n'a pas lance son javelot, mais de douleur a laisse tomber sa lance pres de lui. Tlepoleme n'est pas le moins du monde frappe a la gorge, et Sarpedon est frappe non pas a la cuisse, mais dans le flanc; et la lance, qui n'a pas trouve d'os pour l'arreter, passe d'un pied et demi de l'autre cote du corps; de plus, comme cette lance peut avoir douze pieds de long, il serait difficile que les amis de Sarpedon ne s'apercussent point que, tout fils de Jupiter qu'il est, le heros doit en etre incommode. De plus, ils sont presses de faire remonter Sarpedon sur son cheval, et le guerrier blesse de la mosaique est a cheval. L'artiste n'a donc evidemment pas eu l'idee de representer ce premier combat; passons au second. Cette fois, la lutte a lieu entre Sarpedon et Patrocle. Voici comment parle Homere. Nous demandons pardon a nos lecteurs de la simplicite de notre traduction litterale; elle ne ressemble ni a celle du prince Lebrun ni a celle de M. Bitaube, mais ce n'est pas notre faute. "Lorsque les deux guerriers se furent approches en face l'un de l'autre, Patrocle frappa le courageux Trasymele, qui etait le meilleur ecuyer de Sarpedon, et, lui lancant un trait dans le ventre, il le renversa a terre. Sarpedon, frappant le second, lance a son tour son javelot aigu et atteint le cheval Pedase a l'epaule droite. Le cheval pousse des cris, tombe au milieu des renes et meurt: les deux autres s'arretent, le timon craque, et les chevaux s'embarrassent, car Pedase git au milieu des renes; Automedon tire sa longue epee et coupe le trait a la volee. Ils recommencent alors leur perilleux combat; Sarpedon lance de nouveau a son ennemi un trait aigu: le javelot rase l'epaule gauche de Patrocle, mais ne le touche pas; enfin Patrocle lance son trait, qui ne sort pas inutilement de sa main, mais va frapper a l'endroit ou le diaphragme embrasse le coeur nerveux et plein de vie. Sarpedon tombe alors comme un chene, ou comme un pin que sur la montagne les hommes abattent avec des haches tranchantes." Or, le combat de la mosaique ressemble encore moins a la seconde rencontre de Sarpedon qu'a la premiere. Ou est Trasymele, le meilleur ecuyer de Sarpedon? ou est le cheval Pedase, blesse a l'epaule droite? ou est Automedon coupant le trait? ou est enfin Sarpedon frappe au coeur? a moins que deja, du temps d'Homere, les medecins n'aient mis le coeur a droite. Ce n'est donc pas la mort de Sarpedon. "Enfin il signor Giuseppe Sanchez a pretendu que c'etait une rencontre entre Achille et Hector." Prouvons que ce n'est pas plus une rencontre entre Achille et Hector que ce n'est la mort de Sarpedon. Voici, selon le signor Giuseppe Sanchez, le paragraphe d'Homere auquel le peintre a emprunte son sujet: Ulysse vient supplier Achille d'oublier l'injure que lui a faite Agamemnon, mais Achille le renvoie plus loin qu'il ne veut aller, et, rappelant les services rendus aux Grecs, il dit: "Tant que je combattis avec les Grecs, Hector n'osa point lutter avec moi ni s'aventurer hors de ses murs, toujours il restait a la porte de Scee et sous un hetre; cependant un jour il osa me braver, mais il put a peine echapper a mes coups." --Nous vous voyons venir, monsieur Sanchez. Vous n'avez pas voulu choisir un des combats racontes par Homere. Non. Homere poete, peintre, historien, Homere est trop precis, trop descripteur. Il eut ete trop facile, Homere a la main, de vous refuter. Vous avez prefere prendre quelque chose de vague, et vous avez pretendu que l'artiste avait pris a la volee les quelques mois de rodomontade jetes au vent par la colere d'Achille, et qu'il en avait fait un tableau. Ce n'est pas probable; mais, n'importe, admettons votre donnee. C'est donc la rencontre d'Achille et d'Hector pres de la porte de Scee. D'abord, monsieur Sanchez, Achille avait des chevaux de rechange. Il avait, a cette epoque, Xanthe et Balius, fils de Podarge et du Zephyr, et par consequent immortels, il avait de plus Pedase, qu'il avait pris au siege de Thebes, et qui, au dire d'Homere, tout mortel qu'il etait, etait digne d'etre attele pres de ses deux collegues divins. Mais, quoique Achille dut monter a cheval comme un membre du Jokey-Club ou comme un ecuyer de Franconi, Achille ne montait jamais a cheval quand il s'agissait de combattre. Fi donc! les heros comme Achille avaient un char, un automedon pour conduire ce char, et au fond de ce char tout un arsenal de piques et de javelots. Combattre a cheval! pour qui prenez-vous le divin fils de Thetis et de Pelee? C'est bon pour des pleutres et des faquins; mais du temps d'Homere les gens comme il faut combattaient en char. Ecoutez Nestor: "Contenez vos chevaux, dit-il, prenez garde qu'ils ne portent le desordre dans nos lignes; qu'aucun de vous ne s'abandonne a sa fougueuse ardeur, qu'aucun ne sorte des rangs pour attaquer l'ennemi, qu'aucun ne recule; vous seriez bientot rompus et defaits. Si quelqu'un est force d'abandonner son char pour monter sur un autre, qu'il ne se serve plus que de ses javelots." Puis, s'il vous plait, a cette epoque, Achille avait encore ses armes, puisque Patrocle n'etait pas mort. Ou est donc l'immense bouclier sous lequel gemissait le bras de Patrocle? ou est le casque terrible dont le cimier seul, en se balancant, faisait fuir les Troyens? ou Achille dit-il que lorsque Hector a fui devant lui, lui Achille etait nu-tete? Certes, Achille n'est point assez modeste pour avoir oublie une pareille circonstance. Donc le chef vainqueur de la mosaique ne peut etre Achille, puisque le vainqueur de la mosaique n'est pas sur le char d'Achille et ne porte pas les armes d'Achille. Passons a Hector. Maintenant, Hector est sur son char, c'est vrai; malheureusement, le chef vaincu de la mosaique non seulement n'a pas les armes d'Hector, mais encore n'a pas l'age d'Hector. Ou M. Giuseppe Sanchez a-t-il vu que l'elegant fils de Priam, qui dispute le prix de la beaute a Paris, le prix du courage a Achille, soit un homme de quarante-cinq a quarante-huit ans? Franchement, quoique Homere ne dise nulle part l'age d'Achille, tout ce que je peux faire pour M. Sanchez, c'est d'accorder trente ans a Hector. Puis, j'en demande pardon a M. Sanchez, j'ai lu et relu l'_Iliade_, et je n'ai vu nulle part qu'Hector se servit d'un arc. C'est Paris, l'archer de la famille; et Homere est trop adroit pour etablir une pareille similitude entre les deux freres. A Hector, il faut les armes offensives du brave; il lui faut les javelots avec lesquels on se bat a vingt pas de distance: il lui faut cette lance au cercle d'or avec laquelle on frappe son ennemi en le joignant; il lui faut l'epee, avec laquelle on lutte corps a corps. Puis, connue arme defensive, ou est ce casque, present d'Apollon, dont le panache seme la terreur? ou est ce grand bouclier qu'il rejette sur ses epaules quand il tourne le dos a l'ennemi et qui le couvre tout entier? ou est enfin la cuirasse ou s'enfonce si profondement le javelot d'Ajax qu'il dechire jusqu'a sa tunique? Or, si le guerrier vaincu de la mosaique n'a pas l'age d'Hector et n'a pas les armes d'Hector, ce ne peut pas etre Hector. Il en resulte que si l'un ne peut pas etre Hector et que l'autre ne puisse pas etre Achille, la mosaique doit necessairement representer autre chose que la rencontre d'Achille et d'Hector. J'en demande pardon a mes lecteurs, mais j'ai voulu prendre les dix systemes les uns apres les autres pour leur prouver qu'il ne faut pas croire trop aveuglement aux systemes. Maintenant je pourrais, comme un autre, faire un onzieme systeme, mais je ne donnerai pas ce plaisir a MM. les savans italiens. Je leur raconterai tout simplement l'histoire d'un pauvre fou que j'ai vu a Charenton, et qui m'a paru non seulement plus sage, mais encore plus logique qu'eux. Sa folie etait de se croire un grand peintre, et a son avis il venait d'executer son chef-d'oeuvre. Ce chef-d'oeuvre, recouvert d'une toile verte, etait le passage de la mer Rouge par les Hebreux. Il vous conduisait devant le chef-d'oeuvre, levait la toile verte, et l'on apercevait une toile blanche. --Voyez, disait-il, voila mon tableau. --Et il represente? demandait le visiteur. --Il represente le passage de la mer Rouge par les Hebreux. --Pardon, mais ou est la mer? --Elle s'est retiree. --Ou sont les Hebreux? --Ils sont passes. --Et les Egyptiens? --Ils vont venir. Dites-moi, les savans italiens que nous venons de citer sont-ils aussi sages et surtout aussi logiques que mon fou de Charenton? XVII Visite au Musee de Naples. J'en demande bien pardon a mes lecteurs, mais je suis place, comme narrateur, entre l'omission et l'ennui. Si j'omets, ce sera justement de la chose omise qu'on me demandera compte; si je passe tous les objets en revue, je risque de tomber dans la monotonie. Au surplus, nous en avons fini ou a peu pres avec Naples antique et Naples moderne, et nous touchons a la catastrophe. Un peu de patience donc pour le Musee. Que dirait-on, je vous le demande, si je ne parlais pas un peu du musee de Naples? Le palais des Studi, dont le duc d'Ossuna, vice-roi de Naples, avait jete les fondemens dans le but d'en faire une vaste ecole de cavalerie, vit sa destination changee par Ruis de Castro, comte de Lemos, qui decida qu'il servirait de logement a l'Universite, laquelle y fut effectivement instituee sous son fils, en 1616. Mais, en 1770, les palais de Portici, de Caserte, de Naples et de Capo di Monte s'etant successivement encombres des precieux resultats que produisaient les fouilles de Pompeia, le roi Ferdinand resolut de reunir toutes les antiquites provenant de la decouverte de ces deux villes dans un seul local, ou elles seraient exposees a la curiosite du public et aux investigations des savans. A cet effet, il choisit le palais de l'Universite, laquelle Universite fut transportee au palais de San-Salvandor. Le roi Ferdinand fut si content de la resolution qu'il venait de prendre et la trouva si docte et si sage, qu'il resolut d'en perpetuer le souvenir en se faisant representer en Minerve a l'entree du nouveau Musee. Ce fut Canova qu'on chargea de l'execution de ce chef-d'oeuvre. C'est quelque chose de bien grotesque, je vous jure, que la statue du roi Ferdinand en Minerve; et quand il n'y aurait que cela a voir au Musee, on n'aurait, sur ma parole, aucunement perdu son temps a y faire une promenade. Mais heureusement il y a encore autre chose, de sorte que l'on peut faire d'une pierre deux coups. Notre premiere visite, apres notre retour a Naples, fut pour les objets provenant d'Herculanum et de Pompeia; c'etait continuer tout bonnement notre course de la veille: apres avoir vu l'ecrin, c'etait regarder les bijoux; bijoux merveilleux, d'art souvent, de forme toujours. Nous commencames par les statues; elles se presentent d'elles-memes sur le passage des visiteurs. D'abord ce sont les neuf effigies de la famille Balbus; puis celles de Nonius pere et fils, les plus fines, les plus legeres, les plus aristocratiques, si on peut le dire, de toute l'antiquite. Ces dernieres etaient a Portici. Eu 1799, un boulet emporta la tete de Nonius fils, mais on en retrouva les debris et on la restaura. Il y a encore la d'autres statues splendides: un Faune ivre, par exemple; la Venus Callipyge que je trouve pour mon compte moins belle que celle de Syracuse; l'Hercule au repos, colosse du statuaire Glycon, retrouve sans jambes dans les Thermes de Caracalla, et que Michel-Ange entreprit de completer; mais, les jambes achevees, et lorsque l'auteur de Moise eut pu comparer son oeuvre a celle de l'antiquite, il les brisa, en disant que ce n'etait pas a un homme d'achever l'oeuvre des dieux. Guillaume de la Porta fut moins severe pour lui-meme, il refit les jambes; mais, les jambes faites, on apprit que le prince Borghese venait de retrouver les veritables dans un puits, a trois lieues de l'endroit ou l'on avait retrouve le corps. Comment etaient-elles allees la? Personne ne le sut jamais. Or, il etait encore plus difficile de faire un corps aux jambes du prince Borghese que de faire des jambes au corps du roi de Naples. Le prince, qui etait genereux comme un Borghese, fit cadeau de ces jambes au roi. Tant il y a qu'aujourd'hui l'Hercule est au grand complet, chose rare parmi les statues antiques. Il y a encore le taureau Farnese, magnifique groupe de cinq a six personnages tailles dans un bloc de marbre de seize pieds sur quatorze; l'Agrippine au moment ou elle vient d'apprendre que Neron menace sa vie; et enfin l'Aristide, que Canova regardait comme le chef-d'oeuvre de la statuaire antique. De la on passa dans la salle des petits bronzes. Malgre cette denomination infime, la salle des petits bronzes n'est pas la moins curieuse. En effet, dans cette salle sont rassembles tous les ustensiles familiers retrouves a Pompeia. La vie antique, la vie positive est la; pour la premiere fois, on y voit boire et manger les anciens qui, dans notre theatre, ne boivent et ne mangent que pour s'empoisonner. Ce sont des vases pour porter l'eau chaude, des marabouts, des bouilloires, des poeles a frire, des moules a petits pates, des passoires si fines que le fond en semble un voile brode a jour, des candelabres, des lanternes, des lampes de toutes formes et de toutes facons; un escargot qui eclaire avec ses deux cornes; un petit Bacchus qui fuit emporte par une panthere, une souris qui ronge un lumignon; des lampes consacrees a Isis et au Silence, d'autres consacrees a l'Amour, et que le dieu eteignait en abaissant la main; des lampes a plusieurs lumieres accrochees a un petit pilastre orne de tetes de taureaux et de festons de fleurs, ou accrochees par des chaines aux branches d'un arbre effeuille. A cote de la salle des petits bronzes est le cabinet des comestibles: ce sont des oeufs, des petits pates, des pains, des dattes, des raisins secs, des amandes, des figues, des noix, des pommes de pin, du millet, des noyaux de peches, de l'huile d'Aix, des burettes, du vin dans des bouteilles, une serviette avec un morceau de levain, un oeuf d'autruche, des coquilles de limacons. On y voit aussi des draps, du linge qui etait dans un cuvier a lessive, des filets, du fil, enfin toutes ces choses qu'on rencontre a chaque pas dans la vie reelle, et dont il n'est jamais question dans les livres: ce qui fait que les anciens, toujours vus au senat, au forum ou sur le champ de bataille, ne sont pas pour nous des hommes, mais des demi-dieux. Fausse education qu'il faut refaire, fausses idees qu'il faut redresser une fois qu'on est sorti du college, et qui prolongent les etudes bien au dela du temps qui devrait leur etre consacre. Puis, de la on passe dans la chambre des bijoux. Voulez-vous des formes pures, suaves, sans reproches? Voyez ces anneaux, ces colliers, ces bracelets. C'est comme cela qu'en portaient Aspasie, Cleopatre, Messaline. Voila des mains qui se serrent en signe de bonne foi; voila un serpent qui se mord la queue, symbole de l'infini; voici des mosaiques, des antiques, des bas-reliefs. Voulez-vous ecrire? voici un encrier avec son encre coagulee au fond. Voulez-vous peindre? voici une palette avec sa couleur toute preparee. Voulez-vous faire votre toilette? voici des peignes, des epingles d'or, des miroirs, du fard, tout ce _monde de la femme, mundus muliebris_, comme l'appelaient les anciens. Passons a la peinture: c'est la grande question artistique de l'antiquite; c'etait la mysterieuse Isis, dont on n'avait pas encore, avant la decouverte de Pompeia, pu soulever le voile. On avait retrouve des statues, on connaissait des chefs-d'oeuvre de la sculpture, on possedait l'Apollon, la Venus de Medicis, le Laocoon, le Torse; on avait des frises du Parthenon et les metopes de Selinonte; mais ces merveilles du pinceau tant vantees par Pline, ces portraits que les princes couvraient d'or, ces tableaux pour lesquels les rois donnaient leurs maitresses, ces peintures que les artistes offraient aux dieux, jugeant eux-memes que les hommes n'etaient pas assez riches pour les payer: tout cela etait inconnu. Il y avait un piedestal pour les statuaires, il n'y en avait pas pour les peintres. Il est vrai que les fouilles de Pompeia et d'Herculanum n'ont eclaire la question qu'a demi. Jusqu'a present, on n'a retrouve aucun original que l'on puisse attribuer a quelqu'un de ces grands maitres qui avaient nom Timanthe, Zeuxis ou Apelles. Il y a plus: la majeure partie des peintures d'Herculanum et de Pompeia ne sont rien autre chose que des fresques pareilles a celles de nos theatres et de nos cafes. Mais n'importe! par cette oeuvre des ouvriers on peut apprecier l'oeuvre des artistes, et parmi ces peintures secondaires il y a meme deux ou trois tableaux tout a fait dignes d'etre remarques. Mais il ne faut pas courir a ces deux ou trois tableaux, il faut les voir tous, les examiner tous, les etudier tous, car meme dans les plus mediocres il y a quelque chose a apprendre. Les peintures de Pompeia sont a la detrempe, c'est-a-dire executees par le meme procede dont se servaient Giotto, Giovanni du Fiesole et Masaccio. Le style, a part deux ou trois oeuvres de la decadence executees par les Bouchers de l'epoque, est purement grec. Le dessin en est fin, correct, etudie; le clair-obscur, quoique compris autrement que par nos artistes, est tout a fait a la maniere des graveurs, c'est-a-dire a l'aide de hachures, et bien entendu. La composition est en general douce et harmonieuse. L'expression en est toujours juste et tres souvent remarquable. Enfin les vetemens et les plis sont touches avec cette superiorite qu'on avait deja reconnue dans la statuaire antique, et qui fait le desespoir des artistes modernes. Nous ne pouvons pas passer en revue les 1,700 peintures qui composent la collection du Musee antique; nous pouvons seulement indiquer les plus originales ou les meilleures. D'abord, dans les arabesques et dans les natures mortes, on trouvera des choses charmantes: des animaux auxquels il ne manque que la vie, des fruits auxquels il ne manque que le gout; un perroquet trainant un char conduit par une cigale, tableau que l'on croit une caricature de Neron et de son pedagogue Seneque; une charge representant Enee sauvant son pere et son fils, tous trois avec des tetes de chiens. Les trois parties du monde, l'Afrique avec son visage noir, l'Asie avec un bonnet representant une tete d'elephant, et au milieu d'elles l'Europe, leur maitresse et leur reine; puis au fond la mer, et sur cette mer un vaisseau cinglant a pleines voiles a la recherche de cette quatrieme partie du monde promise par Seneque. Il n'y pas a s'y tromper, car au dessous on lit ces vers de _Medee_: Venient annis Secula seris quibus Oceanus Vincula rerum laxet, et ingens Pateat tellus, Typhisque novos Deteget orbes: nec sit terris ultima Thule. _Medee_, acte II. Maintenant, voici un tableau d'histoire: il est precieux, car c'est le seul qu'on ait retrouve a Pompeia: c'est Sophonisbe buvant le poison. Devant elle est Scipion l'Africain, qu'on peut reconnaitre en le comparant a son buste, auquel il ressemble; puis, derriere Sophonisbe, Massinissa qui la soutient dans ses bras. Le tableau est sans signature. Est-ce une copie? est-ce l'original? Nul ne le sait. Mais en voici un autre sur lequel le meme doute n'existe point. Il represente Phoebe essayant de raccommoder Niobe avec Latone. Aux pieds de leur mere, Aglae et Helena, pauvres enfans qui seront enveloppes dans la vengeance divine, jouent aux osselets avec toute l'insouciance de leur age. C'est un original: il est signe Alexandre l'Athenien. Puis viennent les fameuses danseuses tant de fois reproduites par la peinture moderne; des funambules vetus comme nos arlequins; les sept grands dieux qui presidaient aux sept jours de la semaine: Diane pour le lundi, Mars pour le mardi, et ainsi de suite Mercure, Jupiter, Venus, Apollon et Saturne. Au milieu de tout cela, le morceau de cendre coagulee qui conserve la forme du sein de cette femme retrouvee dans le souterrain d'Arrius Diomede, comme nous l'avons raconte. Puis les trois Graces, que l'on croit copiees de Phidias, et qui furent recopiees par Canova. Puis le sacrifice d'Iphigenie, que l'on croit une copie de ce fameux tableau de Timanthe dont parle Pline. On se fonde sur ce que, dans l'un comme dans l'autre, Agamemnon a la tete voilee, et que, selon toute probabilite, un artiste n'aurait pas ose faire, a un maitre aussi connu que Timanthe, un pareil vol. Puis Thesee tuant le Minotaure. A ses pieds est le monstre abattu; autour de lui sont les jeunes garcons et les jeunes filles qu'il a sauves et qui lui baisent la main. Puis Medee meditant la mort de ses fils, composition magnifique d'une simplicite terrible. Les enfans jouent, la mere reve. C'est beau et grand pour tout le monde. Un homme de nos jours qui aurait fait ce tableau serait le rival de nos plus grands peintres. Ne commencez pas par ce tableau, vous ne verriez plus rien. Quant a moi, il y a maintenant sept ans que je l'ai vu, et en fermant les yeux je le revois comme s'il etait la. Puis une foule d'autres peintures:--l'Education d'Achille par le centaure Chiron, tableau imite par un de nos peintres, et que la gravure a popularise;--Ariane s'eveillant sur le rivage d'une ile deserte, et tendant les bras au vaisseau de Thesee qui s'eloigne;--Phryxus traversant l'Hellespont, monte sur son belier, et tendant la main a Helle qui est tombee dans la mer;--la Venus qui sourit, etendue dans une conque;--Achille rendant Briseis a Agamemnon;--enfin, Thetis allant demander vengeance a Jupiter. Ces deux derniers sont deux pages de l'Iliade. Puis, allez, cherchez encore, regardez dans tous les coins: vous croirez en avoir pour une heure, vous y resterez tout le jour; puis, vous y reviendrez le lendemain et le surlendemain; et au moment de votre depart vous ferez arreter votre voiture pour rendre encore une derniere visite a cette salle, unique dans le monde. Il ne faut pas s'en aller sans visiter le cabinet des papyrus; ce serait une grande injustice. Dans mon voyage de Sicile, apres avoir visite Syracuse, j'ai conduit mes lecteurs aux sources de la Cyanee, a travers des iles charmantes dont les longs roseaux courbaient au dessus de nous, leurs tetes empanachees; ces roseaux, c'etaient des papyrus. On en faisait une espece de parchemin etroit et long qu'on deroulait a mesure qu'on ecrivait, et qu'on roulait a mesure qu'on avait ecrit. Eh bien! on trouva cinq ou six mille de ces rouleaux, noircis, brules, friables; on les prit d'abord pour des morceaux de bois carbonises et on n'y fit aucune attention; on les jeta ou plutot on les laissa rouler ou il leur plaisait d'aller; puis on reconnut que c'etait le tresor le plus precieux de l'antiquite que l'on meprisait ainsi. On recueillit tout ce qu'on put en trouver, et, par un miracle de patience inoui, incroyable, fabuleux, on en a deroule et lu a cette heure trois mille ou trois mille cinq cents, je crois. Le reste est dans ce cabinet, range sur les rayons de vastes armoires; ce sont deux mille cinq cents petits cylindres noirs que vous prendriez pour des echantillons de charbon de bois. Ce fut en 1753 seulement qu'on revint de l'erreur que nous avons dite: on trouva d'un seul coup, au dessous du jardin du couvent de Saint-Augustin, a Portici, dix-huit cents de ces petits rouleaux, ranges avec tant de symetrie que l'on commenca a y voir quelque chose de mieux que du bois brule. D'ailleurs, en meme temps et dans la meme piece on retrouva trois bustes, sept encriers, et des stylets a ecrire. On reconnut alors qu'on etait dans une bibliotheque, et l'on eut pour la premiere fois l'idee que les petits rouleaux noirs pouvaient etre des papyrus; on les examina avec soin et on y reconnut, comme on la voit sur du papier brule, la trace des caracteres qui y avaient ete ecrits. A partir de ce moment, la recommandation fut faite a tous les ouvriers travaillant aux fouilles de mettre precieusement de cote tout ce qui pourrait ressembler a du charbon. Et, comme je vous le dis, il y a la trois mille manuscrits dans lesquels on retrouvera peut-etre ces quatre volumes de Trogue Pompee qui font une lacune dans l'histoire, et ces trois ou quatre livres de Tacite qui font une lacune dans ses Annales. J'avoue que j'avais grande envie de mettre dans ma poche un de ces petits rouleaux de charbon. Comme nous allions descendre le grand escalier des Studi, le gardien, qui etait sans doute satisfait de la retribution que nous lui avions donnee, nous demanda a voix basse si nous ne voulions pas visiter la galerie de Murat. Nous acceptames, en lui demandant comment la galerie de Murat se trouvait aux Studi. Il nous repondit alors que, lorsque le roi Ferdinand avait repris son royaume, on avait partage en famille tous les objets abandonnes par le roi dechu. Cette galerie etait devenue la propriete du prince de Salerne qui, ayant eu besoin de quelque chose comme cent mille piastres, les emprunta sur gage a son auguste neveu actuellement regnant. Or, le gage fut cette galerie, laquelle, pour plus grande surete de la creance, fut transportee au musee Bourbon. Il y a la, entre autres chefs-d'oeuvre, treize Salvator Rosa, deux ou trois Van-Dick, un Perugin, un Annibal Carrache, deux Gerard des Nuits, un Guerchin, les Trois Ages de Gerard, puis dans un petit coin, derriere un rideau de fenetre, un tableau de quatorze pouces de haut, et de huit pouces de large, une de ces miniatures grandioses comme en fait Ingres quand le peintre d'histoire descend au genre, une petite merveille enfin, comme l'Aretin, comme le Tintoret! c'est Francesca de Rimini et Paolo, au moment ou les deux amans s'interrompent et "ce jour-la ne lisent pas plus avant." Demandez, je vous le repete, a visiter cette galerie, ne fut-ce que pour voir ce charmant petit tableau. Nous sortimes enfin, ou plutot on nous mit a la porte. Il etait quatre heures et demie, et nous avions outre-passe d'une demi-heure le temps fixe pour la visite du musee. Il est vrai qu'a Naples il n'y a rien de fixe, et qu'avec une colonate, c'est-a-dire avec cinq francs cinq sous, on fait et l'on fait faire bien des choses. Nous n'avions pas marche cent pas qu'au coin de la rue de Tolede nous nous trouvames face a face avec un monsieur d'une cinquantaine d'annees qu'il me sembla a la premiere vue avoir rencontre a Paris dans le monde diplomatique. Probablement je ne lui etais pas inconnu non plus, car il s'approcha de moi avec son plus charmant sourire. --Eh! bonjour, mon cher Alexandre, me dit-il d'un ton protecteur; comment etes-vous a Naples sans que j'en sois averti? Ne savez-vous donc pas que je suis le protecteur-ne des artistes et des gens de lettres? Le faquin! Il me prit une cruelle envie de lui briser quelque chose d'un peu dur sur le dos; mais je me retins, me doutant bien qu'il accepterait cette reponse et que tout serait fini la. En effet, pour mon malheur, c'etait... A l'autre chapitre, je vous dirai qui c'etait. XVIII La Bete noire du roi Ferdinand. C'etait ce fameux marquis dont je vous ai parle comme de la bete noire du roi Ferdinand, et qui, tout protege qu'il avait ete par la reine Caroline, n'avait jamais pu entrer au palais que par la porte de derriere. En partant de France, j'avais pris quelques lettres de recommandation pour les plus grands seigneurs de Naples, les San-Teodore, les Noja et les San-Antimo. De plus, je connaissais de longue date le marquis de Gargallo cl les princes de Coppola. Parmi ces lettres, il s'en etait, je ne sais comment, glisse une pour le marquis. Etant a Rome, je n'avais pu obtenir de l'ambassade des Deux-Siciles l'autorisation d'aller a Naples. Afin d'eluder ce refus, j'avais, comme je l'ai raconte ailleurs, passe la frontiere napolitaine grace au passeport d'un de mes amis. Pour tout le monde je m'appelais donc du nom de cet ami, c'est-a-dire monsieur Guichard. et pour quelques personnes seulement j'etais Alexandre Dumas. Mais comme, en arrivant a Naples, j'ignorais a qui je pouvais me fier, j'avais, avec un homme que j'appellerais mon ami, si ce n'etait pas un tres haut personnage, j'avais, dis-je, passe une revue des adresses de mes lettres, afin de savoir de lui quelles etaient les personnes a qui il n'y avait aucun inconvenient que monsieur Guichard remit les recommandations donnees a monsieur Dumas. Or, a toutes les adresses, ce haut personnage, que je n'ose appeler mon ami, mais a qui j'espere prouver un jour que je suis le sien, avait fait un signe d'assentiment, lorsque, arrive a la lettre destinee au marquis, il prit cette lettre par un coin de l'enveloppe, et la jetant, sans meme regarder ou elle allait tomber, de l'autre cote de la table sur laquelle nous faisions notre choix: --Qui vous a donc donne une lettre pour cet homme? me demanda-t-il. --Pourquoi cela? repondis-je, ripostant a sa question par une autre question. --Mais, parce que ... parce que ... ce n'est pas un de ces hommes a qui on recommande un homme comme vous. --Mais, n'est-il pas quelque peu homme de lettres lui-meme? demandai-je. --Oh! oui, me repondit mon interlocuteur; oui, il a une correspondance tres active avec le ministre de la police. Cela s'appelle-t-il etre un homme de lettres en France? En ce cas, c'est un homme de lettres. --Diable! fis-je; mais il me semble que j'ai rencontre ce gaillard-la dans les meilleurs salons de Paris. --Cela ne m'etonnerait pas: c'est un drole qui se fourre partout. Et moi-meme, tenez, je ne serais pas surpris en rentrant de le trouver dans mon antichambre. Mais vous voila prevenu. Assez sur cette matiere; parlons d'autre chose. C'est un garcon fort aristocrate que cet ami que je n'ose pas appeler mon ami. Je ne m'en tins pas moins pour averti, et bien averti, car il etait en position d'etre parfaitement renseigne sur toutes ces petites choses-la, et, a partir de ce jour, je me donnai de garde d'aller en aucun endroit ou je pusse rencontrer mon marquis. Or, j'avais parfaitement reussi a l'eviter depuis trois semaines que j'etais a Naples, lorsque, pour mon malheur, comme je l'ai dit, je me trouvai face a face avec lui en sortant du musee Bourbon. On devine donc quelle figure je fis lorsque, avec ce charmant sourire qui lui est habituel et avec ce ton protecteur qu'il affecte, il me dit: --Eh! bonjour, mon cher Alexandre; comment etes-vous a Naples sans que j'en sois averti? Ne savez-vous donc pas que je suis le protecteur-ne des artistes et des gens de lettres? Puis, voyant que je ne repondais rien et que je le regardais des pieds a la tete, il ajouta: Comptez-vous rester encore long-temps avec nous? --D'abord, monsieur, lui repondis-je, je ne suis pas le moins du monde votre cher Alexandre, attendu que c'est la troisieme fois, je crois, que je vous parle, et que, les deux premieres, je ne savais pas a qui je parlais. Ensuite, vous n'avez pas ete averti de mon arrivee parce que mon veritable nom n'a pas ete depose a la police. Enfin, et pour repondre a votre derniere question, oui, je comptais rester huit jours encore, mais j'ai bien peur d'etre force de partir demain. Apres quoi je pris le bras de Jadin et laissai le protecteur-ne des artistes et des gens de lettres fort abasourdi du compliment qu'il venait de recevoir. A Chiaja, je quittai Jadin; il s'achemina du cote de l'hotel, et moi j'allai droit a l'ambassade francaise. A cette epoque, nous avions pour charge d'affaires a Naples un noble et excellent jeune homme ayant nom le comte de Bearn. En arrivant, il y avait quatre mois, j'avais ete lui faire ma visite, et je lui avais tout raconte. Il m'avait ecoute gravement et avec une legere teinte de mecontentement; mais presque aussitot ce nuage passager s'etait efface, et me tendant la main: --Vous avez eu tort, me dit-il, d'agir ainsi a votre facon, et vous pouvez cruellement nous compromettre. Si la chose etait a faire, je vous dirais: Ne la faites point; mais elle est faite, soyez tranquille, nous ne vous laisserons pas dans l'embarras. J'etais peu habitue a ces facons de faire de nos ambassadeurs; aussi j'avais garde au comte de Bearn une grande reconnaissance de sa reception, tout en me promettant, le moment venu, d'avoir recours a lui. Or, je pensai que le moment etait venu, et j'allai le trouver. --Eh bien! me demanda-t-il, avons-nous quelque chose de nouveau? --Non, pas pour le moment, repondis-je, mais cela pourrait bien ne pas tarder. --Qu'est-il donc arrive? Je lui dis la rencontre que je venais de faire, et je lui racontai le court dialogue qui en avait ete la suite. --Eh bien! me dit-il, vous avez eu tort cette fois-ci comme l'autre: il fallait faire semblant de ne pas le voir, et, si vous ne pouviez pas faire autrement que de le voir, il fallait au moins faire semblant de ne pas le reconnaitre. --Que voulez-vous, mon cher comte, lui repondis-je, je suis l'homme du premier mouvement. --Vous savez cependant ce qu'a dit un de nos plus illustre diplomates? --Celui dont vous parlez a dit tant de choses, que je ne puis savoir tout ce qu'il a dit. --Il a dit qu'il fallait se defier du premier mouvement, attendu qu'il etait toujours bon. --C'est une maxime a l'usage des tetes couronnees, et il y aurait par consequent de l'impertinence a moi de la suivre. Je ne suis heureusement ni roi ni empereur. --Vous etes mieux que cela, mon cher poete. --Oui, mais en attendant nous ne sommes pas au temps du bon roi Robert; et je doute que, si son successeur Ferdinand daigne s'occuper de moi, ce soit pour me couronner comme Petrarque avec le laurier de Virgile. D'ailleurs, vous le savez bien, Virgile n'a plus de laurier, et celui qu'a repique sur sa tombe mon illustre confrere et ami Casimir Delavigne lui a fait la mauvaise plaisanterie de ne pas reprendre de bouture. --Bref, que desirez-vous? --Je desire savoir si vous etes toujours dans les memes dispositions a mon egard. --Lesquelles? --De venir a mon secours si je vous appelle. --Je vous l'ai promis et je n'ai qu'une parole; mais savez-vous ce que je ferais si j'etais a votre place? --Que feriez-vous? --Vous allez bondir! --Dites toujours. --Eh bien! je ferais viser mon passeport ce soir, et je partirais cette nuit. --Ah! pour cela, non, par exemple. --Tres bien; n'en parlons plus. --Ainsi je compte sur vous? --Comptez sur moi. Le comte de Bearn me tendit la main, et nous nous separames. --Faites-moi un plaisir, dis-je a Jadin en rentrant a l'hotel. --Lequel? --Dites au garcon de vous dresser pour cette nuit un lit de sangle dans ma chambre. --Pour quoi faire? --Vous le verrez probablement. --Avez-vous besoin de Milord aussi? --Eh! eh! il ne sera peut-etre pas de trop. --Vous croyez donc qu'ils vont venir vous arreter? --J'en ai peur. --Sacre fat que vous faites, de vous figurer que les gouvernement s'occupent de vous! --Celui-ci a daigne s'occuper de mon pere au point de l'empoisonner, et je vous avoue que ce precedent ne me donne pas de confiance. --Eh bien! on couchera dans votre chambre, puisqu'il faut vous garder. Et Jadin donna ordre qu'on lui dressat son lit en face du mien. Cette precaution prise, nous nous couchames et nous nous endormimes comme si nous n'avions pas rencontre le moindre marquis dans notre journee. Le lendemain, vers les quatre heures du matin, j'entendis qu'on ouvrait ma porte. Si profondement que je dorme et si legerement qu'on ouvre la porte de ma chambre quand je dors, je m'eveille a l'instant meme. Cette fois, ma vigilance habituelle ne me fit pas defaut; j'ouvris les yeux tout grands, et j'apercus le valet de chambre. --Eh bien! Peppino, demandai-je, qu'y a-t-il, que vous me faites le plaisir d'entrer si matin chez moi? --J'en demande un million de pardons a son excellence, repondit le pauvre garcon; ce sont deux messieurs qui veulent absolument vous parler. --Deux messieurs de la police, n'est-ce pas? --Ma foi! s'il faut vous le dire, j'en ai peur. --Allons, allons, alerte, Jadin! --Quoi? dit Jadin, en se frottant les yeux. --Deux sbires qui nous font l'honneur de nous faire visite, mon garcon. --C'est-a-dire qu'il faut que je me leve et que je coure chez M. de Bearn. --Vous parlez comme saint Jean-Bouche-d'Or, cher ami; levez-vous et courez. --Vous n'aimez pas mieux que je les fasse manger par Milord? Cela serait plus tot fait, et cela ne nous derangerait pas. --Non, il en reviendrait d'autres, et ce serait a recommencer. --Ces messieurs peuvent-ils entrer? demanda Peppino. --Parfaitement, qu'ils entrent. Ces messieurs entrerent. Cela ressemblait beaucoup aux gardes du commerce que nous voyons au theatre. --Monsu Guissard? dit l'un d'eux. --C'est moi, repondis-je. --Eh bien! monsu Guissard, il faut nous suivre tout de suite. --Ou cela, s'il vous plait? --A la polize. Je jetai un coup d'oeil triomphant a Jadin. --Il faut, murmura-t-il, que le gouvernement ait bien du temps de reste pour se deranger ainsi! --Que dit monsu? demanda le sbire. --Moi! Rien, dit Jadin. --Monsu a parle du gouvernement! --Ah! j'ai dit que le gouvernement etait plein de tendresse pour les etrangers qui viennent ici; et je le repete! attendu que c'est mon opinion, monsieur. Est-il defendu d'avoir une opinion? --Oui, dit le sbire. --En ce cas, je n'en ai pas, monsieur, prenons que je n'ai rien dit. Je me hatai de m'habiller; j'avais une peur de tous les diables que les sbires, peu habitues au dialogue de Jadin, ne l'emmenassent avec moi. Je passai donc lestement mon gilet et ma redingote, et leur declarai que j'etais pret a les suivre. Cette promptitude a me rendre a l'invitation du gouvernement parut donner a nos deux sbires une excellente idee de moi; aussi, lorsque, arrive a la porte de la rue, je leur demandai la permission de prendre un fiacre, ils ne firent aucune difficulte, et l'un d'eux poussa meme la complaisance jusqu'a courir en chercher un qui stationnait devant la grille encore fermee de la villa Reale. Comme je montais en voiture, je vis apparaitre Jadin a la fenetre; il etait tire a quatre epingles et tout pret a se rendre a l'ambassade. Seulement, pour ne pas donner de soupcons sur sa connivence avec moi, il attendait pour sortir que nous eussions tourne le coin, et fumait innocemment la plus colossale de ses trois pipes. Cinq minutes apres j'etais a la police. Un monsieur, tout vetu de noir et de fort mauvaise humeur d'avoir ete reveille si matin, m'y attendait. --C'est a vous ce passeport? me demanda-t-il aussitot qu'il m'apercut et en me montrant mon passeport au nom de Guichard. --Oui, monsieur. --Et cependant Guichard n'est pas votre nom? --Non, monsieur. --Et pourquoi voyagez-vous sous un autre nom que le votre? --Parce que votre ambassadeur n'a pas voulu me laisser voyager sous le mien. --Quel est votre nom? --Alexandre Dumas. --Avez-vous un titre? --Mon aieul a recu de Louis XIV le titre de marquis, et mon pere a refuse de Napoleon le titre de comte. --Et pourquoi ne portez-vous pas votre titre? --Parce que je crois pouvoir m'en passer. --Vous meprisez donc ceux qui ont des titres? --Pas le moins du monde; mais je prefere ceux qu'on se fait soi-meme a ceux qu'on a recus de ses aieux. --Vous etes donc un jacobin? Je me mis a rire, et je haussai les epaules. --Il ne s'agit pas de rire ici! me dit le monsieur en noir, d'un air on ne peut plus irrite. --Vous ne pouvez pas m'empecher de trouver la question ridicule. --Non, mais je veux vous faire passer l'envie de rire. --Oh! cela, je vous en defie tant que j'aurai le plaisir de vous voir. --Monsieur! --Monsieur! --Savez-vous qu'en attendant je vais vous envoyer en prison? --Vous n'oserez pas. --Comment! je n'oserai pas? s'ecria l'homme noir en se levant et en frappant la table du poing. --Non. --Eh! qui m'en empechera? --Vous reflechirez. --A quoi? --A ceci. Je tirai de ma poche trois lettres. Le monsieur noir jeta un coup d'oeil rapide sur les papiers que je lui presentais, et reconnut des cachets ministeriels. --Qu'est-ce que c'est que ces lettres? --Oh! mon Dieu, presque rien. Celle-ci, c'est une lettre du ministre de l'instruction publique, qui me charge d'une mission litteraire en Italie, et particulierement dans le royaume des Deux-Siciles: il desire savoir quels sont les progres que l'instruction a faits depuis les vice-rois jusqu'a nos jours. Celle-ci, c'est une lettre du ministre des affaires etrangeres, qui me recommande particulierement a nos ambassadeurs, et qui les prie de me donner _en toute circonstance_, voyez: _en toute circonstance_ est meme souligne;--de me donner, dis-je, _en toute circonstance_, aide et protection. Quant a cette troisieme, n'y touchez pas, monsieur, et permettez-moi de vous la montrer a distance. Quant a cette troisieme, voyez, elle est signee: "Marie-Amelie," c'est-a-dire d'un des plus nobles et des plus saints noms qui existent sur la terre. C'est de la tante de votre roi. J'aurais pu m'en servir, mais je ne l'ai pas fait, il aurait fallu la remettre a la personne a qui elle etait adressee; et quand on a un autographe comme celui-la, lequel, comme vous pouvez le voir, ne dit pas trop de mal du porteur, on le garde, au risque que quelque valet de police vous menace de vous envoyer en prison. --Mais, me dit le monsieur un peu abasourdi, qui me dira que ces lettres sont bien des personnes dont elles portent les signatures? Je me retournai vers la porte qui s'ouvrait en ce moment, et j'apercus le comte de Bearn. --Qui vous le dira? Pardieu, repris-je, monsieur l'ambassadeur de France, qui se derange tout expres pour cela. N'est-ce pas, mon cher comte, continuai-je, que vous direz a monsieur que ces lettres ne sont pas de fausses lettres? --Non seulement je le lui dirai, mais encore je demanderai en vertu de quel ordre on vous arrete, et il me sera fait raison de l'insulte que vous avez recue. Je reclame monsieur, ajouta le comte de Bearn en etendant la main vers moi, d'abord comme sujet du roi de France, et ensuite comme envoye du ministere. Si monsieur a commis quelque infraction aux lois de la police et de la sante[1], j'en repondrai a plus haut que vous. Venez, mon cher Dumas, je suis desole qu'on vous ait reveille si matin, et j'espere que c'est par un malentendu. Et a ces mots, nous sortimes de la police bras dessus bras dessous, laissant le monsieur en noir dans un etat de stupefaction des plus difficiles a decrire. Jadin nous attendait a la porte. --Ah ca! maintenant, me dit le comte de Bearn, maintenant que nous sommes entre nous, il ne s'agit plus de faire les fanfarons; je vous ai tire de la avec les honneurs de la guerre, mais je vais avoir sur les bras tout le ministere de la police. Il s'agit pour vous de songer au depart. --Diable! --N'avez-vous pas tout vu? --Si fait. J'ai visite hier la derniere chose qui me restai a voir. --Eh bien! --Eh bien! nous tacherons d'etre prets quand il le faudra, voila tout. --A la bonne heure! Maintenant, rentrez a l'hotel, et attendez-moi dans la journee. J'aurai une reponse. Je suivis le conseil que me donnait M. Bearn, et je le vis effectivement revenir vers les cinq heures. --Eh bien! me dit-il, tout est arrange de la facon la plus convenable. On savait votre presence ici; et comme vous n'y avez commis aucun scandale patriotique, on la tolerait. Mais vous avez ete officiellement denonce hier soir, et l'on s'est cru alors dans la necessite d'agir. --Et combien de temps me laisse-t-on pour quitter Naples? --On s'en est rapporte a moi, et j'ai dit que dans trois jours vous seriez parti. --Vous etes un excellent mandataire, mon cher comte, et non seulement vous representez admirablement l'honneur de la France, mais encore vous sauvez a merveille celui des Francais. Recevez tous mes remerciemens. Dans trois jours j'aurai acquitte votre parole envers le gouvernement napolitain. Voila comment je fus oblige de quitter la tres fidele ville de Naples, qui n'en est encore qu'a sa trente-septieme revolte; et cela pour avoir eu le malheur de rencontrer la bete noire de Sa Majeste le roi Ferdinand. Cela prouve qu'il y a a Naples quelque chose de pire encore que les jettateurs: Ce sont les mouchards. Note: [1] On etait alors dans le plus fort du cholera, et je n'avais pas fait a Rome la quarantaine de vingt-cinq jours obligee. XIX L'Auberge de Sainte-Agathe. C'en etait fait, je devais quitter Naples. Le reve etait fini, la vision allait s'envoler dans les cieux. Je vous avoue, mes chers lecteurs, que, lorsque je vis disparaitre Capo-di-Chino a ma gauche et le Champ-de-Mars a ma droite, lorsque, etendu sur les coussins de ma voiture, je me mis a songer tristement que, selon toutes les probabilites humaines, et grace surtout a la bienveillante protection du marquis de Soval et a la justice eclairee du roi Ferdinand, je ne verrais plus ces merveilles, mon coeur se serra par un sentiment d'angoisse indefinissable, des larmes me vinrent aux bords des paupieres, et je me rappelai malgre moi le melancolique proverbe italien: Voir Naples et mourir! En m'eloignant de ce pays enchante, j'eprouvais donc quelque chose de semblable a ce qui doit se passer dans l'ame de l'exile disant un dernier adieu a sa patrie. Oui, je m'etais epris de tendresse, de sympathie et de pitie pour cette terre etrangere que Dieu, dans sa predilection jalouse, a comblee de ses bienfaits et de ses richesses; pour cette oisive et nonchalante favorite dont la vie entiere est une fete, dont la seule preoccupation est le bonheur; pour cette ingrate et voluptueuse sirene qui s'endort au bruit des vagues et se reveille aux chants du rossignol, et a qui le rossignol et les vagues repetent dans leur doux langage un eternel refrain de joie et d'amour, et traduisent dans leur musique divine les paroles du Seigneur: "A toi, ma bien-aimee, mes plus riches tapis de verdure et de fleurs; a toi mon plus beau pavillon d'or et d'azur; a toi mes sources les plus limpides et les plus fraiches; a toi mes parfums les plus suaves et les plus purs; a toi mes tresors d'harmonie; a toi mes torrens de lumiere." Helas! pourquoi faut-il que l'homme, cet esclave envieux et sterile, s'attache a detruire partout l'oeuvre de Dieu; pourquoi tout paradis terrestre doit-il cacher un serpent! Absorbe par ces idees passablement lugubres, je baissai la tete sur ma poitrine et je me laissai aller a ma reverie. Jadin ronflait a mes cotes du sommeil des justes, avec cette difference cependant que la trompette des archanges ne l'aurait pas eveille. Il avait lance sa derniere malediction sur les douaniers de Sa Majeste sicilienne, avait crache sur la barriere en guise d'adieu, et s'etait endormi comme un homme qui n'a plus de comptes a rendre a sa conscience. Je voulus m'assurer si mes regrets bruyans n'avaient pas trouble le repos de mon camarade. J'attendis deux ou trois cahots de premiere force; Jadin subit l'epreuve sans sourciller, il aurait subi l'epreuve du canon tire a bout d'oreille. Alors je fermai les yeux a mon tour, et je repassai dans mon esprit tous ces rians tableaux que j'avais admires pour la premiere et pour la derniere fois de ma vie. Je ne sais combien de temps dura ma meditation ou mon reve, je ne sais combien d'heures je restai dans cet engourdissement de l'ame qui n'est plus la veille, mais qui n'est pas encore le sommeil; ce que je sais tres bien et dont je me souviens, Dieu merci, avec une grande precision de details, c'est que j'en fus arrache brusquement par un accident survenu a notre voiture. L'essieu s'etait brise et nous etions dans une mare. Cette fois Jadin etait eveille, non point par sa chute, comme on pourrait le croire, mais par la fraicheur de l'eau qui venait de penetrer ses vetemens les plus intimes, et il jurait de toute l'indignation de son ame et de toute la force de ses poumons. Il pouvait etre environ trois heures; la route etait deserte; le postillon s'en etait alle demander du secours. Lorsque je dis que la route etait deserte, je me trompe, car, en tournant la tete a gauche, je vis pres de nous une espece de petit lazzarone de douze a treize ans, crepu, hale, dore de reflets changeans, imitant a merveille le bronze florentin, les yeux noirs comme du charbon, les levres rouges comme du corail et les dents blanches comme des perles. Il etait fierement drape dans des haillons qui auraient fait envie a Murillo, et nous regardait d'un air intelligent et reflechi, sans daigner nous tendre la main ni pour nous aider, ni pour nous demander l'aumone. Dans un pays ou la nudite presque complete est le privilege du mendiant et du lazzarone, et ou tout homme du peuple, quels que soient ses besoins, n'aborde jamais l'etranger sans se croire le droit de mettre sa bourse a contribution, ce luxe de guenilles et ce silence de dedain ne furent pas sans me causer un certain etonnement. --Ou sommes-nous? lui demandai-je en sautant par dessus la roue qui gisait renversee au milieu du chemin. --_A Sant-Agata di Goti_, repondit le petit sauvage sans deranger un pli de son bizarre accoutrement. --Pardieu! fit Jadin, il s'agit bien de Goths et de Visigoths, ne voyez-vous pas que nous sommes en Afrique? Voila de la veritable couleur locale ou je ne m'y connais guere. Le petit paysan fixa son regard sur Jadin, comme pour deviner le sens de ses paroles, et fronca le sourcil d'un air de defiance et de soupcon, se croyant sans doute offense par ce peu de mots prononces devant lui dans une langue inconnue. Je me hatai de rassurer la susceptibilite du jeune habitant de Sainte-Agathe, en lui faisant comprendre de mon mieux que Jadin s'extasiait sur la qualite de son teint et sur l'originalite de son costume. L'enfant ne fut pas dupe de ma bienveillante traduction et se contenta de repondre, en haussant les epaules, que, si les hommes de son pays etaient bronzes par le soleil, les femmes y etaient plus blanches et plus jolies que partout ailleurs, et que si lui et ses freres n'avaient que des haillons pour tout vetement, c'etait pour que leurs soeurs portassent des jupes brodees et des corsages a galons d'or. Ces paroles furent dites d'un ton si simple que je me suis reconcilie tout a coup avec l'indolence et la misere du petit lazzarone. --Y a-t-il une auberge, une cabane, un chenil dans ce maudit village? demanda Jadin en se servant cette fois du patois napolitain, dans lequel il avait fait, dans les derniers temps, de rapides progres. --_C'e una superba locanda_, repondit l'enfant en regardant Jadin avec une singuliere expression de malice. --Eh bien! mon garcon, lui dis-je, si tu nous menes a cette _superba locanda_, voici une piece de six carlins pour ta peine. --Je ne suis pas un mendiant, repondit le jeune homme aux haillons, en me lancant un regard d'une hauteur incroyable. Je tombais d'etonnement en etonnement. Un enfant de la derniere classe du peuple napolitain, dont l'exterieur annoncait le denument le plus complet, refuser une demi-piastre, c'etait quelque chose de tellement fabuleux que, n'en croyant pas mes oreilles, je me tournai vers Jadin pour m'assurer si je n'avais pas mal entendu. --Comment, drole! tu ne veux pas de notre argent? fit Jadin en lui montrant la monnaie qu'il prit de mes mains. --Je ne l'ai pas gagne, repondit le petit paysan avec son stoicisme habituel. --Tu te trompes, mon garcon, repris-je a mon tour, ce n'est pas a titre d'aumone que nous t'offrons cette somme, c'est pour te recompenser du service que tu vas nous rendre en nous menant a un hotel. --Je ne suis pas un guide, repliqua l'etrange garcon avec le plus imperturbable sang-froid. --Eh bien! quel est donc l'etat de votre seigneurie? demanda Jadin en portant respectueusement la main a son chapeau. --Mon etat?... c'est de regarder les voitures qui passent et les passagers qui tombent. --Hein! comment le trouvez-vous, Jadin? --Je le trouve tout a fait magnifique, et je veux absolument croquer la tete de ce coquin. Comme nous l'avons dit, le descendant des Goths n'etait pas tres fort sur le francais. Il crut que Jadin le menacait tout bonnement de lui couper la tete. Sa colere, long-temps contenue, eclata avec fureur. Il grinca des dents comme un tigre blesse, tira de ses haillons un long poignard a lame triangulaire, et s'eloigna lentement a reculons, en fixant sur Jadin ses fauves prunelles qui lancaient des eclairs. Son intention evidente etait d'attirer son adversaire loin de la grande route, dans quelque endroit plus desert ou plus sombre, pour consommer tranquillement sa vengeance. --Attends-moi, attends-moi, petit brigand, s'ecria Jadin en riant, je vais t'apprendre a faire usage d'armes prohibees. Et il fit un pas pour s'elancer a sa poursuite. Mais au meme instant le postillon reparut suivi de cinq ou six paysans de Sainte-Agathe, les uns plus cuivres que les autres; et le petit sauvage, en voyant arriver du monde, cacha promptement son poignard et se sauva a toutes jambes. On mit la voiture sur pied, on constata les degats, et nous acquimes la triste conviction que nous ne pouvions pas nous remettre en route avant la nuit. Je fis part au postillon de notre singuliere rencontre, et lui demandai quelques renseignemens sur l'etonnant personnage qui venait de s'enfuir a leur approche. Le postillon sourit, et pour toute reponse frappa deux ou trois fois son front du bout de son index. Comme je ne comprenais rien du tout a cette pantomime, je le priai de s'expliquer plus clairement. Il me raconta alors que ce mechant gamin, que nous avions pris pour un negre, n'etait pas plus Africain que les autres habitans de Sainte-Agathe, et qu'il ne fallait pas nous etonner de ses manieres, car il etait un peu fou, ainsi que le reste de sa famille. --Mais au nom du diable! s'ecria Jadin, exaspere par toutes ces lenteurs, ou pourrais-je enfin trouver une auberge pour secher mes habits? --Tiens! en effet, reprit le postillon en l'examinant avec curiosite, son excellence a verse du cote du ruisseau. La _locanda_ etait a deux pas. J'ai abuse si souvent de la patience de mes lecteurs en leur parlant des auberges d'Italie, que je puis me borner celte fois a les renvoyer aux descriptions precedentes. J'ajouterai seulement que l'auberge de Sainte-Agathe surpasse en salete toutes celles que j'ai decrites jusqu'ici. Cet affreux coupe-gorge s'appelle, je crois, la _nobile locanda del Sole_. Jadin fit allumer un grand feu, et se mit en devoir de se secher de son mieux, trempe qu'il etait jusqu'aux os. Moi, je sortis a l'aventure, fort inquiet de savoir comment j'emploierais les trois ou quatre mortelles heures pendant lesquelles on devait reparer notre voiture. De diner, il n'en etait pas question. Comme nous comptions nous arreter seulement a Mola di Gaeta, nous n'avions pas pris de provisions avec nous, et de son cote l'hote de Sainte-Agathe s'etait empresse de mettre a notre disposition sa cuisine, ses ustensiles; mais, comme on le pense bien, la se bornerent ses offres de service: des objets a mettre sous notre dent, il n'en fut aucunement question. Je pris le premier chemin de traverse qui s'offrit a mes pas, decide a tuer le temps en parcourant la campagne. J'avais fait a peine un huitieme de mille, lorsqu'au detour d'un buisson je me trouvai nez a nez avec mon sauvage. Il se chauffait tranquillement au soleil, et ne fit pas un mouvement ni pour m'eviter ni pour marcher a ma rencontre. --Eh bien! mon enfant, lui dis-je en l'abordant comme une vieille connaissance, vous vous etes singulierement mepris sur les intentions de mon camarade. Il ne voulait vous faire aucun mal. Seulement, comme il vous trouvait la tete d'un grand caractere, il eut ete charme de faire votre portrait. --Comment, c'etait un peintre! s'ecria l'enfant ebahi. --Certainement, qu'y a-t-il la d'etonnant? --C'etait un peintre! repeta le petit paysan, comme en se parlant a lui-meme. --Oui, c'etait un peintre, et de quelque talent, j'ose vous en repondre. --Mais moi je suis peintre aussi, s'ecria le pauvre garcon d'un air exalte, _son pittore anchio_, ou plutot je le serai, car je suis trop jeune encore pour avoir un etat. --Eh bien, mon cher, vous voyez que, pour un collegue, vous ne vous etes pas montre trop aimable, et si c'eut ete en pays civilise, on eut pu croire que vous vous connaissiez. --Ah! pardonnez-moi, monsieur; si j'avais pu deviner que vous etiez des artistes, car vous etes artiste aussi, vous, n'est-ce pas, eccellenza? --Artiste... oui, oui... a peu pres... --Si j'avais pu croire cela, au lieu de vous laisser egorger dans cette vilaine auberge, je vous aurais mene chez mon grand-pere, qui est peintre aussi, lui, ou plutot qui l'a ete, car il est maintenant trop vieux pour avoir un etat. --Mais nous sommes encore a temps, mon garcon. --Vous avez raison, monsieur, dit le futur peintre en faisant quelques pas dans la direction de la _locanda_. Mais il parut se raviser tout a coup; et se tournant vers moi avec un certain embarras: --Je reflechis, dit-il, qu'il vaudra peut-etre mieux nous passer de votre ami. --Et pourquoi cela? --Dame! c'est qu'il aime a rire, comme j'ai pu m'en apercevoir, et qu'il pourrait avoir du desagrement avec mon grand-pere; car dans notre famille nous ne sommes pas endurans. Vous, c'est autre chose... vous ne vous etes pas trop moque de mes haillons, et je crois qu'avec un peu de bonne volonte de part et d'autre nous pourrons nous entendre. --C'est convenu, mon petit Giotto; et en attendant que vous reveniez un peu de vos preventions sur le compte de mon ami, je profiterai seul de l'hospitalite que vous voulez bien m'offrir. --Et vous n'en serez pas fache, je vous le promets. Vous allez voir d'abord mes trois freres, trois garcons les plus forts et les plus beaux de la province, le premier est vigneron, le second pecheur, le troisieme garde-chasse. --Je serai flatte de faire leur connaissance. --Puis mes trois soeurs, trois madones. --De mieux en mieux, mon cher hote. --Et puis enfin... --Comment! ce n'est pas tout? --Puis enfin, repeta le petit paysan en baissant la voix et regardant autour de lui d'un air mysterieux, vous verrez trois tableaux, trois merveilles; et vous pourrez vous vanter d'avoir une fiere chance si vous obtenez que mon grand-pere vous les montre. --Vous piquez furieusement ma curiosite. --Oui, mais il faut savoir s'y prendre, car, voyez-vous, mon grand-pere tient plus a ses tableaux qu'a tous ses enfans; il verrait mes trois freres se casser le cou, mes trois soeurs se noyer, qu'il ne pousserait pas un cri, qu'il ne verserait pas une larme; moi-meme, qu'il prefere a tous les autres parce que je porte son nom et que je serai peut-etre un jour comme lui, je tomberais dans la gueule d'un ours ou dans le fond d'un precipice qu'il en serait mediocrement afflige; mais, s'il arrivait malheur a quelqu'un de ses tableaux, je crois qu'il en mourrait du coup, ou que tout au moins il en perdrait la raison. --Je comprends cette passion d'artiste et d'antiquaire; mais que faut-il donc que je fasse pour meriter les bonnes graces de votre respectable aieul? --D'abord il ne faudra pas trop lui dire du bien de ses tableaux, car il croirait que vous voulez les acheter et il vous ferait mettre a la porte. --Soyez tranquille! j'en dirai du mal. --Gardez-vous-en bien, il deviendrait furieux et pourrait bien avoir envie de vous faire jeter par la fenetre. --Diable! diable! Je n'en dirai rien du tout, alors. --Je vous ai dit, monsieur, que mon grand-pere est un vieillard, il faut lui pardonner quelque chose, reprit le petit lazzarone d'un ton grave et sentencieux qui contrastait singulierement avec sa condition et son age. Puis, comme s'il se fut ennuye de jouer un role trop serieux, il partit d'un grand eclat de rire et mesura en quatre bonds la distance qui nous separait du sentier que nous devions prendre pour arriver a l'atelier rustique du vieux peintre de Sainte-Agathe. Je suivais avec quelque peine mon jeune guide, qui courait devant moi comme un chevreuil, en sautant fosses et barrieres, en enjambant torrens et buissons, sans que rien put arreter son elan. Au moment ou nous passions sous un de ces berceaux de vigne si communs en Italie, l'enfant leva la tete, et me montra du doigt un tres beau garcon de vingt a vingt-cinq ans qui se tenait gracieusement penche au bout d'une longue echelle, et coupait des sarmens avec un couteau recourbe qu'on appelle dans le pays _roncillo_. --Bonjour, Vito, s'ecria joyeusement mon gamin en secouant le pied de l'echelle. --Bonjour, flaneur, repondit le personnage aerien sans interrompre sa besogne. --C'est mon frere le vigneron, dit mon guide avec un sentiment de fierte, et il reprit sa course. Un peu plus loin, il s'arreta de nouveau aux bords d'une petite riviere qui coupait en deux le chemin. Un jeune homme tres brun et tres robuste se tenait assis sur la berge, les jambes nues et pendantes, les bras tendus, le corps avance; d'une main il jetait de la chaux vive pour troubler le courant, de l'autre il battait les eaux avec une perche. Il etait impossible de passer devant cet homme sans l'admirer. C'etait une de ces natures riches et puissantes que Michel-Ange eut souhaitees pour modele. --Bonjour, Andre, fit le futur artiste en lui tapant sur l'epaule, combien de truites aurons-nous ce soir? --Bonjour, gourmand, repondit l'homme a la perche. --Ne faites pas attention, monsieur, c'est mon frere le pecheur. Enfin, nous etions presque a la porte d'une petite maison blanche et coquette, qu'il m'avait indiquee de loin comme le but de notre promenade artistique, lorsque nous rencontrames un troisieme paysan, plus remarquable par sa taille et sa bonne mine que les deux autres, quoique, a vrai dire, son costume ne fut pas moins neglige que celui de ses freres. Le seul luxe qu'il se permit, c'etait un tres beau fusil anglais qu'il portait a l'epaule. --Bonjour, Orso, s'ecria l'enfant gate de la famille, en lui sautant au cou. --Bonjour, mauvais garnement, repondit Orso en lui rendant ses caresses. --C'est mon frere le chasseur, dit mon petit Raphael en herbe, d'une voix triomphante. Et sans me laisser le temps de prononcer une parole, il me prit lestement par la main, et m'entraina dans une de ces petites cours italiennes qui ressemblent si bien a un _impluvium_, pavee d'une mosaique grossiere et abritee d'une verte tonnelle. Nous franchimes un escalier decouvert dont les marches etaient tapissees de mousse et emaillees de ces grandes et belles fleurs dans lesquelles la devotion napolitaine a decouvert tous les emblemes de la passion, et nous nous trouvames dans une assez vaste salle, haute, aeree, lumineuse, qui devait etre la piece de reception et d'apparat. La, mon petit negre aux haillons pittoresques me presenta trois jeunes filles qui s'etaient levees a notre approche, et se serraient dans un seul groupe timides et confuses. La plus jeune n'avait pas encore quinze ans, et l'ainee en avait vingt a peine. Je fus ebloui de leur beaute et de leur fraicheur. Rien de plus gracieux et de plus charmant que leurs jupes flottantes et leurs etroits corsages brodes de filigrane. On eut dit, sans aucune exageration poetique, trois roses blanches sur le meme rosier. --Voici mes soeurs, monsieur, et j'espere que je ne vous ai pas menti en vous disant qu'elles ne me ressemblaient guere ni pour le teint ni pour le costume. Celle-ci s'appelle Concetta, celle-ci Nunziata, celle-ci Assunta, les trois plus beaux noms de la Vierge. Et a chaque nom qu'il prononcait, le petit demon imprimait un baiser sur le front rougissant de celle de ses soeurs qu'il voulait designer. --Et maintenant, dit-il, montons a l'atelier de mon grand-pere. XX Les Heritiers d'un grand Homme. Je suivis mon jeune guide avec toute la docilite que commandaient les circonstances, mais, je l'avoue, non sans jeter un regard d'admiration et de regret sur le charmant groupe dont je devais me separer si promptement. Nous traversames deux petites chambres dont tout l'ameublement consistait en quatre monceaux d'epis de mais entasses dans les coins, et dont la tapisserie, formee tout bonnement de bottes d'aulx et d'oignons, se faisait sentir une demi-lieue a la ronde; puis une cuisine dont le plafond pliait sous les quartiers de lard et les festons de _salami_, et enfin un petit corridor assez mal eclaire, au bout duquel nous trouvames un escalier de bois plus raide et plus incommode qu'une echelle. Mon guide le gravit en deux bonds et s'arreta sur un petit palier carrele de rouge et de noir, qui n'etait pas assez large pour nous contenir tous les deux. Arrive la, il colla l'oreille a la porte, mit l'oeil a la serrure et frappa trois petits coups, apres m'avoir fait signe de la main d'ecouter et de me taire. J'entendis d'abord le vieillard grogner sourdement comme un dogue dont le sommeil est tout a coup interrompu par une visite importune. Le gamin me regarda en souriant comme pour me donner du courage, hocha legerement la tete en homme habitue a une semblable reception, et sachant parfaitement que, si la colere du vieillard etait facile a allumer, quelques mots suffisaient pour l'eteindre. En effet, ses grognemens s'apaiserent bientot et furent suivis par un bruit de chaises qu'on derangeait, et par le craquement d'une porte interieure qu'on fermait a double tour. Puis les pas se rapprocherent lentement, et une voix claire et ferme, ou percait cependant un reste de courroux, demanda:--Qui va la? --C'est moi, mon grand-pere, ouvrez. La voix se radoucit et le vieillard mit la main sur la cle. --Es-tu seul? demanda-t-il apres un instant de reflexion. --Je suis avec un monsieur qui demande a visiter votre atelier. --Va-t'en au diable, mechant coureur, s'ecria le vieux peintre furieux; c'est encore quelque brocanteur que tu auras ramasse sur la grande route, et qui vient dans l'intention de me marchander mes chefs-d'oeuvre. --Mais je vous jure que non, mon grand-pere. --Alors c'est quelque rustre de Sainte-Agathe qui veut par ses sottises et par ses aneries me faire renier le bon Dieu. --Encore moins, mon grand-pere; croyez-vous que votre petit Salvator soit capable de vous causer du chagrin? --Hum! hum! fit le vieillard ebranle dans sa resolution, et qui est donc ce monsieur que tu m'amenes? --C'est un artiste etranger qui n'a pas le sou pour acheter vos tableaux, mais en revanche qui a assez de temps pour ecouter votre histoire. --Ah! ah! c'est un confrere, s'ecria gaiment le bonhomme en passant rapidement de la colere a la bonne humeur; et il fit tourner la cle dans la serrure. Je voulus protester par un reste de scrupule, mais l'enfant me fit signe de me tenir tranquille en mettant son index en croix sur ses levres. La porte s'ouvrit et je me trouvai en face d'une des plus belles tetes de vieillard que j'aie jamais vues. Une foret de cheveux blancs ombrageait son front large et sans rides, ses traits etaient calmes et reposes, et son sourire avait quelque chose d'affectueux et de bienveillant qui contrastait fort avec le ton bourru qu'il affectait de prendre dans les grandes occasions pour se debarrasser des facheux. Il etait vetu d'une espece de froc dont le capuchon retombait sur ses epaules, et dont la couleur primitive avait disparu sous les differentes couches de graisse et de peinture qui l'avaient successivement recouvert. Au reste, le plus grand desordre regnait dans l'atelier malgre l'empressement que le bonhomme avait mis a ranger quelques objets qui genaient trop visiblement le passage. C'etait un pele-mele inextricable d'outils de paysan et d'instrumens de peintre; des faux, des beches et des rateaux s'accrochaient bizarrement aux chevalets, aux appuie-mains, aux echelles; des toiles, des cartons, des esquisses etaient enfouis sous un tas de cordes, de paniers, d'arrosoirs; des boites a couleurs etaient remplies de graines; des flacons d'essence, a goulots fracasses, servaient de vase et de prison a la tige d'une fleur; des pinceaux, des brosses et des palettes se prelassaient agreablement sur des cuillers de bois et dans des moules a fromages. Un joyeux rayon de soleil glissait legerement a travers cette confusion etrange, et posait la-bas une aigrette de diamans au front d'une madone enfermee, caressait ici les racines d'une pauvre plante oubliee et frileuse, et piquait plus loin une paillette au ventre d'un pot de cuivre luisant comme de l'or. Le vieillard m'observa en silence pendant deux ou trois minutes, pour me juger sans doute d'apres l'effet que produirait sur moi la vue de son pandoemonium. Mais comme il s'apercut que, loin de paraitre choque de ces bizarreries criantes qui eussent irrite les nerfs d'un bourgeois, je les contemplais au contraire avec le plus vif interet, il se tourna vivement vers son petit-fils et lui dit d'un air satisfait: --Bien, mon garcon, tu ne m'as pas trompe, monsieur est un brave et digne etranger, et pourvu qu'il soit aussi pauvre qu'il est raisonnable... --Rassurez-vous, mon cher hote, repris-je a mon tour, je n'ai pas une obole a depenser en tableaux; et fusse-je plus riche qu'un nabab, je comprends qu'il y a certains objets qu'on ne cede pas au prix de l'or. --Alors soyez le bien-venu, s'ecria la vieux peintre avec toute l'expression de son ame, et il me tendit une main calleuse que je m'empressai de serrer dans les miennes. Soyez mille fois le bien-venu, mon hote et mon confrere. Dieu soit loue, vous ne traitez pas de fou un pauvre vieillard, parce qu'il tient plus a ses tableaux qu'a la vie. Et quand vous les aurez vus, ces tableaux, quand vous aurez su comment ma famille les possede depuis tantot deux cents ans, vous ne serez pas etonne, vous, de m'entendre dire que je consentirais plutot a mendier, moi et mes enfans, qu'a me laisser enlever mon tresor. Vous voyez en nous de pauvres paysans, monsieur, mais nous sommes les heritiers d'un grand homme; et pour garder dignement cet heritage sacre, il y a toujours eu dans notre famille un peintre, bon, mediocre ou mauvais, qui, ne pouvant gagner sa vie par son art sans quitter notre village, a prefere de rester fidele a son poste de gardien et de laboureur, qui a travaille le jour dans les champs, la nuit dans l'atelier, et a manie de la meme main la beche et les pinceaux. Mon pauvre fils, le pere de tous ces enfans que vous avez peut-etre vus, s'est tue a la peine. Il etait meilleur peintre que moi, mais moi j'ai ete meilleur vigneron que lui; aussi lui ai-je survecu pour elever notre famille. Mais Dieu a bien fait les choses, et il nous a envoye assez d'enfans pour faire largement la part du travail et de l'etude. J'ai trois petits-fils qui sont les meilleurs garcons de Sainte-Agathe, et dont chacun n'a pas l'egal dans son metier. Quant a ce petit vagabond, ajouta le bonhomme en lui tapant doucement sur la joue, je le destine a la peinture, et il ne manque pas de dispositions. En attendant, je l'ai nomme Salvator: c'est aussi mon nom, vous en saurez bientot la cause. --Eh bien! monsieur, interrompit le petit Salvator, impatient de rester si long-temps en place, vous voila au mieux avec mon grand-pere, il va vous compter son histoire, ou plutot l'histoire de ses tableaux. Vous en aurez pour une bonne demi-heure. Comme je connais la chose pour l'avoir entendu raconter au moins trois fois par jour, je vous laisse et je m'en vais veiller au repas. Mon frere le garde-chasse va nous apporter du gibier, le pecheur nous donnera des carpes et des anguilles, et le vigneron songera au fruit, mes trois petites soeurs font la cuisine a tenter les anges du paradis; quant a votre serviteur, en ma qualite de futur grand homme, je ne sais que manger pour six; mais, vu la circonstance et pour faire honneur a notre hote, je servirai a table. Seulement, si vous vouliez demander une grace a mon grand-pere... --Voyons, voyons, laisse-nous donc, bavard, s'ecria brusquement le vieux peintre. --Si vous vouliez, monsieur, continua le gamin sans se deconcerter, m'obtenir la permission d'endosser mes habits de fete... --Pour les mettre en lambeaux, vaurien... --Mais, grand-papa, s'ecria le petit Salvator presque en pleurant, regardez donc comme je suis fait. Puis-je m'approcher d'une table d'honnetes gens, arrange de la sorte? C'est pour le coup que monsieur ne voudrait pas toucher au diner. --Va te changer, petit miserable, et debarrasse-nous une fois pour toutes de ta presence. Ma sincerite d'historien m'oblige a faire un aveu, quelque effort qu'il en coute a mon amitie. Tout ce que je voyais et tout ce que j'entendais me paraissait si nouveau, si etrange et pourtant si simple, que j'avais completement oublie Jadin, Jadin avec lequel j'avais jusque alors partage en frere mes plaisirs et mes peines, mes impressions douces ou penibles, ma bonne et ma mauvaise fortune; Jadin que j'avais laisse dans l'affreux bouge que vous savez, a peu pres dans la position d'Ugolin, plus Milord, moins les cadavres de ses enfans. Oui, je l'avais oublie! Mais je dois le dire aussi a mon honneur: a la seule idee de repas, je me souvins de mon ami, et me penchant a l'oreille du petit Salvator, je lui dis a voix basse: --J'ai mille graces a vous rendre pour votre bonne hospitalite; je dois cependant vous declarer que je n'accepterai le diner que vous m'offrez qu'a la condition que mon camarade aussi en profitera. Songez donc qu'il se morfond a cette heure, un peu par votre faute, dans cette horrible caverne ou vous nous avez envoyes. Il peut bien se passer d'admirer vos tableaux, puisque tel est votre bon plaisir, mais je ne puis pas sans crime et sans remords le laisser mourir de faim la-bas, tandis que je nage ici dans l'abondance. --Soyez tranquille; je ne suis pas aussi mechant diable que j'en ai l'air. Votre ami aura sa part du festin. Seulement, comme il s'est un peu trop moque de mes guenilles, on la lui servira a la _nobile locanda del Sole_. Et sans plus m'ecouter il tourna lestement sur ses talons. --Enfin, dit le vieillard en respirant, il nous laisse un peu en repos! Venez, venez, signor forestiere, mes chefs-d'oeuvre vous attendent. --A vos ordres, signor pittore, lui repondis-je en m'inclinant. Alors il poussa la porte par laquelle j'etais entre, ecarta doucement une vieille tapisserie qui masquait une seconde porte interieure, celle que nous avions entendu fermer a notre arrivee, tira une cle de sa poche, ouvrit cette seconde porte et me fit passer dans une petite piece d'une architecture simple et severe, qui n'avait pour tout ameublement que deux chaises et une armoire. --Ah ca! mon cher hote, lui dis-je en m'asseyant sans facon, mais c'est une veritable chapelle que vous me montrez la, et je commence a croire que vos tableaux pourraient bien etre des reliques. --Vous me rappelez, monsieur, toutes les persecutions que je me suis attirees par ma persistance a garder mes chefs-d'oeuvre. On m'a traite tantot de fou, tantot d'egoiste, quelquefois de sorcier, quelque autre fois de saint. Tout cela, je vous le repete, parce que j'ai entoure ces peintures d'une espece de culte, parce que je n'ai jamais pu me decider a les vendre aux juifs ou a les montrer aux sots. J'ai vu passer les habitans de Sainte-Agathe de la curiosite a l'envie, et de l'envie a la superstition. Croiriez-vous qu'ils sont alles jusqu'a pretendre que je devais leur preter mes tableaux pour guerir les hydropiques et pour exorciser les possedes. Un soir, il y a long-temps de cela, la femme d'un de mes voisins etait en mal d'enfant et souffrait d'atroces douleurs. Quant a cela, je la plains, la pauvre femme; mais etait-ce ma faute a moi, si elle ne pouvait pas accoucher? Eh bien! ne voila-t-il pas que ses parens et ses amis s'avisent de venir me demander une de mes images! De mes images! monsieur. Et vous allez voir bientot que dans mes trois tableaux il n'y a pas l'ombre d'un saint. C'est egal, il leur fallait un miracle. Je tins bon au commencement; mais le pays s'ameutait, on menacait d'enfoncer les portes et de mettre le feu a la maison. Il n'y avait pas de temps a perdre. Illumine par une idee subite, a la place du chef-d'oeuvre demande, je leur livre une vieille croute, ouvrage d'un de mes oncles, qui a ete, apres moi, le plus mauvais barbouilleur de la famille. Le tumulte s'apaise, on recoit avec des cris de joie le vieux tableau tout noirci de fumee et de poussiere, on le porte en procession a la maison du voisin, on allume des cierges, on se prosterne et on entonne les litanies. Miracle! les douleurs cessent, la femme est sauvee: elle accouche de deux jumeaux! Le mari, tout en larmes, veut savoir a quelle sainte effigie il doit l'heureuse delivrance de sa femme. C'est sans doute la Vierge-aux-Sept-Douleurs, ou sainte Elisabeth, ou tout au moins sainte Anne. Dans l'exces de sa reconnaissance, il prend une eponge et commence a laver les nombreuses couches de poussiere qui lui cachent les traits de sa celeste protectrice. Tous les yeux sont fixes sur le tableau, toutes les levres repetent des prieres, lorsque sur la toile mise a nu on voit apparaitre tout a coup... Devinez qui, monsieur?... Le portrait d'un vieil avocat en robe noire! A dater de ce jour, on m'a laisse tranquille! --Votre histoire est parfaite, mon cher maitre; mais, en verite, il me tarde de voir enfin ces tableaux qui vous ont donne tant de mal. --Vous avez raison, monsieur, je vous fatigue avec mes redites, mais a mon age il est permis de radoter. --A Dieu ne plaise, mon hote, que vous interpretiez si mal mes paroles. Vos recits m'interessent au plus haut degre, et si j'ai montre quelque impatience... --Allons, allons! voici la premiere de mes reliques, comme vous venez de le dire. Ce n'est, a proprement parler, qu'une esquisse, mais vous y verrez le germe d'un grand genie. Et il tira de l'armoire un petit tableau carre de deux pieds de haut et de deux de large, ota avec toutes sortes de precautions le morceau de drap dont ledit tableau etait enveloppe, et s'approchant de la croisee me montra le precieux croquis dans tout son jour. C'etait prodigieux d'eclat, d'originalite, de vigueur. Peut-etre un critique meticuleux eut trouve a redire sur quelques parties de cette esquisse, peut-etre les lignes n'en etaient-elles pas tres correctes, ni la composition irreprochable; mais il y avait dans cette improvisation de quelques heures une touche si hardie et si franche, une conception si puissante et si naive, une telle verite de details, qu'il etait impossible de ne pas y voir le cachet d'un grand maitre. C'etait a coup sur un souvenir des Calabres ou des Abruzzes. Figurez-vous des rochers noirs, devastes, menacans, suspendus comme un pont sur l'abime; une plaine aride et maudite, eclairee par la lumiere intermittente et livide d'un ciel orageux; de vieux troncs seculaires se tordant sous l'etreinte de l'ouragan, ou calcines par la foudre. Nul vivant n'est temoin de cette scene de desolation et d'horreur; ou plutot dans la lutte affreuse que les elemens livrent a la nature, l'homme a succombe le premier. De quelle mort? Dieu seul le sait! Des os fractures, des lambeaux de chair humaine sont semes ca et la sur le sol, mais nul indice ne pouvait vous dire si le miserable auquel appartenaient ces tristes debris s'est brise le crane en tombant du precipice, ou s'il a ete broye sous la dent des betes feroces. On dirait une page du Dante traduite en peinture. Je tournai et retournai le tableau en tous sens; je l'approchai et l'eloignai de ma vue pour le contempler a mon aise, tandis que le vieillard se frottait les mains de satisfaction et jouissait de ma surprise. --Savez-vous que ce que vous me montrez la est admirable, lui dis-je en lui rendant son esquisse, et que ce petit chef-d'oeuvre, bien qu'il ne soit pas fini, ne deparerait pas le musee des Studi, ou la galerie du prince Borghese? --Ainsi vous ne trouvez pas que j'aie tort d'en avoir le soin que j'en ai? --Bien au contraire. --Et de ne pas jeter mes perles devant... mes compatriotes? --Je ne saurais que vous approuver. --Et d'en avoir refuse six cents ducats du prince de Salerne? --J'en eus fait autant a votre place. --Cependant vous n'avez vu jusqu'ici que le moins precieux de mes trois tableaux. --Je verrai les autres avec le meme interet; mais comment sont-ils en votre possession, mon cher hote, et quel en est l'auteur? --Ah! voila, vous allez me traiter, vous aussi, de vieux bavard, ni plus ni moins que mes bons voisins de Sainte-Agathe. Ma foi, tant pis; je vais vous conter tout cela d'un bout a l'autre, car il faut que vous sachiez que ce n'est pas seulement le prix des tableaux, mais encore, mais surtout le souvenir de celui qui nous les a donnes, qui nous les rend si chers, a moi comme a tous ceux qui m'ont precede dans ma famille, comme a tous ceux qui viendront apres moi. Asseyons-nous la, dit-il en prenant une des chaises, et pretez-moi quelques momens d'attention. --Je vous ecoute. --Il y a deux cents ans de cela, comme je crois vous l'avoir dit, que le pere du grand-pere de mon aieul, un pauvre paysan comme moi, se tenait sur le pas de sa porte, pour prendre un peu le frais, apres une rude journee de travail. La soiree s'annoncait comme devant etre orageuse; de gros nuages, amonceles lentement pendant le jour, enveloppaient de toutes parts l'horizon. La lune, qui s'allumait deja comme un phare, percait a peine de sa clarte rougeatre cet epais rideau de vapeurs. Rosalvo Pascoli (c'est ainsi que se nommait le paysan), apres avoir regarde le ciel deux fois du cote de Capoue et deux fois du cote de Gaete, s'etait leve pour rentrer, lorsqu'il vit s'avancer vers lui un jeune homme de dix-huit a vingt ans, d'une taille au dessous de la moyenne, dont l'exterieur annoncait plutot un mendiant qu'un voyageur. Son teint etait presque aussi brun que celui d'un Maure, ses cheveux d'un noir d'ebene flottaient au gre du vent, herisses et en desordre; ses vetemens etaient en lambeaux. Figurez-vous, en un mot, le portrait de mon petit Salvator, tel que vous l'aurez rencontre tantot sur la grande route, mais plus grand, plus maigre et plus deguenille, si cela est possible. Cependant l'inconnu aborda Rosalvo d'un pas ferme, et lui demanda d'un ton hardi et cavalier: --Saurais-tu, mon brave, m'indiquer une auberge dans les environs ou je puisse trouver, pour mon argent, un gite et du pain? Mon vieux parent le regarda d'abord avec un etonnement mele de defiance, tant les manieres froides et hautaines du jeune homme contrastaient avec son costume delabre et sa detresse apparente. Mais, rassure bientot par l'air de franchise et d'honnetete qu'il crut lire sur ses traits, il lui repondit, non seulement sans humeur, mais avec une bonte tout a fait paternelle: --Il y a bien a l'autre bout de Sainte-Agathe un assez mauvais cabaret ou l'on te donnera a peu pres ce que tu cherches; mais comme tu ne pourrais pas y arriver, mon garcon, avant d'etre surpris par l'orage, entre ici chez nous, et tu trouveras toujours du pain et un asile. --En ce cas, faisons notre prix d'avance, car je ne suis pas bien riche pour le moment, et il n'y a rien que je deteste tant que les discussions apres mon diner et les disputes apres mon reveil. Le paysan s'approcha du jeune homme, le prit par la main, et l'attirant vers lui doucement, lui dit de son ton le plus calme: --Regarde bien, mon ami, au dessus de ma porte. --Eh bien, apres? --Y vois-tu une enseigne? --Qu'est-ce que cela veut dire? --Cela veut dire, mon ami, que je ne tiens pas auberge, et que je ne vends ni ne loue mon hospitalite. --Alors, merci, mon brave homme, repondit brusquement l'inconnu; j'irai a l'autre bout du village; j'irai, s'il le faut, jusqu'a Rome sans prendre un instant de repos; mais je suis bien decide de ne rien accepter de personne. Et il fit un mouvement pour partir. Le vieux paysan, blesse par un refus auquel il etait loin de s'attendre, eut envie de tourner le dos a cette espece de mendiant orgueilleux, pour le punir ainsi de son mauvais caractere; mais il pensa que l'injustice ou la durete des hommes avait peut-etre aigri son coeur, et il n'eut pas le courage de l'abandonner a sa destinee. De larges gouttes d'eau commencaient a tomber sur les feuilles, le vent sifflait avec furie, et le pauvre garcon, malgre la fierte de ses paroles et l'assurance affectee de sa demarche, paraissait tellement a bout de ses forces qu'il n'aurait pu faire trois pas sans succomber a son epuisement et a sa fatigue. Rosalvo l'arreta donc par le bras au moment ou il allait s'eloigner et lui dit en souriant: --Tu es un singulier garcon, sur le salut de mon ame! et quand tu serais le vice-roi deguise, tu n'aurais pas plus de morgue et plus d'orgueil. C'est egal, je ne veux pas me reprocher un jour de t'avoir laisse partir par une nuit pareille, au risque de te casser le cou ou de mourir de faim sur la route. Tu paieras ton ecot, puisque tel est ton bon plaisir. Je n'y mets qu'une condition: c'est que tu t'en rapporteras a ma probite; et quoique tu veuilles a toute force transformer ma maison en taverne, je te promets de ne pas trop t'ecorcher. --Soit, reprit l'inconnu d'un ton d'indifference, je viderai le fond de ma bourse, mais il ne sera pas dit qu'un paysan de Sainte-Agathe m'a vaincu de courtoisie et de generosite. Rosalvo l'introduisit alors dans sa maison et le presenta au reste de sa famille. Le jeune etranger fut recu sous ce pauvre toit avec tant d'egards et tant de cordialite qu'il passa bientot de sa froide reserve et de son dedain amer a la plus franche expansion et aux plus vives sympathies. On lui donna la meilleure place a table; le paysan lui servit les meilleurs morceaux, sa femme lui versa a boire, ses enfans l'entourerent. On ne prit garde a ses haillons que pour le feter davantage. Point de chuchotemens indiscrets, point de curiosite agressive, point de questions importunes. Parlait-il, on l'ecoutait avec interet; voulait-il se taire, on respectait son silence. Bref, il fut tellement charme de cet accueil si affectueux et si simple, qu'a la fin du repas il etait de la famille. --Eh bien, mon enfant, reprit alors le vieux Rosalvo d'un ton serieux, mais sans colere et sans amertume, voulez-vous encore payer votre compte comme si vous etiez au cabaret? --Pardonnez-moi, mon pere, s'ecria le jeune homme en lui serrant la main, tandis que ses yeux se mouillaient de larmes, j'ai ete dur et injuste envers vous. Mon orgueil a du vous paraitre bien deplace et bien ridicule dans l'etat ou je me trouve; mais j'ai tant souffert depuis mon enfance! j'ai ete si abreuve d'humiliations et de douleurs des mes premieres annees, qu'au moment ou les autres ne font qu'entrer dans la vie je voudrais deja en sortir. Tenez, mon hote, vous me disiez tout a l'heure que si j'etais le vice-roi en personne je ne serais ni plus resolu ni plus fier.... Eh bien! dussiez-vous m'accuser de folie, ajouta-t-il en portant la main a son front, je me sens la quelque chose qui me rend plus orgueilleux que les rois. --Calmez-vous, mon jeune homme, reprit le bon Rosalvo moitie etonne, moitie attendri par cet etrange discours, vous n'etes encore qu'un enfant, et vous avez tant d'annees devant vous que vous pouvez bien braver l'injustice du sort et reparer ses erreurs. --Ma foi, vous avez bien raison, s'ecria gaiment le jeune homme en changeant tout a coup d'expression; au diable la tristesse et les soucis! Vous pourriez croire, grand Dieu! que j'ai le vin morose, ce qui n'est permis que lorsqu'on en a bu de mauvais, tandis que le votre etait excellent. Mais aussi pourquoi me parlez-vous comme si vous etiez mon pere? pourquoi cette belle enfant est-elle tout le portrait de ma soeur? pourquoi enfin me faites-vous songer a ma famille? --Comment! demanda le paysan d'un ton de reproche, vous avez une famille, et vous pouvez la quitter! --Helas! reprit le jeune homme, j'en avais une! Mais mon pere n'est plus; et lorsque le chef est mort, tous les membres se dispersent et se brisent. Et son front s'assombrit de nouveau. --Allons! s'ecria Rosalvo en frappant du poing sur la table, je ne suis qu'un vieil imbecile; voila la deuxieme fois que je vous attriste et vous chagrine par mes sottes questions. Vous devez bien m'en vouloir? --Mais non, je vous assure; et pour que vous n'alliez pas croire, mes amis, que je veuille m'entourer de mystere, je vous dirai en peu de mots qui je suis, d'ou je viens, quel est le but de mon voyage; car, je ne sais pourquoi, jamais, depuis que je suis au monde, je n'ai eprouve si vivement le besoin d'epancher mon coeur. --Tout ce que nous pouvons faire, repondit le paysan, c'est de prier Dieu, qui vous a amene sous notre toit, de seconder vos projets et de benir vos esperances. --J'accepte vos souhaits, mes amis, et je crois que les voeux de brave gens tels que vous etes ne pourront que me porter bonheur. J'ai dix-neuf ans passes; je ne suis ni le dernier des vagabonds comme mes haillons pourraient le faire croire, ni un gentilhomme deguise voyageant, dans cet accoutrement bizarre pour mieux assurer son incognito. Je suis un pauvre artiste; mais quoique depuis ma naissance j'aie eu de bons et de mauvais momens, je n'ai jamais ete aussi pauvre et aussi malheureux que vous me voyez a cette heure. Je suis ne dans un petit village aux environs de Naples, connu sous le doux nom de _l'Aranella_. Mon pere etait un architecte plein de merite a qui n'a jamais manque qu'une chose: des maisons a batir. Mon oncle maternel etait peintre, et on n'a pu lui reprocher qu'un defaut, celui de n'avoir jamais eu une commande de sa vie. Aussi, le premier tort de mes parens fut-il de m'eloigner de l'art pour lequel je me sentais un penchant irresistible. --Pauvre garcon! interrompit Rosalvo, ce n'est pas moi qui aurais jamais empeche mes enfans de suivre leur vocation. --D'autant plus que cela ne sert a rien, continua l'etranger en souriant. Pliez jusqu'a terre un jeune arbre plein de seve et de vigueur; quand vous l'aurez courbe comme un arc, il vous echappe et se redresse tout a coup vers le ciel. On m'envoya a l'ecole chez les bons religieux, qui m'ennuyaient a perir. On n'eut pas ete fache de faire de moi un pretre, voire meme un camaldule; mais, au lieu d'apprendre mon latin et de reciter mes psaumes, je volais tout le charbon qui me tombait sous la main pour tracer des paysages sur les murs des cellules, ou dessiner le profil de mon reverend precepteur. Dieu seul peut savoir ce que mes chefs-d'oeuvre m'ont coute de calottes. --On allait jusqu'a vous battre! s'ecria le paysan indigne. --Et on n'y allait pas de main morte, je vous en reponds; si bien qu'un jour que la correction m'avait paru un peu rude, je plantai la mon college et mes maitres, et je me sauvai au bout du monde, en Pouille, en Calabre, dans les Abruzzes, que sais-je? J'ai erre de vallee en vallee, de montagne en montagne; j'ai souffert le froid et la faim. Je suis tombe dans les mains des brigands qui m'ont force a etre des leurs. Mais a travers tous mes voyages, au milieu de tous mes malheurs, si je pouvais me procurer un crayon ou des pinceaux, si je pouvais jeter sur le papier ou sur la toile tout ce qui me passait par le cerveau, tout ce qui frappait mes regards, j'oubliais mes chagrins et ma misere, je ne pleurais plus que de joie, et je tombais a genoux pour benir Dieu, qui m'avait donne des yeux pour admirer la nature, un coeur pour en sentir les merveilles, une main pour en retracer les beautes. --Mon Dieu, que votre etat doit etre sublime: interrompit le pauvre paysan, anime par le feu de l'artiste. --Enfin, je revins a Naples, continua le jeune homme. Mon pere etait mort; ma soeur ainee avait epouse Fracanzani, un peintre de talent et de coeur, que la fortune avait traite presque aussi mal que mon pere et mon oncle. On dirait que l'indigence est devenue pour nous autres une tradition de famille. Je me mis a travailler nuit et jour pour aider mon beau-frere. Vains efforts! les marchands me jetaient au nez mes paysages, ou bien le prix que j'en retirais ne suffisait pas pour acheter mes brosses et mes couleurs. On m'appelait, comme par mepris, Salvatoriello, et pourtant, j'en jure Dieu, on me nommera un jour Salvator! Decourage, avili, devore de chagrin et de fievre, j'allais succomber a mon desespoir, lorsque celui dont je porte le nom a daigne me sauver par un miracle. Je venais de vendre un tableau au plus juif de mes brocanteurs. Le malheureux me reprochait encore les quelques sous qu'il m'avait donnes pour prix de mon oeuvre, lorsqu'un beau carrosse armorie s'arrete tout a coup devant sa boutique. La portiere s'ouvre, et un personnage d'un noble aspect, d'une tournure imposante, fait signe au revendeur, et demande a voir le tableau qu'on vient d'exposer a l'etalage. Tandis que le marchand se confond en reverences, cache derriere les roues de la voiture, je ne perds pas un mot de leur entretien. --Quel est le sujet de ce tableau? demandait le cavalier en prenant la toile des mains du brocanteur. --Vous le voyez, Excellence, c'est une Agar dans le desert. --Je n'ai jamais rien vu de si profondement senti, repliqua tout haut le cavalier, et quel prix demandes-tu de cet ouvrage? --Monseigneur, c'est vingt... c'est vingt-cinq ducats tout au juste: c'est le prix qu'il m'a coute. J'avais envie de l'etrangler de mes mains. --Vingt-cinq ducats! reprit le cavalier, mais c'est pour rien: je l'achete. Et quel en est l'auteur? --L'auteur, Excellence, balbutia le marchand; mais qu'est-ce que cela fait, l'auteur, a votre Excellence? --Comment! qu'est-ce que cela me fait, imbecile? --Monseigneur, le marche est conclu, et, quel que soit le nom de l'auteur, il n'y a plus a s'en dedire. --Voici tes vingt-cinq ducats, maraud, parleras-tu maintenant? --L'auteur, Excellence, est un tout jeune homme, qui s'appelle Salvatoriello. --Eh bien! tu diras a ce jeune homme, de ma part, que, lorsqu'il aura des tableaux a vendre, il vienne chez le cavalier Lanfranco; je les lui acheterai au prix qu'il en voudra; car je le dis en verite, sur mon honneur et sur mon ame, ce petit Salvator est un grand peintre. Ce peu de mots m'a rendu mon courage; j'ai quitte Naples, mon ingrate patrie, puisque nul n'est prophete chez soi, et je me suis traine pas a pas jusqu'ici, les pieds brises, l'estomac vide, les vetemens en lambeaux, mais le coeur rempli de foi et d'espoir. Il ne me reste plus qu'une demi piastre pour arriver jusqu'a Rome; mais Rome, c'est mon pays desormais; Rome, c'est la fortune; Rome, c'est la gloire! Tandis que le jeune voyageur racontait son histoire, Rosalvo, mon ancetre et toute sa famille, se serraient autour de lui et l'accablaient de caresses et d'eloges. La parole ardente et fievreuse de l'artiste avait jete comme des etincelles dans les coeurs de ces honnetes paysans. Ils regardaient leur hote avec un etonnement naif, et se sentaient attires vers lui par un charme dont ils ne savaient se rendre compte dans leur ignorance. --Ah ca! mes amis, reprit enfin le jeune homme, quoique je comprenne a present que votre hospitalite ne peut pas se payer au prix de l'or, vous me permettrez que je vous prouve au moins ma reconnaissance. Demain je quitterai cette maison de bonne heure pour aller ou Dieu m'appelle. Mais je ne veux pas me separer de vous sans vous laisser un souvenir. Je dois avoir ici dans ma besace des pinceaux, des couleurs, des morceaux de toile et d'etoffes, des cordes de luth et des papiers de musique; en un mot, tout mon bagage de bohemien et d'artiste. Vous voyez que ce n'est pas lourd. Je vais vous faire une esquisse. Cela n'a pas une grande valeur pour le moment; mais plus tard, qui sait? vous la vendrez peut-etre assez bien, si la prophetie du bon Lanfranco vient a s'accomplir. Ce fut alors, monsieur, que d'une main ferme et sure il esquissa le beau paysage que vous venez d'admirer. Vous savez maintenant de qui je veux parler, si toutefois le style du tableau ne vous avait deja revele le nom de l'auteur. Je vais vous montrer les deux autres, et je vous dirai, le plus brievement qu'il me sera possible, a quelle occasion on en fit cadeau a ma famille. Arrive a ce point de son histoire, le descendant de Rosalvo Pascoli fit une pause et me regarda avec une legere hesitation, partage qu'il etait, l'honnete vieillard, entre la crainte et le desir de continuer son recit. Vraiment, il s'ecoutait lui-meme avec tant de bonheur, qu'il eut ete dommage de troubler la joie de ce brave homme, moitie paysan, moitie artiste, de cette excellente nature amphibie, si le lecteur veut bien nous passer le mot. Je le priai donc d'aller toujours; et c'est une justice a lui rendre, il ne se le fit pas repeter deux fois. --Ou en etions-nous donc restes, monsieur? --Le jeune homme etait parti pour Rome, afin d'y retrouver le cavalier Lanfranco, et maitre Rosalvo, votre trisaieul, je crois, avait accepte l'esquisse que vous venez de me montrer. --Eh bien! continua le vieillard, pendant douze ans on n'entendit plus parler de Salvatoriello. Les paysans de Sainte-Agathe retournerent a leurs travaux ordinaires, et personne ne songea plus au jeune voyageur qui s'etait arrete par un soir d'orage sous le toit du bon Rosalvo. Au bout de la douzieme annee, un jour, vers midi, par un eclatant soleil de juillet, le village entier fut mis en emoi par l'arrivee d'un etranger de la plus haute distinction. A voir le train qu'il menait, on eut dit un prince du Saint-Empire, ou un grand d'Espagne de premiere classe. Les postillons faisaient claquer leur fouet comme s'ils eussent conduit le duc d'Arcos en personne. Une nombreuse escorte d'estafiers, de valets et de pages suivait ou precedait la voiture attelee de six chevaux qui fumaient sous leur harnais et blanchissaient leurs mors d'une ecume bouillante. L'etranger fit arreter son equipage devant la porte de Rosalvo, et, sans donner le temps a ses domestiques d'abattre le marchepied, il sauta legerement a terre. C'etait un noble et brillant cavalier de trente-deux a trente-quatre ans, d'une beaute male et fiere, d'une rare elegance. Ses traits vivement accuses, ses yeux tres noirs, sa peau tres brune, sa moustache fine et retroussee, le faisaient ressembler plutot a un Espagnol qu'a un Napolitain, et plutot a un Arabe qu'a un Espagnol. Il portait le plus beau costume qu'on puisse voir. Cape et pourpoint richement brodes, toque a medaillon d'or a plumes flottantes, epee a fourreau de velours, a poignee de diamans. Tout cela etait d'un luxe ecrasant, d'une magnificence inouie. Tandis que le pauvre Rosalvo, les cheveux tout blancs, le dos voute par les annees, s'avancait lentement pour demander quel etait l'eminent personnage qui daignait s'arreter devant sa porte, celui-ci le prevint, et, faisant quelques pas a sa rencontre, lui expliqua en peu de mots l'objet de sa visite. --Je suis un amateur de tableaux, lui dit-il, un antiquaire forcene; pour l'acquisition d'un chef-d'oeuvre qui manque a ma galerie, pour l'achat d'un camee qui manque a ma collection, je donnerais la moitie de ma fortune. Souvent je descends de ma voiture, souvent je fais une demi-lieue a pied pour fouiller les villes et les villages, les chateaux et les chaumieres, le palais du riche et le taudis du pauvre; car bien des fois j'ai decouvert des meubles rares, des armures de prix, des curiosites d'une grande valeur, la ou je m'attendais le moins d'en trouver. --Seigneur cavalier, repondit le paysan, je suis desole de la peine que vous avez prise en descendant chez moi, mais vous ne trouverez rien ici qui soit digne de fixer votre attention. --Peut-etre avez-vous quelque objet dont vous ignorez l'importance? --Je ne le pense pas, monseigneur. --Voyons toujours, repliqua l'etranger; et, sans attendre d'autre reponse, il entra dans la piece principale, et se mit a regarder attentivement de tous les cotes. Tout a coup ses yeux brillerent, et il s'ecria d'une voix triomphante: --Eh bien! que vous ai-je dit, mon brave homme? Vous avez la un petit tableau dont je m'arrangerai a merveille. --Ce tableau n'est pas a vendre, repondit sechement le vieillard. --Bien, bien, vous ne savez pas que je suis homme a en donner cinquante piastres s'il le faut. --Je vous ai dit, seigneur cavalier, que ce tableau n'etait pas a vendre. --Alors, je doublerai la somme. --C'est inutile. --Je la triplerai. --Quand vous voudriez m'acheter cette esquisse au poids de l'or, je ne vous la vendrais pas, monseigneur. --Ah! et qu'y a-t-il donc de si precieux dans ce tableau pour que vous mettiez un tel acharnement a le garder? --Ce tableau, Excellence, est le souvenir d'un pauvre jeune homme que je n'ai vu qu'une fois, mais que j'aimerai toute ma vie. --Son age? --Il n'avait pas encore vingt ans. --Sa patrie? --Naples. --Son nom? --Salvatoriello. --Viens dans mes bras, bon Rosalvo, s'ecria l'etranger attendri jusqu'aux larmes; le Salvatoriello que tu aimes tant, c'est moi. Tu vois bien que tes souhaits m'ont porte bonheur: je suis le premier peintre de mon siecle, mes tableaux sont payes au poids de l'or, les cardinaux et les princes se disputent l'honneur d'etre admis dans mon atelier. Honneurs, plaisirs, richesses, j'ai tout ce qu'on aurait pu desirer. La realite a depasse mes reves; et pourtant, ajouta-t-il en baissant la voix, pourtant, si tu savais, mon vieux Rosalvo, a quels honteux moyens j'ai du descendre pour attirer sur moi les regards de la foule, pour saisir dans mes bras ce vain fantome que nous appelons la gloire, et qui n'est qu'un peu d'air et de fumee, pour fixer ce bruit vague et passager qui se fait tantot autour d'un nom, tantot autour de l'autre; pareil au vent qui souffle tantot du cote du nord, tantot du cote du midi! Si tu savais tout ce que j'ai tente, tout ce que j'ai souffert! Je me suis fait comedien, saltimbanque, histrion. Salvator est devenu Coviello. Honte et malediction sur ce siecle corrompu, sur ces hommes infames, sur ces villes maudites! --Eh quoi! mon enfant, toujours triste, toujours irrite contre tout? Rien ne pourra donc calmer au fond de ton coeur cette bile amere qui fait tourner en fiel tout ce qu'on y verse! --C'est vrai, reprit l'artiste en souriant, j'allais te reciter une de mes satires, sans penser qu'il vaut mieux te la traduire en peinture, puisque tu aimes tant les tableaux. La derniere fois que je suis passe par Sainte-Agathe, il y a douze ans, je t'ai esquisse une scene des montagnes au milieu desquelles j'avais vecu jusque alors: cette fois que je viens de Rome, je te dessinerai une scene de la cour que je viens de quitter. Alors tu t'es contente d'une esquisse de Salvatoriello, maintenant tu auras un tableau de Salvator. --Et il me sera doublement cher, car maintenant j'ai dans ma famille un peintre et un savant. Ne croyez pas que je plaisante, seigneur cavalier: depuis le soir ou vous avez dormi sous notre toit, mon plus jeune fils a appris le dessin et la grammaire; et qui sait si un jour il ne pourra copier vos tableaux ou ecrire vos Memoires! En attendant, que dites-vous de la surprise que je vous ai menagee? --Je vous ai prevenu, mon hote, s'ecria Salvator; j'ai aussi un fils, moi, et je l'ai appele Rosalvo. L'artiste et le paysan s'embrasserent. Chacun des deux avait ete fidele au souvenir d'une noble et touchante amitie. Aussitot Salvator fit signe a un de ses valets, et, ayant demande sa palette et ses pinceaux, jeta a larges traits sur la toile l'etrange et merveilleux sujet que vous allez voir. C'est le second chef-d'oeuvre de ma collection. A ces mots, le vieillard de Sainte-Agathe tira de l'armoire son second tableau richement encadre, ecarta son rideau de soie qui le couvrait et me le montra en silence. C'etait la reproduction fidele, ou plutot la conception premiere, du celebre tableau de la _Fortune_. La deesse verse de sa corne d'abondance un torrent de mitres, de couronnes, de croix, de pierreries; tandis que des senateurs, des cardinaux, des eveques, sous les traits de betes immondes ou de reptiles venimeux, se disputent ces tresors. Dire tout ce que l'artiste a jete de verve, d'imagination et d'esprit dans cette vive et mordante allegorie, ce serait une chose impossible. Je me contentai d'assurer mon paysan de Sainte-Agathe qu'il possedait vraiment un chef-d'oeuvre. --Je crois bien, s'ecria mon vieillard, c'est le veritable original de Salvator; celui qui est en Angleterre n'est qu'une copie. --Or donc, pour vous finir mon histoire, aussitot que l'illustre peintre eut acheve ce tableau, il prit conge de Rosalvo; mais, avant de le quitter, il le tira a l'ecart, et tombant a genoux devant lui: --Mon pere, lui dit-il, lorsque j'allais de Naples a Rome, vos souhaits m'ont suivi; mais a present que je vais de Rome a Naples, il me faut plus que des voeux; car j'ai une mission sainte et belle a remplir. Benissez-moi, mon pere! ma patrie m'a renie, je vais me venger de ma patrie! mais en brisant ses fers, en exterminant ses tyrans, en lui rendant la liberte! --Que Dieu t'accompagne et te protege, mon enfant; mais je crains que tes efforts soient inutiles. Les fers sont trop entres dans la chair; vous pourrez les secouer peut-etre, mais les briser, jamais! Helas! mon pauvre aieul avait dit vrai. Six mois ne s'etaient pas ecoules apres sa derniere entrevue avec l'heureux et brillant Salvator, lorsqu'un soir, a minuit, tandis que les habitans de Sainte-Agathe etaient plonges dans le plus profond sommeil, on entendit frapper a la porte de Rosalvo a coups redoubles. Le vieillard se trouva debout le premier; ses enfans sauterent sur leurs fusils, les femmes pousserent un cri d'effroi. --Qui va la? demanda Rosalvo alarme. --C'est moi, Salvator; ouvrez-moi. La porte s'ouvrit et Rosalvo recula de trois pas devant l'apparition d'un fantome. Salvator habille de noir de la tete aux pieds, les cheveux herisses, la barbe en desordre, l'epee nue a la main, se presenta a ses amis de la campagne, comme un spectre sortant du tombeau. --Tout est fini, dit-il, Naples est retombee plus que jamais sous le joug de ses tyrans. Il s'etait trouve un homme, un pecheur pour se mettre a notre tete et delivrer son pays. Des traitres l'ont tue. Fracanzani, mon beau-frere, est mort empoisonne dans sa prison. Aniello Falcone se sauve en France; moi, je retourne a Rome pour ne plus revenir; c'est la troisieme et derniere fois que vous me verrez. Je suis le seul qui reste des chevaliers de la Mort. --Es-tu poursuivi, mon enfant? demanda Rosalvo avec cette meme tendresse inquiete, cette meme sollicitude paternelle qui ne s'etaient pas dementies un seul instant. --Poursuivi? reprit le peintre d'un ton egare; oui, je le suis par mes idees qui m'accablent, par le chagrin qui me ronge, par la fureur qui me tue. Vite, vite des pinceaux, des couleurs, ou je sens que je vais devenir fou. Il se promena de long en large dans la chambre, pleura, hurla, s'arracha des poignees de cheveux. Puis, saisissant son pinceau d'une main convulsive, il traca sur la toile le plus affreux carnage qui ait jamais ensanglante un tableau. Je crois qu'il n'y a pas une bataille au monde qui puisse soutenir la comparaison de ce chef-d'oeuvre. Voyez plutot! En disant cela, le vieillard, au comble de l'enthousiasme, arrachait son vetement de brocart a son dernier tableau. Je ne pus retenir un cri d'admiration. Je n'avais jamais rien vu de plus sublime. Ce n'etait plus ni un site agreste et sauvage, ni une eblouissante satire; c'etait une scene atroce, flagrante, epouvantable de destruction, de mort et de vengeance! Des chevaux nageant dans le sang jusqu'au poitrail; des tetes separees de leur tronc roulant comme des boulets refroidis, des blesses gemissant, des vainqueurs hurlant, les mourans qui ralent. Je ne pense pas que la realite soit plus effrayante. --Eh bien! que dites-vous de cela, monsieur l'etranger? --Je dis que vous avez les trois plus beaux Salvator-Rosa qui soient au monde. --Et moi je dis que le diner est servi, s'ecria le petit paysan en mettant son nez a la porte de l'atelier. Quand le repas fut fini, repas gai, aimable et cordial s'il en fut, je quittai mes bons amis de Sainte-Agathe, regrettant jusqu'au fond de mon coeur de ne pouvoir payer royalement leur hospitalite par des chefs-d'oeuvre. Tout ce que je puis faire ici, c'est de leur consacrer un souvenir dans ces pages. Admirable puissance du genie! il a suffi du passage d'un grand artiste au milieu d'une pauvre famille de paysans pour y laisser comme une trace lumineuse qui se perpetue a travers les siecles. Quant au petit Salvator que nous avions pris, Jadin et moi, pour un negre, je l'ai, a mon dernier voyage, retrouve a Rome, ou il m'a fait les honneurs de la Farnesina. C'est un des pensionnaires les plus distingues du roi de Naples. XXI Route de Rome. En revenant a Sainte-Agathe dei Gothi, nous apprimes une chose que nous ignorions: c'est que notre conducteur, ayant cru que nous voulions nous en retourner par la route de Benevent, ce qui allongeait quelque peu notre chemin, nous avait deja fait faire huit lieues de trop. Nous ne les regrettames point, ou plutot je ne les regrettai point, car, ainsi qu'on l'a vu, Jadin n'avait rien eu a faire dans l'aventure qui venait de m'arriver, et dont je ne comptais lui parler qu'a distance convenable, de peur de quelque scene facheuse entre lui et son confrere. Il etait tard et nous voulions aller coucher a Caserte, pour visiter le lendemain les deux Capoues. Nous arrivames a notre gite vers les sept heures du soir. Heureusement, ce que nous desirions voir pouvait se voir au clair de la lune. Caserte est le Versailles napolitain. Bati par Vanvitelli et commande par Charles III, ce palais a la pretention d'etre le plus grand palais de la terre, ce qui fait que tres probablement il en est en meme temps le plus triste. Ajoutez que, comme celui de Versailles, il est bati dans un endroit ou ce n'est qu'a force de travaux qu'on a pu lui faire quelques pauvres petits horizons. Il faut, on en conviendra, etre bien royalement capricieux, quand on a Naples, Capo di Monte et Resina, pour venir habiter Caserte. Il est vrai que Caserte a des chasses magnifiques, et que de tout temps, comme nous l'avons dit, les rois de Naples ont ete de grands chasseurs devant Dieu. Un des trois parcs, parc fourre, noir, feodal, est encore aujourd'hui fort giboyeux, a ce que l'on assure. Ce beau parc, que nous vimes a la nuit tombante, et qui n'y perdit certes rien, comme poesie et comme majeste, est flanque d'un autre parc, bien peigne, bien soigne, bien frise a la maniere de celui de Versailles, avec une cascade assez belle qui tombe d'un sombre rocher qui me parait etre ne sur place, ce qui arrive rarement aux rochers des jardins anglais, et une foule de statues representant Diane, ses nymphes et le malheureux Acteon, d'indiscrete memoire, deja a moitie change en cerf. Ce parc lui-meme est voisin d'un jardin anglais, avec grottes, ruisseaux, ponts chinois, chaumieres, serres et magnolias. Nous soupames et nous couchames a Caserte, fort bien meme, consignons-le en l'honneur de l'aubergiste, cela n'arrive pas souvent sur la route de Naples a Rome; il est vrai que je me trompe et que Caserte, placee en dehors des grands chemins, n'est sur aucune route. Le lendemain matin, un cicerone, ou n'y a-t-il pas de cicerone en Italie? nous proposa d'aller voir la magnifique filature de San Lucio. J'ai peu d'enthousiasme en general pour visiter les etablissements industriels: les directeurs de ces sortes d'etablissemens sont presque toujours feroces; une fois qu'ils vous tiennent, ils ne vous font pas grace d'un metier, ils ne vous epargnent pas un fil de soie. Aussi nous serions-nous prives de la magnifique filature, si je ne m'etais point rappele que San Lucio etait la fameuse colonie du roi Ferdinand: car le roi Ferdinand etait non seulement un grand chasseur devant Dieu, mais aussi un grand pecheur devant les hommes: or, de son temps, il avait, pour le plaisir de ses yeux sans doute, rassemble dans cette filature, qu'il avait fondee avec une bonte toute paternelle, les plus belles filles des environs: ces filles etaient fort reconnaissantes a leur fondateur, et lui prouvaient leur reconnaissance de toutes les manieres. Enfin, le roi Ferdinand fut si paternel et les belles filles si reconnaissantes, qu'il resulta de ce double echange de sentimens vertueux toute une population de petits fileurs et de petites fileuses qui obtinrent de leur royal protecteur une espece de constitution beaucoup plus liberale que celle de 1830: un des articles de cette constitution porte que les garcons seront exempt de tout service militaire, et que les filles auront chacune trois cents francs de dot; aussi les mariages abondent-ils a San Lucio. A onze heures du matin nous quittames Caserte, et nous nous dirigeames sur l'ancienne Capoue. Helas! Capoue est de nos jours un de ces noms menteurs comme nous en ont tant legues les menteurs historiens de Rome; cependant il faut le dire, aux ruines qui existent encore, il est facile de voir de quelle importance etait cette fameuse ville qui, selon Tite-Live, fut le tombeau de la gloire d'Annibal. Capoue, cette ville de la Campanie, dont la civilisation etrusque avait de cinq cents ans devance la civilisation de Rome, et que Rome, la grande jalouseuse de toutes les gloires, traita comme Carthage, avait un magnifique amphitheatre dont on peut encore admirer les ruines; car ce fut Capoue, la ville civilisee par excellence, qui inventa les combats de gladiateurs. D'ou venait cette ferocite instinctive aux feroces habitans de la Campanie? de l'exces des voluptes memes. Quand on est blase sur les plaisirs doux et humains, il faut bien inventer d'autres plaisirs cruels et sanglans. Ciceron, qui, en sa qualite d'avocat, n'etait jamais embarrasse de repondre par un paradoxe ou par une antithese a une question quelconque, dit que c'etait la fertilite du sol qui faisait la ferocite des habitans. En tous cas, les Romains se chargerent de faire oublier par des cruautes plus grandes toutes les cruautes qu'avaient pu commettre les Campaniens. Capoue, prise par eux, fut livree au pillage, un peu demolie et beaucoup brulee; ses habitans, reduits en esclavage, furent vendus a l'encan sur ses places publiques; enfin, ses senateurs furent battus de verges et decapites. Il est vrai, a ce que dit le doux et bon Ciceron, que c'etait une action commandee par la prudence, et non par l'amour du sang:--_Non crudelitate, sed consilio_.--Ajoutons qu'un des reproches de mollesse que firent les Romains aux Capouans fut d'avoir invente le velarium, grande toile suspendue au dessus des cirques et des theatres pour garantir les spectateurs du soleil; il est vrai que les Romains, s'apercevant bientot a leur tour que mieux valait etre a l'ombre qu'au soleil, adopterent le susdit velarium, si fort reproche a ces pauvres Campaniens.--Voir Suetone, article NERON. Il y a un souvenir qu'eveille encore tout naturellement Capoue: c'est celui d'Annibal. On trouve de par le monde historique une malheureuse. phrase de Florus, qui dit, a propos du heros de Cannes, de la Trebbia et de Thrasimene: _Cum victoria posset uti, frui maluit_; c'est-a-dire: Lorsqu'il pouvait user de sa victoire, il aima mieux en jouir. C'est un fort joli concetti antique, nous n'en disconvenons pas; mais, nous en sommes bien sur, son auteur, en l'ecrivant, ne comprenait pas toute la portee qu'il devait avoir. En effet, ce malheureux concetti a ete pour Annibal ce que les deux fameuses chansons de M. de La Palisse et de M. de Marlborough ont ete pour les deux grands capitaines de ce nom. Annibal, accuse de s'etre endormi dans les delices, a ete deshonore a tout jamais. Mais ce qu'il y a surtout de remarquable, ce sont les attaques de nos professeurs de college, contre le fils d'Amilcar, a l'endroit de cette malheureuse Capoue; comme ils traitent ce faineant d'Annibal; comme ils meprisent ce pauvre heros; comme a sa place ils auraient marche sur Rome; comme ils auraient pris Rome; comme ils auraient fait disparaitre Rome de la surface de la terre! Il n'y a pas jusqu'a mon pauvre precepteur, un bon et excellent abbe, qui, a part les ferules qu'il nous donnait, n'aurait pas voulu faire de mal a un enfant, qui n'eut etabli son plan de campagne pour marcher sur Rome. Quand nous en etions a ce malheureux passage de Flerus, il tirait son plan de sa bibliotheque, l'etendait sur notre table d'etude, faisait un compas de ses deux doigts, et nous montrait comme c'etait chose facile que de s'emparer de la ville eternelle. Ah! s'il eut ete a la place d'Annibal! Il est vrai qu'il y a un autre abbe, et celui-la s'appelle l'abbe de Montesquieu, qui pretend qu'Annibal n'a fait qu'une halte de quelques jours pour reposer son armee, fatiguee par une marche de huit cents lieues et par trois victoires successives, ce qui equivaut presque a une defaite, Il est vrai encore qu'il y a d'autres esprits intelligens qui ont ete chercher a Carthage meme le secret de la temporisation d'Annibal, et qui ont vu que la, comme partout, il y avait de petits rheteurs qui faisaient la guerre au grand general, des robes qui morigenaient la cuirasse, des plumes qui calomniaient l'epee. Annibal demandait des secours a cor et a cri. Rome etait perdue, disait-il, l'Italie etait a lui si on lui envoyait des secours. Mais on lui repondait, ou plutot les rheteurs repondaient a ses messages, car a lui ils n'eussent, selon toute probabilite, pas ose repondre; les rheteurs repondaient donc: "Ou Annibal est vainqueur, ou Annibal est vaincu. S'il est vainqueur, il est inutile de lui envoyer des secours; s'il est vaincu, il faut le rappeler." C'est a peu pres ce que l'on repondait a Bonaparte quand, lui aussi, s'endormait dans les delices du Caire, ou il avait a lutter contre une insurrection tous les huit jours, et contre la peste deux fois par an. Mais Bonaparte avait affaire au directoire francais et non au senat carthaginois. Bonaparte repondit en traversant, lui troisieme, la Mediterranee, et en venant faire le 18 brumaire. Il y a encore, il faut le dire, entre ces deux opinions qui divisent en deux cette grande question historique, de savoir si Annibal est reste des mois a Capoue ou s'il n'y a fait qu'une halte de quelques jours, une troisieme opinion qui pretend qu'Annibal n'y a jamais mis le pied. Cette opinion pourrait bien etre la vraie. Cela me rappelle que les Romains, les incredules s'entend, disent qu'il y a deux hommes qui ne sont jamais venus a Rome. Ces deux hommes, selon eux, sont l'apotre saint Pierre et le president Dupaty. Comme nous eussions fort mal dine, et que, selon toute probabilite, nous n'eussions pas dormi du tout dans la ville des delices, nous partimes, apres avoir visite l'amphitheatre et les quelques ruines qui l'entourent, pour la moderne Capoue. La moderne Capoue est une fort jolie ville, selon Vauban, Montecuculli et Folard; elle est muraillee, bastionnee et poternee, elle a des lunes, des demi-lunes, des chemins de ronde, tout cela donnant sur un beau paysage, avec un horizon de montagnes d'un cote, et la mer de l'autre. Au reste, peu de choses a voir, excepte la cathedrale, soutenue presque entierement par des colonnes enlevees a l'ancien amphitheatre. En sortant de Capoue, nous rencontrames un premier fleuve, que je crois etre le Volturne: pardon, messieurs les savans, si je me trompe, je n'ai sous les yeux ni mes albums qui sont a Florence, ni mes cartes qui sont rue du Gazometre, et que je serais oblige d'y aller chercher, ce qui n'en vaut pas la peine; et un second fleuve qui est a coup sur le Garigliano, c'est-a-dire l'ancien Liris. Nous traversames ce fleuve poetique de la facon la moins poetique de la terre. On nous mit, nous, nos chevaux et notre voiture, dans un bac, et on nous fit filer le long d'une corde, si bien que nous nous trouvames de l'autre cote au bout de cinq minutes. Notre passeur, au reste, etait desole; on meditait un pont en fil de fer,--un pont de fil de fer sur le Liris! Pourquoi pas? on va bien du Piree a Athenes en omnibus; et l'on remonte bien l'Euphrate en bateau a vapeur. Au reste, c'est, on se le rappelle, sur les bords du Garigliano que notre armee fut defaite par Gonzalve, ce qui fait que Brantome, redevenant Francais un instant, apres avoir passe, il y a trois cents ans, le Liris, au meme endroit ou nous venons de le passer nous-memes, s'ecrie: "Helas! j'ai veu ces lieux la dernier, et mesme le Gariglian, et c'estait male tard, a soleil couchant, que les ombres et les masnes commencent a se paroistre comme fantosmes, plustot qu'aux autres heures du jour, ou il me sembloit que les asmes genereuses de ces braves Francois la morts s'eslevoient sur la terre et me parloient, et quasi me repondoient sur les plaintes que je leur faisois de leur combat et de leur mort." Nous touchions a la voie Appienne, la plus belle des voies antiques, celle sur laquelle les Romains qui avaient quelque prescience de l'endroit ou ils mourraient, ordonnaient de placer leurs tombeaux. Elle existait du temps de la republique. Cesar, Auguste, Vespasien, Domitien, Nerva, Trajan et Theodoric la reparerent successivement. Arrives ou nous nous trouvions, elle s'elancait vers Benevent, et s'en allait mourir a Brindes: ce fut cette route qu'Horace suivit dans son poetique voyage. Nous traversions les souvenirs antiques, marchant en plein sur l'histoire et sur la fable, coudoyant a chaque pas Tacite et Horace. Notre postillon (un postillon romain ou napolitain pourrait parfaitement etre recu, soit dit en passant, a l'Academie des inscriptions et belles-lettres) nous apprit que quelques ruines, sur lesquelles nous allions sautillant de decombres en decombres, etaient l'ancienne Minturnes. --Ainsi, les marais que l'on apercoit d'ici? demandai-je en etendant le bras dans la direction de la route de San-Germano. --Sont ceux ou se cacha Marius, repondit mon postillon. Je lui donnai deux pauli. C'est au meme endroit a peu pres ou Marius se cacha, que Ciceron fut tue et Conradin trahi. Nous avons raconte ailleurs comment l'orateur antique et le jeune heros du moyen-age etaient morts. Nous allames diner a Mola; on nous conduisit dans une grande salle dont toutes les fenetres etaient fermees pour maintenir la fraicheur de l'air; puis tout a coup, comme etendus dans de bonnes chaises nous nous eventions avec nos mouchoirs, le garcon ouvrit une de ces fenetres. Il est impossible d'exprimer la magie du paysage que cette espece de lanterne magique venait de devoiler a nos yeux. Nous plongions sur ce golfe si calme qu'il semblait un miroir d'azur, et de l'autre cote, s'avancant jusqu'a l'extremite du promontoire, nous apercevions Gaete, Gaete, celebre par ses vergers d'orangers, ses deux sieges soutenus, l'un en 1501, l'autre en 1806, et surtout par ses femmes blondes. C'est une fille de Gaete qui servit de modele au Tasse pour le portrait d'Armide. Pardon, nous oublions encore une des celebrites de Gaete. C'est sur son rivage que Scipion et Lelius s'amusaient a faire des ricochets, comme plus tard Auguste s'amusait a jouer aux noix avec les petits polissons de Rome. Apres le diner, nous allames faire une promenade jusqu'a Castellone de Gaete, l'ancienne Formies, dont une portion des murs, plus une porte, existent encore. C'est entre ces deux bourgs qu'etait situee une des villas de Ciceron; c'est de cette villa qu'il fuyait, cache dans sa litiere, lorsqu'il fut rejoint par le tribun Popilius, dont il avait ete l'avocat, qui lui coupa la tete et les mains, en maniere de reconnaissance; il est probable que si Popilius a eu pendant le reste de sa vie quelque autre proces, le tribunal aura ete force de lui nommer un defenseur d'office. L'emplacement ou etait, selon toutes les probabilites, situee cette villa, fait partie aujourd'hui de la propriete du prince de Caposele. Une autre tradition veut qu'une source qui coule dans la meme propriete soit la fameuse fontaine Artacia, pres de laquelle Ulysse rencontra la fille d'Antiphate, roi des Lestrigons, laquelle allait, comme une simple mortelle, y puiser une cruche d'eau. La voiture nous suivait par derriere; nous n'eumes donc qu'a nous y reinstaller, lorsque nous eumes vu tout ce que nous voulions voir, et nous repartimes; une demi-heure apres nous etions a Ytry, patrie du fameux Fra Diavolo, si celebre en Campanie, et surtout a l'Opera-Comique. Fra Diavolo etait un brave homme de cure, disant son breviaire comme un autre, confessant tant bien que mal les voleurs des environs, qui venaient lui conter leurs petites peccadilles, et dont il se faisait des amis en ne les abimant pas trop de penitences, lorsqu'un beau matin, quand il fut question de nommer Joseph Napoleon roi de Naples, l'envie lui prit de s'opposer a cette nomination. En consequence, sans changer de costume, il passa une paire de pistolets a sa ceinture, pendit un sabre par dessus sa soutane, prit une carabine qu'il avait trouvee dans le presbytere et qui lui venait de son predecesseur, et, faisant appel a ses ouailles, au nombre desquelles, comme nous l'avons dit, etait bon nombre de brigands, il se mit en campagne, gardant les defiles de Fondi, et egorgeant tous les Francais isoles qui y passaient. Ces exploits firent bientot si grand bruit, que l'echo en alla retentir a Palerme, ou etaient a cette epoque Ferdinand et Caroline; leurs augustes majestes inviterent alors Fra Diavolo a les aller voir, et, comme il se hata de se rendre a cette gracieuse invitation, elles lui confererent le grade de capitaine. Fra Diavolo revint a Ytry investi de cette nouvelle dignite; mais cette nouvelle dignite ne lui porta point bonheur. Massena, apres avoir pris Gaete, ordonna une battue generale dans les environs: Fra Diavolo fut pris avec deux cents hommes de sa bande a peu pres; ses deux cents compagnons furent incontinent pendus aux arbres de la route. Mais comme les Napolitains niaient que Fra Diavolo qui, selon leur opinion, a eux, opinion que justifie le nom qu'ils lui avaient donne de frere Diable, avait mille ressources de magie a son service; comme les Napolitains, dis-je, niaient que Fra Diavolo eut ete assez imprudent pour se laisser prendre, on conduisit l'ex-cure a Naples, on le promena pendant trois jours dans les rues de la capitale, apres quoi on lui trancha la tete sur la place du Marche-Neuf. Tout cela ne fit point que, pendant tout le regne de Joseph et de Murat, les esprits forts ne niassent la mort de Fra Diavolo. Qu'une illustration moderne ne nous fasse point perdre de vue un souvenir antique. Ytry est l'ancienne _Urbs Mamurrarum_ d'Horace; c'est la que Murena lui preta sa maison et Capiton sa cuisine: Muraena praebente domum, Capitone culinam. Nous nous arretames a Ytri. Je me rappelais la nuit qu'a mon premier voyage j'avais passee a Terracine, nuit terrible parmi les terribles nuits que j'ai subies en Italie. Je me rappelais ces malheureux lits recouverts de serge verte, dans lesquels nous nous etions tournes et retournes six heures, sans pouvoir arriver a fermer l'oeil une seule minute. Il est vrai que, l'esprit exalte par la menace eternelle d'un seul et meme danger, j'avais, a force de chercher, trouve un costume de nuit qui me mettait a peu pres a l'abri des puces: c'etait un pantalon a pied aux coutures serrees et pressant la taille, une chemise qui s'ouvrait juste pour laisser passer la tete, et qui se refermait hermetiquement au col, enfin, des gants sur lesquels se boutonnaient mes manchettes: moyennant cette precaution, le visage seul restait expose, et j'ai remarque que la puce, comme le lion, respecte le visage de l'homme. Restait, il est vrai, la punaise qui ne respecte rien; mais, au lieu de deux races ennemies, ce n'etait plus qu'une seule a combattre. Encore une fois, defiez-vous, non pas des fievres des marais Pontins que tout le monde vous signale, mais de leurs puces et de leurs punaises dont personne ne parle. Le lendemain matin, nous nous abordames, Jadin et moi, en disant que nous aurions aussi bien fait de coucher a Terracine. A l'une des descentes de la route de Fondi, notre postillon s'arreta et nous raconta que nous etions juste a l'endroit ou le _fameux poete francais Esmenard_ s'etait tue en tombant de voiture. En general, les Italiens ne nous abiment pas de louanges; on peut meme dire que, dans leur etroit patriotisme, patriotisme de clocher, dernier reste de l'orgueil des petites republiques, ils sont presque toujours injustes pour les autres nations; mais comme toute curiosite vaut une retribution quelconque, et que cette retribution est variable selon le plus ou le moins d'interet que presente la susdite curiosite, notre postillon avait pense que la curiosite et par consequent la retribution seraient plus grandes, s'il faisait d'Esmenard un poete de premier ordre. La ville de Fondi, que saint Thomas choisit pour y etablir une classe, et dans laquelle il fit ce miracle d'horticulture, de planter par la tete un oranger qui prit racine et qu'on montre encore, est aujourd'hui un pauvre et bien miserable bourg. Le fameux corsaire Barberousse, qu'il ne faut pas confondre avec l'empereur Barberousse, le souverain des legendes rhenanes, furieux de n'avoir pu enlever la belle Julie Gonzaga, veuve de Vespasien Colonne et comtesse de Fondi, dont il comptait faire cadeau a Soliman II, brula la ville. Depuis ce temps-la la pauvre cite n'a pu se remettre de cet accident, et la main de feu du terrible pirate est encore empreinte sur la ville moderne. Deux heures apres nous etions a Terracine. Terracine est bien encore, en venant de Naples surtout, l'eclatante Axur dont parle Horace: Impositum saxis late candentibus Anxur, avec son gigantesque rocher qui fut sa base de toutes les epoques, et les restes de son palais de Theodoric, qui ne la couronne que depuis le cinquieme siecle seulement. Comme il n'etait que midi, et que j'avais quelques recherches a faire a Terracine, nous nous arretames a l'auberge ou nous nous etions arretes en venant, la seule au reste qui soit, je crois, dans toute la ville. Dix minutes apres notre arrivee, nous etions deja en route, Jadin pour gravir la montagne couverte de ses ruines gothiques, et moi pour courir au bord de la mer, ou l'on retrouve encore des vestiges du port, qui, selon toute probabilite, remonte au temps de la republique. En revenant, j'entrai dans la cathedrale. Quelques belles colonnes de marbre blanc qui viennent d'un temple d'Apollon la rendent assez remarquable. En entrant a l'hotel, j'avais demande s'il n'existait pas quelque histoire de Mastrilla. On n'a peut-etre pas oublie le nom de ce fameux bandit, que Padre Rocco appela si heureusement a son secours, a propos de l'eclairage de Naples, et de cette fameuse histoire de saint Joseph que l'on nous a tant reprochee. L'histoire de Mastrilla se trouvait renfermee dans une espece de complainte a peu pres intraduisible, que l'on me procura a grand'peine, mais dont a la honte de mon imagination, je l'avoue, je ne pus rien tirer. Alors force me fut de me borner aux traditions orales, et de me mettre en quete des rapsodes, qui pouvaient, fragment par fragment, me raconter l'Iliade de cet autre Achille. Les rapsodes me tinrent jusqu'a sept heures du soir a me conter des rapsodies qui n'etaient que les differens couplets de la complainte, separes au lieu d'etre reunis. Nous avions passe notre journee a la recherche de l'insaisissable Mastrilla. La journee etait perdue, ce qui n'etait pas un grand malheur; mais ce qui compliquait notre situation, c'est qu'il fallait ou passer la nuit a Terracine, et l'on sait quelle terreur nous inspirait cette station, ou traverser les marais Pontins pendant l'obscurite. En restant a Terracine, nous etions surs d'etre devores par les puces et par les punaises; en traversant les marais Pontins, nous risquions d'etre devalises par les voleurs. Nous balancames un instant, puis nous nous decidames a traverser les marais Pontins. Nous fimes mettre les chevaux, a huit heures du soir; il faisait un clair de lune magnifique: nous chargeames nos fusils, nous montames, Jadin et moi, sur le siege de la voiture, et nous partimes d'un assez bon train. Les marais Pontins commencent en sortant de Terracine, et presque aussitot le pays prend un caractere de tristesse particuliere, que ne contribuent pas peu, sans doute, a lui donner, aux yeux des voyageurs, la crainte de la fievre, qu'on y rencontre certainement, et celle des voleurs, qui vous y attendent peut-etre. La route, tracee au beau travers du pays, s'etend par une ligne parfaitement droite, qu'accompagne de chaque cote un canal destine a l'ecoulement des eaux. Malheureusement, a ce qu'on assure, ces eaux, se trouvant au dessous du niveau de la mer, ne peuvent s'ecouler dans la Mediterranee. Au dela du canal est un terrain mouvant et plante de grands roseaux. Cette vaste solitude, ou Pline comptait autrefois jusqu'a vingt-trois villes, n'offre pas aujourd'hui, a part les relais de poste, une seule habitation. Comme dans les Maremmes toscanes, une fievre devorante tuerait, en moins d'une annee, l'imprudent qui oserait s'y fixer. Les voleurs qui l'exploitent ne font eux-memes qu'y passer, et, aussitot leurs expeditions finies, ils se retirent dans les montagnes de Piperno, leur veritable domicile. A mesure que nous avancions, le pays prenait un caractere de plus en plus melancolique; et comme si nos chevaux et notre postillon eussent partage l'inquietude que sa mauvaise reputation pouvait inspirer, ils redoublaient, les uns de vitesse, l'autre de coups. Apres une heure et demie a peu pres, nous apercumes a notre droite un grand feu qui jetait une lueur d'incendie a cent pas autour de lui; ce ne pouvaient etre des voleurs, car, par cette imprudence, ils se fussent denonces eux-memes: nous demandames a notre postillon ce que c'etait que ce feu; il nous repondit que c'etait le relais de poste. En effet, a mesure que nous avancions, nous apercevions a la lueur de la flamme une espece de masure, et adosses aux murailles de cette masure, eclaires par le reflet du foyer, cinq ou six hommes immobiles et enveloppes de leurs manteaux. A notre approche et au bruit du fouet de notre postillon, deux se detacherent du groupe, et montant eux-memes a cheval, ils prirent en main une espece de lance et disparurent. Les autres continuerent a se chauffer. Arrive en face du hangar, notre postillon s'arreta, et, a peine arrete, detela ses chevaux, demanda le prix de sa course, ainsi que la bonne main qui en etait l'accompagnement oblige, et, sautant sur un de ses deux chevaux aussitot qu'il les eut recus, il tourna bride et repartit au galop. Au reste, ses chevaux etaient si bien habitues a ce retour precipite qu'il n'eut pas meme besoin d'employer le fouet comme il avait fait en venant: on eut dit que ces animaux, partageant les inquietudes de l'homme, avaient hate de fuir ces contrees mephitiques et cet air pestilentiel. Cependant nous etions restes au milieu de la route avec notre voiture detelee; et comme nous ne voyions s'avancer aucun quadrupede, comme pas un seul de ces bipedes grelottans et accroupis autour du feu ne bougeait de sa place, je me decidai, voyant qu'ils ne venaient pas a moi, a aller a eux. En consequence, je descendis de mon siege, je jetai mon fusil en bandouillere sur mon epaule et je m'avancai vers la masure. Ils me laisserent approcher sans faire un mouvement. En m'approchant je les regardais: ce n'etaient pas des hommes, c'etaient des spectres. Ces malheureux, avec leur teint have, leurs membres frissonnans, leurs dents qui se choquaient, etaient hideux a voir; le mieux portant des quatre eut pu poser pour une effrayante statue de la Fievre. Je les considerai un instant, oubliant pourquoi je m'etais approche d'eux; puis, par un retour egoiste sur moi-meme, je pensai que j'etais moi-meme au milieu de ces marais dont les emanations les avaient faits tels qu'ils etaient. --Et les chevaux? demandai-je. --Ecoutez, me repondit l'un d'eux, les voila. En effet, on entendait un pietinement qui allait se rapprochant, puis un hennissement sauvage, puis, meles a ce bruit confus, des juremens et des blasphemes. Bientot les hommes qui s'etaient eloignes avec des lances reparurent chassant devant eux une douzaine de petits chevaux, ardens, sauvages, fougueux, et qui semblaient souffler la flamme par les naseaux. Aussitot les quatre fievreux se leverent, se jeterent au milieu du troupeau etrange, saisirent chacun un cheval par la longe qu'il trainait, lui passerent, malgre sa resistance, un miserable harnais, et, tout en me criant: "Remontez, remontez," pousserent l'attelage recalcitrant vers la voiture. Je compris qu'il n'y avait pas d'observations a faire, et que dans les marais Pontins cela devait se passer ainsi. Je remontai donc vivement sur mon siege et je repris ma place pres de Jadin. --Ah ca! me dit Jadin, ou allons-nous? Au sabbat? --Cela m'en a tout l'air, repondis-je. En tout cas, c'est curieux. --Oui, c'est curieux, dit-il, mais ce n'est point rassurant. En effet, il se passait une terrible lutte entre les hommes et les chevaux: les chevaux hennissaient, ruaient, mordaient; les hommes criaient, frappaient, blasphemaient; les chevaux essayaient, par des ecarts qui ebranlaient la voiture, de casser les cordes qui leur servaient de traits; les hommes resserraient les noeuds de ces cordes, tout en posant sur le dos de deux de ces demons des especes de selles. Enfin, quand les selles furent posees, tandis que deux hommes maintenaient les chevaux de devant, deux autres sauterent sur les chevaux selles, puis ils crierent: Laissez aller! puis nous nous sentimes emportes comme par un attelage fantastique, tandis que de chaque cote de la route les deux hommes a cheval nous suivaient, criant un fouet a la main, et joignant les gestes aux cris pour maintenir nos coursiers dans le milieu de la route, dont ils voulaient s'ecarter sans cesse, et les empecher d'aller s'abimer avec notre voiture dans un des canaux qui bordaient chaque cote du chemin. Cela dura dix minutes ainsi; puis, ces dix minutes ecoulees, comme nos chevaux etaient lances, nos escorteurs nous abandonnerent, et, sortis un instant, par une crise, de leur apathie, s'en retournerent attendre d'autres voyageurs, en tremblant la fievre devant leur feu. Quand nous pumes un peu respirer, nous regardames autour de nous: nous traversions de grands roseaux tout peuples de buffles qui, reveilles par le bruit que nous faisions, ecartaient bruyamment ces joncs gigantesques pour nous regarder passer; puis, effrayes a notre approche, se reculaient en soufflant bruyamment. De temps en temps de grands oiseaux de marais, comme des herons ou des butors, se levaient en jetant un cri de terreur, et s'eloignaient rapidement, tracant une ligne droite, et se perdant dans l'obscurite; enfin, de temps en temps, des animaux, dont je ne pouvais reconnaitre la forme, traversaient la route, parfois isoles, parfois par bandes. J'appris au relais que c'etaient des sangliers. Nous arrivames ainsi en moins d'une heure et demie au second relais. La la meme scene se renouvela: meme feu, hommes semblables, pareils chevaux; apres une demi-heure d'attente, nous repartimes comme emportes par un tourbillon. Nous fimes trois relais de la meme maniere; puis au bout du quatrieme nous apercumes une ville: c'etait Velletri. Les fameux marais Pontins etaient traverses, et cette fois encore sans rencontrer de voleurs: decidement les voleurs etaient passes pour nous a l'etat de mythes. Sans nous consulter, nos postillons s'arreterent a la porte d'une auberge, au lieu de s'arreter a la porte de la poste. Comme la susdite locanda ne paraissait pas trop miserable, je ne leur en voulus pas de la meprise; nous descendimes, et nous demandames deux chambres pour le soir, et un bon dejeuner, s'il etait possible, pour le lendemain. Trois choses nous faisaient prendre en patience notre station a Velletri. Je meditais pour le lendemain une excursion a Cori, l'ancienne Cora, et a Monte-Circello, l'ex-cap de Circe; tandis que Jadin, attire par un autre but, m'avait deja declare qu'il demeurerait sur place pour faire quelque portrait de femme; on sait que les femmes de Velletri passent pour les plus belles femmes[1]. Velletri est la patrie, non pas d'Auguste, mais de ses ancetres; son pere y etait banquier (lisez usurier): les banquiers romains pretaient a 20 pour 100; c'est a 20 pour 100 que Cesar avait fait pour cinquante-deux millions de dettes. Elle n'offre de remarquable, comme monument, que le bel escalier de marbre de l'ancien palais Lancelloti, bati par Lunghi-le-Vieux. Cori, plus heureuse que sa voisine, possede encore deux temples, eleves l'un a Castor et Pollux, l'autre a Hercule; du premier il ne reste que les colonnes et l'inscription qui atteste qu'il etait consacre aux fils de Jupiter et de Leda; le second, eleve sous Claude, est parfaitement conserve, et on le regarde, merveilleusement pose qu'il est d'ailleurs sur une base de granit entierement isolee, comme un des plus complets modeles de l'ordre dorique grec. Quand a Monte-Circello, c'est, comme l'indique son nom, l'antique residence de la fille du Soleil. Ce fut sur cette montagne, jadis baignee par la mer et qu'on appelait, comme nous l'avons dit, le cap Circe, que parvint Ulysse, lorsqu'apres avoir echappe au cyclope Polypheme et au Lestrigon Antiphate, il aborda sur une terre inconnue, et, montant sur un cap eleve, ne vit devant lui _qu'une ile et une mer sans fin: l'ile etait perdue au milieu des flots; puis a travers les buissons et les forets sortaient de la terre des tourbillons de fumee_. Je suis monte sur le cap, j'ai cherche l'ile volcanique et je n'ai rien apercu; mais peut-etre aussi ai-je moins bonne vue qu'Ulysse. Mais ce que j'ai decouvert, par exemple, ce sont d'immenses troupeaux de porcs, bien autrement nobles que les cochons de M. de Rohan, puisque, selon toute probabilite, ils descendent de ces imprudens compagnons d'Ulysse, qui, attires par le bruit de la navette et par l'harmonie des instrumens, entrerent dans le palais de la fille du Soleil malgre les conseils d'Euriloque, qui revint seul aux vaisseaux pour annoncer a leur chef la disparition de ses vingt soldats. Or, comme je disais, y a-t-il beaucoup de noblesse qui puisse le disputer a celle des cochons de Monte-Circello, dont les ancetres ont ete chantes par Homere? Dans la montagne est encore une grotte, appelee _Grotta della Maga_, ou grotte de la Magicienne: c'est le seul souvenir que Circe ait laisse dans le pays. Quant a son splendide palais de marbre, il est bien entendu qu'il n'en reste pas plus de trace que de celui d'Armide. Nous revinmes assez tard a Velletri; et, comme rien ne nous pressait, que nous n'avions pas ete trop mecontens de l'auberge, nous resolumes d'y passer la soiree. Jadin y etait reste dans l'intention de faire un portrait de femme, il avait fait deux paysages. L'homme propose, Dieu dispose. Le lendemain, nous nous remimes en route vers les neuf heures du matin, nous arretant un instant a Genzano pour boire de son vin, qui a une certaine reputation, un instant a l'Arriccia pour voir le palais Chigi et l'eglise de la ville, deux des ouvrages les plus remarquables du Bernin. Enfin, a deux heures, nous arrivames a Albano. C'est a Albano que les riches Romains qui craignent le mal'aria vont passer l'ete; a partir de la porte de Rome, en effet, la route monte jusqu'a Albano; et, comme on le sait, hote des plaines et des marais, la fievre n'atteint jamais une certaine hauteur. Dix ciceroni nous attendaient a la descente de notre voiture pour nous faire voir de force le tombeau d'Ascagne et celui des Horaces et des Curiaces. Nous ne donnerons pas aux savans italiens le plaisir de nous voir nous enferrer dans une discussion archeologique a l'endroit de ces deux monumens. Nous avons dit tout ce que nous avions a dire la-dessus a propos de la grande mosaique de Pompeia, a qui Dieu fasse paix. En sortant d'Albano, on apercoit Rome a quatre lieues de distance; ces quatre lieues se font vite, le chemin, comme nous l'avons dit, allant toujours en descendant. Aussi, une heure apres notre depart d'Albano, nous entrions dans la ville eternelle, que nous avions quittee quatre mois auparavant. Note: [1] Velletri, c'est l'Arles de l'Italie. Raphael, passant un jour a Velletri, vit une mere qui tenait un enfant dans ses bras: la beaute de la mere et de l'enfant exalta le peintre a un tel point, qu'il les pria de ne pas bouger, et qu'a defaut de papier et de crayon il prit un morceau de craie et traca sur le fond d'un tonneau l'esquisse de la Madone a la Seggiola. De la, la forme circulaire de cet admirable tableau, un des chefs-d'oeuvre du palais Pitti a Florence. XXII Gasparone. Je n'avais plus rien a voir dans la ville eternelle que le representant eternel de notre religion, le vicaire du Christ, le successeur de saint Pierre. Depuis que j'etais en Italie, j'entendais parler de Gregoire XVI comme d'un des plus nobles et des plus saints caracteres qui eussent encore illustre la papaute, et ce concert general d'eloges me donnait une plus ardente envie de me prosterner a ses pieds. Aussi, le lendemain, des que l'heure d'etre recu fut arrivee, me presentai-je chez M. de Tallenay, pour le prier de demander pour moi une audience a Sa Saintete: M. de Tallenay me repondit qu'il allait a l'instant meme transmettre ma demande au cardinal Fieschi; mais en meme temps il me prevint que, comme l'audience ne me serait jamais accordee que trois ou quatre jours apres la reception de ma demande, je pouvais, si j'avais quelque course a faire soit dans Rome, soit dans les environs, profiter de ce petit retard. Cela m'allait a merveille. A mon premier passage, j'avais visite toute la campagne orientale de Rome: Tivoli, Frascati, Soubiaco et Palestrine; mais je n'avais point vu Civitta-Vecchia; Civitta-Vecchia, au reste, ou il n'y aurait rien a voir, si Civitta-Vecchia n'avait point un bagne et dans ce bagne n'avait point l'honneur de renfermer le fameux Gasparone. En effet, je vous ai bien raconte des histoires de bandits, n'est-ce pas? je vous ai tour a tour parle du Sicilien Pascal Bruno, du Calabrais Marco Brandi et de ce fameux comte Horace, ce voleur de grands chemins aux charmantes manieres, aux gants jaunes et a l'habit taille par Humann. Eh bien! tous ces bandits-la ne sont rien pres de Gasparone. Il y a plus, prenez tous les autres bandits, prenez Dieci Nove, prenez Pietro Mancino, cet habile coquin qui vola un million en or et qui, satisfait de la somme, s'en alla vivre honnetement en Dalmatie, faisant, de la, la nique a la police romaine; prenez Giuseppe Mastrilla, cet incorrigible voleur, qui, au moment de mourir, ne pouvant plus rien voler a personne, vola son ame au diable; prenez Gobertineo, le fameux Gobertineo, que vous ne connaissez pas, vous autres Parisiens, mais dont le nom est au bord du Tibre l'egal des plus grands noms; Gobertineo qui tua de sa main neuf cent soixante-dix personnes, dont six enfans, et qui mourut avec le pieux regret de n'avoir pas atteint le nombre de mille comme il en avait fait voeu a saint Antoine, et qui, au moment de la mort, craignait d'etre damne surtout pour n'avoir pas accompli son voeu; prenez Oronzo Albeyna, qui tua son pere comme Oedipe, sa mere comme Oreste, son frere comme Romulus, et sa soeur comme Horace; prenez les Sondino, les Francatripa, les Calabrese, les Mezza Pinta; et ils n'iront pas au genou de Gasparone. Quant a Lacenaire, ce bucolique assassin qui a fait tant d'honneur a la litterature, il va sans dire que, comme meurtrier et comme poete, il n'est pas meme digne de denouer les cordons du soulier gauche de son illustre confrere. On comprend que je ne pouvais pas aller a Rome et passer par consequent a douze lieues de Civitta-Vecchia sans aller voir Gasparone. Cette fois, nous partimes par la diligence, tout simplement. La diligence, qui n'est meme pas trop mauvaise pour une diligence romaine, se transporte en cinq ou six heures de Rome a Civitta-Vecchia. Il va sans dire que je m'etais muni d'une carte, carte du reste fort difficile a obtenir pour visiter le bagne, et avoir l'honneur d'etre presente a Gasparone. J'etais donc en mesure. Je ne dirai rien de la campagne de Rome, la description de ce magnifique desert a sa place ailleurs. Rome est une chose sainte, qu'il faut visiter a part et religieusement. En descendant de voiture, nous fimes, pour eviter tout retard, prevenir le gouverneur de la forteresse de l'intention ou nous etions de visiter son illustre prisonnier: nous joignimes notre carte a la lettre, et nous nous mimes a table. Au dessert, nous vimes entrer le gouverneur, il venait nous chercher lui-meme. Comme on le pense bien, je m'emparai exclusivement de son excellence, et tout le long de la route je le questionnai. Il y avait dix ans que Gasparone habitait la forteresse a la suite d'une capitulation, dont la principale condition etait que lui et ses compagnons auraient la vie sauve. On rencontre sur le pave de Rome une quantite de bons vieillards mis comme nos paysans de l'Opera-Comique, et se promenant une canne a la Dormeuil a la main. Qu'est-ce que ces honnetes gens? de bons peres, de bons epoux, d'honnetes citoyens; de veritables mines d'electeurs, de veritables demarches de gardes nationaux; vous portez la main a votre chapeau. Prenez garde, vous allez saluer un bandit qui a capitule; vous allez faire une politesse a un gaillard qui, sur la route de Viterbe ou de Terracine, vous eut, il y a trois ou quatre ans, coupe les deux oreilles si vous n'aviez pas rachete chacune d'elles mille ecus romains. Remarquez que les ecus romains ne sont pas demonetises comme les notres et valent toujours six francs. Il y en a meme qui ont stipule une petite rente, que le gouvernement leur paie trimestre par trimestre, aussi regulierement que s'ils avaient place leurs fonds sur l'Etat. Malheureusement pour Gasparone, il s'etait fait une de ces reputations qui ne permettent pas a ceux qui en ont joui de rentrer dans l'obscurite. On craignit, si on le laissait libre, qu'il ne lui reprit, un beau matin, quelque velleite de gloire, et que ce Napoleon de la montagne ne voulut aussi avoir son retour de l'Ile d'Elbe. Aussi Gasparone et ses vingt-un compagnons furent-ils etroitement ecroues dans la citadelle de Civitta-Vecchia. Pendant les premiers temps, Gasparone jeta feu et flammes, mordant et secouant ses barreaux comme un tigre pris au piege, disant qu'il avait ete trahi et que la liberte etait une des conditions de la capitulation; mais le pape Leon XII, d'energique memoire, le laissa se demener tout a son aise, et peu a peu Gasparone se calma. Tout le long de la route, le gouverneur nous entretint de petites espiegleries attribuees a Gasparone: il y en a quelques unes qui emanent d'un esprit assez original pour etre racontees. Gasparone etait fils du chef des bergers du prince de L---- Jusqu'a l'age de seize ans sa conduite fut exemplaire: seulement peut-etre dans son orgueil etait-il un peu trop amoureux des beaux habits, des beaux chevaux et des belles armes qu'il voyait aux jeunes seigneurs romains. Mais cependant il y avait quelque chose que Gasparone preferait aux belles armes, aux beaux chevaux et aux beaux habits, c'etait sa belle maitresse Teresa. Un dimanche, Gasparone et Teresa etaient chez le prince L----, qui etait fort indulgent pour eux: les filles du prince, dont l'une etait du meme age que Teresa, et l'autre un peu plus jeune, s'amuserent a habiller la jeune paysanne avec une de leurs robes et a la couvrir de leurs bijoux. La jeune fille etait coquette, cette riche toilette sous laquelle elle s'etait trouvee un instant plus belle que sous son costume pittoresque de paysanne lui fit envie: sans doute, si elle eut demande la robe et meme quelques uns des bijoux aux filles du prince, celles-ci les eussent donnes; mais Teresa etait fiere comme une Romaine, elle eut eu honte devant les jeunes filles d'exprimer un pareil souhait; elle renferma son desir au plus profond de son coeur, se laissa depouiller de sa robe, se laissa reprendre jusqu'a son dernier bijou. Seulement, a peine fut-elle sortie de la chambre des jeunes princesses que son beau front se pencha soucieux. Gasparone s'apercut de sa preoccupation; mais a toutes les demandes qu'il lui fit sur ce qu'elle avait, Teresa se contenta de repondre, de ce ton si significatif de la femme qui desire une chose et qui n'ose dire quelle chose elle desire:--Que voulez-vous que j'aie?--je n'ai rien. Le soir, Gasparone entra a l'improviste dans la chambre de Teresa, et trouva Teresa qui pleurait. Cette fois, il n'y avait plus a nier le chagrin; tout ce que pouvait faire Teresa, c'etait d'essayer d'en cacher la cause. Teresa essaya de le faire, mais Gasparone la pressa tellement qu'elle fut forcee d'avouer que cette belle robe qu'elle avait essayee, que ces beaux bijoux dont on l'avait couverte, lui faisaient envie, et qu'elle voudrait les posseder, ne fut-ce que pour s'en parer toute seule dans sa chambre et devant son miroir. Gasparone la laissa dire, puis, quand elle eut fini: --Tu dis donc, demanda-t-il, que tu serais heureuse si tu avais cette robe et ces bijoux? --Oh! oui, s'ecria Teresa. --C'est bien, dit Gasparone. Cette nuit tu les auras. Le meme soir, le feu prit a la villa du prince L----, justement dans la partie du batiment qu'habitaient les jeunes princesses. Par bonheur, Gasparone, qui rodait dans les environs, vit l'incendie un des premiers, se precipita au milieu des flammes, et sauva les deux jeunes filles. Toute cette partie de la villa fut devoree par l'incendie et l'intensite du feu etait telle qu'on n'essaya pas meme de sauver les meubles ni les bijoux. Gasparone seul osa se jeter une troisieme fois dans les flammes, mais il ne reparut plus; on crut qu'il y avait peri, mais on apprit que, ne pouvant repasser par l'escalier qui s'etait abime, il avait saute du haut d'une fenetre qui donnait dans la campagne. Le prince fit chercher Gasparone, et lui offrit une recompense pour le courage qn'il avait montre, mais le jeune homme refusa fierement, et quelques instances que lui fit Son Altesse, il ne voulut rien accepter. On approchait de la semaine de Paques. Gasparone etait trop bon chretien pour ne pas remplir exactement ses devoirs de religion. Il alla comme d'habitude se confesser au cure de sa paroisse; mais cette fois le cure, on ne sait pourquoi, lui refusait l'absolution. Une discussion, s'etablit alors entre le confesseur et le penitent; et comme le confesseur persistait dans son refus d'absoudre le jeune homme, celui-ci, qui ne voulait pas s'en retourner avec une conscience inquiete, tua le cure d'un coup de couteau. Gasparone, que tout cela n'empechait point d'etre bon chretien a sa maniere, alla s'accuser a un autre pretre, et du crime qui lui avait valu le refus du premier, et du meurtre de celui-ci. Le nouveau confesseur, que le sort de son predecesseur ne laissait pas que d'inquieter, refusa tout, juste pour se faire valoir, mais finit par donner pleine et entiere l'absolution que demandait Gasparone. Sur quoi Gasparone, la coeur satisfait, l'ame tranquille, alla s'engager comme bandit dans la troupe de Cucumello. Ce Cucumello etait un bandit assez renomme, quoique de second ordre: d'ailleurs il etait petit, roux et louche, fort laid en somme, defaut capital pour un chef de bande. Cela n'empechait pas qu'on ne lui obeit au doigt et a l'oeil. Mais on lui obeissait, voila tout: sans entrainement, sans enthousiasme, sans fanatisme. L'apparition de Gasparone au milieu de la troupe fit grand effet: Gasparone etait grand, beau, fort, adroit et ruse. Gasparone etait poete et musicien, il improvisait des vers comme le Tasse, et des melodies comme Paesiello. Gasparone fut considere tout de suite comme un sujet qui devait aller loin. On lui demanda quels etaient ses titres pour se faire brigand, il repondit qu'il avait mis le feu a la villa du prince L---- pour faire cadeau a sa maitresse d'une robe, d'un collier et d'un bracelet dont elle avait eu envie, et que, comme le pretre de sa paroisse lui refusait l'absolution de cette peccadille, il l'avait tue pour l'exemple. Ce recit parut confirmer la bonne opinion que la vue de Gasparone avait tout d'abord inspiree aux bandits, et il fut recu par acclamation. Huit jours apres, les carabiniers envelopperent la bande de Cucumello, qui, par un ordre imprudent du chef, s'etait hasardee sur un terrain dangereux. Gasparone, qui marchait le premier, se trouva tout a coup entre deux carabiniers; les deux soldats etendirent en meme temps la main pour le saisir, mais avant qu'ils n'eussent eu le temps de toucher le collet de son habit, ils etaient tombes tous deux frappes de son stylet. Chacun alors, comme d'habitude, tira de son cote. Gasparone s'enfonca dans le makis, poursuivi pour son compte par six carabiniers; mais, quoique Gasparone fut bon coureur, Gasparone ne fuyait pas pour fuir: il connaissait son histoire romaine, l'anecdote des Horaces et des Curiaces lui avait toujours paru des plus ingenieuses, et sa fuite n'avait d'autre but que de la mettre en pratique. En effet, quand il vit les six carabiniers eparpilles dans le makis et egares a sa poursuite, il revint successivement sur eux, et, les attaquant chacun a son tour, il les tua tous les six; apres quoi il regagna le rendez-vous que les bandits prennent toujours precautionnellement pour une expedition quelconque, et ou peu a peu ses compagnons vinrent le rejoindre. Cependant, la nuit venue, quatre hommes manquaient a l'appel, et au nombre de ces hommes etait Cucumello. On proposa de tirer au sort pour savoir lequel des bandits irait savoir a Rome des nouvelles des absens; Gasparone s'offrit comme messager volontaire, et fut accepte. En approchant de la porte del Popolo, il apercut quatre tetes fraichement coupees qui, rangees avec symetrie, ornaient sa corniche. Il s'approcha de ces tetes et reconnut que c'etaient celles de ses trois compagnons et de leur chef. Il etait inutile d'aller chercher plus loin d'autres nouvelles, celle qu'il avait a rapporter aux bandits parut suffisante a Gasparone; il reprit donc le chemin de Tusculum, dans les environs duquel se tenait la bande. Les bandits ecouterent le recit de Gasparone avec une philosophie remarquable; puis, comme il ressortait clairement de ce recit que Cucumello etait trepasse, on proceda a l'election d'un autre chef. Gasparone fut elu a une formidable majorite!--Style du _Constitutionnel_. Alors commenca cette serie d'expeditions hasardeuses, d'aventures pittoresques et de caprices excentriques qui firent a Gasparone la reputation europeenne dont il a l'honneur de jouir aujourd'hui, et qui autorise sa femme a lui ecrire avec cette suscription dont personne ne s'etonne: ALL ILLUSTRISSIMO SIGNORE ANTONIO GASPARONE, Ai bagni di Civitta-Vecchia. Et en effet Gasparone merite bien le titre d'illustrissime, tant prodigue en Italie, et qui se rehabiliterait bien vite si on ne l'appliquait qu'a de pareilles celebrites; car, pendant dix ans, de Sainte-Agathe a Fondi et de Fondi a Spoletto, il ne s'executa point un vol, il ne s'alluma point un incendie, il ne se commit point un assassinat,--et Dieu sait combien de vols furent executes, combien d'incendies s'allumerent, combien d'assassinats furent commis,--sans que vol, incendie ou assassinat ne fut signe du nom de Gasparone. Comme on le comprend bien, tous ces recits ne faisaient qu'augmenter singulierement ma curiosite, qui etait portee a son comble lorsque nous arrivames a la porte de la forteresse. A la vue du gouverneur, qui nous accompagnait, la porte s'ouvrit comme par enchantement; le custode accourut, s'inclina, puis, sur l'ordre de son excellence, marcha devant nous. D'abord nous entrames dans une grande cour, toute herissee de pyramides de boulets rouilles, et defendue par cinq ou six vieux canons endormis sur leurs affuts; tout autour de cette cour, pareille a un cloitre, regnait une grille, et sur l'une des quatre faces de cette grille s'ouvraient vingt-deux portes, dont vingt-une donnaient dans les cellules des compagnons de Gasparone, et la vingt-deuxieme dans celle de Gasparone lui-meme. A un ordre du gouverneur, chacun des bandits se rangea sur la porte de sa cellule, comme pour passer une inspection. Nous nous etions a l'avance, et sur leur reputation, figure voir des hommes terribles, au regard farouche et au costume pittoresque: nous fumes singulierement detrompes. Nous vimes de bons paysans, toujours comme on en voit a l'Opera-Comique, avec des figures bonasses et les regards les plus bienveillans. Nous avions nos bandits devant les yeux que, ne pouvant croire que c'etaient eux, nous les cherchions encore. Vous rappelez-vous tous les Turcs de l'ambassade ottomane, que nous trouvions si beaux, si romanesques, si poetiques, sous leurs robes brodees, sous leurs riches dolimans, sous leurs magnifiques cachemires, et qui aujourd'hui, avec leur redingote bleue en fourreau de parapluie et leurs calottes grecques, ont l'air de bouteilles a cachets rouges? Eh bien! il en etait ainsi de nos brigands. Nous comptions sur Gasparone pour relever un peu le physique de toute la bande; il etait le dernier de ses compagnons, occupant la premiere cellule en retour, debout comme les autres sur le seuil de sa porte, les deux mains dans les goussets de sa culotte, nous attendant d'un air patriarcal. C'etait la cet homme qui, pendant dix ans, avait fait trembler les Etats romains, qui avait eu une armee, qui avait lutte corps a corps avec Leon XII, un des trois papes guerriers que les successeurs de saint Pierre comptent dans leurs rangs; les deux autres sont, comme on le sait, Jules II et Sixte-Quint. Il nous invita d'une voix presque caressante a entrer dans sa cellule. Ainsi, c'etait cette voix caressante qui avait donne tant d'ordres de mort, c'etaient ces yeux bienveillans qui avaient lance de si terribles eclairs, c'etaient ces mains inoffensives qui s'etaient si souvent rougies de sang humain. C'etait a croire qu'on nous avait vole nos voleurs. Gasparone me renouvela, avec la politesse qui m'avait deja etonne dans ses camarades, l'invitation d'entrer dans sa cellule, invitation que j'acceptai cette fois sans me faire prier. J'esperais qu'a defaut du lion je trouverais au moins une caverne. La caverne etait une petite chambre assez propre, quoique fort miserablement meublee. Parmi ces meubles, qui se composaient du reste d'une table, de deux chaises et d'un lit, un seul me frappa tout particulierement. Quatre rayons de bois cloues au mur simulaient une bibliotheque, et les rayons de cette bibliotheque a leur tour soutenaient quelques livres. Je fus curieux de voir quelles etaient les lectures favorites du bandit, et lui demandai la permission de jeter un coup d'oeil sur la partie interessante de son mobilier. Il me repondit que les livres, la cellule et son proprietaire etaient bien a mon service. Sur quoi je m'approchai des rayons et je reconnus, a mon grand etonnement: d'abord un _Telemaque_; pres du _Telemaque_, un _Dictionnaire francais-italien_, puis, de l'autre cote du _Dictionnaire francais-italien_, une pauvre petite edition de _Paul et Virginie_, toute fatiguee et toute crasseuse; enfin les _Nouvelles morales_, de Soane, et les _Animaux parlans_, de Casti. Puis quelques autres livres qui n'eussent point ete deplaces dans une institution de jeunes demoiselles. --Est-ce votre propre choix, ou l'ordre du gouverneur qui vous a compose cette bibliotheque? demandai-je a Gasparone. --C'est mon propre choix, tres illustre seigneur, repondit le bandit; j'ai toujours eu du gout pour les lectures de ce genre. --Je vois dans votre collection deux ouvrages de deux compatriotes a moi, Fenelon et Bernardin de Saint-Pierre; parleriez-vous notre langue? --Non; mais je la lis et la comprends. --Faites-vous cas de ces deux ouvrages? --Un si grand cas que, dans ce moment-ci, je m'occupe a traduire _Telemaque_ en italien. --Ce sera un veritable cadeau que vous ferez a votre patrie que de faire passer dans la langue du Dante l'un des chefs-d'oeuvre de notre langue. --Malheureusement, me repondit Gasparone d'un air modeste, je suis incapable de transporter d'une langue dans l'autre les beautes du style; mais au moins les idees resteront. --Et ou en etes-vous de votre traduction? --A la fin du premier volume. Et Gasparone me montra sur sa table une pyramide de papiers couverts d'une grosse ecriture: c'etait sa traduction. J'en lus quelques passages. A part l'orthographe, sur laquelle, comme M. Marle, Gasparone me parut avoir des idees particulieres, ce n'etait pas plus mauvais que les mille traductions qu'on nous donne tous les jours. Plusieurs fois je fis des tentatives pour mettre Gasparone sur la voie de sa vie passee; mais chaque fois il detourna la conversation. Enfin, sur une allusion plus directe: --Ne me parlez pas de ce temps, me dit-il, depuis dix ans que j'habite Civitta-Vecchia, je suis revenu des vanites de ce monde. Je vis qu'en poussant plus loin mes investigations je serais indiscret, et qu'en restant plus long-temps je serais importun; je priai Gasparone d'ecrire sur mon album quelques lignes de sa traduction et de me choisir un passage selon son coeur. Sans se faire prier, il prit la plume et ecrivit les lignes suivantes: "L'innosenza dei costumi, la buona fede, l'obedienza e l'orrore del vizio abitano questa terra fortunata. Egli sembia che la dea Astrea, la quale si dice ritirata nel celo, sia anche costi nacosta fra questi uomini. Essi non anno bisogno di giudici, giacche la loro propria coscienza gle ne tiene luogo. "Civitta Vecchia, li 23 octobre 1835." Je remerciai le bandit, et lui demandai s'il n'avait pas besoin de quelque chose. A cette demande, il releva fierement la tete: --Je n'ai besoin de rien, me dit-il, Sa Saintete me donne deux pauli par jour pour mon tabac et mon eau-de-vie; cela me suffit. J'ai pris quelquefois, mais je n'ai jamais demande l'aumone. Je le priai de me pardonner, l'assurant que je lui avais fait cette demande dans une excellente intention et nullement pour l'offenser. Il recut mes excuses avec beaucoup de dignite, et me salua en homme qui desirait visiblement en rester la de ses relations avec moi. Je me retirai assez humilie d'avoir manque mon effet sur Gasparone; et comme Jadin avait fini le croquis qu'il avait fait de lui a la derobee, je rendis son salut a mon hote et je sortis de sa cellule. J'ai cru bien long-temps fermement, et je le crois encore un peu, que c'est un faux Gasparone qu'on m'a fait voir. XXIII Une Visite a sa saintete le pape Gregoire XVI. En arrivant a Rome, je trouvai une lettre de M. de Tallenay, mon audience m'etait accordee pour le lendemain. Il m'invitait donc a me tenir pret le lendemain a onze heures, et en uniforme. Mais la s'elevait une grave difficulte: a cette epoque, ou j'allais en Italie pour la premiere fois, je ne connaissais pas la necessite de l'uniforme, et j'avais neglige de m'en faire faire un: je me trouvais donc tout bonnement possesseur d'un habit noir, encore etait-il un peu bien fripe par quatorze mois de voyage. M. de Tallenay exposa mon embarras, qui fut expose a Sa Saintete, laquelle repondit qu'eu egard a la recommandation dont je m'etais fait preceder on derogerait pour moi aux lois de l'etiquette. Il est vrai que cette recommandation etait une lettre de la main de la reine. Mais, hatons-nous de le dire, ce n'etait pas seulement comme venant de la reine qu'il y etait fait droit, mais comme venant de la plus digne, de la plus noble et de la plus sainte des femmes. Pauvre mere! a qui Dieu enfonca sur la tete la couronne d'epines de son propre fils! Le lendemain, a l'heure dite, j'etais a l'ambassade de France; M. de Tallenay m'attendait, nous partimes. J'eprouvais, je l'avoue, l'emotion la plus profonde que j'eusse eprouvee de ma vie. Je ne sais s'il existe un homme plus accessible que moi aux impressions religieuses; j'avais deja ete recu par quelques uns des rois de ce monde; j'avais vu un empereur qui en valait bien un autre, et qui s'appelait Napoleon, c'est-a-dire quelque chose comme Charlemagne ou comme Cesar: mais c'etait la premiere fois que j'allais me trouver face a face avec la plus sainte des majestes. Deux fois depuis, j'eus l'honneur d'etre recu par Sa Saintete, et la derniere fois meme avec une bonte si particuliere que j'en garderai une reconnaissance eternelle; mais chaque fois l'emotion fut la meme, et je ne puis la comparer qu'a celle que j'eprouvai lorsque je communiai pour la premiere fois. A moitie de l'escalier du Vatican, je fus force de m'arreter, tant mes jambes tremblaient. Je passais au milieu des merveilles des anciens et des modernes sans les voir. J'etais comme les bergers qui suivaient l'etoile et qui ne regardaient qu'elle. On nous introduisit dans une antichambre fort simple, meublee en bois de chene. Nous attendimes un instant, tandis qu'on prevenait Sa Saintete. Cet instant fut pour moi presque de l'anxiete, tant mon emotion etait grande; cinq minutes apres, la porte s'ouvrit et l'on nous fit signe que nous pouvions passer. M. de Tallenay m'avait mis au courant de l'etiquette; le pape recoit toujours debout: trois fois celui qu'il daigne recevoir s'agenouille devant lui--une premiere fois sur le seuil de la porte--une seconde fois apres etre entre dans la chambre--une troisieme fois a ses pieds. Alors il presente sa mule, sur laquelle est une croix brodee, pour que l'on voie bien que l'hommage rendu a l'homme remonte directement a Dieu, et que le serviteur des serviteurs du Christ n'est que l'intermediaire entre la terre et le ciel. Le pape ne parle, dans ses audiences, que latin ou italien, mais on peut lui parler le francais qu'il entend parfaitement. J'arrivai a la porte du cabinet pontifical plus tremblant encore que je ne l'avais ete sur l'escalier: je suivais immediatement l'ambassadeur, et entre lui et la porte j'apercus Sa Saintete debout et nous attendant. C'etait un beau et grand vieillard, age alors de soixante-sept ou soixante-huit ans, a la fois simple et digne, avec un air de paternelle bonte repandu sur toute sa personne: il portait sur la tete une petite calotte blanche et etait vetu d'une cimarre de meme couleur, boutonnee du haut jusqu'en bas et tombant jusqu'a ses pieds. L'ambassadeur s'agenouilla et je m'agenouillai pres de lui, mais un peu en arriere: il lui fit signe alors de s'approcher de lui, indiquant par ce signe qu'il supprimait la seconde genuflexion. Nous nous avancames donc alors de son cote; il fit un pas vers nous, presenta a M. de Tallenay sa main au lieu de son pied, et son anneau au lieu de sa mule. M. de Tallenay baisa l'anneau et se releva. Puis vint mon tour. Je le repete, j'etais tellement etourdi de me trouver en face de la representation vivante de Dieu sur la terre, que je ne savais plus guere ce que je faisais; aussi, au lieu de faire comme milord Stain que Louis XIV invitait a monter le premier dans sa voiture, et qui, calculant que venant de si haut toute invitation est un ordre, y monta sans repliquer, lorsque le pape, comme il avait fait pour M. de Tallenay, me presenta son anneau, j'insistai pour baiser le pied: le pape sourit. --Soit, puisque vous le voulez, dit-il, et il me presenta sa mule. --_Tibi et Petro_! balbutiai-je, en appuyant mes levres sur la croix. Le pape sourit a cette allusion, et, me presentant de nouveau la main, me releva en me demandant, dans la langue de Ciceron, mais avec l'accent d'Alfieri, quelle cause m'amenait a Rome. Je priai alors Sa Saintete de vouloir bien me parler italien, la langue latine m'etant trop peu familiere pour que je pusse comprendre couramment cette langue, surtout avec l'accent, si different du notre, que lui ont donne les Italiens modernes. Alors Sa Saintete me repeta sa question dans la langue de Dante. Comme cette langue etait celle que je parlais depuis plus d'un an, mon embarras passa, et je restai avec ma seule emotion. Les souverains sont comme les femmes, ils eprouvent toujours un certain plaisir a voir l'effet qu'ils produisent: je ne sais pas si le pape fut accessible a ce petit sentiment d'orgueil; mais ce que je sais, c'est que, pendant toute l'audience, je ne vis luire sur son visage qu'une parfaite serenite. Nous parlames de toutes choses: du duc d'Orleans, dont il esperait beaucoup; de la reine, qu'il venerait comme une sainte; de M. de Chateaubriand, qu'il aimait comme un ami. Puis la conversation tomba sur le mouvement qui s'operait en France. Gregoire XVI le suivait des yeux, mais ne se trompait point sur son resultat: il l'envisageait comme un mouvement plus chretien que catholique; plus social que religieux. Puis il me parla des missions dans l'Inde, dans la Chine et le Thibet; me conduisit devant de grandes cartes geographiques sur lesquelles etaient marques, avec des epingles a tete de cire, toute la route suivie par les missionnaires et les points les plus avances auxquels ils etaient parvenus. Il me raconta plusieurs des supplices qu'avaient subis les modernes martyrs avec non moins de courage et de resignation que les martyrs antiques. Il me cita tous les noms de ces derniers apotres du Christ, noms qui, au milieu de nos tourmentes politiques et de nos agitations sociales, ne sont pas meme parvenus jusqu'a nous. Or, pour ce coeur plein d'esperance et de foi, la religion, loin de marcher a sa decadence, n'avait point encore atteint son apogee. Et, en effet, il est permis de voir ainsi lorsqu'on s'appelle Pie VII ou Gregoire XVI, et que, du haut d'un trone qui depasse celui des rois et des empereurs, on donne au monde l'exemple de toutes les vertus. Apres avoir passe en revue, l'une apres l'autre, toutes ces grandes questions, Sa Saintete voulut bien revenir a moi. --Mon fils, me dit-elle, vous venez de me parler en homme qui, tout en s'ecartant parfois de la religion, comme fait un enfant de celle qui lui a donne son lait le plus pur, n'a point oublie cependant cette mere universelle et sublime. N'avez-vous donc jamais songe que, dans un temps comme le notre, ou toutes les nobles croyances ont besoin d'etre raffermies, le theatre etait une chaire d'ou pouvait descendre aussi la parole de Dieu? --On dirait que Votre Saintete lit au plus profond de mon coeur, repondis-je. Oui, mon intention est bien celle-la. Mais je ne sais pas si pour notre epoque, gangrenee encore par les doctrines de l'_Encyclopedie_, les orgies de Louis XV et les turpitudes du Directoire, le temps est arrive de prononcer de nouveau sur la scene les paroles severes et religieuses que firent entendre, au dix-septieme siecle, Corneille dans _Polyeucte_ et Racine dans _Atholie_. Notre generation les ecouterait sans doute; car, chose etrange, ce sont les jeunes gens qui, chez nous, sont les hommes graves. Mais ceux-la qui ont applaudi, depuis quarante ans, les sentences de Voltaire, les concetti de Marivaux et les saillies de Beaumarchais, ont tout a fait oublie la Bible et se souviennent fort peu de l'Evangile. Votre Saintete m'a parle tout a l'heure de ses missionnaires. Si je tentais une pareille oeuvre, je pourrais bien avoir, a Paris, le sort qu'ils ont dans l'Inde, dans la Chine et dans le Thibet. --Oui, c'est cela, repondit Sa Saintete en souriant, et vous ne vous sentez pas assez fort pour le martyre. --Si fait; mais, je l'avoue, j'ai besoin d'etre encourage par un mot de Votre Saintete. --Avez-vous deja votre sujet? --Depuis long-temps; et le veritable but de mon voyage a Rome et a Naples etait d'etudier l'antiquite, non pas l'antiquite de Tite-Live, de Tacite et de Virgile, mais celle de Plutarque, de Suetone et de Juvenal. J'ai vu Pompeia, et Pompeia m'a raconte tout ce que je voulais savoir, c'est-a-dire tous ces details de la vie privee qu'on ne trouve dans aucun livre; aussi suis-je pret. --Et comment s'appellera votre oeuvre? --Caligula. --C'est une belle epoque, mais vous ne pourrez pas y placer les premiers chretiens: les premiers chretiens, vous le savez, ne parurent que posterieurement a la mort de cet empereur. --Je le sais, Votre Saintete; mais j'ai trouve moyen d'aller au devant de cette objection en adoptant la tradition populaire qui fait mourir Madeleine a la Sainte-Baume, et faisant remonter la lumiere d'Occident en Orient, au lieu de la faire descendre d'Orient en Occident. --Faites, mon fils; ce que vous ferez dans ce but pourra ne pas reussir peut-etre aux yeux des hommes, mais aura le merite de l'intention a ceux du Seigneur. --Et si j'ai le sort de vos missionnaires de l'Inde, de la Chine et du Thibet, Votre Saintete daignera-t-elle se souvenir de moi? --Il est du devoir de l'Eglise, repondit en riant Sa Saintete, de prier pour tous ses martyrs. L'audience avait dure une heure. Je m'inclinai. --Je vais prendre conge de Votre Saintete, dis-je au pape, mais avec un regret. --Lequel! --C'est de ne rien emporter qui soit benit par elle; si j'avais su la trouver si bonne pour moi, j'eusse achete deux ou trois chapelets, qui me seraient bien precieux pour ma mere et pour ma soeur. --Qu'a cela ne tienne, repondit Sa Saintete. Je comprends votre desir, et je ne veux pas que vous me quittiez sans qu'il soit accompli. A ces mots, le pape se dirigea vers une petite armoire qui se trouvait dans l'angle de son cabinet, et en tira deux ou trois chapelets et autant de petites croix en bois et en nacre; puis, les ayant benits, il me les mit dans la main. --Tenez, me dit-il, ces chapelets et ces croix viennent directement de la Terre-Sainte, ils ont ete travailles par les moines du Saint-Sepulcre et ils ont touche le tombeau du Christ. Je viens en outre d'y attacher, pour les personnes qui les porteront, toutes les indulgences dont l'Eglise dispose. Je me mis a genoux pour les recevoir. --Que Votre Saintete accompagne ce precieux cadeau de sa benediction, et je n'aurai plus rien a lui demander que de ne pas me confondre dans sa memoire avec la foule de ceux qu'elle daigne recevoir. Je sentis les deux mains de ce digne et saint vieillard se poser sur ma tete, je m'inclinai jusqu'a terre et je baisai une seconde fois sa mule; puis je sortis des larmes plein les yeux et de la foi plein le coeur. Deux ans apres cette audience _Caligula_ parut: ce que j'avais prevu arriva, et si Sa Saintete m'a tenu parole, mon nom doit etre inscrit au Martyrologe. XXIV Comment en partant pour Venise on arrive a Florence. Rien ne me retenait plus a Rome, que j'avais, ainsi que ses environs, visitee pendant mon premier passage. Tous mes preparatifs etaient faits: je pris donc conge de mon bon et brave Jadin, qui comptait y rester un an avec Milord; et, le coeur tout serre de cette double separation, je quittai la ville eternelle le jour meme, avec l'intention de me rendre a Venise. Mais c'est pour l'Italie surtout qu'a ete fait le proverbe: L'homme propose et Dieu dispose. Le lendemain, comme la voiture s'etait arretee un instant a Civitta-Castellana pour faire reposer notre attelage, et que je profitais de ce moment pour courir la ville, deux carabiniers m'accosterent dans la rue pendant que j'essayais de dechiffrer une mauvaise inscription, ecrite en mauvais latin, au pied d'une mauvaise statue. Ces messieurs m'inviterent a me rendre au bureau de la police, ou notre hote, esclave des formalites, avait deja envoye mon passeport; je m'y rendis assez tranquillement, malgre ce qui venait de m'arriver a Naples, et quoique en Italie de pareilles invitations renferment toujours quelque chose de tenebreux et de sinistre. Mais il n'y avait que deux jours que j'avais eu l'honneur d'etre recu, comme je l'ai dit, par Sa Saintete: j'avais passe une heure avec elle; elle avait eu la bonte de m'inviter a revenir; je l'avais quittee avec sa benediction, je me croyais donc en etat de grace. Je trouvai, dans le bureau ou l'on me conduisit, un monsieur qui me recut assis, le chapeau sur la tete et les sourcils fronces; avant qu'il m'eut adresse une seule parole, j'avais pris un siege, enfonce ma casquette sur mes oreilles et regle mon visage a l'unisson du sien. C'est en Italie surtout qu'il faut n'avoir pour les autres que les egards qu'ils ont pour vous: il resta un instant sans parler, je gardai le silence; enfin il prit, dans une liasse de papiers, un dossier a mon nom, et se tournant de mon cote: --Vous etes M. Alexandre Dumas? me dit-il. --Oui. --Auteur dramatique? --Oui. --Et vous vous rendez a Venise? --Oui. --Eh bien! monsieur, j'ai l'ordre de vous faire conduire hors des Etats pontificaux dans le plus bref delai possible. --Si vous voulez vous donner la peine de regarder le visa de mon passeport, vous verrez que votre ordre s'accorde merveilleusement avec mon desir. --Mais votre passeport est vise pour Ancone, et, comme la frontiere la plus rapprochee est celle de Perouse, vous ne vous etonnerez pas que je vous fasse prendre le chemin de cette ville. --Comme vous voudrez, monsieur, j'irai a Venise par Bologne. --Oui; mais j'ai encore a vous signifier qu'en remettant les pieds dans les Etats de Sa Saintete, vous encourez cinq ans de galeres. --Tres bien. Alors j'irai par le Tyrol; j'ai le temps. --Vous etes de bonne composition, monsieur. --J'ai l'habitude de ne discuter les lois qu'avec ceux qui les font, de ne resister aux ordres qu'en face de ceux qui les donnent, de ne me regarder comme insulte que par mon egal, et de ne demander satisfaction qu'a ceux qui se battent. --En ce cas, monsieur, vous ne me refuserez sans doute pas de signer ce papier? --Voyons, d'abord. Il me le presenta. C'etait la reconnaissance que l'ordre m'avait ete signifie, l'aveu que je faisais d'avoir merite cette decision, et l'engagement que je prenais de ne jamais remettre le pied dans les Etats romains, sous peine de cinq ans de galeres. Je haussai les epaules et lui rendis ce papier. --Vous refusez, monsieur? --Je refuse. --Trouvez bon que j'envoie chercher deux temoins pour constater votre refus. --Envoyez. Les deux temoins arriverent et servirent a un double emploi; non seulement ils constaterent mon refus, mais encore ils me donnerent une attestation que j'avais refuse; je mis cette attestation dans une lettre a M. le marquis de Tallenay, je la pliai, et la remettant a l'employe de la police de Civitta-Castellana: --Maintenant, monsieur, lui dis-je, chargez-vous sur votre responsabilite de faire parvenir cette lettre; elle est tout ouverte; la police romaine n'aura pas besoin d'en briser le cachet. L'employe lut la lettre. Je priais M. le marquis de Tallenay d'aller trouver Sa Saintete, de lui exposer ce qui venait de m'arriver dans ses Etats, et de lui rappeler l'invitation qu'elle m'avait faite elle-meme d'y revenir pour la semaine-sainte. L'employe me regarda d'un air de doute. --Vous avez ete recu hier par Sa Saintete? me dit-il. Voici la lettre de monseigneur Fieschi, qui m'accorde cette grace. --Cependant, vous etes bien M. Alexandre Dumas? --Je suis bien M. Alexandre Dumas. --Alors, je n'y comprends rien. --Comme ce n'est pas votre etat de comprendre, ayez la bonte, monsieur, de vous borner a faire votre etat. --Eh bien! mon etat, monsieur, est, pour le moment, de vous faire reconduire hors de la frontiere. --Ordonnez que mes effets soient decharges de la voiture de Venise et faites venir un vetturino. --Mais je ne dois pas vous cacher que deux carabiniers vous reconduiront jusqu'a Perouse, et qu'il ne vous sera permis de vous arreter ni le jour ni la nuit. --Je connais deja la route, par consequent je ne tiens pas a m'arreter le jour. Quant aux nuits, j'aime autant les passer dans une voiture propre que dans vos auberges sales. Restent donc les voleurs. Vous me donnez une escorte. On n'est pas plus aimable. Je suis pret a partir, monsieur. On fit venir mon conducteur, qui me fit payer ma place et mon excedant de bagages jusqu'a Venise, et un vetturino qui, voyant que je n'avais pas le temps de discuter le prix de sa caleche, me demanda deux cents francs pour me conduire jusqu'a Perouse. C'etait cent francs par jour. Je lui comptai les deux cents francs et lui fis signer son recu. Lorsque je le tins, je lui fis observer qu'il etait encore plus bete que voleur, puisqu'il pouvait m'en demander quatre cents, et que j'aurais ete oblige de les lui donner de meme. Le vetturino comprit parfaitement la chose, et s'arracha les cheveux de desespoir; mais il n'y avait pas moyen de revenir sur le traite, il etait signe. Un quart d'heure apres je roulais sur la route de Perouse, etabli carrement dans mon voiturin, et ayant mes deux carabiniers dans le cabriolet. Le lendemain j'avais etabli, a l'aide d'un vasistas qui communiquait de l'interieur a l'exterieur, et de quelques bouteilles d'orviette qui etaient sorties pleines et rentrees vides, de si bonnes relations entre le cabriolet et l'interieur, que mes carabiniers me proposerent les premiers de faire une station dans la patrie du Perugin. J'acceptai, sur que j'etais par l'experience que j'en avais faite a mon premier passage de retrouver la une des premieres auberges d'Italie. Je donnait en consequence l'ordre au vetturino de nous conduire a l'hotel de la Poste. Je m'attendais a ce que la vue de ma suite changerait quelque peu les dispositions de mon hote; mais, au contraire, il vint a moi d'un pas plus leste et avec un visage plus gracieux encore que la premiere fois: c'est qu'en Italie ce sont surtout les idees qu'on reconduit aux frontieres, et la consideration d'un etranger s'accroit en raison du nombre de gendarmes dont il est escorte. J'eus donc le pas sur un Anglais qui avait eu l'imprudence d'arriver tout seul, et la meilleure chambre et le meilleur diner de l'hotel furent pour moi. Quant aux carabiniers qui, etaient vraiment d'excellens garcons je les recommandai a la cuisine. L'hote me servit lui-meme a table, chose fort rare en Italie, ou l'on n'apercoit jamais le maitre de l'auberge qu'au moment ou il vous montre la carte; encore quelquefois s'epargne-t-il cette peine, et se contente-t-il de vous attendre, le chapeau a la main, pres du marchepied de la voiture. Cette formalite a pour but de demander si sa seigneurie est contente, et sur sa reponse affirmative, de se recommander aux amis de son excellence. Cependant que les voyageurs qui se trouveraient dans la position ou je me trouvais fassent attention aux aubergistes qui les serviront eux-memes: tous, peut-etre, ne rempliraient pas l'office d'ecuyers tranchans avec des intentions aussi desinteressees que l'etaient celles de mon ami l'hotelier de Perouse, et quelques paroles imprudentes tombees entre le potage et le macaroni pourraient bien amener pour le dessert un surcroit de gendarmerie locale, avec invitation a l'illustre voyageur de se rendre a la prison de la ville ou de continuer sa route, ce qui n'empecherait pas son excellence de payer le lit, comme je payai l'excedant de bagages. Mais pour cette fois rien de pareil n'etait a craindre: nous causames bien pendant le diner, mais de toutes choses etrangeres a la politique, et ce furent le Perugin et Raphael qui firent tous les frais de la conversation. Au dessert, mon hote m'apporta l'affiche du theatre. --Qu'est cela? lui dis-je en souriant. --La liste des pieces que representent aujourd'hui les comediens de l'archiduchesse Marie-Louise. --Que voulez-vous que je fasse de ce papier si vous ne m'apportez pas des cigares avec? --Je pensais que son excellence irait peut-etre au spectacle. --Certes, mon excellence irait tres volontiers; mais je la crois tant soit peu empechee de faire pour le moment ce que bon lui semble. --Et par qui? --Mais par les honorables carabiniers qu'elle mene a sa suite. --Point du tout, ils sont aux ordres qu'elle voudra leur donner, et ils l'accompagneront ou il lui plaira d'aller. --Bah! vraiment? --C'est donc la premiere fois que son excellence est arretee depuis qu'elle voyage en Italie? ajouta avec etonnement mon hote. --Je vous demande pardon, c'est la troisieme (mon hote s'inclina); mais, les deux premieres, je n'ai pas eu le temps de faire d'etudes, vu que j'ai ete relache au bout d'une heure. --Je presume que votre excellence est dans la disposition de donner a son escorte une bonne main convenable? --Deux ou trois ecus romains, pas davantage. --Eh bien! mais alors votre excellence peut aller ou elle voudra, elle paie comme un cardinal. --Ah! ah! ah! fis-je, exprimant ma satisfaction sur trois tons differens. --Et je vais prevenir les carabiniers. L'hote sortit. Je jetai les yeux sur l'affiche, et je vis qu'on donnait l'_Assassin par Amour pour sa mere_. Diable! dis-je, c'eut ete facheux de ne pas voir un pareil ouvrage. L'assassin par amour pour sa mere, ca doit etre traduit du theatre de Berquin ou de madame de Genlis. Quand cela devrait me couter un ecu de plus en bonne main, il faut que je voie la chose. En ce moment mes deux carabiniers entrerent;--mon hote les suivait par derriere, il s'arreta sur la porte de ma chambre de maniere a ce que sa figure moitie bonasse, moitie goguenarde, fut seule eclairee par la lumiere de ma lampe, et annonca les carabiniers de son excellence. Quant a mes deux hommes, ils firent trois pas vers la table, s'arretant comme devant un de leurs officiers, tenant le chapeau de la main gauche, se frisant la moustache de la main droite, l'oeil tendre comme des mousquetaires armes, le jarret tendu comme des gardes-francaises a la parade. --Ah ca! mes enfans, dis-je, prenant le premier la parole, j'ai pense qu'il vous serait agreable, a vous qui n'allez pas souvent au spectacle, d'y aller ce soir.--Ils se regarderent du coin de l'oeil.--En consequence, je vais faire prendre une loge pour moi, deux parterres pour vous. Nous irons ensemble au theatre; j'entrerai dans la loge, vous vous mettrez au dessous d'elle; cela vous convient-il? --Oui, excellence, dirent mes deux hommes. --Que l'un de vous aille donc me chercher une loge, tandis que l'autre me fera monter une frasque de vin. Mes carabiniers s'inclinerent et sortirent. --Eh bien? me dit mon hote en rentrant. --Eh bien! mon cher ami, je dis que vous connaissez mieux le pays que moi; vous en etes? --Oui, dit-il avec un air de satisfaction assaisonne d'un grain de suffisance; j'ai rendu, Dieu merci! quelques petits secours de ce genre, depuis quinze ans que je tiens l'hotel de la Poste. Cela ne fait de tort a personne,--tout le monde, au contraire, s'en trouve bien,--voyageurs et carabiniers. --Et maitre d'hotel, hein? --Son excellence oublie que c'est le vetturino qui paie son diner et son coucher, et que par consequent je n'ai aucun interet... --Oui, mais la bonne main... --C'est l'affaire de mes domestiques. Je me levai et m'inclinai a mon tour devant mon hote. Ce qu'il venait de me dire etait litteralement vrai. Le brave homme m'avait rendu service pour le plaisir de me le rendre. Un quart d'heure apres, mon messager rentra avec la cle de ma loge; je pris mon chapeau, mes gants, et je descendis l'escalier suivi par l'un de mes gardes; je trouvai l'autre a dix pas de la porte: des qu'il m'apercut, il se mit en route, de sorte que nous nous avancions dans la rue du Cours echelonnes sur trois de hauteur. Au bout de dix minutes, j'etais installe dans ma loge, et mes deux carabiniers dans le parterre. D'apres le titre de l'ouvrage, j'etais venu dans l'intention de rire de la piece et des acteurs: je fus donc assez etonne de me sentir pris, des les premieres scenes, par une exposition attachante. Je reconnus alors a travers la traduction italienne _le faire_ allemand; je ne m'etais pas trompe: j'assistais a une piece d'Iffland. Au second acte, le role principal se developpa; celui qui le remplissait etait un beau jeune homme de vingt-huit a trente ans, ayant dans son jeu beaucoup de la melancolie et de la grace de celui de Lockroy. Depuis que j'etais en Italie, je n'avais rien vu qui se rapprochat autant de notre theatre que la composition et l'execution scenique de cet homme. Je cherchai son nom sur l'affiche. Il s'appelait Colomberti. Lorsque le spectacle fut termine, je lui ecrivis trois lignes au crayon. Je lui disais que, s'il n'avait rien de mieux a faire, je le priais de venir recevoir, dans la loge no. 20, les complimens d'un Francais qui ne pouvait les lui porter au theatre, et je signai. Cela etait d'autant plus facile qu'en Italie la toile se baisse sans que pour cela les spectateurs evacuent la salle, les conversations commencees continuent, les visites en train s'achevent; et, une heure apres le spectacle, il y a encore quelquefois quinze ou vingt loges habitees. Colomberti vint donc au bout d'un quart d'heure; il avait a peine pris le temps de changer de costume; il connaissait mon nom et avait meme traduit _Charles VII_, il accourut donc, selon la coutume italienne, les bras et le visage ouverts. Il etait venu a Paris en 1830, y avait etudie notre theatre, le connaissait parfaitement et venait d'avoir un succes immense dans _Elle est folle_. Nous causames long-temps de Scribe, qui est l'homme a la mode en Italie comme en France; quant a moi, j'aurais cru que son talent, plein d'esprit et de finesse locale, perdrait beaucoup au milieu d'un pays et d'une societe etrangere. Mais point; Colomberti me raconta quelques uns de ses petits chefs-d'oeuvre, et je vis qu'il y restait encore, en depouillant le style et les mots, une habilete de construction qui leur conservait dans une autre langue, sinon leur couleur, du moins leur interet. Les directeurs de theatre ont si bien compris cela qu'ils mettent, comme nous l'avons dit, toutes les pieces sous le nom de notre illustre confrere, ce qui a bien aussi quelquefois son inconvenient. Apres avoir passe en revue a peu pres toute notre litterature moderne, Colomberti revint a moi. Il me dit que mes ouvrages etaient defendus depuis Perouse jusqu'a Terracine, et depuis Piombino jusqu'a Ancone. Puis il s'etonna que, dans un pays ou ne pouvaient entrer mes oeuvres, je voyageasse aussi librement. Je lui montrai alors de ma loge mes deux carabiniers debout au parterre. Colomberti eut un mouvement de physionomie d'un comique admirable. Je pris conge de lui en lui souhaitant toutes sortes de succes, qu'il est homme a obtenir, et dix minutes apres nous rentrames a l'hotel, moi et mes carabiniers, dans le meme ordre que nous etions sortis. Le lendemain, nous nous mimes en route au point du jour. Vers les onze heures, nous apercumes le lac de Trasimeno. A midi nous atteignimes la frontiere. Il n'y a si bonne compagnie qu'il ne faille quitter, disait le roi Dagobert a ses chiens. Quant a moi, le moment etait venu de me separer de la meute pontificale. La voiture s'arreta juste au milieu de la ligne qui separe la Toscane des Etats romains. Mes deux carabiniers descendirent tous deux, mirent le chapeau a la main, et tandis que l'un me montrait la limite des deux territoires, l'autre me lisait l'avis ministeriel qui me condamnait a cinq ans de galeres si jamais il me reprenait la fantaisie de mettre le pied sur les terres de Sa Saintete. Je lui donnai quatre ecus pour sa peine, a la charge cependant d'en remettre deux a son camarade; et chacun de nous reprit sa route, eux enchantes de moi, moi debarrasse d'eux. Le lendemain soir j'arrivai dans la ville de Florence. Quatre jours apres, je recus une reponse du marquis de Tallenay. Le pape avait ete extremement peine de ce qui venait de m'arriver, et avait eu la bonte de se faire rendre compte, a l'instant meme des causes de mon arrestation. Voici ce qui etait arrive: Au moment de mon depart de Paris, quelque Soval romain avait ecrit que M. Alexandre Dumas, ex-vice-president du comite des recompenses nationales, membre du comite polonais, et de plus auteur d'_Antony_, d'_Angele_, de _Teresa_ et d'une foule d'autres pieces non moins incendiaires, etait sur le point de partir, avec une mission de la vente parisienne, pour revolutionner Rome. En consequence, ordre avait ete donne a l'instant meme de ne pas laisser passer la frontiere romaine a M. Alexandre Dumas, et, s'il la passait par hasard, de le reconduire en toute hate de l'autre cote. Malheureusement, comme on m'attendait par la route de Sienne, l'ordre fut echelonne sur la susdite route. Mais, comme on l'a vu, j'arrivai par la route de Perouse, ce qui fit qu'on me laissa tranquillement passer. A mon arrivee a Rome, on rendit compte a la police de mon arrivee: la police donna ordre de me surveiller; mais comme je ne commis pendant le sejour que je fis dans la capitale des Etats pontificaux aucun attentat, ni contre la morale, ni contre la religion, ni contre la politique, on pensa que je valais probablement mieux que la reputation que l'on m'avait faite, et l'on me laissa tranquille, mais sans cependant avoir la precaution de revoquer l'ordre donne. C'etait cette negligence dont je devais etre victime au depart, et dont j'etais seulement victime au retour. Cette explication etait accompagnee d'une nouvelle invitation de Sa Saintete de revenir a Rome, et de l'assurance que l'ordre avait ete donne de m'en ouvrir les portes a deux battans. Et voila comment, en partant pour Venise, j'etais arrive a Florence. ALEXANDRE DUMAS. FIN. TABLE DES MATIERES. PREMIERE PARTIE. INTRODUCTION I. Osmin et Zaida II. Les Chevaux spectres III. Chiaja IV. Toledo V. Otello VI. Forcella VII. Suite VIII. Grand Gala IX. Le Lazzarone X. Le Lazzarone et l'Anglais XI. Le roi Nasone XII. Anecdotes XIII. La Bete noire du roi Nasone XIV. Anecdotes XV. Les Vardarelli XVI. La Jettatura XVII. Le Prince de --- XVIII. Le Combat XIX. La Benediction paternelle XX. Saint Janvier, martyr de l'Eglise XXI. Saint Janvier et sa Cour XXII. Le Miracle XXIII. Saint Antoine usurpateur XXIV. Le Capucin de Resina XXV. Saint Joseph DEUXIEME PARTIE. I. La villa Giordani II. Le Mole III. Le Tombeau de Virgile IV. La grotte de Pouzzoles.--La grotte du Chien V. La Place du Marche VI. Eglise del Carmine VII. Le Mariage sur l'echafaud VIII. Pouzzoles IX. Le Tartare et les Champs-Elysees X. Le Golfe de Baia XI. Un courant d'air a Naples.--Les Eglises de Naples XII. Une visite a Herculanum et a Pompeia XIII. La rue des Tombeaux XIV. Petites Affiches XV. Maison du Faune XVI. La grande Mosaique XVII. Visite au Musee de Naples XVIII. La Bete noire du roi Ferdinand XIX. L'Auberge de Sainte-Agathe XX. Les Heritiers d'un grand Homme XXI. Route de Rome XXII. Gasparone XXIII. Une visite a sa saintete le pape Gregoire XVI XXIV. Comment en partant pour Venise on arrive a Florence End of the Project Gutenberg EBook of Le corricolo, by Alexandre Dumas *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CORRICOLO *** This file should be named 7lcrr10.txt or 7lcrr10.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7lcrr11.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7lcrr10a.txt Produced by Carlo Traverso, Anne Dreze, Marc D'Hooghe and the PG Online Distributed Proofreaders. Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. 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