The Project Gutenberg EBook of Le Pays de l'or, by Henri Conscience This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Le Pays de l'or Author: Henri Conscience Release Date: December 4, 2003 [EBook #10384] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE PAYS DE L'OR *** Produced by Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders LE PAYS DE L'OR Par Henri Conscience I LE BUREAU Un matin du mois de mai de l'annee 1849, un jeune commis, assis devant un pupitre, etait seul dans le bureau d'une maison de commerce peu importante, a Anvers. Il etait haut de taille et blond de cheveux; sa figure fraiche et fine, avec quelque chose de reveur dans l'expression, paraissait indiquer un caractere tres-doux, quoique l'eclat de ses yeux bleus accusat une certaine force d'ame ou du moins une nature enthousiaste. Il etait occupe a ecrire; cependant il interrompait souvent son travail pour jeter les yeux sur un journal ouvert a sa droite sur le pupitre. Le contenu de cette feuille semblait l'attirer chaque fois avec une nouvelle force, car c'etait evidemment contre sa volonte qu'il detournait si souvent son attention de son ouvrage. Il fixa une derniere fois le regard sur ce journal et lut d'une voix sourde et emue: "On y rencontre l'or presque a la surface de la terre, et en si grande abondance, qu'on n'a qu'a se baisser pour ramasser des tresors. Un matelot a trouve dernierement une _pepite_ ou morceau d'or pesant plus de vingt livres et d'une valeur d'au moins vingt-cinq mille francs." Un soupir s'echappa de la poitrine du commis, et il leva vers le ciel un regard chagrin. Quelqu'un ouvrit la porte du bureau. C'etait un jeune homme assez solidement bati, aux joues rouges, aux yeux noirs et etincelants; sur son visage ouvert brillaient la sante et la bonne humeur. --Jean, mon ami, tu seras gronde, dit l'autre. Monsieur est deja venu au bureau, et il a manifeste son mecontentement de ton absence. --Bah! cela m'importe peu, mon bon Victor, repondit Jean d'un ton triomphant. C'est decide: je dis adieu au metier de gratte-papier et a cette obscure prison ou j'ai si sottement use les plus belles annees de ma vie. Hourra! Je vais courir le monde, libre comme un oiseau, et ne reconnaissant plus d'autre maitre que Dieu et le sort! --Que veux tu dire? demanda son camarade stupefait. --Ce que je veux dire? reprit Jean en tirant un papier plie de sa poche. Voici le prospectus d'une societe francaise, _la Californienne_; elle a fait faire toutes sortes d'instruments pour exploiter les meilleures mines d'or en Californie. La ou l'on peut ramasser avec les mains le metal le plus precieux, elle recueillera l'or par monceaux avec des outils excellents et des procedes perfectionnes. Peut devenir actionnaire qui veut. Moyennant deux mille francs, on obtient une traversee libre sur un vaisseau de la societe, comme passager de seconde classe, et on recoit deux actions qui donnent droit a une double part de l'or recueilli. La-bas, en Californie, on n'a a s'inquieter de rien, la societe procure a ses membres une bonne nourriture et des maisons de bois confortables. Comme passager de troisieme classe, on ne verse que douze cents francs; mais on ne recoit alors qu'une seule action. Mon pere a consenti a sacrifier deux mille francs. Je deviendrai actionnaire de _la Californienne_! Le navire _le Jonas_ est equipe par _la Californienne_; dans quinze jours, il partira d'Anvers pour le pays de l'or. La societe envoie encore quatre vaisseaux en Californie, entre autres un du Havre de Grace, avec les outils et les directeurs, qui doivent deja etre en mer pour recevoir la-bas les actionnaires. Victor regarda son camarade avec des yeux etincelants. Ce qu'il entendait le frappait de stupeur; car un sourire d'admiration illuminait son visage rayonnant. --Tu pars pour le pays de l'or! tu vas en Californie! murmura-t-il. --Dans deux semaines. --Toi, toi, Jean! La soif de l'or t'a-t-elle pris ainsi tout a coup? --Oh! non; toi-meme, Victor, tu m'as mis la tete a l'envers en me parlant sans cesse du pays extraordinaire qu'on vient de decouvrir. Je vois dans ce voyage un bon moyen d'echapper a l'etouffante vie de bureau; l'or n'est qu'un pretexte pour obtenir le consentement de mon pere... Ah! ah! demain, je suis libre: demain, je deviens actionnaire de _la Californienne_; demain, je retiens ma place sur le navire _le Jonas!_ --Que tu es heureux! dit Victor en soupirant. Mon Dieu, que ne donnerais-je pas pour pouvoir etre ton compagnon de voyage! --Tu n'as qu'a vouloir, Victor. L'oncle de Lucie n'a-t-il pas declare vingt fois qu'il te preterait l'argent necessaire, si tu osais entreprendre un voyage en Californie? --Et ma mere, Jean? --Oui, ta mere...; mais tu dois considerer que les parents sont tous les memes. Si nous ne faisions pas un peu d'effort pour sauter hors du nid, ils nous tiendraient sous leurs ailes, jusqu'a ce que les cheveux commencent a grisonner sur notre tete... --Tu ne peux croire, Jean, comme la seule idee d'une pareille resolution fait trembler une mere. L'oncle de Lucie, lorsqu'il vient chez nous, parle beaucoup des voyages lointains qu'il a faits en qualite de capitaine de vaisseau. Ma pauvre mere palit a la moindre allusion. Elle m'a toujours aime si tendrement! je ne peux pas lui enfoncer le poignard dans le coeur. --Tu dois le savoir, c'est pourtant le seul moyen de voir s'accomplir le voeu de ton coeur. Le capitaine est un rude gaillard, il n'a pas beaucoup d'estime pour l'homme qui use sa vie courbe sur un pupitre et qui n'a vu qu'un petit coin du monde. Je gage que, si tu oses aller en Californie, a ton retour il te donnera avec joie la main de sa niece. --Il m'a promis son consentement aussitot que mes appointements atteindront deux mille francs. --Oui? alors tu attendras longtemps. La revolution, en France, a fait languir le commerce. Monsieur n'a-t-il pas dit avant-hier qu'il serait oblige de reduire nos appointements? Victor tint les yeux baisses sans rien dire. --Tu as peut-etre peur du long voyage? Demanda l'autre. --Peur! moi?... s'ecria Victor sortant de sa reverie. Depuis six mois, je meurs d'envie d'entreprendre ce voyage? Non-seulement la Californie me fait entrevoir le moyen d'obtenir la main de Lucie, mais il y a encore un autre sentiment egalement puissant, qui me montre dans les contrees lointaines l'etoile d'un meilleur avenir. Juge, Jean: ma mere s'est impose beaucoup de privations et a diminue son petit avoir pour pouvoir me donner une bonne education. Sa boutique et mes appointements subviennent a peine a notre entretien. L'instant est pourtant venu ou le fruit de mon travail devrait rapporter quelque chose pour donner un peu d'aisance a ses vieux jours, et la recompenser ainsi de son amour et de ses sacrifices. J'aurais peur d'un voyage en Californie? Qui est-ce qui soupire plus ardemment que moi apres cette terre promise? Le bien-etre de ma mere et mon propre bonheur ne sont-ils pas la? Et n'ai-je pas des raisons pour mepriser tous les dangers, s'il en existe? Ah! si je pouvais t'accompagner, comme je remercierais Dieu pour sa bonte, meme au milieu de l'adversite et de la souffrance! --Mais tente encore un effort, Victor. Pense qu'autrement tu te condamnes toi-meme a rester toute ta vie, palir devant cet eternel pupitre; que ta jeunesse se passe, lente, triste et reguliere comme une vieille horloge. La liberte, c'est l'espace, voila le bonheur de l'homme; voir le monde contempler chaque jour de nouvelles merveilles, se sentir emu a chaque battement du pouls, voila vivre!... Et alors, apres deux ans d'independance, revenir dans sa patrie avec assez d'or pour enrichir tous ceux que nous aimons! --Oui, oui! s'ecria Victor comme hors de lui, je le lui demanderai encore; et, s'il le faut, j'implorerai a genoux son consentement, je la supplierai par ce qu'elle a de plus cher au monde... --Et moi, vois-tu, je chercherai aujourd'hui le capitaine Morrelo au cafe, et lui dirai qu'il doit t'aider. Laisse-moi faire... La bonne idee! Nous partagerions la-bas, comme ici, le bien et le mal... --Tais-toi, Jean, repliqua l'autre d'une voix etouffee. J'entends monsieur qui vient au bureau. --Ne lui dis rien de mon depart. Mon pere pourrait quelquefois changer d'avis avant demain; on ne peut pas savoir. --Non, mais tiens-toi tranquille; sans cela monsieur se facherait. Les deux commis prirent leurs plumes; et, lorsque la porte s'ouvrit, ils penchaient silencieusement la tete sur le papier, comme s'ils etaient restes depuis des heures absorbes dans leur travail. II LE DEPART Par une chaude journee du mois de juin, deux ou trois heures avant la tombee du soir, une grande foule etait reunie au bord de l'Escaut, regardant d'un oeil etonne un beau brick qui, pavillons deployes et flottant au vent, mouillait dans le port, pret a appareiller. C'etait _le Jonas_, equipe par la societe francaise _la Californienne:_ le premier vaisseau qui fit un voyage direct au pays de l'or, nouvellement decouvert. Le pont du brick fourmillait deja de passagers qui agitaient a tout moment leurs chapeaux en l'air et faisaient retentir sur les flots leurs cris de triomphe. Du bord de l'Escaut, on leur envoyait de brillants souhaits de bonheur. C'etait comme une kermesse, comme une joyeuse fete a laquelle les habitants d'Anvers ne prenaient pas moins part que les chercheurs d'or surexcites, quoique les emigrants fussent pour la plupart des Francais des departements du Nord, et que tres-peu de Belges se fussent laisse seduire par le brillant appat de _la Californienne_. Une couple de barques longeaient le quai pour prendre les retardataires qui avaient passe en ville les dernieres heures. On voyait voguer egalement quelques autres canots sur le fleuve. Chacun d'eux avait un drapeau belge au gouvernail, et ceux qui le montaient envoyaient leurs adieux a la ville d'Anvers et a l'Europe, et faisaient un tel vacarme en entrant et en battant des mains, qu'ils avaient l'air de gens ivres ou fous. En ce moment, trois personnes, un bourgeois avec ses deux fils, sortirent en hate d'une rue aboutissant au quai et se dirigerent vers le lieu ou se trouvaient les barques. --Vois, vois, mon pere, dit l'aine des deux jeunes gens, voila _le Jonas_ qui attend avec impatience. --Que Dieu le protege! dit en soupirant le vieux bourgeois. --Mais allez-vous vous attrister maintenant, mon pere? dit le jeune homme en riant. Que sont deux annees dans la vie d'un homme? J'en ai use au moins six devant un stupide pupitre. Pas d'inquietude! au contraire, soyez content et ayez confiance. Je reviendrai avec des monceaux d'or, avec des tresors, et ce sera mon orgueil d'avoir procure a mon pere et a mon frere une vie douce et paisible. Ainsi, ne soyez pas inquiet: vous n'aurez jamais de raisons de regretter ce voyage... Mais ou reste donc Victor? Aurait-il mal aux jambes, maintenant que l'heure decisive est arrivee? --Sa mere et lui ont tant de choses a se dire! murmura le vieux bourgeois. --Vois, Jean, ils viennent la-bas, remarqua le frere. Cette pauvre Lucie Morrelo, elle marche la tete haute et parait contente; mais la servante du capitaine m'a dit que, depuis huit jours, elle ne fait que pleurer lorsqu'elle est seule. --Tant mieux, mon frere. --Comment cela? --Certainement, c'est une preuve qu'elle aime sincerement mon ami Victor. Cela me rejouit pour lui. Les personnes dont l'arrivee avait ete annoncee par le frere de Jean se montrerent bientot au coin de la rue. C'etait une dame deja vieille, qui marchait en parlant a cote d'un jeune homme et lui pressait la main avec une tendresse inquiete, pendant que lui dirigeait vers _le Jonas_, pavoise comme aux jours de fete, des yeux ou brillait une joyeuse excitation. Derriere eux venait un homme avec des joues tannees et de larges favoris, qui donnait le bras a une tres-jeune fille au visage charmant et delicat, et s'efforcait de lui faire comprendre, en riant et en plaisantant, qu'un voyage en mer n'etait pas plus dangereux qu'une petite excursion a Bruxelles par le chemin de fer. --Victor, Victor, depeche-toi! on leve deja l'ancre la-bas! s'ecria Jean, qui se tenait debout dans une barque. On nous annonce qu'il n'y a plus de temps a perdre. Lorsque la veuve regarda, du bord de l'Escaut, le faible esquif qui allait dans quelques minutes lui enlever, pour toujours peut-etre, son fils bien-aime, les larmes tomberent sur ses joues et elle le pressa en sanglotant dans ses bras. Ce tendre embrassement emut profondement Victor, et il s'efforca de consoler et de tranquilliser sa mere affligee par de douces paroles, et en lui promettant plus d'aisance et de bonheur pour ses vieux jours. Il fut reste longtemps encore sur le coeur de sa mere, sourd a l'appel de son ami; mais le vieux capitaine, l'oncle de Lucie, l'arracha de ses bras en se moquant de cet exces d'attendrissement. Jean, de son cote, criait plus fort que jamais que la barque ne pouvait attendre plus longtemps. Victor prit les deux mains de la jeune Lucie dans les siennes et penetra par un long regard jusqu'au fond de son coeur; ses yeux demandaient: "M'attendras-tu? Ne m'oublieras-tu pas?" La demande et la reponse devaient etre toutes les deux tres-emouvantes, car un torrent de larmes roula sur le visage de la jeune fille, et le visage du jeune homme s'illumina d'une joie extreme. Le marin prit Victor par le bras et l'entraina vers la barque. Le jeune homme, emu, embrassa encore sa mere et murmura a son oreille les plus ardentes paroles d'amour. --Eh bien, puisque Dieu l'a permis, dit-elle en sanglotant, va, mon fils; je prierai pour toi tous les jours, toutes les heures. Ne m'oublie pas! N'oublie pas ta mere! Victor descendit dans le canot: les rames plongerent dans le fleuve... En ce moment, on vit accourir de loin un jeune homme qui agitait ses bras au-dessus de sa tete, avec des gestes inquiets, et qui criait: --Attendez un peu, pour l'amour de Dieu! Je suis Donat Kwik; j'ai paye mon passage; il faut que j'aille aussi au pays de l'or! Ce jeune homme paraissait etre un paysan; la longue redingote bleue qui lui pendait jusqu'aux talons, son visage rouge et bouffi, son air naif ou bete, et surtout ses grandes mains et ses membres robustes et trapus, indiquaient qu'il avait quitte les travaux des champs pour courir egalement apres la fortune. Son premier pas ne fut cependant point heureux. Dans sa crainte que le canot ne partit sans lui, il sauta avec une precipitation aveugle sur le bord du leger esquif et culbuta dans l'eau la tete la premiere. Un matelot le saisit par les cheveux; un second, aide de Jean, le tira dans la barque, au milieu des eclats de rire et des applaudissements des bourgeois reunis sur le quai. Le paysan regarda autour de lui avec embarras, se frotta la tete, rejeta une gorgee d'eau et murmura tout stupefait: --Camarades, il y a, pardieu! trop de sel dans la soupe! Vous n'aviez pas besoin non plus d'arracher la moitie de mes cheveux: je nage comme une anguille... Mais, comme le canot bondit tout a coup sous la vive impulsion des rames, Donat Kwik tomba en arriere sur un banc et se cramponna avec frayeur au bord de l'embarcation. Cet incident avait a peine detourne du quai l'attention de Victor. Pendant que la barque s'eloignait avec rapidite du rivage, il tenait le regard dirige vers l'endroit ou sa mere et Lucie lui faisaient toutes sortes de gestes encourageants, comme si elles eussent cru, les ames aimantes, qu'il etait encore plus malheureux qu'elles. Jean etait debout sur un banc. Il jeta a son pere et a son frere un dernier adieu retentissant, agita son chapeau et poussa un hourra triomphant qu'on entendit jusque pres des maisons du quai. Ces cris de joie firent un singulier effet sur Donat Kwik. Il sauta debout, s'elanca au cou du joyeux jeune homme et le pressa dans ses bras avec tant de force, que Jean sentit l'eau mouiller sa poitrine. Il eloigna avec une sorte de colere le grossier compagnon de voyage, et s'ecria: --Ah ca! mon gaillard, etes-vous fou ou gris? --Je crois, en effet, que j'ai un petit coup dans le cerveau, repondit l'autre. Il y a de la bonne biere a Anvers, de la forte biere... --Ne voyez-vous pas que vous me mouillez et que vous abimez mes vetements? --Pardieu! j'avais oublie le bain froid! Bah! camarade, nous pourrons acheter la-bas autant d'habits que nous voudrons. De l'or par brouettes! --De quel pays etes-vous? A votre langage, on dirait que vous venez de Malines? demanda Jean. --Vous l'avez presque devine. Je suis Donat Kwik, un fils de paysan de Natten-Haesdonck, au dela de Rupelmonde, dans le petit Brabant, dit l'autre en bredouillant tres-vite. Ma tante est morte; j'ai herite, mais pas assez, a mon gout. Je vais chercher de l'or. A mon retour, je me marie avec Helene, la fille du notaire, ou avec Trine, la fille du bourgmestre, ou avec la demoiselle du chateau. Je ramasserai tant d'or, tant, tant, que je pourrai acheter tout le village! Jean se retourna, en haussant les epaules, vers son ami Victor, qui repondait encore par signes au tendre adieu qu'on lui envoyait du quai, et il le plaisanta sur la visible emotion de Lucie et sur sa profonde affection pour lui. Donat vint interrompre la conversation. Il montra aux deux amis un morceau de papier imprime: --Camarades, voyez un peu ceci... dit-il. --Vous devenez ennuyeux avec vos _camarades!_ murmura Jean d'un ton courrouce. --Eh bien, je dirai, _messieurs,_ puisque vous le voulez absolument, quoique je ne sois pas pauvre non plus. Allons, ne faisons pas tant de Compliments; vous devriez me dire, messieurs, ce que je tiens ici en main. --C'est un billet de banque anglais de cinq livres, mon ami, repondit Victor. --Oui, mais en francs? --Quelque chose de plus que cent vingt-cinq francs. --J'avais peur, pardieu! que le vieux juif chez lequel j'ai change mon argent ne m'eut fourre en main des chiffons de papier. --En avez-vous beaucoup de cette espece? Demanda Victor en souriant. Le paysan regarda les matelots avec defiance, et dit mysterieusement a l'oreille des deux amis: --J'en ai quatre: le reste de mon heritage. J'aurais bien pu placer ces cinq cents francs a interet chez l'agent d'affaires de notre village; mais on ne peut savoir ce qui arrivera la-bas; la prudence est la mere de la porcelaine. Si nous etions dupes et si nous ne trouvions pas d'or? Ce n'est pas Donat qui mourra de faim le premier: il a une poire pour la soif. Il faut que vous sachiez, messieurs, que je suis malin, beaucoup trop malin quelquefois! La barque atteignit le navire, et les voyageurs furent salues par une salve d'applaudissements. _Le Jonas_ avait deja leve l'ancre et tendu ses voiles. Bientot il prit le vent et avanca sous l'impulsion d'une fraiche brise. Alors, le navire lacha sa bordee pour dire adieu a la ville d'Anvers; les canots du fort repondirent a ce salut, les marins agitaient leurs chapeaux sur les mats, les passagers remplissaient l'air de leurs cris de triomphe, les quais retentissaient des souhaits de bonheur de la foule; et _le Jonas_ glissa majestueusement en avant, au bruit du canon qui grondait et des gigantesques acclamations des milliers de spectateurs. Donat Kwik etait le plus en train; il bondissait de droite a gauche comme un insense, les bras leves et criait: "Hourra! hourra!" d'une voix si forte, que ses cris retentissaient au-dessus de ceux des autres passagers, pareils au braiment d'un ane. Comme il heurtait tout le monde, il recevait par-ci par-la un coup de poing dans le dos ou un coup de pied dans les jambes; mais il n'y faisait pas attention et beuglait a perdre haleine. Il remarqua ses deux compagnons de la barque qui, debout derriere la batterie, se montraient sur le quai l'endroit ou ils croyaient que se trouvaient leurs parents, quoique la foule n'apparut plus a leurs yeux que comme une tache noire confuse. Donat passa la tete entre eux et dit grossierement: --Eh! eh! pardieu, camarades, sommes-nous malades? Je veux dire: Messieurs, avons-nous du chagrin? --Sur ma parole, dit Jean courrouce, si tu continues a nous ennuyer, je te casse le cou, entends-tu, Donat Kwik? --Mais il n'y a pas la-dessous, dans la troisieme classe, ame qui vive pour me comprendre! Repondit Donat. Ils sont aussi stupides que des veaux; ils baragouinent un patois inintelligible, et ils ne connaissent meme pas un mot de flamand. --C'est egal, va-t'en, te dis-je! Le paysan, voyant que c'etait serieux, s'eloigna en trainant les jambes et grommela en lui-meme: --Qu'ils sont fiers, ces messieurs de la ville! Comme si je ne devais pas trouver autant d'or qu'eux, et meme davantage. Si mes compatriotes ne veulent pas causer avec moi, je serai donc oblige de me coudre la bouche? Allons, allons, vive la joie!... Hourra! hourra! vive la Californie! Et, tournant sur lui-meme comme une toupie et balancant les bras comme un moulin a vent, il sauta au milieu d'un groupe de gens joyeux. En ce moment, _le Jonas_ tourna derriere la Tete-de-Flandre, et la ville d'Anvers disparut aux regards des passagers. Les voiles s'enflerent sous un vent favorable. Le joli brick pencha legerement de cote et s'elanca avec un redoublement de vitesse a travers les vagues agitees. --Viens, Victor, dit Jean en prenant la main de son ami, descendons pour dire un mot a nos provisions et deboucher une bouteille de madere. --Oui, oui, repondit Victor avec enthousiasme, l'heureux voyage est commence. Hourra! Buvons un coup la-dessus! L'avenir nous appartient. Pendant qu'ils parlaient de leurs projets et de leurs esperances en buvant un verre dans l'entre-pont, _le Jonas_ descendait le cours de l'Escaut jusqu'a la hauteur de Calloo, ou on laissa tomber l'ancre pour attendre la maree du lendemain. Le capitaine, malgre son air dur et severe, se montrait fort aimable envers les passagers. Il semblait les encourager a passer encore la derniere heure du jour dans la gaiete; serrait, en se promenant, la main aux uns, offrait aux autres d'excellents cigares, et fit meme monter quelques bouteilles de rhum, pour en verser un verre a ceux qui le desiraient. Un murmure approbateur s'elevait sur son passage, et le cri de "Vive notre brave capitaine!" retentissait autour de lui. Pendant ce temps, les matelots echangeaient entre eux des regards mysterieux, et semblaient se dire que les manieres amicales du capitaine cachaient un secret. Le capitaine laissa les passagers s'amuser jusqu'a dix heures du soir; mais alors il leur fit comprendre, avec bonte, que chacun devait aller se coucher dans la cabine qui lui etait designee. On aida des gens fatigues a trouver leur lit, et le silence le plus complet regna enfin sur le pont. Vers minuit, les barques quitterent silencieusement le batiment et se dirigerent vers la cote flamande de l'Escaut, puis revinrent aussi mysterieusement avec de nouveaux passagers. Immediatement apres, les marins, s'eclairant au moyen de lanternes, tirerent d'une cachette des planches de sapin, et se mirent a clouer et marteler si fort, que le pont en fut ebranle. Ce travail nocturne avait pour but d'ajuster, au moyen de ces planches preparees d'avance, des lits pour les nouveaux arrivants. Les passagers, endormis dans leurs cabines, ne s'etonnerent guere de ce vacarme, car on avait eu la precaution de les avertir que, pendant la nuit, on construirait, pour leur facilite, une nouvelle cuisine. Il existe dans le port d'Anvers, comme ailleurs, des reglements qui determinent le nombre de voyageurs qu'un batiment peut prendre en raison de sa grandeur. Une commission visite les navires avant leur depart, compte les voyageurs, mesure la place assignee a chacun d'eux dans l'entre-pont, et pese et examine les provisions, pour s'assurer que les personnes qui s'embarquent ne manqueront ni d'espace ni de la nourriture suffisante. Sur _le Jonas_, on avait trouve assez d'espace, des provisions plus qu'il n'en fallait et tout etait en regle pour cent hommes, sans compter les matelots. Mais, pendant que la commission inspectrice achevait sa visite par les mots sacramentels: _All right!_ le dernier convoi du chemin de fer de la Flandre amena encore une cinquantaine de chercheurs d'or, tous Francais, des environs de Lille et de Douai, qui furent conduits a Calloo par des gens apostes a cet effet, pour s'embarquer secretement a minuit sur _le Jonas_. Le resultat de cette fraude etait un benefice net de trente ou quarante mille francs pour celui en faveur duquel elle avait ete pratiquee; car on recevait le prix du voyage de cinquante passagers que, d'apres les dispositions de la loi, l'on ne pouvait pas prendre a bord. L'accumulation de tant de monde pouvait etre une cause de grande gene; mais le capitaine semblait s'en inquieter fort peu. Il repondit a une remarque de son pilote: --Cela ira, Corneille. Il y a assez de provisions; on diminuera la ration; si c'est necessaire. --Mais l'eau, capitaine? Il n'y en a pas la moitie de ce qu'il faut pour tant de monde! --Je le sais, Corneille. Cela prend trop de place; nous renouvellerons notre provision dans le premier port d'Amerique. --Les passagers ne seront pas peu etonnes de l'arrivee de tant de nouveaux compagnons... --Bah! cela importe peu, si nous pouvons seulement prevenir les plaintes jusqu'a ce que nous soyons sortis de l'Escaut... Une fois en pleine mer, je saurai bien leur fermer le museau.--Dis a Jacques, le cuisinier en chef, d'allumer le feu tout a l'heure et de faire cuire des biftecks pour tous. On leur donnera a leur dejeuner un bon verre de rhum. Tu verras, Corneille, la venue de ces nouveaux compagnons ne fera que les rejouir. Veille a ce que tout soit pret pour lever l'ancre a la premiere lueur du jour. Le batiment doit etre sous voiles avant que les passagers aient quitte leurs cabines. Le pilote se dirigea vers l'autre extremite du pont pour aller trouver le cuisinier en chef; il se frottait les mains en marchant et chantonnait entre ses dents: Plus on est de fous, plus on rit! Plus on est... Mais le capitaine, irrite de cette raillerie, interrompit la chanson en criant: --Tais ton bec! --Oui, capitaine. III SUR L'ESCAUT Lorsque la plupart des voyageurs parurent sur le pont, _le Jonas_ avait deja fait deux ou trois lieues de chemin. Quelques-uns temoignerent bien leur etonnement a la vue de tant de nouveaux compagnons, et plusieurs meme semblerent soupconner la fraude; mais le capitaine leur fit croire que c'etaient des voyageurs attardes compris dans l'equipage, qui avaient manque le convoi et etaient ainsi arrives trop tard. Les succulents biftecks et le bon coup de rhum convainquirent les plus defiants; et, comme les nouveaux venus paraissaient etre de gais compagnons, on oublia bientot leur arrivee inopportune et on chanta, comme avait fait le pilote: "Plus on est de fous, plus on rit!" La joyeuse vie recommenca; on dansa et sauta de nouveau. Cette fois, cependant, Donat Kwik n'eut pas grande envie de partager la joie generale. Les deux Anversois le trouverent tristement assis dans un coin, la tete dans les mains, et Victor lui demanda par compassion ce qu'il avait. --Je suis malade, messieurs, repondit le paysan, malade comme un cheval, de la biere d'orge d'Anvers, du genievre brun que cet empoisonneur de capitaine m'a fait boire hier au soir. Ah! ma pauvre tete! Il y a la dedans trois ou quatre hommes occupes a battre le ble. Que ne suis-je en ce moment dans notre grenier a foin de Natten-Haesdonck! Car en bas, dans cette etable de cochons, une marmotte meme ne pourrait dormir. Toute la nuit j'ai eu le cauchemar. Il y avait sur mon estomac un bloc d'or grand comme une meule... Ce maudit genievre du capitaine! Aie! aie! Ma poitrine brule; je ne donne plus dix sous de ma vie! --C'est une suite naturelle de votre ivresse, dit Jean en raillant; c'est a vous seul qu'il faut vous en prendre; puisque vous l'avez bu, vous devez le cuver avec patience. Victor, qui etait tres-compatissant, lui prit la main et le consola en lui promettant que son mal guerirait bien vite. --Puis-je savoir, s'il vous plait, a qui j'ai l'honneur de parler? demanda Donat. --Je me nomme Victor Roozeman. --Et ce monsieur-la? --C'est mon ami Jean Creps. --Eh bien, monsieur Roozeman, je vous remercie du fond de mon coeur de votre bonte. J'ai ete grossier et stupide hier, n'est-ce pas? Pardonnez-le-moi, messieurs, cela ne m'arrivera plus. Je sais lire et ecrire, je suis bien eleve et je connais mon monde. Lorsque je serai gueri, permettez-moi d'echanger de temps en temps une parole avec vous. Il faut toujours que je cause avec moi-meme, et je ne suis pas assez eloquent pour y trouver du plaisir... Oh! mon Dieu, ma tete, ma tete brule! Les deux amis lui dirent encore quelques paroles encourageantes, et continuerent leur promenade. Pendant ce temps, _le Jonas_, pousse par un vent frais, descendait majestueusement l'Escaut. L'essaim des passagers etaient encore plus agite que la veille. On avait dine pour la premiere fois sur le navire, un diner abondant et appetissant: du rosbif et des legumes frais pour tous, et meme quelques poulets rotis pour les delicats des deux premieres classes. La-dessus, les passagers avaient pris leur ration de vin ou de liqueurs fortes, et, sous l'influence de cette legere emotion qui, chez quelques-uns, degenerait en une ivresse complete, les esprits etaient montes a un degre d'excitation extraordinaire. Le pilote essaya enfin de faire regner un peu d'ordre sur le pont; mais on recut ses avis et ses ordres en se moquant de lui, en riant et en dansant. Il alla, tout courrouce, du cote du gouvernail, ou le capitaine contemplait avec un sourire l'animation des passagers en gaiete. Il repondit a la plainte du pilote: --Laisse-les faire, Corneille. Vois-tu la-bas ces nuages monter sur la mer? Le vent s'elevera, et aussitot que _le Jonas_ commencera a danser, ce sera fini de tout ce vacarme. En ce moment, Donat Kwik accourut, pale et defait, vers Jean et Victor, qui contemplaient en causant le large fleuve. Le paysan se laissa tomber a genoux devant eux, et eleva les mains d'un air suppliant. --Pour l'amour de Dieu! dit-il, ayez compassion d'un pauvre Flamand! Je vais mourir, je suis empoisonne... Le sensible Victor, croyant a la possibilite d'un malheur, releva Donat Kwik, le prit dans ses bras et lui demanda avec interet ce qui lui etait arrive. --Ah! mon bon monsieur Roozeman, ah! Monsieur Creps, je n'etais pas bien, vous savez de quoi, gemit le paysan. Ils ne me comprennent pas en bas; ils se moquent de moi et rient de ma souffrance. Il y a quelqu'un qui est alle chercher le medecin, et il est venu un homme avec un gros nez rouge. Il m'a verse dans le corps un demi-litre de cette execrable eau salee, et une poudre rouge, du poivre d'Espagne, je connais cela, ca sert a faire trotter les anes. Ah! mon Dieu! mon Dieu! je suis empoisonne, soyez-en surs, mon ame va quitter mon corps. A l'aide! a l'aide! --Bah! ne voyez-vous pas, messieurs, que cet imbecile a le mal de mer? dit un Allemand en passant. Cette remarque amena un sourire sur les levres des deux amis, et ils se disposaient a convaincre Donat que son indisposition se passerait d'elle-meme; mais le pauvre garcon sentit une terrible crampe d'estomac, porta ses deux mains a sa poitrine et s'enfuit dans l'entre-pont pour se cacher. Comme le Capitaine l'avait predit, le ciel se couvrait peu a peu de petits nuages, et le vent, quoique deja favorable, gagna en force. L'eau commenca a s'elever et _le Jonas_ dansa gracieusement sur les vagues qui accouraient a sa rencontre de la pleine mer. Le capitaine marcha vers le pilote et lui dit: --La fin de cette folle kermesse est arrivee, Corneille; qu'on prepare des seaux et des cuves. Il y en a deja une vingtaine la-bas couches avec la tete au-dessus de la mer. Vite! sinon ils vont faire la-dessous un affreux gachis. En effet, la joie et les chansons s'eteignirent en peu de temps. Bientot, plus de la moitie des passagers furent pris de violentes douleurs d'entrailles et de crampes d'estomac; ils etaient pales comme des cadavres, et, pendant les moments de repit que leur laissaient leurs souffrances, ils interrogeaient l'espace d'un regard egare et stupide, comme pour lui demander l'explication de ce mal mysterieux qui avait refroidi si soudainement leur enthousiasme et souffle sur leur joie. L'Ocean, dont le nebuleux horizon leur apparaissait au loin, leur avait envoye son messager ordinaire, le mal de mer, pour leur souhaiter la bienvenue sur la plaine liquide. Victor en avait ete atteint un des premiers; il etait silencieusement courbe au-dessus du bord du navire, et quand ses souffrances diminuaient, il s'efforcait quelquefois de repondre par un sourire aux consolations de Jean; celui-ci, qui etait encore en bonne sante, prit enfin son ami par le bras pour le conduire dans sa cabine et l'aider a se mettre au lit. Pendant qu'ils descendaient, Victor lui dit: --Ce n'est rien, Jean, je sais bien que cela se passera; mais cependant tu ne peux imaginer comme ce mal etonnant abat et torture l'homme. Je comprends que tu ries, j'ai ri aussi du pauvre Donat, mais c'est... Une nouvelle crampe etouffa la parole sur ses levres. Jean allait de nouveau repondre a ses plaintes par des railleries; mais il sentit a son tour que le coeur lui tournait, et le violent effort qu'il fit pour surmonter le mal mouilla son front d'une sueur froide. --Viens, viens, Victor, dit-il, descendons. Ce malencontreux mal de mer ne se trouvait pas sur le prospectus; pas de roses sans epines; cela se passera en dormant. Un grand nombre de malades descendirent, les uns apres les autres, derriere les deux amis. Enfin, il n'en resta plus qu'une vingtaine sur le pont. Quoique ceux-ci parussent a l'epreuve du mal de mer, ils n'etaient pas cependant a leur aise. Ils etaient faibles, et decourages et regardaient silencieusement les flots, qui soulevaient avec une regularite monotone les flancs du navire. Lorsque, a l'embouchure de l'Escaut, _le Jonas_ entra dans le detroit, le capitaine dit a son pilote: --Il s'ecoulera quelques jours avant que ce tas d'imbeciles soient sur pied. Nous emploierons ce temps a mettre tout en ordre. Plus de familiarite avec les passagers. Fais savoir aux matelots que le premier qui s'amusera un peu trop avec les etrangers sera mis aux fers pendant trois jours. Qu'on prenne garde a mes moindres ordres; je veux rester seigneur et maitre sur mon vaisseau: nous sommes en mer. IV EN MER En effet, la mer resta grosse pendant quatre jours; elle devint meme plus houleuse a mesure que l'on avanca dans le detroit et que l'on eut a lutter contre des vents variables. Pendant tout ce temps, les passagers etaient restes couches dans leurs cabines, craignant de faire un mouvement, pris de nausees a la seule pensee des moindres aliments, decourages et abattus comme des gens a moitie morts. La nuit ou l'on sortit du detroit pour entrer dans l'Ocean, le vent impetueux s'etait apaise, et les flots agites etaient devenus plus calmes. Pendant que _le Jonas_ continuait sa route, sous un ciel clair et parseme d'etoiles, les passagers eprouverent l'influence du temps favorable. Ils dormirent pour la premiere fois d'un sommeil reparateur et bienfaisant, qui fit couler de nouvelles forces et une nouvelle vie dans leurs veines. C'etait chose etonnante a voir, quand chacun apparut le lendemain sur le pont, la physionomie souriante, console, fortifie et gai comme au jour du depart. Jean Creps et son ami Roozeman n'etaient pas des moins ravis. Victor surtout, en se voyant entoure d'un horizon sans bornes, leva les bras avec enthousiasme vers le ciel et remercia Dieu, qui l'avait deja rapproche du but desire. Un grand nombre de passagers, voulant celebrer leur heureux retablissement, coururent sus aux bouteilles pour recommencer la fete; mais le capitaine, qui se montrait maintenant ce qu'il etait, severe, rude et inexorable, leur fit lire un grand nombre d'articles qui defendaient tous cris desordonnes et tous rassemblements sur le pont, et ils furent informes que toute contravention a ce reglement et aux ordres du capitaine serait punie de l'emprisonnement au pain et a l'eau, a fond de cale. Les passagers ecouterent cette lecture avec une stupefaction melee de colere; quelques-uns serrerent les poings et s'emporterent contre ces dispositions arbitraires, qui, d'apres eux, ne tendaient qu'a leur ravir tout plaisir et toute liberte; mais le capitaine leur fit comprendre en peu de mots que la loi lui reconnaissait sur son vaisseau une puissance sans bornes; qu'il avait meme le droit de bruler la cervelle a ceux qui se revolteraient contre lui; et comme quelques-uns recurent cette explication avec un murmure peu respectueux, il se mit a jurer si horriblement et a proferer de si terribles menaces, que les passagers virent qu'il parlait serieusement et se soumirent enfin a la necessite. Les matelots ne furent pas beaucoup plus polis. Des que quelques amis etaient reunis sur le pont pour causer, un matelot accourait en trainant un cordage, ou un levier, ou toute autre chose, et criait sans respect pour personne: --Hors du chemin! Gare aux jambes! Deux ou trois autres, avec une egale vitesse, venaient du cote oppose et jetaient des seaux d'eau sur le pont pour enlever les traces du mal de mer. Un troisieme criait du haut d'un mat: --Gare dessous! gare dessous, sacrebleu! Et, apres ce simple avertissement, il laissait tomber sur le pont, comme un aerolithe, une lourde poulie, au risque d'ecraser reellement quelqu'un. C'etait la volonte du capitaine: il fallait montrer tout d'un coup aux passagers que la vie en mer ne peut pas etre une eternelle fete, et les matelots, pour detruire toute illusion a cet egard, devaient faire leur service sans se retourner et comme s'il n'y avait absolument que l'equipage sur le navire. Vers midi, les passagers furent appeles sur le pont. Le capitaine declara qu'on allait les diviser tous en compagnies de huit hommes, pour diner ensemble desormais dans un plat de fer-blanc ou _gamelle_. Il lut ensuite une liste des passagers, et, chaque fois qu'il avait nomme huit hommes, il criait: --Premiere gamelle! Deuxieme gamelle! Troisieme gamelle! Et, quand cet arrangement fut termine, malgre les murmures et les plaintes, le capitaine leur fit comprendre que dorenavant le pain frais et le peu de volailles qui restaient encore seraient reserves pour les malades. Les passagers devraient donc se contenter de la ration de mer journaliere, savoir: de la viande salee, des pois ou des feves, des biscuits, une petite mesure de genievre et un litre d'eau potable. Chaque gamelle devait, a tour de role, designer pour la semaine un de ses membres qui irait a la cuisine chercher le diner pour les autres. Immediatement apres, on sonna la cloche pour la distribution des vivres. On voyait courir de tous cotes des hommes avec des plats en fer-blanc pleins d'une nourriture fumante... et, quelques minutes apres, tous les passagers se trouvaient reunis autour des gamelles. C'etaient de singuliers convives que le sort avait donnes a Victor et a son ami Jean: un procureur de la republique francaise, qui s'etait enfui de son pays pour des raisons inconnues; un docteur en medecine; un banquier allemand, qui avait tout perdu a la roulette a Hombourg; un jeune gentilhomme de la Flandre occidentale; qui avait depense les derniers debris de la fortune paternelle, avant son depart pour la Californie; un officier francais qui se vantait d'avoir tue son superieur dans un duel. A la premiere vue, Victor crut qu'il n'avait pas a se plaindre du sort; et, en effet, comme nos amis avaient pris une place de seconde classe, ils n'etaient pas meles avec les pauvres gens de la troisieme classe, qui dormaient et vivaient tous ensemble dans l'entre-pont comme dans une etable. Mais que son coeur sensible fut blesse de la conversation grossiere et ignoble de ses compagnons. Pendant tout le diner, il n'entendit que jurons et blasphemes, jeux de mots stupides et sorties brutales. Alors il remarqua que la voix de ses compagnons etait fatiguee et rauque, que leurs yeux etaient entoures d'un cercle couleur de plomb, et meme que le nez du docteur etait nuance de tons pourpres, signes d'une ripaille continuelle. Il acquit la conviction qu'il etait condamne a vivre en compagnon de table et en ami avec des gens qui avaient noye dans les boissons et perdu par une conduite dereglee toute delicatesse d'esprit Et tout sentiment de moralite. Pendant qu'il tombait ainsi dans des reflexions peu souriantes, ses compagnons pechaient hardiment dans le plat et devoraient la pesante nourriture avec un appetit feroce. Le mal de mer avait creuse leurs estomacs, et ils tachaient de prendre leur revanche autant que possible. Heureusement Jean Creps, avertit son ami; sans cela Roozeman n'aurait songe a diner que quand il ne fut plus reste une seule feve dans le plat. Le docteur tira une bouteille de cognac de la poche de son pardessus et la vida presque a moitie, pour se rincer la bouche, disait-il. Les autres allumerent qui un cigare, qui une pipe, et monterent sur le pont, ou se trouvaient en ce moment la plupart des passagers. Quelques-uns s'etaient etendus sous les rayons brulants du soleil; d'autres etaient assis sur des bancs; mais le plus grand nombre se promenait par groupes. Roozeman, le dos appuye contre le bastingage et le regard fixe sur les passagers, dit a son camarade: --Mon ami, avec quelle sorte de gens sommes-nous donc? Nous n'entendons que des jurons et d'ignobles plaisanteries! --Oui, repondit l'autre en souriant. Tu ne sais pas encore tout. Je n'ai eu le mal de mer que quarante-huit heures; je me suis promene sur le pont et dans la cale, pour connaitre d'un peu plus pres nos compagnons de voyage. Il y a bien quelques braves garcons et quelques honnetes gens parmi eux; mais la plupart sont des gaillards qui ont merite la corde ou qui y ont reellement echappe; beaucoup d'ivrognes qui ont laisse femmes et enfants dans la misere et ont emporte leur dernier sou pour aller en Californie; des gens perdus qui faisaient honte a leurs parents par leur conduite desordonnee; des dissipateurs a bout de ressources, des joueurs ruines, des boursiers executes, des banqueroutiers, et meme des condamnes liberes. --Belle compagnie! dit Victor: en soupirant. Si j'avais pu le prevoir!... --Tu serais reste a la maison? --Non, mais je n'aurais pas choisi _le Jonas_ pour faire la traversee. --Bah! nous sommes embarques maintenant avec cette etrange bande, et nous devons voguer avec elle, comme dit le proverbe. Il ne faut pas etre si difficile, Victor. Tu pouvais bien prevoir, n'est-ce pas, que, dans notre longue traversee et la-bas dans un pays encore sauvage, tu serais expose a voir et a entendre des choses tout autres qu'aupres de ta pieuse mere ou de la douce Lucie Morello! --Certes, Jean, et j'accepte sans regret le sort comme il se presente. Il m'en coutera beaucoup cependant pour m'habituer a ces gens rudes; leurs paroles et leurs manieres blessent ma delicatesse et attristent mon coeur. --Cela ne durera plus bien longtemps, dit joyeusement Creps. _Le Jonas_ est un fin voilier. --En effet, Jean, il marche parfaitement bien. Vois les vagues frangees d'ecume sauter en avant du navire, puis se retirer coquettement de chaque cote comme si elles voulaient se faire admirer de nous. --Du train dont il va maintenant, nous serons bientot en Californie. Je me figure un pays immensement grand, qui n'appartient a personne, ou l'on peut aller et venir en seigneur et maitre dans des bois sombres, a travers des montagnes gigantesques et dans des vallees sans fond, libre et independant comme l'oiseau dans l'espace! Oh! que n'y suis-je deja pour deployer mes ailes! --Je voudrais bien savoir, dit tout a coup Victor, ce que Lucie Morello et ma mere font et pensent en ce moment. --C'est facile a deviner: elles pensent a toi et expriment le meme voeu que toi. --Bonne mere! douce Lucie! dit le jeune homme en soupirant et avec une joyeuse emotion. Oh! Jean, mon ami, puisse le sort nous etre favorable! Si je pouvais recueillir assez d'or pour les rendre heureuses! --Homme de peu de foi! dit Creps en plaisantant. Puisqu'on n'a qu'a ramasser l'or la-bas, nous en recueillerons autant que tu voudras. Je crains que nous ne puissions pas tout emporter. Cela ne me contrarierait pas peu, car plus nous en aurons, plus nous ferons plaisir a nos parents et a nos amis a notre retour. En causant ainsi, les deux amis se promenaient du cote de la proue, pleins d'illusions et pleins d'espoir dans l'avenir souriant. La ils rencontrerent Donat Kwik, qui etait occupe a ronger un biscuit de mer brun, en grommelant et en faisant des gestes de colere. Comme le paysan ne les avait pas apercus, Roozeman lui mit la main sur l'epaule pour interrompre son monologue furieux. Donat sauta en arriere, et, les poings serres, prit l'attitude d'un homme qui veut se battre. Cependant, lorsqu'il eut reconnu les Anversois, il se calma et s'ecria: --Oh! oh! pardieu, messieurs, excusez-moi; je croyais que c'etait encore le Francais de la-dessous. Je lui arracherai un jour ses vilaines moustaches rousses! --Vous mangez des biscuits apres le diner, demanda Jean Creps, vous n'avez donc pas eu votre ration? --Jolie ration! dit Donat d'un ton d'amere raillerie. Nous etions assis huit autour d'une gamelle de fer-blanc, et nous commencions a diner. Tout a coup, un de ces coquins d'en bas vient derriere moi, met ses mains sur mes yeux et crie quelque chose comme _Kyes? kyes?_ Lorsqu'il me lacha, le plat etait presque vide. Je me depechai pour avoir encore ma part; mais les camarades etaient si lestes, que je restai tout bete a les regarder, le ventre creux, comme un hibou qui regarde les rayons du soleil. Le Francais avec ses grandes moustaches et ses petits yeux peut regarder ses jambes; je lui ai fait a coups de pied quelques bleus qui ne lui ont pas fait de bien. --Vous vous etes deja battu, Donat! Il faut vous montrer plus traitable, mon ami, sinon vous pourriez avoir la vie dure avec vos compagnons, dit Victor Roozeman. --Battu, monsieur? C'est-a-dire qu'apres m'avoir donne pas mal de soufflets et de coups de pied, ils m'ont jete a six hors de leur repaire de brigands sur le pont. Je suis alle chez le capitaine pour porter plainte. Le capitaine parle une sorte de flamand maritime; il me comprend. Mais il m'a jete quelques jurons a la figure, et m'a dit que chacun devait tacher d'avoir sa part de la gamelle: tant pis, dit-il, pour les paresseux. --Il a raison, il faut essayer de suivre son conseil. --Essayer, messieurs? Ce n'est pas necessaire. J'ai mange toute ma vie a un plat commun. S'il ne s'agit que de manger vite, d'avaler les feves a moitie brulantes, j'apprendrai leur metier aux Francais d'en bas. Attendez un peu! ils verront bientot a qui ils ont affaire. Qu'ils frappent ou poussent tant qu'ils voudront, tout cela glisse sur moi; a l'occasion, je leur donnerai aussi des coups de pied a leur ecorcher les jambes. Que croient-ils donc, ces ribauds?" Victor ajouta quelques paroles consolantes pour calmer la colere du jeune paysan; mais ce fut peine superflue, car Donat oublia tout a coup sa mauvaise humeur et redevint joyeux. Voyant que les Anversois allaient continuer leur promenade, il leur demanda a mains jointes la permission de rester un peu avec eux. Personne, dans l'entrepont, ne le comprenait ni ne lui temoignait d'amitie. Ils consentirent a sa priere; car Donat Kwik, malgre son air grossier, etait un garcon de sens, et il se montrait profondement reconnaissant de la moindre marque d'amitie. Pendant la promenade, Jean parla en plaisantant de la fille du bourgmestre et de la demoiselle du chateau avec laquelle Donat avait l'envie de se marier a son retour du pays de l'or. Le jeune paysan devint serieux, et il resulta de ses explications qu'il portait au coeur un amour plus modeste. Il avait fixe son choix depuis des annees sur une des filles du garde champetre de Natten-Haesdonck, et la jeune fille n'etait pas indifferente pour lui; mais le pere, qui possedait quelques pieces de terre, l'avait repousse avec mepris parce qu'il etait trop pauvre, meme apres que sa tante lui eut laisse seize cents francs. Ce que Donat avait dit de la fille du bourgmestre et de la demoiselle du chateau n'avait ete qu'un vain bavardage, ce n'etait qu'Anneken[1], la fille du garde champetre, qui lui trottait dans la tete. Il avait quitte son village par honte et par desespoir de ce que le pere d'Anneken l'avait jete durement a la porte, lorsqu'il s'etait hasarde a exprimer le voeu de son coeur. La seule cause de son voyage au pays de l'or etait le desir de se venger du garde champetre en mettant a ses pieds un grand monceau d'or et en le forcant ainsi a consentir avec joie au mariage de sa fille. Anneken avait promis d'attendre, quoique son pere voulut lui imposer un autre mari; elle ne se marierait avec personne qu'avec son pauvre Donat Kwik. Le jeune paysan parla avec tant d'admiration de son Anneken, de ses petits yeux noirs, de son doux sourire, de ses bras robustes, de sa vertu et de son activite, que Victor Roozeman prit plaisir a l'ecouter. Il y avait, en effet, une certaine ressemblance entre sa position et celle de Donat, dont le langage comique, mais sincere, le fit songer a Lucie et a sa mere. [Note 1: Petite Anne.] Les amis s'amuserent ainsi a deviser des souvenirs du pays et des projets de l'avenir jusqu'au moment ou la nuit vint et ou chacun descendit pour aller chercher le repos dans sa cabine. V LA FOSSE AUX LIONS Cependant, _le Jonas_ continuait son voyage par un vent des plus favorables. La nourriture, quoique se composant la plupart du temps de viande salee et de feves, etait distribuee en quantite suffisante pour apaiser des estomacs pousses a une activite extraordinaire par l'air vif de la mer. Le temps magnifique et la rapidite de la navigation inspiraient a tous du courage et de la confiance, et, quoique la joie fut moins expansive qu'auparavant, un sourire de plaisir et d'esperance ne cessait de briller sur tous les visages. Un nuage cependant vint menacer la paix sur le navire. Il y avait, dans la troisieme classe, plus de cent passagers, parmi lesquels on remarquait soixante Francais et au moins trente Allemands des bords du Rhin. Deja, une sorte de rivalite s'etait elevee entre les deux nations, et meme il y avait eu entre les deux partis une bataille dans laquelle un Allemand avait recu un coup de couteau dans le bras. Le capitaine, voyant la une bonne occasion de montrer son autorite souveraine, fit jeter l'agresseur et le blesse au cachot, dans un trou obscur, humide et infect, a fond de cale, qu'on nommait _la fosse aux lions_. Les amis des condamnes voulurent s'opposer a l'execution de cette justice sommaire et arbitraire; mais le capitaine leur jura qu'il livrerait aux autorites du premier port ou ils aborderaient tous ceux qui oseraient lui resister, et qu'il les debarquerait dans tous les cas. Ceux qui ne voulaient pas perdre le prix de leur passage ni interrompre leur voyage en Californie n'avaient donc qu'a se soumettre avec resignation. Cet evenement peu important fit une profonde impression sur les esprits. Chacun fut convaincu que le capitaine etait un homme inflexible, qui n'hesiterait pas un instant a executer ses menaces. L'attitude ordinaire du capitaine sur le navire contribua beaucoup a augmenter son autorite. Il se tenait habituellement sur le gaillard d'arriere, tout a fait seul, avec une expression froide et severe sur le visage. Quand un passager lui adressait la parole ou se plaignait de quelque chose, il ne repondait que par un ordre bref et imperieux, apres lequel il rompait, sans appel, toute conversation. Roozeman et Creps se promenaient des journees entieres sur le pont et parlaient de leur vie passee, de leurs parents et de leurs amis, ou bien ils admiraient l'immensite de l'Ocean et la variete de ses aspects; ou bien encore ils revaient ensemble a l'or qu'ils allaient trouver, aux merveilles qu'ils allaient rencontrer en Californie, et surtout a leur joyeux retour dans la chere patrie. Pour ce qui touchait leurs compagnons de gamelle, ils s'apercurent qu'ils les avaient juges un peu severement. Le banquier allemand etait un homme bien eleve, qui haissait egalement les facons grossieres et les plaisanteries triviales; le jeune gentilhomme s'etait calme et paraissait avoir du chagrin; les autres, a la verite, restaient spirituels _a leur facon;_ mais on n'etait pas oblige de les ecouter plus longtemps qu'on ne voulait. Le plus singulier de leurs compagnons etait celui qui se disait docteur en medecine. Celui-la absorbait du matin au soir d'enormes quantites de liqueurs fortes. Les quelques bouteilles de cognac dont se composait sa provision personnelle furent bientot videes, mais il avait decouvert un moyen de se procurer tous les jours une grande quantite d'eau-de-vie. Il se promenait sur le pont et dans la salle commune, et employait toutes sortes de stratagemes pour faire croire a l'un ou a l'autre des passagers qu'il etait malade ou qu'une maladie le menacait. A ceux qui le croyaient, il disait: --Ne craignez rien, je vous guerirai; mais gardez-vous de boire une seule goutte de genievre, sinon je vous abandonne et vous laisse mourir sans secours. Vous recevrez cependant votre ration de genievre, et vous la garderez jusqu'a l'heure de ma visite, afin que je sois convaincu que vous n'en avez pas bu. Le matin, le docteur allait faire sa ronde et se faisait montrer, par chacun de ses malades, reels ou imaginaires, sa ration de genievre. Pour etre sur que ce n'etait pas de l'eau, le docteur se versait la ration dans le gosier. Cet homme n'etait qu'un passager ordinaire, mais, comme il n'y avait pas d'autre medecin a bord, il avait assez de clients; il en resultait qu'il etait toujours ivre, et que, du matin au soir, il arpentait le pont en zigzag avec un nez cramoisi, tatant le pouls a l'un et a l'autre, et begayant: --Pas boire de genievre, vous comprenez! mais vous devez neanmoins le recevoir, entendez-vous? C'etait ce singulier personnage qui avait donne a Donat Kwik une pinte d'eau de mer avec du poivre d'Espagne, comme remede contre le mal de mer. Le paysan, quand il rencontra celui par qui il avait cru etre empoisonne, le salua du sobriquet de _docteur Geneverneus_[1]. Les Allemands d'en bas le traduisirent par _docteur Schnappsnase_. Donat Kwik eut ainsi l'honneur de baptiser le docteur d'un nom qu'il devait garder jusqu'a la fin de sa vie. [Note 1: Nez de genievre.] Tout se passa assez paisiblement sur _le Jonas_, et les jours se suivaient, longs et monotones. On remarquait deja qu'un certain nombre de voyageurs avaient perdu leur gaiete et restaient a rever pendant des heures entieres, immobiles a la meme place, ou assis a part dans un coin, absorbes dans leurs pensees. L'ennui allait venir peu a peu, et probablement avec lui, pour plusieurs d'entre eux, le chagrin et le repentir d'une conduite blamable ou d'une resolution inconsideree. Le seizieme jour apres leur depart d'Anvers, les passagers etaient assis autour des gamelles. Depuis quarante-huit heures il faisait un temps pluvieux et le soleil restait voile derriere un epais rideau de brouillard gris. Cependant, le ciel commencait a s'eclaircir, et quelqu'un vint annoncer avec joie qu'on voyait le pic de Teneriffe aussi distinctement que si l'on en etait tout pres, quoique le pilote assurat qu'on en etait encore a une distance de vingt-cinq lieues. Victor et ses amis monterent sur le pont et dirigerent leurs regards vers l'horizon, ou les iles Canaries paraissaient flotter sur l'eau au pied du gigantesque pic. Ce pic de Teneriffe est un volcan qui s'eleve si haut au-dessus de la mer, que, lorsqu'il fait un temps clair, on peut le distinguer a une distance de soixante lieues. Son sommet, qui est couvert d'une neige eternelle, troue les nuages et semble toucher au ciel. A peine les deux Anversois avaient-ils admire un instant avec extase cette scene emouvante, qu'ils entendirent un grand bruit de gens qui se battaient derriere eux sur le navire. Ils virent Donat Kwik sortir en courant de la salle commune, poursuivi par trois ou quatre hommes, qui proferaient des maledictions et l'accablaient de coups. Un d'eux semblait particulierement exaspere contre Donat et le frappait cruellement du poing sur la tete. C'etait un homme robuste, avec de longues moustaches rousses et des yeux fort petits. Kwik, tout en appelant a l'aide, se defendait vigoureusement, et, ruant comme un ane, donnait des coups de pied a droite et a gauche dans les jambes de son ennemi, auquel la douleur arrachait plus d'une plainte. Attire par un sentiment de compassion, Victor vola au secours du pauvre garcon et se mit entre lui et ses agresseurs; le Francais aux moustaches rousses donna au jeune homme un grand coup de poing dans la poitrine, tandis que celui-ci voulait lui faire entendre raison. Enflamme de fureur par une pareille brutalite, Victor prit le Francais a bras-le-corps et le jeta par terre, mais l'autre s'etait accroche a lui et tous deux roulerent en se debattant sur le pont. Jean Creps accourut et repoussa deux ou trois hommes qui voulaient le retenir. Donat criait comme un possede, et bientot tout le pont fut en desordre... Mais le capitaine parut et interrompit le combat par un signe de doigt et par un seul mot: --Paix! Alors commencerent les plaintes des deux cotes. Le Francais aux moustaches rousses pretendait qu'il n'y avait pas moyen de manger a la meme gamelle que l'enrage Flamand. --A peine, dit-il, avons-nous les cuillers en main, qu'il avale la viande et les feves toutes brulantes, et, quand nous l'engageons a laisser quelque chose pour les autres, il rit comme pour se moquer de nous et mange encore plus gloutonnement. En outre, au moindre mot, il donne des coups de pied comme un furieux. Tenez, capitaine, voyez les marques de la mechancete de cette brute. Et l'homme a la moustache rousse decouvrit sa jambe et montra que le sang coulait reellement le long de son tibia. Donat Kwik criait qu'eux-memes l'avaient force a manger si vite pour ne pas mourir de faim; qu'il apprendrait bien a ce Francais qu'un Flamand ne se laisse pas opprimer et railler impunement. Il menacait si violemment, hurlait si furieusement, que le capitaine, impatient et irrite, mit fin au debat par ces mots: --Ici, matelots! Qu'on jette cet enrage dans la fosse aux lions pour trois jours! Cet ordre parut frapper Donat d'une terreur inexprimable. Peut-etre croyait-il qu'il y avait reellement des lions au fond du navire; il regardait le capitaine, tremblant et stupefait, comme s'il croyait avoir mal compris; mais lorsqu'il se vit empoigne rudement par les matelots, il se mit a sangloter tout haut, et se laissa tomber a genoux devant le capitaine, les mains tendues et les yeux remplis de larmes. Les deux amis s'efforcerent de flechir le juge severe. Victor Roozeman, encore pale d'indignation, pretendait qu'on allait commettre une criante injustice, et il voulait faire comprendre au capitaine qu'on avait tourmente et opprime des le premier jour le pauvre garcon. Jean Creps, au contraire, s'efforcait de presenter l'affaire comme insignifiante, et demandait, en termes conciliants et senses, le pardon de Donat, qui ne lui en montrait aucune reconnaissance, parce qu'il le faisait passer pour un imbecile et un grand lourdaud. Soit que leurs paroles fissent quelque effet sur l'humeur brutale du capitaine, soit que l'attitude humble de Donat l'eut apaise, il dit aux matelots: --Laissez-le aller. Le jeune paysan, se voyant en liberte, s'approcha de Victor, lui prit la main, la baisa, et dit avec une larme dans les yeux: --Monsieur Roozeman, je vous remercie mille fois de votre bonte. Pour vous je me jetterais au feu. Mais le capitaine le tira par le bras dans l'entre-pont, le changea de gamelle, lui donna des Allemands pour compagnons, et dit tres-durement en s'en allant: --Fais en sorte que je n'entende jamais parler de toi, perturbateur, ou tu t'en repentiras. VI L'EQUATEUR _Le Jonas_ etait en mer depuis quatre semaines, et approchait avec rapidite de l'equateur, cet endroit du globe ou le soleil darde le plus vivement ses rayons. L'eternelle viande salee commencait a degouter les passagers; toutes les provisions etaient epuisees. Il y avait de pauvres diables qui se seraient traines sur leurs deux genoux pour obtenir un cigare ou une pipe de tabac. Le litre d'eau qu'on distribuait par jour a chacun devint insuffisant pour un grand nombre de passagers, a cause de la grande chaleur et de la ration, qui se composait exclusivement de salaison et de biscuits secs; il y en eut qui echangerent des objets de prix contre une simple chopine d'eau. On arriva enfin sous l'equateur. La, _le Jonas_ fut arrete par un de ces calmes persistants que les gens de mer craignent plus que la plus violente tempete. La mer etait unie et brillante comme un miroir, sans que la moindre brise vint agiter sa surface. Le soleil flamboyait comme un globe de feu dans un ciel bleu fonce et brulait si impitoyablement tout ce que frappaient ses rayons, qu'il fallait arroser sans cesse le pont du _Jonas_ avec de l'eau de mer pour empecher le bois de se fendre et le goudron de fondre; et pour permettre aux passagers de poser le pied sur les planchers incandescents. Le ciel etait de plomb; toutes les voiles pendaient flasques le long des mats; et le vaisseau restait immobile, comme un corps mort au milieu de l'immense Ocean, qui semblait a chacun pareil a un desert dont on n'atteindrait jamais les limites. Les passagers allaient et venaient, desesperes, suffoques, sans haleine ni courage, succombant sous cette chaleur effroyable, et cherchant vainement sur le pont et dans la cale un lieu pour se rafraichir et se reposer; mais partout l'atmosphere etait egalement brulante et l'air etouffant. Ce qui rendait leur sort encore plus penible, c'etait le manque d'eau. Un grand nombre d'entre eux, tourmentes par une soif irresistible, epuisaient leur ration avant que le soleil tombat directement sur leurs tetes, et passaient alors le reste de la journee a lutter douloureusement contre la soif. Ils souffrirent ainsi des le premier jour de calme; qu'eut-ce ete s'ils avaient du rester stationnaires pendant plusieurs semaines au milieu de cette fournaise et de cette atmosphere enervante! Le deuxieme jour, aucun vent n'avait agite les voiles et la chaleur paraissait doublee. Craignant que ce calme prolonge n'epuisat la provision d'eau necessaire pour atteindre les cotes d'Amerique, le capitaine declara que le salut de tous l'obligeait a prescrire une mesure cruelle. Desormais, chacun des passagers ne recevrait plus qu'un demi-litre d'eau par jour. Une terreur generale et des plaintes ameres accueillirent cet ordre effroyable; mais le capitaine s'efforca de leur faire comprendre que le calme pouvait encore durer un mois, et qu'il devait epargner l'eau, afin de ne pas mettre tout l'equipage en danger de mort. Pour les convaincre, il leur raconta, comme exemple, qu'on avait trouve, a la meme place ou mouillait maintenant _le Jonas_, un navire portugais qu'on croyait abandonne. Lorsqu'on monta a son bord, on y trouva pres de cent cadavres. On apprit par la relation du journal, que les passagers s'etaient empares de la provision d'eau et l'avaient employee avec une aveugle prodigalite. Cette note datait deja de six semaines, et il est clair que ces cent hommes etaient tous morts de soif et avaient souffert par leur faute le trepas le plus epouvantable. Le capitaine ajouta, avec un geste significatif, qu'il saurait bien garder _le Jonas_ d'un pareil malheur, et que le premier qui oserait toucher a une barrique d'eau, il lui brulerait la cervelle avec son revolver comme a un chien. Effraye par la terrible histoire du navire portugais, les passagers alteres se tordirent les bras avec un rauque murmure de desespoir. Victor Roozeman supportait son sort avec courage; mais il pensait plus qu'auparavant aux etres qui lui etaient chers, et, comme s'il eut voulu familiariser son imagination avec la misere, il parlait continuellement de tout ce qui lui manquait. Il se rappelait, avec un enthousiasme maladif, les belles promenades autour d'Anvers, ou il avait reve si souvent au bonheur et a l'amour, sous un feuillage frais; les bords magnifiques de l'Escaut, ou l'on respirait l'air en ete avec un veritable sentiment de beatitude; le banc vert dans le petit jardin de sa mere, ou, apres les heures de travail, il pouvait s'asseoir tranquille, content, et rever et sourire a ses propres pensees, jusqu'a ce que sa chere mere eut servi sur la table un souper appetissant et delicieux. Jean ne parlait guere; il trouvait la position terriblement desagreable, a la verite; mais ils n'etaient pas les premiers qui fussent restes dans une pareille immobilite pendant quinze jours. Le vent s'eleverait aujourd'hui ou demain, et on oublierait bientot la misere soufferte. Ces pensees n'empecherent pas le courageux Jean de s'ecrier qu'il donnerait cinq annees de sa vie pour un seau d'eau froide de la pompe de son pere. Celui qui restait ferme et se promenait sur le pont encore satisfait, en apparence, c'etait Donat Kwik. Il portait sa ration d'eau dans une bouteille suspendue a son cou par une corde passee sous ses habits, et il la gardait et l'epargnait si soigneusement, que deja deux fois a la fin du jour il avait rafraichi Victor et son ami Jean en leur versant une gorgee de sa bouteille. Interroge sur la cause de sa force contre la soif, il donna cette explication, qui temoignait au moins d'une tres-grande puissance de volonte: --Donat est un imbecile, je le sais, repondit-il; mais, quand sa peau est en jeu, il devient malin comme un renard, messieurs, et il se casse la tete pour trouver un moyen de ne pas monter trop tot au ciel. Je vais vous dire comment je m'y prends. Le matin, je recois ma ration d'eau, n'est-ce pas? Vous croyez que je me depeche de boire, comme les autres? Non, je fourre la clef de ma malle dans ma bouche, puis je la mords sans discontinuer et je fais croire ainsi a mon estomac qu'il boit, jusqu'a ce que je ne puisse plus supporter la soif. Alors je bois un tant soit peu, et je me remets a mordiller ma clef. Je ne bois pas de genievre, je ne fume pas. A midi, je ne mange pas de viande, elle est salee; et je me nourris aussi peu que possible, car la soif vient en mangeant. Aussi je suis toujours moitie affame, moitie etouffe; mais il est plus facile de supporter la moitie de chaque mal que d'en souffrir un tout a fait. VII LES REQUINS Les jours se succedaient sans qu'un nuage se montrat a l'horizon; le soleil restait egalement brulant et l'air egalement lourd. Il arriva, un matin, que beaucoup de passagers resterent couches dans leurs cabines, a moitie etourdis et se plaignant de n'avoir plus la force de se mouvoir. La nouvelle courut soudain sur le navire qu'une maladie contagieuse avait eclate dans l'entre-pont. Les uns pretendaient que c'etait le _typhus_, les autres le _cholera_ et d'autres la _fievre jaune_. Cette nouvelle fit trembler et palir tout le monde, car une seule de ces maladies est, en effet, suffisante pour depeupler en peu de temps tout un vaisseau, surtout quand une centaine de personnes demeurent ensemble sous un ciel de plomb dans un si petit espace. Tous les passagers fremissaient encore sous l'impression de cette terrible nouvelle, lorsque Donat Kwik, qui, penche par-dessus le bord, s'amusait a jeter quelques petits objets dans la mer, se mit a crier tres-fort, comme s'il avait vu quelque chose d'extraordinaire. --Une baleine! deux baleines! s'ecria-t-il en courant vers Roozeman. Elles ont une gueule comme un four, et des dents! au moins cent, qui grincent et craquent comme une machine a battre le ble. Je leur ai jete un vieux soulier egare la; elles l'ont croque et avale comme une amande! Pendant un voyage si douloureux, si long, le moindre incident est une distraction. Aussi, tous ceux dont l'attention avait ete eveillee par le cri de Donat coururent au bord du navire et regarderent dans la mer, unie et transparente comme un miroir. Ils apercurent, en effet, non pas deux, mais six ou huit poissons d'une grandeur extraordinaire; quoi qu'on leur jetat, du bois, du fer ou des morceaux de cable, ces monstres sautaient dessus en se bousculant, ouvraient leurs terribles gueules et l'avalaient en un clin d'oeil. Le docteur passa a moitie ivre, il jeta un regard dans l'eau et dit en ricanant: --Ah! ah! voila les pleureurs d'enterrement! Un mauvais signe, messieurs, la maladie fera des victimes. Ces poissons sentent a cent lieues qu'un homme va mourir en mer et ils font claquer leurs dents et agitent leurs queues de joie, parce qu'ils attendent ici un diner friand. Regardez bien au fond de leurs grandes gueules, pour que vous puissiez reconnaitre le chemin: c'est par la que beaucoup d'entre vous s'en iront _ad patres_. Pour moi, je suis trop necessaire ici; les mangeurs de fer ne m'auront pas encore. Apres cette cruelle raillerie, il s'eloigna. On parla alors de l'effroyable certitude que les corps de ceux qui succomberaient a la maladie seraient jetes a la mer et devores par les requins affames. Cette pensee horrible eteignit dans les coeurs la derniere etincelle de courage. Le lendemain, on trouva le docteur mort dans sa cabine, ayant a cote de lui une couple de bouteilles qu'il n'avait pu vider. Beaucoup de passagers etant tombes malades, le docteur s'etait vu en possession de plus de vingt-cinq rations de genievre; et il avait probablement brise par cet exces le fil de ses jours, deja peu solide. Lorsque Donat Kwik rencontra ses deux amis, il s'ecria d'un ton de sincere compassion: --Eh bien! eh bien! le docteur _Geneverneus_ est mort? Je lui pardonne de tout mon coeur le poivre d'Espagne qu'il m'a fait avaler. Que Dieu misericordieux ait son ame! Il n'avait pas prevu que les baleines etaient venues pour lui. Je penserai a lui dans mes prieres, il en a besoin, le malheureux! Sous la ligne, ou le soleil decompose, avec une rapidite extraordinaire, tout ce qui peut tomber en putrefaction, on ne peut pas garder longtemps les cadavres. Sur _le Jonas_ surtout, ou une maladie contagieuse semblait regner, il fallait eloigner sans retard les restes mortels du docteur. Tout a coup la cloche tinta lentement, comme pour un enterrement; tous les passagers qui n'etaient pas alites furent appeles sur le pont et reunis d'un cote du navire. Alors quatre marins monterent avec le cadavre et se dirigerent lentement et solennellement vers le cote ou se tenaient les passagers. Le pauvre docteur etait cousu dans sa couverture comme dans un sac, et l'on y avait mis une quantite de charbon pour le faire descendre au fond de la mer. Apres que les matelots eurent tout apprete a bord du navire pour l'enterrement, le capitaine ota son chapeau et se mit a marmotter entre ses dents les prieres d'usage. Les passagers s'etaient egalement decouverts; la plupart frissonnaient a la pensee qu'on allait leur montrer l'effroyable chemin de l'eternite, qu'ils prendraient peut-etre a leur tour le lendemain. La priere fut bientot achevee. Sur un signe du capitaine, les matelots descendirent jusqu'a la surface de la mer la planche sur laquelle reposait le corps du docteur, la renverserent et jeterent ainsi le cadavre dans l'eau sans fond. La plupart des spectateurs se pencherent par-dessus le bord et regarderent dans l'eau; mais tous reculerent tout tremblants et pousserent un cri d'horreur et d'effroi: ils avaient vu les requins se jeter comme des tigres furieux sur le cadavre, dechirer la couverture de leurs dents innombrables et engloutir en un instant chacun un morceau de l'horrible festin. Et avant la fin du jour, les monstres recurent encore cinq victimes de la cruelle epidemie qui commencait seulement a sevir d'une maniere terrible dans l'entre-pont. Les passagers etaient aneantis; quelques-uns couraient sur le pont a pas inquiets, comme s'ils cherchaient un endroit pour fuir la cuirasse de bois qui les tenait inexorablement enfermes dans son cercle empeste. D'autres erraient ca et la, comme des fous, avec des gestes de desespoir et murmuraient en eux-memes contre des spectres invisibles. Tous demeuraient muets et consternes, et cet affreux silence n'etait interrompu que par des imprecations contre la soif de l'or et contre le fatal voyage, ou des soupirs et des cris de regret adresses a la patrie qu'on avait abandonnee si follement. Vers le soir, Victor fut frappe tout a coup d'une affreuse angoisse. Pendant qu'il etait assis sur un banc a cote de son ami et de Donat Kwik, causant tristement de l'heureuse Belgique, de la belle ville d'Anvers et des etres qui leur etaient chers; pendant que Jean s'efforcait encore de leur inspirer la confiance et l'espoir, la voix de ce dernier s'altera tout a coup d'une maniere surprenante. Une paleur mortelle couvrit son visage, ses yeux devinrent vitreux et ses membres se raidirent comme s'il eut ete atteint d'un attaque de nerfs. C'etaient les signes de la maladie. Jean Creps, le bon coeur, l'ami fidele, allait mourir; peut-etre avant que le soleil eclairat de nouveau le pont du _Jonas_, les monstres marins auraient deja englouti son cadavre! Cette pensee remplit Roozeman d'un desespoir indescriptible; il se jeta en pleurant sur son ami, lui adressant mille paroles consolantes, auxquelles il ne croyait pas lui-meme. Donat tenait une main du malade et l'arrosait de larmes silencieuses. Jean s'efforcait de lutter contre son mal et de leur faire croire qu'il avait encore du courage et qu'il n'etait pas si malade qu'on se le figurait; mais bientot ses dernieres forces l'abandonnerent, il poussa un soupir effrayant et se laissa tomber dans les bras de son ami en criant d'une voix dechirante: --De l'eau! de l'eau! de l'eau! Ma vie pour une gorgee d'eau! L'eau seule peut me guerir! En entendant ce cri, Victor sauta debout, courut comme en delire vers le capitaine et tomba a ses pieds les bras tendus. Il pria, il pleura, il se tordit convulsivement les mains, il offrit toute une poignee de billets de banque, tout ce qu'il possedait, pour un demi-litre d'eau. Mais le capitaine resta impassible et muet, comme s'il n'avait pas apercu le jeune homme qui se trainait a ses pieds et lui demandait la vie de son pauvre ami. Victor reitera ses supplications desesperees aupres du pilote avec le meme insucces... Un cri de rage lui echappa; il s'elanca vers un baril d'eau et y porta la main. Trois ou quatre matelots le menacerent de leurs couteaux, et comme Victor, aveugle, ne retirait meme pas sa poitrine sous la froide impression de l'acier, ils sauterent tous ensemble sur lui et le jeterent loin d'eux sur le pont. Convaincu qu'il n'y avait pas de salut possible, le pauvre Roozeman s'arrachait deja les cheveux et se dechirait la poitrine, lorsqu'un marin lui offrit un peu d'eau, moins de la moitie d'un demi-litre, en echange de sa montre d'or. Avec quelle folle joie Victor sacrifia le cadeau cheri de sa mere, pour prolonger la vie de son ami, ne fut-ce que d'une heure! Il courut tout joyeux vers Jean Creps, lui porta la bouteille aux levres et lui versa le breuvage rafraichissant dans la bouche, en riant d'un rire nerveux. Les forces semblerent, en effet, revenir au malade; il pria son ami de vouloir bien le conduire au lit, parce que tous ses membres etaient brises et qu'il eprouvait un besoin irresistible de repos. Pendant cette nuit, Victor passa des heures d'une anxiete mortelle. Assis, avec Donat, pres du lit de son ami souffrant, il entendait sortir sans cesse de sa poitrine dechiree le cri: "De l'eau! De l'eau! de l'eau!" sans pouvoir rien tenter pour le satisfaire, car il n'aurait pu obtenir une goutte d'eau en echange de toute une fortune. Il y eut un moment terrible: ce fut lorsque Jean, tombe en delire, ne criait plus pour avoir de l'eau, mais s'agitait en hurlant comme un fou, se tordait les membres et paraissait devoir mourir dans un acces de fureur. Tout a coup, il se leva dans l'obscurite et dit d'une voix creuse et avec une sombre ironie: --En Californie! Tu veux aller en Californie? Pauvre insense! que vas-tu chercher la? De l'or? N'y a-t-il donc pas d'or dans ta patrie pour celui qui veut le gagner par son activite et par son intelligence? La liberte? l'independance? Ou regnent ces bienfaits de la civilisation humaine autant que dans notre industrieuse Belgique? Du bonheur? Ah! insense, le bonheur n'habite pas si loin; il est ou se trouvait notre berceau, pres du foyer paternel, dans les yeux de notre mere, dans le souvenir de nos amis, dans les objets auxquels sont attaches les souvenirs de notre jeunesse. Le demon de l'or t'a attire, tu veux devenir riche tout d'un coup, sans travailler, violer la loi que Dieu a gravee dans la conscience? Va-t'en, ingrat, il te punira!... Au lieu d'or, tu ne trouveras que la misere, la honte et la mort... la mort et un horrible tombeau dans les entrailles de l'Ocean!... En achevant cette malediction, il se laissa retomber sur son lit et resta etendu, immobile et muet. Victor Roozeman, courbe presque jusqu'a terre, se sentit ecrase sous ces paroles terribles, qui n'etaient que l'echo de ses propres pensees; il frissonnait en entendant une prediction de l'accomplissement de laquelle il ne doutait pas. Au pied du lit etait assis Donat Kwik, qui, dans l'exces de son repentir, se labourait la figure avec les ongles et se jetait si cruellement la tete contre les poutres, que le sang coulait de ses joues. Par instants, il murmurait d'une voix rauque: --Tiens! tiens! animal que tu es! Ane! Cela t'apprendra a aller en Californie... Tu seras mange par les baleines: c'est tres-bien fait, tu l'as merite, vilain et stupide imbecile! Plus tard, dans la nuit, la fievre brulante parut avoir abandonne le malade. Il etait calme, respirait plus librement et semblait sommeiller. Donat s'etait endormi, la tete sur ses genoux et revait tout haut de son village natal... Ce qu'il disait devait emouvoir profondement Roozeman, qui veillait, car il ecoutait en tremblant les paroles qui tombaient de la bouche de Donat: --Ah! Blesken, ma chere vache, murmurait celui-ci, tu ne veux pas manger de cette herbe tendre? Prends-y garde, Blesken! qui n'est pas content de ce qui est passable quitte les trefles pour les joncs!... Tu as peut-etre soif? Il fait si chaud, n'est-ce pas?... Viens au ruisseau: la, il y a de l'eau bien pure, claire comme du cristal et si fraiche, si fraiche, qu'elle vous traverse la gorge comme un velours... Bles, Bles, vois, la-bas, Anneken, la fille du garde champetre! Elle nous regarde avec ses petits yeux noirs, elle nous fait signe, elle rit. Bles, dimanche, c'est la kermesse; j'ai graisse mes jambes. Si tu pouvais voir les sauts que je ferai!--Anneken! chere Anneken! a dimanche, n'est-ce pas?--Bles, as-tu entendu avec quelle voix douce et tendre elle m'a crie: "Oui, Donat, a dimanche!" Quelle vie, Bles! quel bonheur! si cela ne change pas, j'en deviendrai fou assurement. VIII LA REBELLION Lorsque le soleil se leva dans le ciel d'un bleu desesperant, Jean vivait encore; mais on trouva huit cadavres dans les cabines de la troisieme classe. La perte de tant de compagnons, la repetition de ces horribles funerailles et la vue des requins affames qui s'agitaient autour du navire, tout cela frappa les passagers d'un sentiment de desespoir immense et d'une rage sombre. On entendait dans l'entre-pont des cris menacants contre le capitaine, et l'on voyait ca et la des hommes qui ouvraient leurs couteaux, comme s'ils se preparaient a un combat a mort. Le partage de la ration journaliere calma cependant pour quelques instants la tempete qui semblait se preparer dans les esprits. Mais, vers midi, lorsque le soleil eut de nouveau change le pont du _Jonas_ en une fournaise insupportable, une agitation etrange parut emouvoir tout a coup les passagers; ils avaient l'air de se pousser l'un l'autre a une entreprise violente en criant: --De l'eau! de l'eau ou la mort! Ni Victor ni Donat n'etaient presents; ils etaient dans la cabine de leur ami malade, qui, sorti de son delire, ecoutait d'un air resigne leurs consolations. Le capitaine se tenait sur l'arriere du vaisseau et suivait avec une grande inquietude tous les mouvements des passagers. Lorsqu'il vit que la chose commencait a devenir serieuse, il appela par un signe tous ses matelots, remit a chacun d'eux un revolver a six coups et les placa autour de l'endroit ou se trouvaient les barils d'eau. Alors, tenant en main son pistolet, il cria aux passagers d'une voix forte: --Arriere, insenses que vous etes! Vous voulez faire au _Jonas_ le meme sort qu'au navire portugais? Vous demandez de l'eau ou la mort? De l'eau, vous n'en aurez pas; mais la mort sur-le-champ, si l'un de vous ose s'approcher de nous a deux pas. Arriere, sur votre vie! ou les balles vont faire justice de votre criminel aveuglement! Les passagers reculerent jusqu'a la distance designee; ils murmuraient encore et jetaient des regards flamboyants sur le capitaine; mais la vue des marins qui, le revolver au poing et le poignard aux dents, semblaient prets a commencer une sanglante tuerie, refroidit un peu leur rage et les fit hesiter. Cependant, les plus exasperes s'etaient reunis pres de la proue, ou ils s'excitaient les uns les autres, et deliberaient pour savoir comment on attaquerait le capitaine. Il y en avait meme trois ou quatre qui avaient tire les leviers hors des treuils ou s'enroulaient les cables et qui brandissaient ces effroyables massues au-dessus de leurs tetes. Encore une minute et le pont du _Jonas_ allait se changer en une mare de sang. En ce moment, un cri d'etonnement s'echappa de la poitrine d'un vieux matelot; il montra du doigt en tremblant l'horizon de la mer et s'ecria: --Capitaine, voyez! voyez la-bas au sud-ouest! --Ne detournez pas les yeux de ces furieux! commanda le capitaine a ses hommes. Il dirigea rapidement sa lunette d'approche vers le point de l'horizon designe, et poussa egalement une exclamation de joie; il agita son chapeau en l'air, et cria d'une voix qu'on entendit distinctement aux deux extremites du navire: --Hourra! hourra! delivrance! Dieu nous envoie de l'eau... de l'eau et du vent! A ces mots, un sourire etrange et convulsif detendit les traits des passagers, comme s'ils venaient d'etre subitement atteints de folie; mais les couteaux disparurent, les leviers retomberent sur le pont; un pleura, on dansa, on embrassa les matelots, qui s'etaient rapproches et montraient a tous avec transport un petit nuage noir qui s'etait leve sur l'horizon et qui grandissait avec rapidite. A la certitude de cette delivrance inesperee, un grand nombre se jeterent a genoux et leverent les mains vers le ciel en signe de reconnaissance. L'heureuse nouvelle se repandit instantanement jusqu'au fond du navire. Les malades meme, ceux que la mort tenait deja embrasses, semblaient s'eveiller a une vie nouvelle et imploraient l'aide de leurs amis pour etre conduits sur le pont. Il pleuvait, disait-on. Etre mouille! sentir ruisseler l'eau fraiche du ciel sur tous ses membres! Aspirer un air humide! quelle jouissance! quel bonheur! Jean Creps fut porte sur le pont par Victor et Donat. Des larmes d'esperance et de joie coulaient sur ses joues pales, pendant qu'il tenait les yeux fixes sur le nuage noir qui, pareil a un messager du Seigneur, allait apporter a ces pauvres creatures delaissees la sante et l'apaisement. Les passagers continuaient a regarder d'un oeil etincelant et avide. Leurs coeurs battaient, leurs nerfs fremissaient, ils avaient tout oublie, meme la soif, pour contempler ce phenomene celeste qui se deployait avec une merveilleuse rapidite au-dessus de l'horizon. Au premier moment, ils n'avaient distingue qu'un petit nuage noir; mais ce petit nuage, comme s'il eut ete anime par une irresistible puissance d'attraction, paraissait reunir dans son sein toutes les vapeurs de l'air et grandissait a vue d'oeil, jusqu'a ce qu'enfin il couvrit comme un mur sombre toute la partie sud du ciel. Pendant que l'attention generale, etait fixee sur ce seul point, que tous avaient perdu tout autre sentiment que celui d'une delivrance prochaine, le capitaine donnait des ordres afin de tout appreter pour recueillir l'eau de pluie. Les voiles disponibles furent tendues sur le pont; des barils, des seaux et des cuves furent places aux coins ou la pente naturelle devait conduire l'eau. A peine les premiers apprets etaient-ils termines, que la partie du ciel qui etait restee claire jusque-la se remplit d'un brouillard epais et qui devint de plus en plus opaque; le soleil etait pale et sa lumiere verdatre; et bientot on se trouva dans une complete obscurite. Alors, un gigantesque serpent de feu jaillit du sein de l'immense nuage noir, et l'Ocean fremit sous un epouvantable coup de tonnerre. Le signal etait donne! Des eclairs serpentaient sans relache dans l'espace; l'eau retentissait comme si dix armees invisibles se battaient avec une artillerie infernale; mais les ecluses du ciel s'entr'ouvrirent et des torrents d'eau tomberent avec fracas sur le pont du _Jonas_. Quelle joie! quelle agitation! Comme les pauvres passagers pouvaient boire maintenant, se rafraichir, sentir couler sur leurs corps embrases l'eau fraiche, pareille a un baume bienfaisant! Jean lui-meme, Jean le malade, l'epuise, embrassait ses deux amis et s'ecriait avec enthousiasme: --Dieu soit loue! je ma sens revivre! je ne mourrai pas! La tempete dura deux heures. Le tonnerre grondait effroyablement et faisait trembler le ciel et la mer; les eclairs enveloppaient _le Jonas_ d'une lumiere aveuglante; parfois, les vents dechaines faisaient tourner le navire sur lui-meme comme une toupie et le menacaient de le faire sombrer; mais tout cela n'etait rien, en comparaison de la joie d'avoir de l'eau et de sentir entrer dans ses poumons un air humide et frais. Les peureux meme riaient et battaient des mains au milieu de l'orage et des eclairs. Lorsque la tempete s'apaisa enfin, le vent continua a souffler avec une force suffisante, et, par bonheur, il avait pris une direction favorable au voyage des chercheurs d'or. Le capitaine fit ajouter autant de voiles que possible; _le Jonas_ se pencha sur le cote et s'elanca en avant comme une fleche, au bruit des hourras joyeux de tous les passagers. IX L'ARRIVEE Le navire, comme s'il eut voulu rattraper le temps perdu, marcha avec une telle rapidite, que, quelques jours plus tard, il se trouvait a la hauteur da Bresil. Deux malades succomberent encore, les autres guerirent rapidement ou furent bientot hors de tout danger. Les souffrances endurees etaient oubliees. Deja les passagers commencaient a soupirer de nouveau apres l'or de la Californie. On etait gai, on causait des mines, des tresors qu'on y amasserait, et de ce qu'on en ferait apres le retour au pays natal. Jean Creps, quoique encore un peu faible, etait tout a fait retabli de sa maladie. Il ne savait pas, sans doute, quel jugement severe il avait prononce pendant son delire contre ce voyage; car la vie qui lui etait revenue avait redouble son courage, et il envisageait avec une confiance sans bornes l'avenir qui s'ouvrait devant lui. Son ami Roozeman avait egalement retrouve ses reves seduisants, et souvent un sourire mysterieux venait eclore sur ses levres, quand son imagination faisait miroiter devant ses yeux la fortune qu'il esperait recueillir bientot. Il se voyait deja dans les mines, il y trouvait des blocs d'or en abondance; il retournait dans sa patrie; il assurait le bonheur de sa tendre mere; il etait devant l'autel a cote de Lucie, et il entendait la voix du pretre qui disait: "Soyez unis au nom du Seigneur!" Donat Kwik avait repris sa premiere disposition d'esprit. Il se promenait des journees entieres sur le pont, ou tenait compagnie aux deux amis et les amusait par ses reparties bouffonnes et par son insouciance. D'autres fois, il flanait dans l'entre-pont, et y baragouinait le francais, l'anglais et l'allemand avec tout le monde: on n'en comprenait qu'un mot par-ci par-la, et il faisait rire chacun par ses balourdises. Les Francais le nommaient Jocrisse et les Allemands _Hauswurst_; il repondait a ces noms, dont la signification lui etait inconnue, avec autant de serieux que si le cure l'eut baptise ainsi a sa naissance. _Le Jonas_ devait encore subir une rude epreuve: les passagers devaient voir encore une fois la mort s'elever entre eux et la terre promise de l'or;--et, cette fois, le danger devait etre si menacant, que tous ceux qui etaient a bord du _Jonas_ allaient implorer la misericorde celeste a deux genoux et les mains levees au ciel. Au cap Horn, ce point extreme de la quatrieme partie du monde, ils furent assaillis par de longues et terribles tempetes; une nuit, ils se virent entoures dans l'obscurite par de formidables montagnes de glace, et les marins eux-memes, renoncant a tout espoir de delivrance, voulaient deja mettre a flot les chaloupes pour abandonner le navire dans ce moment supreme. En verite, le destin semblait avoir decide la perte du _Jonas_; mais, soit que le Seigneur eut pitie de ces creatures eperdues, soit que le sang-froid du Capitaine sut eviter avec une merveilleuse habilete les montagnes de glace, les chercheurs d'or echapperent cette fois encore au tombeau qui s'ouvrait devant eux. Ils arriverent enfin dans l'ocean Pacifique, entre Valparaiso et Taiti. Il s'etait ecoule pres de cinq mois depuis le jour ou ils avaient quitte Anvers et vogue sur l'Ocean. Encore une quarantaine de jours favorables, et ils allaient mettre le pied sur le rivage du merveilleux pays, but supreme de leur desir et recompense de tous les maux soufferts. Apres un si long voyage, l'ennui s'etait empare des passagers, jusqu'au moment ou ils arriverent pres du cap Horn, et avait jete peu a peu l'apathie et le decouragement dans les coeurs; mais, maintenant qu'on se trouvait dans la mer meme qui baignait les cotes de la Californie, les poitrines se dilaterent, les tetes se releverent avec fierte et les yeux brillerent d'espoir et d'impatience. Pendant cette derniere partie du voyage, le repos ne fut trouble que par un seul evenement. Un matin, de tres-bonne heure, Donat Kwik accourut en hurlant sur le pont, criant au secours comme si on voulait l'assassiner. Aux questions des premiers qui l'interrogerent, il repondit: --Le capitaine! vite! vite! le capitaine! _Vole argent moi, my money! Spitsboef! Donderwatter! moi vole!_ Oh! mon Dieu, mon Dieu, ma pauvre argent!... Quand le capitaine comprit ce qui desesperait si fort Donat, il prit le fait tres au serieux. On avait, d'apres le recit du paysan, force, pendant la nuit, la serrure de son sac de voyage et vole une somme de cinq cents francs en quatre billets de banque anglais. Tous les passagers de la troisieme classe furent appeles sur le pont et minutieusement fouilles par les marins. On leur fit meme vider leurs poches et oter leurs souliers. Ensuite, toutes les malles et les coffres furent ouverts et visites; mais, quoi qu'on fit pour decouvrir l'auteur de ce vol, on ne put trouver la trace des billets de banque disparus. Donat Kwik pleurait comme un enfant, s'arrachait les cheveux et remplissait l'air de ses plaintes ameres. Ses amis, Creps et Roozeman, s'efforcerent de le consoler en lui assurant qu'il finirait bien par retrouver ses billets de banque; et comme cela ne faisait pas d'effet sur le paysan decourage, ils lui firent comprendre qu'en Californie il n'aurait nullement besoin d'argent, et qu'il ne saurait meme pas l'employer. En effet, a leur arrivee, ils trouveraient des delegues de la societe _la Californienne_, pour leur procurer une bonne nourriture, des auberges confortables et tout ce qui pouvait etre necessaire a leur entretien. Il ne fut cependant pas possible de tirer Kwik de son abattement. Roozeman, que le vieux capitaine Morello n'avait pas laisse partir sans argent, possedait mille francs dans son portefeuille. Il prit un billet de banque de cent vingt-cinq francs et l'offrit au pauvre desole, qui deplorait encore, avec des larmes aux yeux, la perte de sa _poire pour la soif_. Donat accepta le don avec une grande reconnaissance et parut un peu console. Neanmoins, depuis ce jour, il n'eut qu'une triste vie sur le navire. Ou qu'il se trouvat, dans l'interieur ou sur le pont, il espionnait tout ce qu'il voyait et entendait; il se glissait comme un renard pour ecouter les conversations les plus secretes, suivait tous les mouvements des mains des passagers, et il etait evident qu'il ne regardait jamais quelqu'un sans que la pensee que le voleur de ses billets de banque pouvait bien etre devant lui brillat dans ses yeux. Les passagers, blesses de ce soupcon, maltraitaient le pauvre paysan ou l'ecartaient durement de leur chemin; il se defendait en donnant des coups de pied a droite et a gauche, mais il avait affaire a si forte partie, qu'il ne paraissait presque plus jamais sur le pont du navire sans avoir un oeil poche ou le nez ecorche. C'etait surtout le Francais aux moustaches rousses qui le poursuivait sans cesse. Donat s'etait mis en tete que son premier oppresseur etait aussi le voleur de ses billets, et le Francais pouvait lire ce soupcon dans ses yeux. Un jour, qu'il avait de nouveau frappe cruellement le pauvre garcon au visage, Victor etait accouru et avait defendu son compatriote; Jean Creps etait intervenu, et ainsi une rixe violente s'etait elevee sur le pont. Le capitaine, apres avoir entendu les explications de part et d'autre, avait fait mettre le Francais pour deux jours au cachot. Depuis ce moment, la moustache rousse nourrit une haine furieuse contre Kwik et lui suscita, par ses camarades, toutes sortes de tourments. Cependant _le Jonas_ poursuivait sa route avec un vent tres-favorable. On commenca a compter les jours, et lorsque le capitaine annonca enfin qu'on allait atteindre la baie de San-Francisco, la fievre de l'impatience gagna tous les passagers. Une apres-midi que le ciel etait tres-nebuleux, les deux amis etaient assis avec Donat dans l'entre-pont de la seconde classe et s'entretenaient avec animation du terme prochain de leur long voyage et de leur debarquement dans le pays de l'or. --Quant a moi, disait Creps, je ramasse autant d'or que je puis. J'en donne la moitie a mon pere, pour qu'il ne soit plus oblige de travailler dans ses vieux jours; j'achete a mon frere un magasin de denrees coloniales, et je donne a chacune de mes soeurs une dot de cinquante mille francs! --Et vous-meme, demanda Donat, que garderez-vous donc pour vous? --Bah! je n'ai besoin de rien, repondit Jean. Ce n'est pas pour devenir riche que je suis venu en Californie. Pourvu que je puisse vivre libre et independant, et ne plus voir de pupitre devant mes yeux, je suis content. Et si le gout des richesses me prenait un jour, je pourrais toujours revenir en Californie. --Savez-vous ce que je ferai, moi? s'ecria Donat Kwik. Je ne retourne pas a la maison avant d'avoir tout un sac a froment plein d'or. Alors, j'achete un chateau aux environs de Natten-Haesdonck, et je vais y demeurer avec Anneken et son pere. Il y aura la tout ce qu'il y a de bon: de la viande au pot, du jambon dans la cheminee, de la biere forte dans la cave, des vaches grasses, de beaux chevaux et une voiture... oui, oui, une voiture! Et mon Anneken sera habillee comme une princesse; et je veux, quand nous irons a la kermesse, qu'elle attire les regards de tout le monde, et je ferai boire les amis et manger les pauvres gens, et je serai joyeux, et je causerai et je sauterai avec mon Anneken du matin au soir. Le baron de notre village est aussi riche que la mer est profonde. Il a toujours l'air maussade et il est rare qu'il sourie; mais Donat Kwik lui apprendra comment il faut vivre quand on a un sac d'or dans sa cave. --Je n'en demande pas tant a Dieu, dit Victor. S'il me permet seulement de trouver en Californie les moyens d'obtenir la main de Lucie Morrelo et d'assurer a elle et a ma mere un sort agreable, je benirai eternellement son saint nom, dusse-je travailler encore rudement toute ma vie pour augmenter leur bonheur. Tout a coup, la conversation des amis fut interrompue par un hourra joyeux qui retentit sur le pont du _Jonas_. Ils monterent en courant. La, ils entendirent le cri triomphant de "Terre! Terre! Californie! San-Francisco!... Hourra! hourra!" En effet, le brouillard s'etait dissipe et les cotes de la Californie se deployaient sous leurs regards emerveilles, des deux cotes d'un detroit qui leur fut designe comme etant la _Porte d'or_, ou l'entree de la baie de San-Francisco. Au nord et au sud, ils virent la cote bordee par une immense chaine de montagnes dont la croupe verte s'etendait comme une ligne sombre et se perdait insensiblement dans l'horizon nebuleux. Devant eux, le _monte Diavolo_, ou montagne du Diable, elevait vers le ciel sa cime couronnee encore, a une couple de mille pieds de hauteur, de cedres gigantesques. Pendant que, muets et en extase, ils contemplaient le phare qui marquait la fin de leur voyage, le _Jonas_ atteignit la Porte d'or et entra dans la baie de San-Francisco, parsemee d'un grand nombre d'iles et assez grande pour contenir toutes les flottes de guerre du monde. _Le Jonas_ jeta l'ancre entre une centaine de navires de toutes les formes et de toutes les nations; et les passagers, pleurant de joie et pleins d'enthousiasme, s'elancerent en foule vers le cote du pont qui faisait face au rivage, comme si une lutte allait s'elever pour savoir celui qui mettrait le premier le pied sur la terre qui produit l'or. X SAN-FRANCISCO Plusieurs chaloupes allerent et revinrent du _Jonas_ au rivage pour debarquer les passagers. Une soixantaine de ceux-ci etaient deja sur le port, avec leurs coffres et leurs malles, attendant et regardant si les directeurs ou les employes de la societe _la Californienne_ ne se montraient pas pour transporter leurs bagages, ou pour les conduire aux auberges ou maisons de bois que l'on avait preparees pour les actionnaires. Pendant ce temps, les deux amis, et surtout Donat Kwik, ouvraient de grands yeux en regardant les singulieres gens qui passaient par groupes ou s'arretaient pres d'eux. Ce n'etait pas les Mexicains avec leurs costumes eclatants qui attiraient le plus leur attention, ni les Chinois avec leurs longs jupons, ni les mulatres avec leur large figure couleur marron, ni meme les naturels a moitie sauvages de la Californie. Ce qui les etonnait et leur semblait inexplicable, c'etait l'exterieur des Europeens, qui avaient probablement quitte comme eux leur patrie pour venir assouvir ici leur soif d'or. La plupart etaient sales et deguenilles, avec la barbe negligee et les cheveux en desordre, avec des souliers creves aux pieds et des haillons autour du corps. Cependant, si miserable que fut leur air, ils portaient tous a leur ceinture un revolver ou un couteau-poignard etincelant et marchaient la tete levee, jetant a droite et a gauche des regards fiers ou paraissait briller le sentiment d'une independance absolue. On voyait se promener egalement des personnes dont le costume et la physionomie indiquaient une position aisee et une education distinguee; mais ils vivaient sur un pied d'egalite parfaite avec des gens sur le visage desquels la bassesse et la crapule avaient imprime leurs ignobles stigmates; on y voyait meme des hommes qu'on eut pris pour des mendiants ou des voleurs serrer la main d'un promeneur qui avait l'air d'un baron, ou repousser brutalement, le pistolet au poing, ceux qui avaient l'audace de les toucher seulement en passant. --Dieu! quelles mines repoussantes ont tous ces gens-la! soupira Roozeman. Je ne me suis jamais represente autrement une bande de brigands. Qu'ils sont sales et sauvages! --La tete m'en tourne, murmura Donat Kwik. Ici, on n'a qu'a se baisser pour trouver de l'or, a-t-on dit; il me semble qu'il serait preferable pour ces hommes qu'on put y ramasser des culottes et des souliers neufs. Je ne sais, mais je crains fort que nous n'ayons a nous repentir de notre voyage. Ah! si j'avais encore mes cinq cents francs! --Vous etes etonnants! dit Jean en riant, vous voyez tout en noir. Il va de soi que ce ne sont pas tous millionnaires qui viennent en Californie. Ces gens-la sont probablement des voyageurs nouvellement arrives, comme nous. Ils n'ont pas encore eu le temps ni l'occasion d'aller aux mines d'or, et, ne faisant pas, comme nous, partie d'une societe qui pourvoit a leur entretien, ils souffrent un peu de misere. Vous remarquez cependant bien que l'espoir ou la certitude d'etre bientot riches leur gonfle le coeur et les rend fiers. Croyez-moi, ce que vous voyez ici est la realite du reve que les plus nobles coeurs caressent en Europe: la fraternite, l'egalite entre tous les hommes et toutes les nations, sans distinction de sang ni de rang. --Oui, mais la fraternite avec tous ces pistolets et ces longs couteaux, repliqua Donat, m'inspire peu de confiance. Si ces deux gaillards la-bas, avec leurs sales barbes, qui nous regardent si singulierement, sont mes freres, pardieu! je n'aimerais point rencontrer quelqu'un de ma famille seul dans un bois! --Tu ne comprends pas, repliqua Jean. L'arme a la ceinture de ces hommes est le signe de la liberte et de la vraie independance. N'as-tu jamais entendu dire que, dans les Etats-Unis d'Amerique, personne ne sort de chez soi sans revolver? C'est pourtant une nation puissante et civilisee, qui donne a l'ancien monde l'exemple de l'independance individuelle et de la liberte la plus large. Vous en aurez l'experience.... Un monsieur, passablement bien mis, a la physionomie noble et fiere, s'approcha de Creps et s'offrit pour porter leurs bagages a la ville. Les Flamands le regarderent avec de grands yeux, et Jean repondit en anglais qu'ils n'avaient pas, pour le moment, besoin de son service, parce qu'ils attendaient des gens qui se chargeraient de leurs coffres. Roozeman lui demanda tres-poliment comment il se faisait qu'un _gentleman_ comme lui se vit force de faire un travail d'esclave pour gagner quelques schillings. --Quelques schellings! repeta l'autre en souriant. L'etat n'est pas aussi mauvais que vous le croyez. Je gagne journellement huit dollars et quelquefois douze. --Que dit-il la? s'ecria Donat, qui avait appris sur _le Jonas_ assez de trois ou quatre langues pour comprendre les paroles de l'Anglais; que dit-il la? Douze dollars! soixante francs par jour! Oh! Le charmant pays! Pour porter des paquets, on n'a pas besoin de beaucoup d'esprit. Maintenant je ne crains plus rien. A Natten-Haesdonck, je devais travailler comme un cheval, et je gagnais a peine deux dollars par mois en sus de la nourriture. Et il riait et battait des mains, comme si la certitude d'echapper a la misere l'avait rendu fou de joie. L'Anglais, qui prenait ses exclamations pour une raillerie, porta la main a son couteau, jeta un regard menacant sur Donat stupefait et dit en s'eloignant: --_Go to hell, you damd'd idiot!_ (Va en enfer, idiot damne!) --Voila, pardieu! un frere bien chatouilleux! murmura le poltron Kwik entre ses dents. Encore un peu, et il allait me saigner comme un porc. Dites ce que vous voudrez, messieurs, tous ces gaillards-la ressemblent a une bande de brigands qui cherchent querelle afin de pouvoir vous voler ou vous assassiner. En disant cela, il ramassa son sac de voyage et le serra avec force, comme s'il craignait d'etre vole. --Tu es mefiant comme un vrai paysan flamand, dit Jean en plaisantant. Depuis la perte de tes billets de banque, tu ne vois plus que des voleurs. Ce monsieur ne te comprend pas; il croyait que tu te moquais de lui; quoi d'etonnant qu'il en soit blesse? Il fut interrompu par un grand bruit et par les plaintes des passagers, qui attendaient, comme lui, a cote de leurs malles. On leur avait assure qu'il n'etait pas encore arrive de directeurs ni d'employes de _la Californienne_ a San-Francisco; _le Jonas_ etait le deuxieme navire de la societe qui eut paru dans la baie; mais sans doute le vaisseau sur lequel se trouvaient les directeurs et les instruments de travail avait eu des vents contraires. Il serait en vue au premier jour; hors cette supposition, personne ne savait que dire de _la Californienne_, et il ne resta plus aux passagers qu'a se conduire selon le proverbe americain, _help yourself_, que Donat traduisit par: _Tache de te tirer toi-meme du petrin_. Il n'y avait rien a faire contre le sort; la nuit allait venir, il fallait chercher un logis ou l'on obtint au moins un abri pour la nuit. Il pouvait se passer encore quelques jours avant l'arrivee des directeurs de la societe. Ceux qui avaient de l'argent n'avaient rien a craindre; les autres se tireraient d'embarras comme ils pourraient. Deux hommes accoururent en meme temps pour porter la malle de Victor, qui etait assez grande. Tous les deux y avaient deja mis la main, et l'un repoussa l'autre avec violence en proferant des paroles grossieres. Un des deux tira son couteau et menaca d'en percer l'autre; mais ce dernier sauta sur lui comme un tigre furieux, lui arracha son couteau, qu'il jeta loin de lui, frappa son adversaire a la figure avec une telle force, que le sang lui sortit par le nez et par la bouche, et jura, le revolver a la main, qu'il lui brulerait la cervelle s'il faisait encore un pas pour se rapprocher. --Droles de freres! murmura Donat pale d'emotion. --C'est un etre insupportable, dit le vainqueur en francais, pendant qu'il chargeait le coffre sur ses epaules. Un jour ou l'autre, je serai oblige de lui loger une balle dans la tete. Soit, il l'aura... Ou veulent aller ces messieurs? --Eh bien, eh bien, ou est allee ma malle? s'ecria Jean Creps tout a coup. Elle etait ici, a cote de moi. --Tiens! vous parlez le flamand? demanda le porteur. D'apres votre langage, vous devez etre d'Anvers. Je suis Bruxellois.... --Mais ma malle? ma malle? repeta Jean avec inquietude, Ou peut-elle etre? --Elle est probablement volee, repondit le Bruxellois d'un air tranquille. --Et que faire? --Faire une croix dessus; vous n'en entendrez plus jamais parler. --Courez chez le bourgmestre! chez le garde champetre, chez les gendarmes, s'ecria Donat. --Il n'y a pas de police ici, observa le Bruxellois. Chacun est libre et peut faire tout ce qu'il veut et tout ce qu'il sait faire. Tant pis pour celui qui n'est ni assez fort ni assez malin. --Et si ce furieux de tout a l'heure vous avait perce de son couteau, il n'y aurait pas eu de justice pour venger ce meurtre? --Aucune. Elle aurait trop d'ouvrage s'il y en avait une. Au moindre mot, le sang coule ici entre les meilleurs amis. La soif de l'or rend le coeur cruel et impitoyable. Je suis arrive en Californie, bon et doux comme un naif Brabancon; mais les sept mois que j'ai passes dans les mines m'ont appris qu'un agneau, pour pouvoir vivre parmi les loups, doit devenir loup lui-meme. En Belgique, je n'aurais pas ose coucher un lapin par terre; maintenant, j'abattrais dix hommes, avec mon revolver ou mon couteau, sans en etre plus emu que lorsque j'ecrase les moustiques qui cherchent a me piquer. Victor et Donat, qui ecoutaient ces paroles, fremissaient d'horreur devant une si froide insensibilite. Jean s'etait eloigne de quelques pas et regardait de tous cotes s'il ne decouvrirait pas sa malle.... --Peine inutile, camarade, lui cria le Bruxellois. La malle est partie et reste partie. Avancez, sinon vous me payerez double. Vous me faites perdre mon temps; je puis encore gagner quatre dollars avant la nuit. --Ainsi, demanda Creps en s'approchant, vous me dites qu'il n'existe pas de justice dans ce pays? --C'est-a-dire, repondit le commissionnaire en partant avec la malle, personne ne se mele des combats et des assassinats; mais, quand on prend un voleur en flagrant delit, alors il est pendu au premier arbre ou pilier venu par les assistants, par vous, par moi ou par n'importe qui, sans autres informations ni jugement. On nomme cela ici la _Lynch law_ (loi de Lynch). Vous aurez l'occasion d'apprendre a connaitre cette singuliere justice. Marchez un peu plus vite, camarades, et faites attention a la boue, car, quand il a plu comme aujourd'hui, San-Francisco est un bourbier. --C'est fini, dit Creps en soupirant, tous mes gemissements ne me rendront pas ma malle. Nous devons nous consoler. Il est heureux que j'aie mis mes billets de banque en poche. --Ne dites pas cela de maniere a etre entendu, imprudent! murmura le Bruxellois. --Comment! pourquoi? --Vous ne le comprenez pas? Si moi, par exemple, il me prenait envie de posseder vos billets de banque, qu'est-ce qui m'empecherait de vous percer le coeur de mon couteau et de vous prendre ensuite vos billets de banque? --Vous? crierent les trois amis en meme temps. --Non, je ne suis pas encore si avance, Dieu soit loue! C'est un bon conseil que je vous donne.... Mais vous ne m'avez pas encore dit ou vous voulez passer la nuit. Il y a ici des hotels a tous prix. Pour coucher une nuit sous un toit, on paye dix, cinq, trois ou deux dollars par personne; oui, meme pour un dollar, on peut dormir par terre sous une voile. Parlez, que choisissez-vous? --Cinq francs pour coucher par terre sous une voile! murmurerent les Flamands. --Etes-vous riches? avez-vous beaucoup d'argent? demanda le Bruxellois. --Beaucoup d'argent? non certainement, lui repondit-on en hesitant, mais assez cependant pour coucher pendant une nuit sur un lit passable. --C'est bien; je vois que vous commencez a suivre mon conseil, et je comprends que vous avez de l'argent. Le mieux que vous ayez a faire, C'est de donner trois dollars par tete; cela fait ensemble environ cinquante francs. Il y a beaucoup de monde a San-Francisco; les auberges sont pleines; mais je connais un hotel ecarte ou il y a encore quatre ou cinq places libres. En chemin, Donat Kwik demanda au porteur: --Dites donc, camarade, vous avez ete sept mois dans les mines d'or, n'est-ce pas? N'avez-vous donc pas trouve de l'or? --Certes, beaucoup d'or. --Je ne comprends pas comment la terre tourne ici. Vous avez trouve beaucoup d'or: en ce cas, pourquoi portez-vous donc nos malles comme un pauvre malheureux, au lieu de vivre de vos rentes? --Parce que je n'ai plus d'or. --On vous l'a vole? --Non. --Vous l'avez perdu? --Oui, perdu au jeu. Je fus trop avide; je voulus doubler mon tresor, et le sort me reprit tout. Je vais retourner bientot aux mines; cette fois, je serai mieux avise. Voici, messieurs, votre hotel. Ouvrez la bourse, deux dollars pour mes peines. --Comment! s'ecria Jean etonne, dix francs pour avoir porte ce coffre a trois cents pas? Vous plaisantez, sans doute? --Deux dollars, vous dis-je! --Et si nous refusions de nous laisser tromper ainsi? --Je vous y forcerais, fut-ce avec mon couteau. --Je ris de votre couteau! grommela Jean Creps. --Vous avez tort, camarade; si vous n'etiez pas mon compatriote, vous vous repentiriez de ces paroles hardies. Allons, pas de plaisanteries dangereuses: deux dollars! Roozeman, qui craignait que son camarade ne se fit une mauvaise querelle avec le sanguinaire personnage, se hata de payer le salaire demande. --Que ceci vous apprenne a fixer desormais d'avance le prix de tout ce que vous demanderez ou acheter, dit tres-serieusement le Bruxellois en entrant dans l'hotel. Il cria a haute voix combien les nouveaux hotes voulaient payer pour leur coucher, et s'eloigna en disant encore aux amis stupefaits: --Bonsoir, messieurs. Si vous avez besoin de moi, vous me trouverez au port. Pour un dollar par heure, vous pouvez disposer de moi. Les domestiques de l'hotel prirent la malle, et conduisirent les voyageurs en haut, dans une petite chambre ou il y avait quatre lits. --Ces messieurs souperont-ils? demanda un des garcons. Malgre leur etonnement de ce qu'ils avaient vu et entendu, nos amis resolurent de bien souper et meme de boire une bouteille de vin pour oublier l'eternelle viande salee du navire. Sur leur reponse affirmative, le garcon les invita a descendre dans la salle a manger. Leur souper serait servi immediatement. La table devant laquelle ils s'assirent etait tres-longue. A l'une des extremites se trouvaient quatre ou cinq personnes qui, apres avoir soupe, s'etaient mises a jouer aux des. Deux autres individus etaient assis pres des Flamands et parlaient en francais des _placers_ ou mines d'or, et du plus ou moins de succes qu'ils avaient eu pendant la bonne saison passee. Donat Kwik avait, a son entree dans la salle, remarque une chose qui l'avait frappe d'une joyeuse surprise. Meme lorsque le garcon eut depose devant lui un morceau de rosbif fumant, il oublia de manger et son regard etincelant restait tourne vers le bout de la table: il voyait de l'or, de l'or de Californie! Jusqu'a ce moment, par une mefiance naturelle, il avait craint que lui et tous ses camarades du _Jonas_ ne fussent victimes d'une escroquerie adroite et calculee. Maintenant il devait bien croire a l'or, il brillait devant ses yeux; il en voyait jouer des poignees comme s'il n'avait pas eu plus de valeur que les noisettes ou les amandes du marchand d'oublies de Natten-Haesdonck. Il suivait les mouvements des joueurs et regardait avec etonnement comment, tout en proferant mille interpellations passionnees, ils pesaient la poudre d'or et les grains dans une petite balance et se defiaient ensuite a mettre pour enjeu d'un coup de des un ou plusieurs de ces petits tas qu'ils nommaient une once. Il lui faisait bien un peu de peine de voir sur la table, a cote de chaque tas d'or, un revolver ou un long couteau; mais la fortune qu'il avait revee etait une realite et non un leurre. Cette conviction remplit son coeur de courage et de confiance. En outre, les hommes qui maniaient l'or comme si c'eut ete une substance sans valeur n'avaient pas l'air plus riche que les mendiants qu'ils avaient remarques sur le quai, a San-Francisco; ils etaient egalement sales et deguenilles, et, a part leurs regards fiers et leur langage imperieux, leurs costumes et leur physionomie portaient ce cachet de negligence et de pauvrete auquel on reconnait en Europe, au premier coup d'oeil, l'homme qui souffre de la faim et de la misere. Kwik ne comprenait pas comment cela se pouvait; ce n'etait donc pas de pauvres gens qu'il avait vus en si grand nombre? La hardiesse et la rude fierte de tous lui etaient expliquees: ces hommes en haillons avaient leurs poches pleines d'or, c'est a cause de cela qu'ils etaient fiers et qu'ils exigeaient dix francs pour porter une malle a quelques centaines de pas. Roozeman et Creps dirigeaient aussi par moments leurs regards vers les joueurs pour voir briller l'or amoncele devant eux, et ils n'etaient pas moins satisfaits d'avoir un avant-gout de la fortune qu'ils allaient amasser. Ils mangerent et burent cependant avec appetit, et causerent avec plaisir. Ce qui augmentait encore le sentiment de joie et d'enthousiasme qui leur gonflait le coeur, c'etait la conversation des deux messieurs, leurs voisins, qui avaient fini de souper. Ceux-ci se racontaient a haute voix leurs aventures dans les placers; ils etaient Francais; le rhum qu'ils buvaient par grands verres avait assurement monte leur imagination, car ils nommaient des gens connus d'eux, qui avaient trouve des blocs d'or pesant plusieurs livres, et parlaient de mines ou l'on avait trouve en peu de mois pour quelques centaines de mille francs d'or. Victor et ses amis s'etaient fait servir une bouteille de vin d'Espagne. La liqueur spiritueuse echauffa peu a peu leurs coeurs, et leur montra un avenir en rose.... Tout souci les quitta, et ils parlerent gaiement de leur prochain voyage aux placers, des richesses qu'ils en rapporteraient, de leur retour triomphant en Belgique, et surtout de ce qu'ils ecriraient le lendemain a leurs parents et amis, pour annoncer leur arrivee dans le pays de l'or. Ils ne parleraient pas beaucoup des maux soufferts, ni de la vie sauvage des habitants de San-Francisco, car il ne fallait pas effrayer les parents; au contraire, il fallait montrer tout en beau, pour rejouir les amis, a Anvers. Un grand tumulte s'eleva en ce moment a l'extremite de la table; deux joueurs semblaient en discussion pour un coup de des. Ils frappaient du poing sur la table, ils juraient et se menacaient avec une fureur croissante; mais les Flamands ne comprirent pas ce qu'ils disaient. Tout a coup, l'un d'eux se leva de la table et mit en poche le monceau d'or conteste; mais l'autre, rugissant comme un lion, sauta sur lui, le renversa en arriere et lui mit un genou sur la poitrine en criant qu'il l'etranglerait s'il ne rendait pas l'or. Celui qui etait tombe, restant muet, se demenait et se tordait les membres avec tant de rage que l'ecume lui sortait de la bouche. --Rends! rends! rugissait l'autre. Et, comme il ne recut pour reponse de son adversaire qu'une insulte grossiere, il etendit une de ses mains vers la table, prit un long couteau et l'appuya, en prononcant d'horribles menaces, sur la poitrine de son ennemi. Les Flamands avaient saute debout, pales d'effroi et tremblants a la prevision d'un meurtre. Donat Kwik, lorsqu'il vit la pointe du couteau sur le sein du malheureux joueur, fut emporte par un sentiment de compassion: un cri d'anxiete lui echappa et il courut au secours de la victime. Il avait deja mis la main sur le meurtrier pour le retenir; mais deux ou trois des assistants le saisirent et le jeterent en arriere avec tant de violence, qu'il roula jusqu'a l'autre bout de la salle et tomba sur le dos aux pieds de ses amis. Les deux Anversois, indignes d'une pareille cruaute, marcherent vers les joueurs, comme pour leur en demander compte; mais a la vue d'une couple de revolvers et de trois poignards qui etaient diriges sur eux, ils s'arreterent stupefaits, et un des etrangers leur dit en bon anglais: --Restez tranquilles, gentlemen. Respectez la loi de la Californie, la loi de _non-intervention_. Ce qui se passe ici ne vous regarde pas; ce sont nos affaires. L'homme etendu par terre, voyant qu'il devait plier sous la force de son adversaire, promit de rendre l'or dispute et demanda de pouvoir se relever. En replacant l'or sur la table, il rugissait horriblement et ses yeux flamboyaient; il etait visible qu'une ardente soif de vengeance Brulait dans son coeur. Cependant il souhaita, d'un air sombre, le bonsoir a ses camarades, passa son poignard dans sa ceinture et se disposait a quitter la maison, lorsqu'une injure qui lui fut adressee en guise d'adieu le fit revenir sur ses pas. Il porta a son ennemi un violent coup de couteau et s'enfuit vers la sortie de la salle. Deux coups de pistolet retentirent et deux balles trouerent la porte entr'ouverte. Mais le fuyard avait disparu et ceux qui le poursuivirent dans la rue revinrent en grommelant. Les garcons, en entendant les coups de pistolet, etaient entres dans la salle. On etait occupe a soigner le blesse. Il avait recu un coup de couteau au travers du bras gauche, et perdait le sang a flots; le plancher, a ses pieds, etait teint de rouge dans une assez grande etendue. Cela n'empechait pas l'homme furieux de hurler et de se demener par desir de vengeance, pendant qu'on pansait son bras; il jurait qu'il saurait trouver ce soir-la meme le lache assassin et qu'il lui logerait une balle dans la tete. A peine son bras fut-il bande, qu'il paya son ecot et sortit de la maison avec ses compagnons, en rugissant. Les Flamands ne dirent mot et se regarderent avec stupeur. Deux garcons apporterent un seau d'eau et laverent les taches de sang du parquet; l'un d'eux dit en riant aux voyageurs emus: --Ce n'est rien, gentlemen. Cela vous etonne? Vous n'etes arrives a San-Francisco que depuis cette apres-midi, n'est-ce pas? Vous apprendrez a voir le sang avec moins d'emotion. Asseyez-vous, gentlemen. Irai-je vous chercher une seconde bouteille de ce bon vin? Mais les amis bouleverses eprouvaient une irresistible repugnance a rester dans cette chambre qui fumait encore du sang humain, et ils exprimerent le desir d'etre conduits immediatement dans leur chambre a coucher. Le garcon satisfit a leur desir et les conduisit jusqu'a la porte de la chambre, leur remit une chandelle allumee et leur souhaita la bonne nuit. Donat Kwik entra le premier dans la chambre; mais a peine y eut-il jete les yeux, qu'il recula en poussant un cri etouffe et en montrant a ses camarades quelque chose qui l'effrayait. Sur un des quatre lits etait etendu un homme, haut de stature et taille en Hercule. Sa figure etait presque entierement couverte par une barbe en desordre; ses habits, qu'il avait otes, paraissaient grossiers et en guenilles; on voyait sous son oreiller la crosse d'un revolver, et dans son sommeil il portait la main a un long couteau qu'il avait a sa ceinture. Il ronflait lourdement; sa respiration faisait trembler les carreaux de vitres. Les Anversois se mirent a rire de l'effroi de Donat et s'efforcerent de le rassurer en lui faisant comprendre que cette personne etait, comme eux, un hote de la maison. --Parlez bas, pour l'amour de Dieu, monsieur Creps! murmurait Donat. Vous avez peut-etre raison, mais je trouve neanmoins inutile et meme dangereux d'eveiller ce vilain geant. Ah! Quel pays! Trois dollars pour nous faire couper la gorge dans un taudis de brigands! Dormez donc, dormez en repos, camarades. Oh! que ne suis-je a Natten-Haesdonck, dans notre grenier a foin! Les trois amis entrerent cependant et s'approcherent de leurs lits. Roozeman et Creps trouverent egalement qu'il serait impoli ou imprudent d'eveiller l'etranger, et ils parlerent a voix basse de leur singuliere position. Tout a coup, une malediction retentit dans la chambre et une voix creuse cria en anglais: --Paix-la!... eteignez la chandelle! Tremblant d'effroi, Donat eteignit la chandelle et begaya: --Ah! allez dans votre lit et ne dites plus rien! je crois qu'il se leve. Victor et Jean suivirent le conseil de leur compagnon. Creps sommeilla bientot; Roozeman se sentait effraye et decourage par la vie sauvage, par la rudesse et la grossierete des habitants de la Californie, et il resta longtemps eveille en pensant a l'evenement de cette soiree. Quant a Donat Kwik, il reva toute la nuit d'assassins avec de grandes barbes en desordre, de longs couteaux et de revolvers a six coups. Enfin, cedant a la fatigue, ils s'endormirent tous les trois. XI LES LETTRES Le premier qui s'eveilla le lendemain, assez tard dans la matinee, fut Donat Kwik; mais il eut a peine ouvert les yeux, qu'un soupir d'anxiete lui echappa et qu'il rentra sa tete sous la couverture comme s'il avait vu un fantome. L'homme a la barbe en desordre et au long couteau passe dans sa ceinture etait debout au milieu de la chambre, et son regard percant etait precisement fixe sur le pauvre garcon, lorsque celui-ci s'eveilla, a moitie etourdi de son lourd sommeil. Tremblant et le coeur battant d'effroi, Donat prit secretement la main de Jean Creps qui ronflait a cote de lui, le pinca et le secoua si bien, que l'autre se mit a se frotter les yeux en murmurant et regarda avec stupefaction l'homme gigantesque, qui se lavait les mains et qui disait en anglais, en souriant. --Bonjour, gentlemen! Avez-vous bien dormi? --Passablement, monsieur, repondit Jean, je vous remercie. --Vous deviez etre terriblement fatigues, reprit l'autre en continuant a se laver et a peigner son epaisse barbe. J'ai cru un moment que vous etiez des comediens en voyage. Donat avait retire sa tete de dessous la couverture et regardait l'etranger avec des yeux pleins de mefiance et d'etonnement. --Des comediens en voyage? repeta Creps, qui etait descendu de son lit. Nous sommes des chercheurs d'or, comme la majeure partie de la population de San Francisco. --C'est que, voyez-vous, gentleman, ce jeune homme-la, qui semble avoir peur de moi, a parle, soupire, crie, et s'est escrime avec ses bras comme un comedien qui apprend un role. J'ai saute a bas de mon lit pour courir a son secours, car vraiment je croyais que l'un de vous l'assassinait. Jean eclata de rire et raconta a l'etranger ce qu'ils avaient vu la veille au soir, et comment on avait brutalement terrasse son camarade en le menacant de couteaux et de revolvers. --Les gentlemen sont des nouveaux venus en Californie, dit l'autre. Je comprends que vous ayez encore peur du sang: vous vous y ferez; mais, en attendant, je vous conseille de parler le moins possible avec des etrangers, d'etre toujours tres-brefs dans vos paroles et meme de veiller a vos gestes, enfin de ne vous meler de rien et de ne vouloir aider personne, vissiez-vous assassiner dix hommes a la fois. Donat et Roozeman s'etaient leves a leur tour et avaient commence a s'habiller: Pendant ce temps, Jean continuait a echanger quelques paroles amicales avec l'homme a la grande taille. Il n'etait pas si repoussant de figure ni si deguenille que les Flamands l'avaient cru remarquer a la clarte douteuse de leur chandelle. Au contraire, il avait l'air d'un jeune homme honnete et bien eleve, sa physionomie etait noble et respectable, son langage etait aimable et tres-choisi. Il se tourna vers Jean et dit: --Le ciel est bleu, il fera beau aujourd'hui. Le soleil a consulte son calendrier et a vu que c'etait dimanche. --Dimanche? C'est dimanche, en effet, murmura Donat. Ah! j'eprouve le besoin de prier un peu! Nous avons, pardieu! bien des raisons pour cela.--Monsieur Creps, demandez donc a ce gentleman ou est l'eglise. A cette demande, l'etranger repondit en haussant les epaules avec un sourire amer: --Il n'y a en Californie d'autre Dieu que le dieu de l'or; ses temples sont les maisons de jeu que vous avez vues ou que vous verrez; pas d'autre religion que l'adoration de soi-meme, la soif de posseder, et l'egoisme. Cela vous etonne! Vous deviendrez comme les autres; alors, vous ne trouverez pas cela beau, mais naturel. En achevant ces mots, il prit un cigare et l'alluma; il tendit son etui aux amis, et les forca de prendre chacun un cigare, ajoutant que, dans Tout San-Francisco, ils n'en trouveraient pas de si bons ni d'un meilleur arome. Puis il leur souhaita le bonjour et sortit de la chambre. Les Flamands se regarderent, moitie riant, moitie etonnes. Jean et Victor se moquerent de leur propre inquietude au sujet de leur compagnon de chambre et surtout de l'agitation qui avait tourmente le sommeil de Donat. Celui-ci pretendait que ses camarades n'avaient pas ete plus a leur aise que lui et qu'ils s'etaient glisses doucement dans leurs lits, ainsi que lui, absolument comme les freres du petit Poucet dans la maison de l'ogre. Ils convinrent tous qu'ils s'etaient trompes et qu'ils s'effrayaient trop legerement des choses qu'ils voyaient pour la premiere fois. Tout etait bien surprenant et encore incomprehensible pour eux a San-Francisco; mais la premiere impression les avait trompes, et ce n'etait probablement pas si terrible qu'ils le croyaient. D'ailleurs, ils y etaient maintenant, et il fallait accepter les choses comme elles se presentaient. Victor rappela qu'on avait fixe ce jour pour ecrire aux parents et amis. Ils descendirent pour dejeuner, se firent donner par le garcon quelques feuilles de papier a lettres et ce qu'il faut pour ecrire, et lui demanderent comment ils pourraient envoyer une lettre de San-Francisco en Europe. Il resulta de la reponse qu'un pareil envoi etait tres facile: le maitre de l'hotel s'en chargerait volontiers. Rentres dans leur chambre, les trois amis se mirent a ecrire, chacun de son cote. Il n'y avait pas de table. Roozeman et Creps se tenaient debout contre le mur et se servaient d'une tablette en guise de pupitre; Kwik etait assis par terre devant la malle de Victor, sur laquelle il avait place sa feuille de papier. Hors les murmures de Donat contre les plumes raides de Californie et contre l'encre epaisse de San-Francisco, le silence le plus complet regnait dans la chambre. Il y en avait long a raconter aux parents: aussi l'ouvrage dura-t-il plus d'une heure. Jean Creps, qui eut fini le premier, ne voulut pas deranger Victor et regarda Donat Kwik en souriant. Le pauvre garcon suait sang et eau pour nouer ses phrases ensemble, et faisait des lettres grandes comme des des a coudre; il se grattait l'oreille, machonnait sa plume et chiffonnait avec depit les feuilles de papier barbouillees, pour recommencer chaque fois son penible travail. --Allons, Victor, finis donc! dit Creps. Il y a moyen d'ecrire un volume sur notre voyage; mais, dans ce cas, cela durerait jusqu'a demain. --J'ai fini, repondit Victor. J'ai eu de la peine, Jean, a tourner mes paroles de maniere que ma mere ne devine pas quelle misere nous avons soufferte. --Ainsi, tu n'as parle ni du calme, ni de la maladie, ni des horribles requins? --Si certes! mais sans y donner beaucoup d'importance. Voila, lis; tu verras si nos lettres s'accordent. Jean Creps parcourut la lettre de Victor. Lorsqu'il fut a la fin, il hocha la tete en souriant et lut: "Pendant ce long et triste voyage, ta chere image s'est toujours trouvee devant mes yeux, bonne mere; et, a cote de toi, je voyais sans cesse une autre image, un ange qui me souriait et murmurait a mon oreille: "Aie courage, Victor; ne crains ni souffrances ni dangers; car je ne t'ai pas oublie, et ma priere veille sur toi." --C'est transparent, Victor, murmura Creps; il faudrait qu'elles fussent aveugles pour ne pas voir que tout n'est pas aussi souriant que le commencement de ta lettre veut le faire croire. --Nous ne pouvons cependant pas n'ecrire que des mensonges. Une pareille tromperie serait une autre cruaute. --Soit, Victor; laisse ta lettre comme elle est. Mais, dis-moi, pourquoi parles-tu ainsi tout au long de Donat Kwik et de son affection pour Anneken, de Natten-Haesdonck? Tu sembles avoir une intention! --En effet: ne comprends-tu pas? Je vois que le pauvre garcon ne sait pas bien ecrire. La soeur de ma mere demeure a Boom, pres de Natten-Haesdonck. J'ai l'espoir qu'Anneken apprendra par cette voie que Donat Kwik pense toujours a elle. On ne peut pas savoir: ce que j'ecris de lui, lui sera peut-etre utile dans l'avenir. --Bah! tu prends Donat trop au serieux; c'est un bon garcon, je ne le nie pas; mais qu'il ait la cervelle a l'envers, c'est ce que tu ne peux contester. Donat parvint enfin a achever sa lettre, et s'approcha des deux amis tenant sa feuille de papier en main et murmura d'un ton triomphant: --Quand le pere d'Anneken recevra cette assignation, il croira que je dois etre deja terriblement riche, pour oser ecrire ainsi a un garde champetre. --Fais voir, dit Jean en lui prenant l'ecrit des mains. Ta lettre est passablement longue. --Je le crois bien; j'ai sue dessus pendant un quart de jour. Creps essaya de dechiffrer la lettre et lut a haute voix: "Estimable pere d'Anneken, celle-ci est pour vous faire savoir que je suis arrive en Californie, heureux et en bonne sante, et j'espere de vous la meme chose. Dans quelques jours, je vais aux puits d'or, pour en prendre plein un sac a froment, et, si vous voulez garder votre Anneken pour moi jusqu'a mon retour, je vous rendrai aussi riche que l'Escaut est profond a Natten-Haesdonck. Vous savez assez qu'Anneken ne me deteste pas et que, pauvre enfant! elle est devenue a moitie folle apres que vous m'avez jete si brutalement a la porte. Vous n'avez pas un grain de compassion, ni de votre enfant ni du malheureux Donat; mais, si vous osez donner Anneken a un autre pendant que je suis dans le pays de l'or, je vous ferai destituer de votre place de garde champetre, et vous me verrez me marier, a votre grand chagrin, avec la demoiselle du chateau, que vous pouvez habiter vous-meme, si vous voulez. C'est a prendre ou a laisser. Pensez-y bien, et faites les compliments aux amis, avec lesquels j'ai l'honneur d'etre, DONAT KWIK, _Chercheur d'or, dans un grand hotel, a San-Francisco, Californie,_" On rit de bon coeur de cette lettre menacante, et Roozeman tacha de faire comprendre au jeune paysan qu'il ferait mieux d'en adoucir un peu les termes, Donat ne voulut pas y changer un mot, et donna pour raison que le garde champetre de Natten-Haesdonck etait un homme opiniatre, dont personne ne pouvait rien obtenir par la douceur. Pendant que Jean et Victor cachetaient les lettres et ecrivaient l'adresse, Donat Kwik s'ecria: --Ah ca! messieurs, j'ai quelque chose sur le coeur; je couche et je mange ici sans m'inquieter de savoir qui payera. Il n'est pas necessaire de demander si le compte sera poivre et meme au poivre d'Espagne. Tout ici coute les yeux de la tete. Dix francs pour porter une malle pendant cinq minutes! Dieu sait si l'on ne nous demandera pas cent francs pour les durs morceaux de viande de vache qu'on nous a servis hier sous toutes sortes de noms baroques. --Ne t'inquiete pas de cela, Donat, dit Jean. Nous payons tout. --C'est bien, je vous remercie; mais je ne veux pas etre une sangsue. Je chercherai cette apres-dinee une autre auberge, et, s'il me faut coucher par terre sous une voile, je n'en mourrai pas plus que les autres. Il me semble que l'economie est encore plus necessaire dans le pays de l'or qu'en Belgique. C'est un simple paysan qui vous le dit, messieurs; mais je crois que vous ne feriez pas mal non plus de chercher un hotel plus modeste. Il faut garder une poire pour la soif; ce serait drole, si vous vous trouviez sans argent a San-Francisco. A moins que vous ne vouliez porter les malles des voyageurs sur votre dos? Les Anversois reconnurent que Donat avait raison, et appelerent le garcon pour lui demander le montant de leur depense. Au bout de quelques instants, celui-ci remit a Jean Creps un papier ou on lisait en anglais le compte suivant: Potage julienne, trois portions......................... 3 dollars, Viande de boeuf aux choux rouges, id.................... 2 id. Un gigot de mouton sauce aux capres, id................. 3 id. Des cotelettes de veau, id.............................. 4 id. Une bouteille de vin.................................... 5 id. Logement pour trois personnes a trois dollars........... 9 id. __________ Total........................ 26 dollars. Cela faisait donc un total de 140 francs 40 centimes pour un souper et un coucher. C'etait poivre, comme l'avait dit Donat; mais ce n'etait pas mortel; et Victor et Jean payerent sans chagrin ni regret chacun la moitie de la somme exigee; ils resolurent meme de passer encore une nuit dans cet hotel. Il leur restait environ treize cents francs en billets de banque. Ils avaient dormi tres-mal la nuit et se trouvaient maintenant dans une maison dont les gens etaient honnetes et polis. Qui sait quelles difficultes et quels desagrements ils rencontreraient dans une autre auberge? Ils resteraient donc ou ils etaient; ils iraient se promener a leur aise, visiter San-Francisco, diner en ville et meme boire une bouteille de vin, pour se donner au moins un peu de bonne vie, apres une traversee si longue et si ennuyeuse. Donat devait rester avec eux jusqu'au lendemain, puis on delibererait murement sur ce qu'il y aurait de mieux a faire pour attendre l'arrivee des directeurs de _la Californienne_ sans crainte d'epuiser les ressources. Ils allumerent les cigares que l'etranger leur avait donnes, et sortirent le coeur leger et plein de confiance, pour commencer leur promenade. XII LA MAISON DE JEU Les trois Flamands s'etaient promenes et avaient flane toute la journee dans les rues de San-Francisco, regardant ce qui etait nouveau pour eux, s'arretant devant les boutiques et les magasins, et causant du spectacle surprenant de cette foule d'hommes etranges au milieu desquels ils vivaient. Quant a la ville meme, elle n'offrait rien de remarquable. Quoique, en ce moment, peut-etre plus de cinquante mille hommes de toutes les nations du monde s'y coudoyassent, San-Francisco ne se composait que de maisons en bois a un etage, a cote de quelques tentes et baraques en toile qui s'etendaient comme des faubourgs vers la campagne. Ce n'etait donc que la population qui pouvait etre l'objet de la curiosite de Victor et de ses camarades. Comme, dans le courant de la journee, ils n'avaient rien rencontre de menacant ni de desagreable, ils finirent par conclure qu'ils s'etaient laisse effrayer, comme de vrais enfants, par des choses qui pouvaient se passer partout, et dont, en tout cas, ils ne devaient pas s'inquieter. Leur bonne humeur avait cependant encore une autre cause. Pour feter leur arrivee a San-Francisco comme ils l'avaient decide, ils etaient entres dans un certain nombre de cafes, avaient bien mange et assez bien bu, de sorte que l'effet du vin ou du _grog_ n'etait pas etranger a leur joyeuse disposition d'esprit, quoiqu'ils eussent encore toute leur raison et qu'ils y vissent encore tres-clair. Le soir, lorsqu'ils voulurent retourner a leur hotel, ils passerent devant une maison de jeu qui avait pour enseigne: _la Verandah_. Une brillante clarte qui se repandait hors de la maison et illuminait la rue eblouit les yeux des trois amis etonnes. Ils voulaient s'arreter un instant pour jeter un coup d'oeil dans la salle; mais les gens a moitie ivres qui sortaient et entraient les obligerent a se mettre de cote. --Et pourquoi n'entrerions-nous pas la dedans? demanda Jean Creps. --Oui, pourquoi n'irions-nous pas voir ce qui s'y passe? ajouta Donat, qui avait vu briller au loin quelque chose comme un tas d'or. --Une maison de jeu! murmura Victor hesitant. --Allons, allons, nous n'avons pas besoin de jouer. Avec un dollar, nous en sommes quittes. Encore une goutte de rhum, la derniere. Nous ne pouvons pas quitter San-Francisco sans voir ce que c'est qu'une maison de jeu. --Surtout, remarqua Donat, que j'ai vu etinceler la-bas, sur une table, une montagne d'or, de la meme espece que celui que nous allons trouver. Cela donne toujours un avant-gout. Victor se laissa persuader et suivit ses amis dans la maison de jeu, ou heureusement ils trouverent, dans un coin, un banc pour s'asseoir. Lorsqu'ils eurent recu et paye leur petit verre de rhum, ils promenerent leurs regards autour d'eux. Ils etaient dans une grande salle splendidement eclairee, mais si remplie de la fumee du tabac et des vapeurs de l'eau-de-vie, qu'en entrant on etait a demi suffoque et qu'on sentait ses yeux se mouiller de larmes avant de pouvoir s'habituer a cet air vicie et a cette atmosphere chargee de nuages. Une population etrange et singulierement melee grouillait dans cette salle. On y voyait bien quelques personnes qui avaient l'air d'honnetes gens, mais la plus grande partie des habitues se composait de tout ce que la Californie offrait de plus ignoble, de plus sauvage et de plus repoussant. Outre les joueurs, on voyait s'y promener des hommes a figures suspectes qui avaient probablement tout perdu et passaient toute la soiree dans la maison de jeu pour voir de l'or, et epiaient peut-etre l'occasion de s'en procurer d'une maniere quelconque. Il regnait la un murmure assourdissant de voix confuses, de cris de joie et de maledictions, que dominaient parfois les sons retentissants d'une musique entrainante. L'orchestre ne se composait pourtant que d'un seul artiste. Cet homme avait un chalumeau a la bouche, un tambour sur le dos, des cymbales de cuivre a la main et une espece d'arbre avec des sonnettes sur la tete. Ainsi affuble, il se demenait comme un possede et faisait plus de bruit que toute une bande de musiciens. Au fond de la salle se trouvait une table tres-large, derriere laquelle le banquier dirigeait, avec ses nombreux aides, le _monte_, jeu de hasard mexicain qui se joue avec des cartes et qui est fort a la mode a San-Francisco. Ce banquier avait devant lui des tas de poudre d'or, des blocs d'or d'une grosseur extraordinaire, des liasses de billets de banque, des piles d'une monnaie d'or octogone dont chaque piece avait une valeur de deux cent cinquante francs; mais, a cote de chaque tas, il y avait un revolver a six coups. Les joueurs se tenaient debout autour de la table. Ils suivaient chaque carte le coeur battant, et la fureur leur arrachait une sorte de hurlement rauque chaque fois qu'ils voyaient leur or s'abimer dans le gouffre insatiable de la banque. Cependant, ils recommencaient chaque fois a tenter la chance, jusqu'a ce que, tout a fait ruines, pauvres et le coeur plein de fiel et de rage, ils quittassent la table en maudissant le jeu. S'il y avait la des gens qui perdaient en quelques heures tout l'or qu'ils avaient amasse dans les placers au prix de grandes privations, on en voyait d'autres que la fortune favorisait d'une facon toute particuliere. Quelques-uns riaient de ce bonheur apparent et murmuraient le mot _paillasse,_ voulant faire entendre par la qu'a leurs yeux le gagnant n'etait qu'un compere, qui jouait avec l'argent meme de la banque. Cela n'empechait pas cependant que l'on ne racontat jusqu'au bout de la salle, comme quoi cet individu avait commence a jouer en ne risquant que cinq dollars et comme quoi il avait gagne vingt mille dollars en moins d'une heure. Donat, lorsqu'il entendit cela, s'ecria avec stupefaction: --Ciel! cela fait cent mille francs! C'est une vraie mine d'or pour qui a un peu de bonheur. Je suis ne coiffe, moi! Qui sait, messieurs, si je tentais un peu la chance? Deux dollars de plus ou de moins ne sont pas une affaire. Si j'osais seulement aller a la table... --Ne joue pas, je t'en prie, dit Victor avec une sorte d'effroi. --Seulement deux dollars; si je les perds, je cesse. --En effet, que nous font quelques dollars? Remarqua Creps. Je veux voir comment va le jeu de la _monte_: d'ailleurs, une dizaine de dollars, ce n'est pas trop pour savoir si la fortune n'a point par hasard l'envie de nous favoriser. Victor resta assis et suivit d'un regard a demi depite ses amis, qui s'approchaient a pas lents de la table. Ils suivirent le jeu pendant quelques instants avant de risquer leur argent; une demi-heure apres, ils retournerent pres de Roozeman. Jean riait d'un air triomphant, Donat se grattait la tete d'un air mecontent et grommela qu'il avait perdu sept dollars sur les vingt-cinq que Victor lui avait donnes a bord du _Jonas_. Pour Creps, il avait ete plus heureux; il avait meme possede un moment plus de trois mille francs; mais le sort s'etait enfin declare contre lui, et il avait quitte la table, sur le conseil d'un Americain, pour donner a la chance le temps de changer. En tout cas, il avait encore garde environ cinq cents francs de son gain et pouvait recommencer a jouer sans inquietude. Jean voulut regaler ses amis avec l'argent gagne et fit apporter trois grogs chauds. En buvant, il engagea Roozeman a risquer aussi une couple de dollars, afin de savoir au moins si la fortune voulait lui etre favorable ou non. Il se moquait de l'horreur que son ami paraissait eprouver pour le jeu, et le poursuivait de ses railleries. Victor, plus ou moins excite par la boisson, se leva tout a coup et dit: --Eh bien, tu le veux, je jouerai! mais a une condition: je prends dix dollars et je les mets ensemble sur une carte; apres la perte de cet argent, nous retournons a notre hotel sans rester ici une minute de plus. --Oui, mais si tu gagnes? --Je perdrai. --Tu ne peux le savoir. --Mais, Jean, pourquoi essayer de me retenir ici? soupira Roozeman avec douleur. Cette maison de jeu est un enfer qui m'effraye. Soit! si je gagne, je mettrai jusqu'a quatre fois, pas davantage, et, si tu refuses de me suivre a l'hotel, sois sur que j'irai tout seul. --Allons, ne te fache pas: nous acceptons ta condition. Les trois amis se rapprocherent ensemble de la table de jeu. La chose se passa comme cela se voit souvent: le sort se declara favorable a celui qui esperait interieurement perdre. Roozeman gagna a plusieurs reprises, et, comme il mettait des enjeux de plus en plus forts pour etre debarrasse de cet argent impur, les pieces d'or et les billets de banque affluerent devant lui d'une facon surprenante. Cette richesse l'aveugla enfin, la passion et qu'il avait mise a lutter contre le sort qui le favorisait obstinement le domina au point qu'il oublia la condition posee, et qu'il continua le jeu comme s'il n'avait plus la conscience de ce qu'il faisait. Il arrivait bien quelquefois qu'il perdit; mais la bonne chance revenait vite, et, malgre l'inconstance du sort, le bonheur lui resta fidele. Cependant ses amis jouaient un jeu plus modeste. Creps perdait sans relache. Donat n'avait pas la meme deveine, car il avait deja un assez bon tas de dollars devant lui. Il vint un moment ou la fortune se declara avec une merveilleuse constance pour Victor. Il gagnait coup sur coup, et le banquier lui jetait en grognant des poignees d'or et des billets de banque. On entoura l'heureux joueur et maints regards flamboyants etaient fixes avec envie sur les richesses qu'il avait gagnees. Victor ne voyait rien de ce qui l'entourait, tant il etait absorbe par le jeu; il avait presque oublie que ses amis luttaient egalement avec la fortune a cote de lui. Tout a coup, il entendit Creps pousser un cri de rage. Il fut frappe profondement du regard egare, de la paleur et de la voix rauque de son ami. --Jeu maudit! murmura celui-ci. J'ai tout perdu, plus un seul dollar! Vite, prete-moi une couple de cents francs, Victor. Mais Roozeman, revenant avec effroi a la conscience de leur position, mit les billets de banque dans son portefeuille et l'or dans ses poches. --Prete-moi deux cents francs, te dis-je! Repeta Jean avec une animation singuliere. --Non, non, fuyons cette maison! repliqua son ami. Pour l'amour de Dieu, Jean, ne joue plus! Suis-moi a l'hotel, ou je m'en vais seul! En disant ces mots, il courut vers la porte de la salle; ses amis le suivirent en grommelant, et ils quitterent tous ensemble la maison de jeu. Il y eut alors parmi les joueurs une hesitation etrange. Comme si la disparition de cet heureux jeune homme eut refroidi la passion de la plupart d'entre eux, la table resta quelques instants sans amateurs, malgre l'appel provocant du banquier. Un grand nombre de joueurs sortirent les uns apres les autres. Les Flamands avaient continue leur chemin a travers les rues. Il etait tres-tard, et, hors des environs de la maison de jeu, on ne rencontrait presque plus de passants. Selon leur estimation, Roozeman ne devait pas avoir gagne moins de quarante mille francs; Donat, de son cote, possedait encore a peu pres huit cents francs. Malgre la perte que Creps avait subie, il n'y avait donc pas lieu d'etre mecontent du resultat de cette soiree. Maintenant que Victor se trouvait en plein air et loin de la maison de jeu, il respirait plus librement et partageait la joie de ses amis, qui se rejouissaient de cette fortune inattendue. Comme Roozeman leur avait deja declare qu'il regardait le gain comme un bien commun et qu'il ne voulait pas le considerer autrement, ils parlaient en ce sens: --Il est vrai, dit Jean, qu'aussitot que les directeurs de la _Californienne_ arriveront a San-Francisco, nous n'aurons plus besoin de rien. Mais, en attendant, nous pouvons vivre sans gene, ne nous laisser manquer de rien et rester a l'hotel ou nous sommes loges. En outre; l'argent que nous avons deja nous permettra de retourner d'autant plus vite dans notre patrie. Donat comptait sur ses doigts et murmurait tout bas avec joie: --Quarante mille huit cents francs, cela fait pour chacun de nous treize mille six cents francs. Pardieu! si cela continue ainsi, je ne sais pas pourquoi je n'acheterais pas, outre le chateau de Natten-Haesdonck, une grande maison en ville! Il fait bon ici! c'est un vrai paradis terrestre! Et, faisant quelques bonds extravagants, il se mit a chanter: "Mettez la soupe au feu, maman; Voila l'geant! voila l'geant!" Mais la parole fut etouffee dans sa gorge par une main puissante qui lui pincait les levres comme des tenailles. On lui enfonca un baillon dans la gorge avant qu'il put crier. Un coup violent sur la nuque le fit tomber par terre. A la pensee qu'on ne l'attaquait ainsi que pour lui voler son argent, il mit sa main dans sa poche par un mouvement rapide et glissa son argent dans ses bottes. Creps et Roozeman furent assaillis, au meme instant, de la meme maniere. Tous les deux etaient etendus sur le sol, baillonnes avec un mouchoir de poche et entoures de voleurs ou d'assassins qui menacaient de leur percer le coeur de leur poignard au moindre mouvement. Victor avait ete attaque par plusieurs hommes a la fois; trois ou quatre le tenaient cloue par terre; deux autres fouillaient dans ses poches. Heureusement, il reussit a degager ses membres, sauta debout et saisit un des voleurs; mais un couteau que le pauvre jeune homme sentit penetrer dans ses cotes lui fit lacher prise; il fut renverse par la violence du coup, et les assassins se jeterent de nouveau sur lui pour lui fermer la bouche. Mais tout a coup, trois ou quatre personnes qui parlaient a haute voix sortirent d'une rue laterale. Au bruit de ces voix, un des brigands donna un signal et tous disparurent dans les tenebres. Les passants dont la presence les avait chasses tournerent le coin d'une autre rue. Jean Creps courut a Victor et l'aida a se relever; mais il sentit sur sa main une humidite chaude et gluante, et s'ecria avec une mortelle anxiete: --Oh! mon Dieu, Victor, tu es blesse? --Legerement, ce ne sera rien, repondit Victor. --Ou? ou? --Dans le cote: un coup de poignard. Ne sois pas inquiet. Creps, effraye, voulut aller frapper a la premiere maison venue pour demander du secours; mais Victor pretendit qu'il etait encore assez fort et exigea qu'on allat directement a l'hotel. Ce n'etait pas loin, et, avec la main sur la blessure pour empecher l'hemorragie, il y arriverait sans peine, croyait-il. Quoique Victor, pour tranquilliser ses amis, refusat leur aide, il fut soutenu par tous deux. Donat versait des larmes de pitie sur le malheur de Victor et grommelait des paroles de vengeance, telles que: "Les assassins! les scelerats! ils me payeront mon oreille!" Mais les autres ne firent pas attention a ses paroles. Lorsqu'on leur eut ouvert la porte de l'hotel, Jean fit asseoir son ami blesse et demanda avec instance un docteur ou un chirurgien. Un garcon dit qu'il y avait un chirurgien a deux pas de la, et qu'il allait l'appeler immediatement. --Depechez-vous, depechez-vous, cinq dollars pour votre peine! s'ecria Creps. Le garcon ne se le fit pas dire deux fois et sortit en courant. Victor perdait beaucoup de sang par sa blessure, il y en avait deja une petite mare au pied de sa chaise: cependant il riait et tachait de faire comprendre a ses amis qu'ils avaient tort de s'alarmer et d'etre si consternes, parce qu'il sentait bien que sa blessure n'etait pas dangereuse. Voyant que le sang coulait sur les joues de Donat, il lui demanda avec inquietude: --Et toi, mon pauvre ami, tu ne te plains pas et tu ne t'occupes que de mon sort! Qui sait si tu n'es pas plus malheureux que moi?... Une blessure a la tete; ah! cela peut etre dangereux! --Non, non, repondit Donat, il n'y a pas de danger. Je croyais avoir perdu mon oreille, mais ce n'est qu'un morceau. Je ne pourrai plus porter de boucles d'oreilles ... voila tout. Le chirurgien parut dans la chambre et se mit a deshabiller le blesse en silence et avec des mouvements brusques. Il lui decouvrit le flanc, tata la blessure, la sonda avec une aiguille d'argent, essuya le sang, appliqua un emplatre sur la plaie beante, posa un bandage par-dessus, aida le malade a se rhabiller, puis tendit la main vers Jean en disant d'un ton tres-bref: --Voila, gentleman, l'affaire est claire. Une visite de nuit, une once d'or, seize dollars. --Seize dollars! soit; mais dites-nous au moins ce que nous avons a craindre ou a esperer. --Il n'y a rien a craindre, repondit le chirurgien. Un demi-pouce plus avant, et le jeune gentleman serait deja dans l'autre monde; mais le couteau a touche une cote et a glisse entre la peau et la chair. C'est une blessure tres-simple, sans aucune gravite. Si le gentleman n'avait pas perdu tant de sang, il ne serait pas plus malade que d'une bonne entaille dans la main.... Une once d'or, seize dollars. Je n'ai pas de temps a perdre et je veux aller me coucher! Roozeman fouilla dans ses poches. Les brigands avaient tout vole, or et billets de banque. Jean, tout confus, supplia le chirurgien de leur donner du temps, par pitie pour leur malheur. --Pitie? repeta l'autre en riant. D'ou venez-vous? Pitie, en Californie? Quelle plaisanterie! Allons, allons, payez-moi vite; encore dix minutes et j'exige double salaire. --Mais nous ne possedons plus rien; on nous a tout vole! --Vous avez probablement une montre? Laissez voir, nous la taxerons. Creps chercha sa montre: elle avait egalement disparu. Donat Kwik avait ecoute silencieusement cette conversation en clignant de l'oeil, et s'etait evertue a saisir autant que possible le sens des mots anglais. Lorsqu'il vit que le chirurgien frappait du pied avec fureur, et surtout lorsqu'il crut comprendre que l'hotelier declarait ne plus vouloir loger des gens sans argent et allait les mettre immediatement a la porte, Donat s'avanca et dit: --_I have money, I pay_. (Je payerai). Il se baissa, tira une poignee d'or de ses bottes et donna les seize dollars exiges. L'hotelier s'excusa et redevint aussitot d'une politesse et d'une amabilite extremes. --Ah ca! Donat, murmura Jean a moitie fache, pourquoi nous laisses-tu si longtemps dans l'embarras? Ne comprenais-tu pas ce qui passait? --Certes, certes, repondit le paysan avec un sourire malicieux; mais je commence a comprendre, voyez-vous, qu'on ne peut faire des affaires en Californie sans jouer au plus fin. Si le chirurgien etait parti sans argent, nous aurions encore les seize dollars que nous n'avons plus maintenant. Le domestique s'approcha ensuite et reclama les cinq dollars qu'on lui avait promis pour courir chez le chirurgien. Jean Creps reconnut avec douleur qu'il avait reellement promis cette recompense, et pria Donat d'avancer encore les cinq dollars. Le jeune paysan obeit en grognant et en rechignant. --Allons, allons, nous irons nous coucher, dit Jean. Malgre toutes nos mesaventures, nous avons encore lieu de nous estimer heureux. La blessure de notre cher ami Victor n'est pas grave. Remercions Dieu de cette faveur; quant au reste, nous y penserons demain. Ils quitterent la salle et se rendirent dans leur chambre a coucher. Roozeman, pour montrer a ses compagnons qu'ils pouvaient etre tranquilles sur son etat, voulut monter l'escalier sans aide et sans appui. En chemin, Donat grommela encore: --Je suis curieux de savoir ou se trouve en ce moment le lobe de mon oreille. Voila toujours une partie de mon corps qui ne couchera pas dans le meme lit que ses camarades.... Mais ils la payeront plus cher que du jambon ou de la langue fumee, les voleurs! les scelerats! les assassins! XIII LES ARMES Lorsque Jean Creps s'eveilla le lendemain matin, il prit la main de son ami Roozeman, qui etait etendu dans son lit les yeux ouverts, et auquel il demanda d'un air de vive sollicitude comment il se portait. La paleur du visage de Victor, suite probable de la grande perte de sang, l'effraya. Roozeman repondit avec un gai sourire que sa blessure n'etait pas grave et serait guerie en peu de jours. Pour confirmer ses paroles, il sauta a bas du lit; mais ce mouvement, par lequel il se pliait sur les muscles blesses, lui arracha un cri de douleur. Creps prit son ami dans ses bras et lui dit d'un ton plein d'interet: --Helas! mon bon Victor, tu caches tes souffrances pour ne pas m'attrister. Le malheur qui t'est arrive m'ote tout mon courage. Si j'avais recu la blessure, moi... mais toi? cela me brise le coeur! Ah! que ne sommes-nous restes en Belgique, dans cette contree benie ou regnent au moins, avec la liberte, la justice et la securite. --Tu t'effrayes a tort, Jean, repondit Roozeman; j'ai, en sautant du lit, derange le bandage de la plaie; il est naturel que ce mouvement me cause un peu de mal. --Ce matin, un autre docteur examinera encore soigneusement la blessure, murmura Creps. --C'est tout a fait inutile, et d'ailleurs nous n'avons plus les moyens de payer le chirurgien. --Kwik a encore assez d'argent. En disant cela, Jean tourna les yeux vers le lit de Donat, qui avait l'habitude de dormir avec sa couverture sur sa tete. --Tiens! ou est-il passe? Le lit est vide! s'ecria-t-il. --Il s'est leve de bonne heure, repondit Roozeman, il s'est habille doucement pour ne pas nous reveiller. --Ne lui as-tu pas demande ou il allait? --Si; il m'a dit en riant qu'il allait chercher le lobe de son oreille. --Je comprends, je comprends, murmura Creps. Donat possede quelques centaines de francs; il est malin, il s'est leve en silence, il s'est enfui afin de ne pas depenser ses dollars pour nous. Il a raison, c'est la loi de la Californie: _Chacun pour soi_. --Non, Jean, interrompit Roozeman, n'aie pas une pareille idee de Donat. Il peut etre grossier et stupide quelquefois, mais il est reconnaissant et son coeur est bon. --Nous verrons. Je ne m'etonnerais aucunement que Donat tentat de garder exclusivement pour son entretien les dollars qu'il doit a ta generosite. La Californie est le pays du plus horrible egoisme; on respire ici ce sentiment odieux avec l'air. --Ton amitie pour moi et ton inquietude non fondee au sujet de ma blessure te rendent melancolique, Jean; autrement, tu ne croirais pas ce pauvre garcon capable d'une pareille lachete. --Soit, Victor, nous le saurons bientot. Parlons maintenant avec sang-froid de notre position critique. Nous ne possedons plus rien, il peut encore se passer beaucoup de jours avant que les directeurs de _la Californienne_ soient a San-Francisco. Qu'allons-nous entreprendre en attendant? --C'est tout simple, dit Roozeman. Nous coucherons par terre sous une voile, et nous chercherons des moyens pour gagner quelques dollars, dussions-nous aller sur le quai porter des sacs de voyage ou des malles. --Sans doute, Victor; pour moi, ce serait bien le plus simple. Mais toi, coucher par terre, travailler, te fatiguer et risquer d'enflammer ta blessure! Cela ne sera pas, me fallut-il travailler comme un esclave et me nourrir de pain et d'eau! Coucher par terre, toi qui es si sensible!... --Mais, Jean, dit Roozeman avec un sourire de depit, tu te fais une fausse idee de moi. Je t'en remercie tout de meme, car c'est un effet de ta bonne amitie. Je suis sensible, en effet, pour certaines choses qui touchent l'esprit et le coeur, mais pour ce qui concerne les douleurs physiques ou les privations, sois sur que je les supporte aussi bien que n'importe qui. Allons, allons, pas de chagrin; descendons pour dejeuner. --Dejeuner? murmura Jean. Avec quoi payerons-nous le dejeuner? --Donat payera a son retour. --Oui, Donat... cours a sa poursuite! Non, Victor, tu restes ici, tu prends un bon dejeuner: c'est necessaire pour le retablissement de tes forces. Je sortirai et tacherai de gagner un salaire: je trouverai bien les moyens de t'heberger ici jusqu'a ce que ta blessure soit guerie. Attendre Kwik serait une duperie... --Eh! eh! voici Kwik! dit Donat lui-meme en ouvrant la porte. Les Anversois reculerent, etonnes. Donat etait debout devant eux, avec une ceinture rouge dans laquelle etaient passes un couteau-poignard long d'un pied et demi et deux revolvers. Il portait sous le bras deux autres couteaux moins longs et deux ceintures de laine rouge. Il tenait la tete en arriere et s'efforcait de se donner un air guerrier. --Ah ca! d'ou viens-tu? Qu'est-ce que cela signifie? murmura Creps. --Ce que cela signifie? repondit Donat tirant son long couteau catalan de sa ceinture; cela veut dire que le premier qui me regarde encore de travers, je l'embroche comme un cochon de lait. J'ai rencontre dans la rue la moustache rousse du _Jonas_ et je l'ai bouscule; mais bien lui a pris de feindre de ne pas me voir, car autrement, pardieu! ma lame entrait dans sa peau comme dans un fromage blanc. --Mais ou as-tu trouve ces armes? --Trouve? Il n'y a rien a trouver ici. Je les ai achetees. Ces revolvers et ces couteaux ne coutent que la bagatelle de trois cent soixante-quinze francs. Pour ce prix-la, j'acheterais toute une boutique d'armurier a Malines.. --Gaspiller tant d'argent, dit Creps d'un ton de reproche, au moment ou ce pauvre Roozeman est blesse et a besoin de notre assistance! --On n'a point oublie cela, interrompit Donat. Manger n'est pas la principale chose dans ce pays, comme chez nous. C'est un revolver qu'il faut d'abord. Quant a moi, ce long couteau me suffit; les revolvers et les autres couteaux, je les ai achetes pour vous. Tenez, prenez-les, et louez ma prevoyance! car vous en aurez plus de profit que d'un bon diner et d'un lit moelleux. J'ai songe a tout. Voici les ceintures pour mettre les pistolets. Maintenant, du moins, nous pourrons aller et venir dans la rue au milieu de ce tas de ribauds, la tete levee et prets a defendre notre vie, nos oreilles et notre bourse... aussitot qu'il y rentrera quelque chose, car maintenant elle est plate comme un papier plie. --N'as-tu donc plus d'argent? Demanda Victor avec quelque inquietude. Nous devons encore ici neuf dollars pour notre logement. --Imprudent! murmura Creps, nous ne savons pas encore comment nous dejeunerons... --J'ai encore songe a cela, repondit Kwik avec un sourire malin. Ah! vous croyez que ce pauvre Donat est aussi bete qu'il en a l'air? Non, non; j'ai fait aujourd'hui enormement de besogne. Asseyez-vous, mon explication pourrait durer longtemps. La! ecoutez maintenant ce que j'ai fait. Les deux amis se laisserent tomber sur un banc, etonnes et anxieux. --J'ai reve toute la nuit d'hommes armes de revolvers et de couteaux, dit Donat, et dans mon reve j'ai hurle de rage, parce que je n'avais pas d'armes pour me defendre: car je ne sais vraiment pas pourquoi nous nous laisserions egorger comme des moutons par les scelerats de Californie. Un ane se defend bien a coups de pieds quand on lui fait du mal. Alors, j'ai decide de nous armer de pied en cap. S'il manque un revolver, c'est que je n'avais pas assez d'argent. Vous m'appelez imprudent? vous croyez que je n'ai pas pense a l'etat de M. Roozeman? Avant de quitter l'hotel, j'ai donne au _baes_ neuf dollars pour notre logement de cette nuit, et en outre trois cents francs qui doivent servir a payer le sejour de M. Victor pendant huit jours encore. --Merci, merci, Donat, tu as un bon coeur! s'ecria Jean Creps en lui serrant la main avec emotion. --Laissez-moi continuer, reprit Donat. En Californie, on doit veiller soi-meme sur l'enfant de son pere; on doit agir vite et beaucoup. Je suis alle au port trouver le Bruxellois, et je lui ai promis deux dollars pour m'accompagner et me donner des conseils. J'ai appris de lui un tas de choses qui nous seront utiles; il connait la Californie et San-Francisco sur le bout du doigt. Je lui ai dit que notre dernier ecu etait destine aux armes, et je lui ai demande ce qu'il y avait de mieux a faire pour ne pas mourir de faim. Sur le port, il y a peu de chose a faire en ce moment; il y a trop de gens qui gatent le metier. La plupart de nos camarades du _Jonas_ y flanent pour gagner quelques dollars. Le gentilhomme de notre gamelle y porte des planches de sapin sur le dos; le banquier allemand est attele a une petite charrette et transporte des ballots de marchandises, avec le journaliste et le procureur. Le camarade a la moustache rousse cherche des debris de faience, des bouteilles, des chemises sales pour un vieux juif qui, en faisant le metier de _chiffonnier en gros_, a deja amasse des tresors. Cela va drolement ici! Une chemise de coton neuve coute un dollar, et, pour la faire laver, on paye, pardieu! deux francs et demi. Chacun porte sa chemise aussi longtemps qu'il peut, et la jette ensuite. Le juif arrive, la ramasse, la fait laver et la revend. Ainsi de meme des bouteilles vides, qu'on a l'habitude de jeter par la fenetre. Les maisons de jeu doivent racheter les bouteilles au juif. Si je n'avais pas trouve un meilleur emploie le deviendrais moi-meme juif, c'est-a-dire chiffonnier. Mais je perds mon fil... Le Bruxellois connait beaucoup de monde a San-Francisco. Il a couru de porte en porte avec moi, afin de chercher un petit poste pour vous et pour moi. Je suis accepte comme laveur de vaisselle et lecheur d'assiettes dans un grand restaurant, a cinq dollars par jour, plus la nourriture et le logement dans une sorte de chenil, parmi les provisions. Je ne mourrai donc certainement pas de faim. Pour M. Creps, j'ai trouve quelque chose de mieux: domestique chez un boucher... --Garcon boucher! s'ecria Jean avec un sourire de depit; alors je m'attelle plutot a une charrette, comme le banquier allemand! --En effet, il parait que les bouchers font ici un singulier metier. Il y avait devant la porte une grande vilaine bete grise avec des dents terribles. Je pensais que les boeufs avaient peut-etre des poils aussi longs en Californie; mais le Bruxellois me dit que c'etait un ours. On mange de la viande d'ours ici! cela ne m'etonne plus que les gens soient si mechants. Vous ne serez donc pas valet de boucher, monsieur Creps; mais j'ai des postes a votre choix. Il y a encore une place de _paillasse_ dans une grande maison de jeu... --_Paillasse!_ qu'est-ce que cela signifie? Ah ca! Donat, il me semble que nous sommes assez dans l'embarras pour ne pas plaisanter. --C'est ainsi: huit dollars par jour pour jouer comme compere avec l'argent de la banque. Si j'avais su trois ou quatre langues comme vous, j'aurais bien accepte le poste. --Et moi, je ne le desire pas; il y aura bien autre chose a trouver. --Je connais encore une place: cireur de bottes, rinceur de bouteilles, allumeur de lampes dans un hotel, en face du port. Sept dollars, sans nourriture ni logement. Jean Creps secoua la tete avec impatience. --Vous ne pouvez pas etre trop difficile, monsieur Jean, remarqua Donat. Vous verrez des compagnons de voyage, meme de la premiere classe, qui font des metiers encore plus etranges. D'ailleurs, sept dollars! Qu'est-ce qui vous empecherait de venir coucher ici a l'hotel, jusqu'a ce que M. Roozeman soit gueri? Trois de sept, reste toujours quatre. --Tu as raison, dit Jean tout a coup. Eh bien, je serai cireur de bottes! --Et n'as-tu rien trouve pour moi? Demanda Roozeman. Tu ne t'imagines cependant pas que je veuille vivre ici du fruit de votre travail a tous deux. --Pour vous, du moins, j'ai une place facile et bonne, repondit Donat; vous en rirez peut-etre: fille de boutique... je veux dire commis chez un fruitier. En effet, bien qu'ils eussent peu de raisons d'etre gais, les deux amis eclaterent de rire. --C'est serieux, tres-serieux, reprit Kwik. Il y a une grande tente, ou l'on vend des oranges, des citrons, des figues et d'autres fruits. Le proprietaire a besoin de quelqu'un qui sache ecrire en francais et en anglais. Il donne six dollars, sans nourriture ni logement. A la priere du Bruxellois, qui lui procure beaucoup de chalands, il gardera encore cinq jours la place vacante. Vous serez le mieux partage, monsieur Roozeman: c'est, du moins, un etat propre et honorable. --Je te remercie, Donat, dit Victor, j'accepte avec joie. --Cireur de bottes dans un hotel! dit Jean en ricanant. --Lecheur d'assiettes dans une sale gargote! murmura Donat. --Commis chez un fruitier! Si ma mere, si Lucie pouvaient le savoir! dit Victor en hochant la tete. --Qu'est-ce que cela fait? s'ecria Donat. Aussitot que nous verrons les mines et que nous pourrons ramasser l'or par poignees, tout sera oublie. J'aurai d'autant plus de choses a raconter a Anneken et a mes enfants... --Allons, allons, hourra pour la Californie! s'ecria Creps. Le commencement est admirablement beau, sur ma parole. Donc, ne nous Laissons pas abattre. Notre ami Roozeman parait fort et de bonne humeur: c'est le principal. Pour le reste, nous ferons de necessite vertu. Cela ne durera pas longtemps, Dieu soit loue! Peut-etre les directeurs de _la Californienne_ arriveront-ils demain ou apres-demain. En attendant, je me rendrai tout a l'heure au grand hotel pour savoir quand je pourrai commencer mon service de cireur de bottes. --Je sortirai avec toi, dit Victor. --Et ta blessure?... Tu dois te tenir tranquille. --Non, ne pensons pas a ma blessure; elle guerira d'elle-meme. Je suis curieux de voir mon magasin de fruits. --Quant a moi, reprit Kwik, cette apres-midi, a deux heures, je tripoterai avec les bras nus dans une eau grasse, que cela fera plaisir a voir. --Si nous avions dejeune au moins, murmura Creps; mon estomac vide ne me donne pas beaucoup de courage. --J'ai paye le dejeuner avant de sortir ce matin, dit Donat. --Tu es une merveille de prevoyance et de bons soins, dit Jean gaiement en lui frappant sur l'epaule. Je crois que je me suis trompe sur ton compte, ami Kwik. --Possible, repondit Donat; mais, si M. Victor n'avait pas ete malade, Donat n'aurait probablement pas veille toute la nuit, pour reflechir a ce qui lui restait a faire. Pour M. Roozeman, je serais capable de tout: de passer a travers le feu, de me laisser couper un membre, et de gagner de l'esprit aussi, pardieu! Roozeman lui prit la main et la serra avec reconnaissance, car le jeune paysan avait dit ces paroles avec une expression profonde, et l'Anversois savait que Donat lui etait sincerement devoue depuis l'affaire de la fosse aux lions du _Jonas._ --Eh bien, allons dejeuner alors! S'ecria Jean. --Non, pas ainsi, dit Kwik; vous devez mettre les ceintures et y passer les revolvers. Desormais, ces armes ne doivent plus vous quitter un instant, ni dans votre chambre, ni dans la rue, ni a votre ouvrage. C'est le Bruxellois qui me l'a dit. En effet, vous pouvez en avoir besoin, meme pendant votre sommeil. Et a quoi serviraient-elles si vous ne les aviez pas sous la main au moment du danger? --Pour aller dejeuner! murmura Victor qui paraissait avoir horreur de porter ces armes homicides. Mais Donat lui mit lui-meme la ceinture et y passa le pistolet en disant: --Pour dejeuner? Et si les vilains hommes d'hier soir etaient encore assis a table et nous cherchaient querelle?... C'est bien ainsi! Viennent les ribauds maintenant! Je donnerais toute une semaine de mon salaire pour connaitre et rencontrer le scelerat qui s'est enfui avec le lobe de mon oreille. Il serait bien drole avec une tete comme une poule: sans apparence d'oreille! --Mais, mon bon Donat, objecta Roozeman, tu dois etre prudent et ne pas t'attirer de mauvaises affaires par ton emportement. Tes paroles me font craindre que tu ne fasses un usage irreflechi de ton effroyable couteau. --Bah! je ne suis pas si mechant que j'en ai l'air, monsieur Victor, dit Kwik en riant. La hardiesse impose toujours. Je ne defierai personne et je serai meme tres-endurant; mais, mais, si quelqu'un, pardieu...! --Le dejeuner! le dejeuner! s'ecria Jean, en poussant ses deux camarades hors de la chambre. XIV LES SAUVAGES Quatre jours plus tard, Victor Roozeman avait pris place derriere le comptoir du fruitier. Sa blessure se guerissait rapidement et elle ne le genait deja plus pour faire sa besogne. Creps cirait des souliers, rincait des bouteilles et nettoyait des lampes; Donat lavait la vaisselle et aidait le cuisinier du restaurant dans la grande tente. Les trois amis se reunissaient habituellement le soir tres-tard dans un cafe, et y causaient une ou deux heures de leur position. Jean Creps, tout en riant beaucoup du poste que Kwik lui avait procure, paraissait le moins satisfait et avouait qu'il n'etait pas rare que le rouge de la honte lui montat au front, lorsqu'un autre domestique lui jetait un tas de bottes crottees et lui ordonnait durement de se hater. Mais ce qui le consolait, c'est qu'il avait pour compagnon cireur de bottes et rinceur de bouteilles, un Francais qui avait roule en carrosse a Paris et qui etait vraiment un homme tres-instruit, bien eleve et tres-honnete. Sous d'autres rapports, les amis ne se trouvaient pas mal; ils gagnaient assez d'argent pour ne se laisser manquer de rien, et meme pour epargner tous les jours quelques dollars. Kwik, qui vivait dans une cuisine bien pourvue et qui ne regardait pas de tres-pres si les morceaux avaient ou non figure sur une autre assiette, engraissa visiblement apres la premiere semaine, et bientot sa figure temoigna par son eclat extraordinaire qu'il ne laissait pas se perdre beaucoup des pretendus restes. Le Bruxellois venait passer presque chaque soiree avec Jean Creps et ses amis; ceux-ci payaient son ecot et ecoutaient, avec une curiosite avide, ce qu'il racontait de son sejour dans les placers ou mines d'or. Ce recit renfermait bien des scenes d'affreuse mechancete, de violence et de meurtre, et assurement le langage du conteur n'etait pas de nature a en adoucir l'impression; mais peu a peu les Anversois s'habituaient plus ou moins aux choses de Californie, et croyaient, d'ailleurs, que leur nouveau camarade exagerait ses aventures afin de pouvoir se vanter de son courage et de son habilete. Il leur parla tres-complaisamment des bandits et des _salteadores_ ou voleurs de grand chemins, qui attaquent et assassinent les voyageurs; des _vaqueros_, qui prennent avec le _lasso_ aussi bien un homme qu'un cheval sauvage et rendent toute defense impossible; du terrible _grizzly_ (ours gris), qui etouffe un homme dans une etreinte de ses bras velus; et surtout des sauvages americains qui savent arracher en un clin d'oeil la chevelure et la peau du crane a leurs pauvres prisonniers pour s'en faire un ornement guerrier. Sur une observation des Anversois, d'ou il paraissait resulter qu'ils ne croyaient pas a l'existence de ces dangers, Pardoes, qui aimait a parler, leur donna l'explication suivante: --Vous devez savoir quelles sont les causes de tout cela. Il n'y a que deux ans qu'on a decouvert les mines d'or. Il y avait un homme d'origine suisse, nomme Sutter, qui voulut tenter de tirer profit des bois de sapins de Californie, et fit batir a cet effet un moulin a eau. On trouva dans la terre qui avait ete delayee par l'eau du moulin une grande quantite d'or. La nouvelle se repandit avec la rapidite de l'eclair. Les habitants de San-Francisco, de Monterey, de la Sonora et les Mexicains accoururent en si grand nombre, que, trois mois apres la decouverte, plus de quatre mille hommes cherchaient de l'or aux environs du moulin de M. Sutter. Industriels, officiers, soldats, tous s'enfuirent vers les mines. Lorsque, peu apres, l'etonnante nouvelle penetra jusqu'aux Etats-Unis d'Amerique et jusqu'en Europe, d'innombrables navires amenerent des milliers et des milliers de chercheurs d'or etrangers. Les naturels du Mexique et des cotes de la Californie regarderent ces etrangers comme des envahisseurs de leur patrie et de leur propriete legitime. Ils essayerent d'abord de les repousser des mines et les attaquerent les armes a la main; mais, trop faibles pour vaincre les chercheurs d'or reunis dans les placers, ils se jeterent dans les bois et le long des routes pour attaquer, piller et tuer les troupes isolees de voyageurs. Au commencement, ils consideraient cela comme une guerre legitime; maintenant ils font encore la meme chose, en partie par haine nationale, en partie par avidite. Ces voleurs mexicains, lorsqu'ils sont a cheval et se servent du lasso, s'appellent _vaqueros_; lorsqu'ils sont a pied _salteadores._ En ce qui concerne les _bushranger_, ils sont etrangers; ils vivent du vol et preferent ravir l'or aux mineurs qui voyagent plutot que de le chercher dans les placers par un rude labeur. Les sauvages californiens voient encore avec plus de haine et de colere cette grande affluence de blancs dans leur patrie. Maintenant, ils sont deja refoules a une vingtaine de lieues de la cote; mais a certaines epoques, ils descendent en nombre des montagnes et assassinent les chercheurs d'or isoles. Je les ai vus de pres, mes amis, je puis en parler! Je crois que j'en ai tue au moins quatre ou cinq. Sur les instances des Flamands et surtout de Donat, Pardoes se mit a raconter son combat avec les terribles sauvages, et il le fit si bien et d'une facon si pittoresque, que Kwik ecoutait le coeur oppresse et presque sans respirer, et qu'il tomba dans de profondes reflexions lorsque Pardoes eut fini son recit. Le Bruxellois etait alle en premier lieu dans les mines du Sud, y avait souffert beaucoup de misere et avait eu peu de bonheur; puis il etait alle aux mines du Nord, ou il avait trouve beaucoup d'or; il ne les aurait pas quittees si la saison des pluies n'avait rendu impossible le travail des chercheurs d'or. Son intention etait d'y retourner quand la saison des pluies serait plus avancee et qu'il aurait epargne assez d'argent; car il n'etait pas, comme ses auditeurs, actionnaire de la Societe _la Californienne_. Il devait donc se suffire a lui-meme et amasser par le travail l'argent necessaire pour retourner aux placers. Les trois amis lui promirent de l'aider a atteindre son but, aussitot que les directeurs de _la Californienne_ seraient arrives, parce qu'ils ne sauraient d'ailleurs que faire de leurs dollars economises. De toutes les histoires et les descriptions de Pardoes, ce qui faisait le plus d'impression sur l'esprit de Donat Kwik etait l'histoire de son combat contre les sauvages californiens et leur cruelle habitude de scalper la peau de la tete a leurs ennemis vaincus. Peut-etre la perte du lobe de son oreille etait-elle la cause de cette crainte. Il revenait si souvent sur l'affaire des sauvages, qu'il finit par ennuyer le Bruxellois a force de questions. Un soir, il l'interrompit de nouveau dans son recit: --Et ces sauvages, ont-ils en effet la peau rouge? --Certes; c'est pour cela qu'on les appelle Peaux-Rouges. --Oui, mais rouge? --Rouge fonce, presque brun. --Et sont-ils laids? --Horribles. --Et tirent-ils avec des fleches empoisonnees? --On dit qu'ils trempent leurs fleches dans le jus d'un _yedra_, ou lierre veneneux. --Et coupent-ils vraiment aux hommes la calotte de leur tete, avec les cheveux et la peau? Aie! aie! quand j'y pense, je frissonne jusqu'a la moelle de mes os. --Attends, dit Pardoes, je satisferai ta curiosite et te montrerai comment les sauvages scalpent leur homme; car c'est ainsi qu'on nomme ce traitement d'amitie. Tiens-toi tranquille, Kwik, et courbe la tete.-- Tiens, ils font ainsi! En disant cela, il prit de la main gauche l'epaisse chevelure de Donat et la tira comme s'il voulait l'arracher, pendant qu'il tracait avec l'ongle du pouce droit un cercle autour de la tete du jeune homme epouvante. --C'est fait, cria-t-il, tu n'as plus ni peau ni chevelure sur la tete! Donat, qui craignait que ce ne fut vrai, jeta un cri d'angoisse, sauta debout et regarda stupefait et tremblant le Bruxellois qui feignait de cacher quelque chose derriere le dos. Un long eclat de rire s'eleva et Donat partagea lui-meme l'hilarite generale, des que, en tatant sa tete, il se fut assure que ce n'etait qu'un jeu. La sensation desagreable qu'il avait eprouvee, laissa cependant une profonde impression dans son esprit, et l'on eut assez de peine a lui faire comprendre que les attaques des sauvages etaient un des moindres dangers des chercheurs d'or. XV LA BANQUEROUTE Un matin, le cinquieme jour apres l'arrivee de _Jonas_, une grande foule courut sur le port avec de grandes demonstrations de joie. C'etaient les passagers du _Jonas_ et de deux autres navires que la Societe _la Californienne_ avait envoyes a San-Francisco. On avait signale un trois-mats avec pavillon francais, et le bruit s'etait repandu que les directeurs de _la Californienne_ etaient la enfin avec les instruments et tout ce qu'il fallait pour conduire les actionnaires aux placers. Lorsque enfin, apres une longue attente, une chaloupe atterrit dans le port, les arrivants furent entoures et chacun voulut savoir des nouvelles de la France et de _la Californienne_. Un cri de desespoir et de rage parcourut la foule: _la Californienne_ avait fait banqueroute et n'existait plus. Tout l'argent paye etait donc perdu, et les actions que l'on avait mises en main des passagers ne valaient plus un centime. Etait-ce une gigantesque escroquerie? la Societe s'etait-elle trompee dans ses calculs ou avait-elle eu des malheurs? Quoi qu'il en fut, les quatre ou cinq cents membres a San-Francisco pouvaient chercher comment ils se tireraient d'embarras. La plupart etaient sans argent; beaucoup d'entre eux, qui avaient ete trop paresseux ou trop fiers pour travailler, avaient vecu jusqu'alors tres miserablement et couche a la belle etoile comme une poignee de mendiants. Ce soir-la, les Anversois etaient de nouveau reunis avec le Bruxellois, et on ne parla naturellement que de la banqueroute de _la Californienne_ et de la nouvelle position dans laquelle cette mauvaise nouvelle les placait. --J'ai grande envie de vous faire une proposition, dit enfin le Bruxellois. Vous avez voulu me rendre service; je possede le moyen de reconnaitre votre amitie. Aurez-vous du courage? Donat n'est pas un heros, je le sais, mais il est fort et dur a la fatigue. C'est un grand avantage dans les placers. De toi, Jean Creps, je ne doute nullement; mais Roozeman, quoique assez robuste, ne me parait pas fait pour la vie des mines. Il y aurait immediatement la maladie du pays, se laisserait decourager et deviendrait une charge pour les autres. --Bah! que dites-vous? s'ecria Donat avec indignation. Monsieur Victor a plus de courage que nous tous peut-etre. Si tu l'avais vu a l'ouvrage, comme moi, tu parlerais autrement. Les eaux tranquilles sont les plus profondes, ami Pardoes. --Pourquoi nous questionnes-tu donc? Murmura Victor qui se sentait blesse interieurement. --Si j'etais a ta place, Roozeman, repondit le Bruxellois, je resterais tranquillement chez mon fruitier et laisserais aller mes amis aux placers; car il faut autant de force d'esprit que de force physique pour ne pas succomber la-bas, soit sous le rude labeur, soit sous les attaques d'un tas de pillards. --Ce que tu dis peut etre vrai, Pardoes, repliqua Victor avec calme; mais j'irai aux mines, fusse-je tout a fait seul et y eut-il cent fois plus de dangers, sois-en sur. Toi aussi, tu me regardes comme un etre faible? Ne peut-on pas avoir du courage sans jurer ni parler grossierement? --C'est bien, laissons cela, reprit le Bruxellois; je veux faire quelque chose pour vous. Ecoutez avec attention ce que je vais dire. Il y a deux chemins pour aller aux mines: l'un est au sud, le long de la riviere San-Joaquim; le second, au nord, le long de la riviere que l'on nomme Sacramento. J'ai deja suivi ces deux chemins. Au sud, il y a beaucoup moins d'or qu'au nord, et d'ailleurs c'est en meme temps la contree ou les sauvages se montrent le plus souvent. Notre ami Kwik n'irait donc pas la avec joie. Le voyage au nord est beaucoup plus long et plus difficile, a la verite, mais les placers y sont plus riches et plus etendus. Ce qui me pousse cependant le plus a retourner la, c'est un important secret que je vais vous reveler. Rapprochez-vous, camarades, et ecoutez bien: Il n'y a pas trois mois que j'etais encore occupe a laver de l'or au bord de la riviere Yuba. J'y avais beaucoup de bonheur et je dus, comme je vous l'ai dit, quitter le placer contre mon gre, parce que la saison des pluies rendait le travail impossible. A mon retour, j'avais, entre autres compagnons, un Suisse qui etait malade et voulait retourner en Europe. Je lui rendis beaucoup de services en route et je defendis meme sa vie au prix de mon sang, car je recus un coup de poignard au bras dans un combat contre les voleurs de grands chemins. Ce Suisse portait sous ses vetements une ceinture en cuir pleine de pepites et de grains d'or. Pour me recompenser de ma protection, il me confia qu'il avait trouve cet or dans un lieu inconnu jusqu'alors, ou les pepites etaient si abondantes qu'on n'avait qu'a les ramasser avec la main, sans aucun travail. Cette place est situee tres-haut vers la _Sierra-Nevada_, ou montagne de neige, entre les sources de Yuba et de la riviere de la Plume; il me l'a decrite si exactement et m'a indique tant de points de repere, que moi, qui connais bien la nature du pays, je trouverais le riche placer les yeux fermes. Eh bien, maintenant, pour vous montrer que je suis reconnaissant de votre amitie, je vous propose de former une societe entre nous et d'aller ensemble aux mines. Acceptez-vous cette proposition? --Oui, oui! s'ecrierent les autres avec joie. --C'est bien; je m'occuperai de chercher encore un ou deux compagnons solides;--car nous devons etre six, pour pouvoir travailler convenablement la-bas: deux pour creuser la terre, deux pour la porter a la riviere et deux pour en laver l'or. --O Pardoes! cher Pardoes! partons demain! s'ecria Donat. --Non, pas si vite. La saison n'est pas encore favorable et nous ne sommes pas prets. --Kwik a raison, dit Victor. Pourquoi perdre ici inutilement tant de temps? Pourquoi reculer pour un peu de misere de plus ou de moins, pourvu que nous atteignions les mines d'or? Nous ne souffrirons certainement pas autant que sur le _Jonas_. --Tu crois? dit le Bruxellois d'un air railleur. Je souhaite que tu ne te trompes pas. --Mais ne le sais-tu donc pas, Pardoes? Pres de deux cents des actionnaires dupes par _la Californienne_ partiront demain, tant vers le nord que vers le sud. La plupart ne possedent pas cinq dollars. --Laissez-les aller, laissez-les aller, repondit le Bruxellois avec un sourire singulier. Ils ne savent pas ce qu'ils font. Beaucoup d'entre eux ne verront peut-etre jamais les placers, et il ne m'etonnerait pas que nous trouvassions ca et la sur notre route des cadavres ou des squelettes pour temoigner de leur etourderie. Ah! vous croyez qu'on va aux mines comme de Bruxelles a Anvers? Vous en ferez l'experience: Si la saison etait favorable et si nous etions prets, je remettrais encore notre voyage, et voici pourquoi: dans peu de jours, trois ou quatre cents actionnaires de _la Californienne_ partiront pour les placers, sans argent, sans provisions suffisantes et sans les instruments necessaires. La faim, le besoin, la misere feront, d'une grande partie de ces hommes, des voleurs et des meurtriers, car en Californie on ne connait d'autres lois que la violence, et le plus fort prend au plus faible ce qu'il desire posseder. Aussi ne me mettrai-je pas en voyage cette fois sans que nous ayons chacun notre fusil: les revolvers sont bons pour les luttes dans les placers; mais en voyage, quand on est attaque quelquefois de tres-loin par des balles, les fusils sont un moyen de defense indispensable contre tout danger. En attendant, je m'occuperai de l'acquisition de tout ce qui est necessaire. J'acheterai la plupart des objets d'occasion; ainsi ils nous couteront moins cher de moitie. Nous avons besoin de beaucoup de choses: des haches, des beches, des pioches, des plats, des tamis, des marmites, des couvertures pour dormir, une toile pour couvrir notre tente, une claie pour laver la terre aurifere et beaucoup d'autres choses encore. --Mais quand partirons-nous donc alors, pardieu? grommela Kwik mecontent. --Aussitot que le temps sera meilleur et que nous aurons assez d'argent pour nous procurer le necessaire. Vous n'avez pas encore pu epargner grand'chose, je crois. --J'ai quarante-huit dollars! s'ecria Kwik en frappant sur sa poche. --Oui, mais Creps et Roozeman? demanda le Bruxellois. --Moi trente.--Moi vingt-quatre, lui repondit-on. --Vous etes plus riches que je ne le croyais. Il y a un bon moyen d'augmenter vos dollars. Roozeman a une malle qui est probablement bien fournie de chemises fines et d'autre linge. Donat a egalement un bon sac de voyage. Vous me donnerez tout cela et je le vendrai au plus haut prix. Dans les placers, on ne porte pas de linge; on n'y a qu'une chemise de flanelle bleue ou rouge et on n'y change jamais de vetements. Les etoffes de laine seules sont bonnes la-bas, tant contre le froid et l'humidite que contre la chaleur... Il commence a se faire tard et je suis fatigue. Donnez-moi maintenant chacun dix dollars pour que je puisse commencer des demain nos achats aux frais de tous. Jean et Victor donnerent l'argent sans repliquer. Donat chercha dans ses poches avec une mine embarrassee, fouilla meme dans ses bottes et dit: --C'est dommage; j'ai encore laisse mon argent dans mon chenil. Ce n'est rien, je le donnerai demain. --Ah! ah! dit le Bruxellois en riant, tu exageres mon conseil, Donat. On doit savoir a qui l'on a affaire. Tu crains que je ne parte avec les dollars, n'est-ce pas? --Tout est possible en Californie, tu le dis toi-meme, begaya Kwik; mais sois sur que je n'ai pas mon argent sur moi. Ce que je dis est aussi vrai que je suis ici, ajouta-t-il en se levant precipitamment. Le Bruxellois frappa sur la poche de Donat et les dollars sonnerent distinctement. --Tiens! tiens! je les ai tout de meme sur moi! Prends, voila les dix dollars; je dirai une priere pour que tu n'aies pas de mauvaises idees pendant ton sommeil. --Maintenant, dit le Bruxellois, nous epargnerons autant que possible, pour etre bientot prets. Ne parlez a personne de nos intentions ni du but de notre voyage, ni de quelque autre chose que vous auriez apprise de moi. Si l'on venait a savoir que nous nous rendons a de riches placers inconnus, on nous devancerait, on nous suivrait, et l'on nous disputerait par la violence la possession du bon endroit. Il y a beaucoup de chances pour que nous revenions des mines avec une bonne charge d'or. Adieu jusqu'a demain; nous causerons chaque jour de notre prochain voyage. Cette nuit-la, Creps et Roozeman eurent des reves d'or. Victor retourna en esprit dans sa patrie, rendant sa mere riche et heureuse, et se voyant lui-meme l'epoux de la douce Lucie Morrelo. Donat, qui couchait sur quelques sacs de farine, sous le hangar qu'il nommait son chenil, eut un sommeil tres-agite. Il reva qu'il jetait aux pieds du garde champetre de Natten-Haesdonck tant d'or qu'il en avait presqu'aux genoux; qu'il l'embrassait avec empressement et lui donnait son Anneken pour epouse; puis il se vit entoure de sauvages qui voulaient lui scalper la tete, ou d'ours avec des dents effroyables; puis il vit encore Pardoes s'enfuir avec ses dollars et crier a haute voix: "Arretez le voleur! arretez le voleur!" Cependant les trois amis dormirent cette nuit du plus doux sommeil dont ils avaient pu jouir a San-Francisco. XVI LES CHERCHEURS D'OR Par une chaude matinee du mois de juin, six voyageurs harasses marchaient dans une immense et solitaire vallee, a l'est de la riviere le Sacramento. Ils portaient de pesants havre-sacs sur le dos et etaient charges de provisions, de haches, de beches, de pioches, de couvertures de laine et d'autres instruments; en outre, l'un d'eux portait la voile destinee a couvrir la tente; un autre portait la grande marmite pour faire bouillir l'eau, et un troisieme la claie, de plus de six pieds de long, destinee a laver la terre aurifere. Ils avaient tous un fusil en bandouliere et un revolver et un couteau passes dans la ceinture. Ils devaient etre depuis plusieurs jours en route, car ils etaient sales et crottes des pieds a la tete; et a voir leurs dos courbes, leurs pieds engourdis et leur marche essoufflee, on eut pu deviner qu'ils avaient deja fait plusieurs lieues de chemin ce jour-la. L'endroit ou ils se trouvaient etait l'extremite orientale de la vallee de Sacramento, entre la vallee de l'Ours et le Yuba. A leur gauche, s'etendait une plaine immense; a leur droite, au contraire, ils voyaient le sol s'elever et surgir des collines et des montagnes, dont les croupes et les sommets etaient couronnes de cedres, de cypres et de pins. A plusieurs lieues de distance derriere les montagnes, toujours de plus en plus hautes, leur vue s'arretait aux aretes de la Sierra-Nevada, dont les cimes s'elevent de tant de mille pieds vers le ciel qu'ils restent couverts d'une neige et d'une glace eternelles. Les voyageurs etaient parvenus a un endroit ou ils allaient quitter la grande vallee pour gravir du cote de l'Est un defile entre deux collines. Il avait beaucoup plu quelques jours auparavant. Maintenant le soleil brillait et il faisait beau; mais le sol detrempe etait encore boueux et glissant, et l'essoufflement des voyageurs epuises redoublait avec les difficultes de leur marche. Les hommes dont se composait cette troupe n'etaient autres que le Bruxellois Pardoes, ses amis Creps, Roozeman et Kwik, et deux nouveaux camarades. Le premier, celui qui se tenait le plus souvent a cote de Pardoes, etait un Ostendais qui avait fait presque tout le tour du monde sur un vaisseau americain, et qui s'etait enfui en dernier lieu de Callao, pour venir chercher de l'or en Californie. C'etait un gaillard fort comme un ours, grossier de langage, ayant l'esprit borne et sans aucun sentiment de generosite ni de morale. Il devait etre querelleur de sa nature; car il se vantait sans cesse de son adresse dans les combats au couteau. Le petit doigt manquait a sa main gauche; il l'avait perdu dans une de ces luttes. Le Bruxellois l'avait accepte dans l'association, quoiqu'il fut sans ressources, a cause de sa force corporelle, qui devait lui faire supporter facilement la vie fatigante des mines.--Le second etait un gentilhomme francais d'environ quarante ans, maigre, aux traits reguliers et haut perche sur ses jambes. Cet homme etait evidemment d'une grande naissance; il y avait dans sa demarche, dans la finesse de ses extremites et meme dans l'expression de ses levres, quelque chose qui accusait une education distinguee et qui contrastait singulierement avec la physionomie grossiere et ignoble de l'Ostendais. Le Francais n'etait cependant pas un compagnon amusant; il ne parlait que quand il ne pouvait sans impolitesse rester muet, et encore ses paroles etaient ameres et trahissaient l'indifference ou l'orgueil. Le plus souvent il paraissait reveur et se parlait a lui-meme, comme quelqu'un qui est poursuivi par des pensees secretes ou par une conscience bourrelee, ce qui faisait dire a Donat qu'il avait des rats en tete et qu'une des vis de son cerveau etait probablement detachee. La raison pour laquelle Pardoes avait admis cet associe muet dans sa compagnie, c'est que le Francais avait offert tout l'argent qu'il possedait pour devenir leur compagnon de voyage; et comme cet argent etait suffisant pour acheter les armes qui manquaient encore, les Flamands avaient accepte sa proposition avec joie. Victor etait le seul qui, par sympathie et par certain sentiment de compassion, temoignat quelque amitie au gentilhomme; l'Ostendais etait le compagnon habituel de Pardoes; Jean Creps paraissait s'entendre egalement bien avec tous. C'etait aussi le cas de tous; car, quoiqu'il portat sur son dos la grande claie et qu'il fut charge outre mesure, il faisait souvent eclater les autres de rire, par ses cabrioles comiques et par ses saillies bouffonnes. Pendant qu'ils gravissaient ainsi la pente d'un vallon, le Bruxellois, qui allait toujours en avant, tournait la tete de tous cotes comme s'il craignait une rencontre; tantot il examinait le sol et paraissait suivre des traces indistinctes de pieds; mais les autres n'y firent pas attention, car Pardoes avait agi ainsi du premier jour et avait parle comme si, a chaque pas, un nouveau danger devait s'elever sous leurs pieds. En ce moment, le Francais glissa sur la terre humide et plia profondement sous son fardeau. --_Eh! eh! baron!_ cria Donat, _c'etre pas bon avec cet havre-sac sur son dos. Plus bon a Paris dans ta voiture, n'est-ce pas?_ Mais le baron n'eut pas l'air d'entendre les paroles de Donat. --Il me semble, pardieu, que mon francais est assez comprehensible, murmura celui-ci en lui-meme. Ces gentilshommes ne peuvent jamais oublier ce qu'ils ont ete. Elle lui fait la jambe belle, sa baronnie, en Californie. Monsieur du Haut-Mont, avec une marmite sur le dos! Et, ralentissant un peu le pas, il s'approcha de Victor et dit: --Monsieur Roozeman, pourquoi ne voulez-vous pas me laisser porter votre hache et votre couverture? Ce serait un vrai plaisir pour moi si vous vouliez vous decharger un peu sur mon dos. --Tais-toi, Donat, repondit Victor avec un sourire, tu es deja charge comme un mulet. Ce grand panier te fait ressembler a un navire sans voile. Je te regarde; car demain c'est mon tour de porter les paniers. --Vous ne les aurez pas. --Pas de plaisanterie, Donat; je te suis reconnaissant de ta bonne volonte a mon egard; mais je ferai comme les autres. N'en parle donc plus: c'est inutile... Qu'a donc remarque Pardoes pour regarder si attentivement de tous cotes? --Qu'aurait-il remarque? Rien du tout. Le Bruxellois n'est pas mort de son premier mensonge, depuis que nous sommes en route. Avec ses eternelles histoires de voleurs de grand chemin, d'ours et de sauvages, je craignais qu'au bout de trois jours nous n'eussions ete tous ensemble dans le royaume des vers; et nous n'avons pas encore vu de creature vivante que ca et la un lievre, et dans le lointain deux ou trois petits cerfs avec des queues noires. Cela vaut bien la peine d'en etre effraye! Savez-vous quoi, monsieur Roozeman? Le Bruxellois veut se faire valoir; il marche en avant, nous conduit, nous commande comme un general, il fait de l'embarras, il se vante pour paraitre necessaire. Je veux courir pendant dix ans tout a fait seul... Tiens! qu'a donc trouve Pardoes? Ils s'approcherent du Bruxellois, qui s'etait arrete et regardait la terre sans bouger en disant a voix basse: --Chut! il y a un danger qui nous menace. --Vois-tu de l'or? demanda Donat. Pour moi, je ne vois que du gazon et des fleurs jaunes. --Tais-toi, bavard, murmura Pardoes. --Je me tais, je me tais; mais qu'y a-t-il, pardieu? Le Bruxellois leur fit signe de s'arreter, s'avanca de quelques pas, toujours courbe vers la terre. Puis, se tournant vers ses compagnons, il dit: --Prenez vos fusils en main a tout hasard. --Eh bien! eh bien! que va-t-il se passer ici, pour l'amour de Dieu? Je ne vois ame qui vive. Ce ne sont assurement pas ces sapins qui nous mangeront? --Pas de betises, Kwik; c'est tres-serieux. Ne remarquez-vous pas, messieurs, la devant vous sur le gazon, et ici sur cette place humide, ces traces de pas? --J'ai beau ecarquiller les yeux; je crois que je suis devenu aveugle, murmura Kwik. --Avec un peu d'experience et de penetration, continua le Bruxellois, on peut deviner a ces signes confus, qui a passe ici, combien ils etaient, et meme quelle sorte d'hommes c'etait. Voyez, l'empreinte n'est pas aussi large que celle de nos pieds et tout a fait sans traces de clous. Des Mexicains ont passe par ici. La partie anterieure du pied est marquee profondement, tandis qu'a la plupart des empreintes on ne voit pas le talon. Ils ont donc couru. Des voyageurs paisibles ne courent pas. Ce sont donc des _salteadores_ ou voleurs de grand chemin. --Mais, remarqua Victor, la pointe du pied est tournee vers nous. Les gens qui ont passe ici sont derriere nous et s'eloignent. --Est-ce pour cela que tu nous mets encore la mort dans l'ame? grommela Donat. Qui sait si ces _sal... sal..._ ces brigands ne sont pas deja a San-Francisco? --Il ne s'est pas ecoule une heure depuis que les empreintes sont faites, repliqua le Bruxellois tres-serieusement, d'une voix grave. Et comme je ne les ai pas remarquees plus tot, les _salteadores_ doivent etre grimpes quelque part sur les collines. Quoi qu'il en soit, tenez vos fusils en main, et jetez en marchant les yeux a droite et a gauche, derriere et devant vous. Du silence! surtout du silence! La solennite de cet ordre fit quelque effet, du moins sur Donat, quoiqu'il tachat de le dissimuler. Il se tenait maintenant pres du Bruxellois et tournait sans cesse la tete, probablement parce qu'on lui avait dit que les brigands etaient derriere eux. Ils avaient marche pendant pres d'une demi-heure sans entendre le moindre bruit. La vallee s'etait elargie, mais ils allaient entrer de nouveau dans un defile assez etroit. Le Bruxellois s'arreta et dit: --Reposons-nous ici pendant quelques minutes. Je vous conjure, camarades, d'etre toujours sur vos gardes, de bien regarder tout ce que vos yeux peuvent atteindre et de faire bien attention au moindre bruit qui frappe vos oreilles. Jusqu'ici nous n'avons pas rencontre de dangers, parce que j'ai eu soin d'eviter la route ordinaire des chercheurs d'or. A present, cela devient impossible. Dans cette vallee, entre la riviere de l'Ours et le Yuba, les directions se croisent. S'il y a des _salteadores_ ou brigands, nous pouvons les rencontrer des a present a chaque instant. Donc, soyez toujours prets a la defense, surtout quand notre route est dominee par des collines ou par des bois, comme en ce moment et comme cela durera pendant quelque temps encore. Ils continuerent a avancer et ne rencontrerent rien jusqu'au moment ou ils atteignirent la fin du defile. La, Kwik sauta tout a coup en arriere avec un cri d'angoisse. --Qu'y a-t-il? que vois-tu? s'ecrierent les autres. --La! la! repondit Kwik, toute une bande de brigands! Tous s'arreterent et tinrent leurs armes pretes; car ils voyaient devant eux, au pied d'une colline et a moitie caches, quatre hommes accules contre les arbres et dont les deux premiers etaient appuyes sur de longs fusils. --Eh bien! que ferons-nous? murmura Creps. Nous ne pouvons pas rester ici irresolus. Ils ne sont que quatre. Pourquoi craindre. --Oui, mais la prudence est aussi du courage. Ils sont peut-etre plus que nous ne croyons. Observons un instant quelle peut etre leur intention. C'est etonnant, ils nous remarquent; et, si je ne me trompe, ils rient. --Venez, avancons, dit Roozeman; reculer est impossible. Si ces hommes veulent nous attaquer, ils peuvent nous atteindre dans tous les cas. --As-tu peur, Pardoes? demanda Jean Creps. --Peur? Je suis prudent. Vous ne connaissez pas le pays. Mais il n'y a pas d'autre moyen. En avant donc ... et au moindre mouvement hostile, faisons feu! Ils poursuivirent leur chemin. Lorsqu'ils passerent devant les brigands supposes, a une quarantaine de pas, ceux-ci ne bougerent point et resterent appuyes sur leurs fusils, sans dire un mot, et meme sans repondre autrement que par un grognement bref et un leger signe de tete au salut qui leur fut adresse. A peine les Flamands se furent-ils eloignes d'une demi-portee de fusil, que Donat s'ecria avec etonnement. --Bonte du ciel! en croirai-je mes yeux? C'est, pardieu, la moustache rousse du _Jonas_. --Tu t'es trompe, dit Roozeman. Il n'est pas parmi eux. --Si, il y est, en chair et en os... mais sans son epaisse barbe, qu'il a probablement fait couper a San-Francisco. C'est un des deux sans fusil. Ce roux coquin serait-il devenu voleur de grand chemin? Sur ma parole, je me suis toujours dit qu'il sentait la corde. --Bah! ce ne sont pas des voleurs, dit Victor en riant; vous le voyez bien, ce sont des gens qui se reposent. --Pas des voleurs? repeta le Bruxellois, regardant toujours derriere lui. On voit bien que c'est la premiere fois que vous venez en Californie. Si ces hommes allaient aux placers, ils seraient, comme nous, charges d'instruments; s'ils revenaient des placers, ils porteraient egalement des provisions, et, d'ailleurs, je le verrais a leur costume. --En effet, interrompit Donat, ils ne vont pas aux mines, ils n'en reviennent pas, donc _ergo_, comme dit le clerc de Natten-Haesdonck, ce sont des voleurs. --Va-t'en au diable avec tes sottises! Grommela le Bruxellois en le poussant en arriere. --Vous pouvez en croire ce que vous voudrez, camarades, continua-t-il en se tournant vers les autres. Ce sont des voleurs; et les singuliers personnages que nous avons vus ne forment probablement qu'une partie de la bande. Vous saurez que les veritables gens du metier attaquent tres rarement les voyageurs qui se rendent aux placers, parce qu'ils ne possedent pas d'or. Je crois donc pouvoir en conclure que les brigands se tenaient la en faction pour attendre les chercheurs d'or qui reviennent des mines. Dans tous les cas, croyez-moi, la presence de ces hommes est un mauvais signe. Avancons un peu plus vite, et tenez constamment l'oeil au guet, car chaque arbre, chaque pli de colline, chaque fente de rocher peut cacher des ennemis qui fondraient sur nous au moment ou nous nous y attendrions le moins. Mais surtout du silence. Et toi, Donat, fais bien attention. J'agirai comme un chef en temps de guerre, et si tu ne tiens pas le bec clos, je te punirai par une faction de nuit extraordinaire. En avant, maintenant, et prenez garde, messieurs! Les voyageurs suivirent leur guide, silencieux et d'un pas presse. XVII LES BANDITS Une heure avant la tombee de la nuit, les chercheurs d'or flamands s'avancaient toujours; mais leur dos se courbait de plus en plus et ils paraissaient a bout de forces. Ils avaient fait une penible journee de marche et exprime plus d'une fois le desir de planter leur tente et de se reposer jusqu'au lendemain. Mais le Bruxellois avait refuse jusqu'alors de satisfaire le desir general de ses compagnons, parce que leur route etait trop dominee par des collines et des rochers d'ou l'on pouvait tomber sur eux facilement et a l'improviste. Ils venaient d'atteindre une vaste plaine. Le sol, comme en la plupart des lieux qu'ils avaient deja traverses, etait couvert de seneves sauvages et de folle avoine; mais neanmoins, la vue s'etendait tres-loin de toutes parts, excepte du cote gauche, qui etait garni en partie de broussailles et de sapins. Au milieu de la vallee, murmurait un clair ruisseau. L'endroit etait donc propice pour y camper pendant la nuit et pour y faire cuire le souper, leur principal repas. D'ailleurs, comme ils n'avaient rien rencontre en route, leur inquietude s'etait dissipee insensiblement, et, a l'exception du Bruxellois, personne ne pensait plus au danger. Les havre-sacs furent otes, et, pendant que Jean Creps et le baron restaient pour veiller sur les provisions et les instruments, les autres allerent dans le fourre pour chercher le bois necessaire. Quelques minutes apres, ces derniers etaient de retour. On planta en terre deux grosses branches fourchues; une branche droite fut placee horizontalement entre les dents de ces fourches et la voile fut jetee par-dessus. La tente sous laquelle ils allaient passer la nuit sur la terre humide etait dressee. En meme temps, Donat, dont c'etait le tour de faire la cuisine, avait allume un grand feu et suspendu au-dessus une marmite pleine d'eau Attachee a une branche de bois, soutenue de la meme maniere que la toiture rudimentaire de la tente. Les apprets de ce souper n'etaient pas chose difficile. Ce que les voyageurs allaient prendre pour renouveler leurs forces etait la meme nourriture qu'ils mangeaient depuis leur depart de San-Francisco et qu'ils devaient manger desormais pendant leur trajet et dans les mines. Le Bruxellois leur avait appris, a cet effet, la maniere de vivre des chercheurs d'or, et tenait a ce qu'on ne deviat pas de cette regle etablie par l'experience. Premierement, on fait du cafe: cette boisson ne manque jamais au repas d'un chercheur d'or. On ecrase grossierement les grains de cafe entre deux pierres ou d'une autre maniere, puis on les fait bouillir. Enfin, on jette dans la marmite bouillante un peu d'eau froide, avec laquelle le marc va au fond. Secondement, on coupe quelques morceaux de lard sale et on les frit dans la poele. Troisiemement, on melange un peu de farine de froment avec de l'eau, et avec la graisse du lard on en fait quelques gateaux. Hors les cas extraordinaires, la cuisine des chercheurs d'or n'offre pas d'autres plats. Pendant que Donat s'occupait pres du feu avec activite, les autres s'etaient etendus par terre sous la voile, isoles chacun dans sa couverture de laine et avec la tete appuyee sur son havre-sac. Le Bruxellois et le matelot fumaient une pipe; le Francais semblait deja endormi; Jean et Victor suivaient des yeux Donat et riaient de ses gestes bouffons et de ses faceties. La nuit etait venue et l'horizon du vallon avait disparu dans la clarte douteuse du crepuscule. Lorsque l'odeur du premier gateau monta aux narines de Donat, l'eau lui en vint a la bouche, et il se mit a chanter joyeusement. Puis il eleva en l'air un plat en fer-blanc; et, montrant le gateau a ceux qui etaient couches sous la tente, il s'ecria: --Messieurs, je suis du pays des crepes. Regardez donc! Qui en fera une si brune, si grasse et si...? Mais un coup de pistolet se fit entendre a quelques pas de la tente; une balle perca le plat de fer-blanc dans la main de Donat, et celui-ci laissa tomber le gateau dans le feu, en jetant de grands cris. Les autres sauterent debout, le fusil a la main, et sortirent de la tente pour se defendre contre l'attaque que le coup de pistolet leur annoncait. Ils n'apercurent rien cependant, quoique le crepuscule leur permit de voir tres-loin encore au dela du cercle de lumiere trace par les flammes du feu. --La-bas, la-bas! s'ecria le matelot, entre les arbres, un homme qui fuit! --Reste ici, toi, Donat, l'arme en arret, ordonna le Bruxellois, pendant que, suivi par les autres, il courait vers le bois pour tenir les fuyards a la portee de son fusil. Kwik, encore tout etourdi, etait debout devant le feu, le fusil a la main, sans avoir conscience de lui-meme. La tete lui tournait et il murmurait entre les dents avec depit: --Jolie fete des patates! droles de crepes! Ah! si j'etais a Natten-Haesdonck! Tout a coup il se mit a trembler de tous ses membres: il lui semblait voir, droit devant lui, dans la demi-obscurite, quelques hommes courbes s'approcher a travers les seneves touffus. Il ne lui fut bientot plus permis d'en douter: un de ces ennemis qui marchaient en rampant s'etait redresse tout a coup. Donat arma son fusil, epaula, et dit en levant les yeux au ciel: --O mon Dieu! pardonnez-moi, ce n'est pas ma faute! Apres cette courte oraison, il lacha la detente. Un cri percant retentit, et l'homme tomba en arriere. Les autres voleurs s'elancerent pour tomber sur Donat; mais il tira si resolument sur eux avec son pistolet, qu'ils parurent hesiter. En ce moment, deux ou trois coups de fusil retentirent du cote des arbres, et plusieurs balles traverserent l'air en sifflant au-dessus de la tete des brigands surpris. Ceux-ci, voyant que leur coup etait manque et qu'ils avaient affaire a des forces superieures, s'enfuirent en toute hate a travers les hautes herbes et disparurent dans les broussailles. C'etaient les camarades de Donat qui etaient accourus a son coup de feu et avaient chasse les voleurs par leur apparition. --Mon pauvre Kwik, n'es-tu pas blesse? Demanda Victor d'un ton de sollicitude en voyant le jeune paysan la tete penchee sur sa poitrine et tout abattu. --Non, monsieur Roozeman, soupira Donat, mais cela ne vaut guere mieux: j'ai tue un homme, helas! une creature de Dieu, comme moi! Cela restera sur ma conscience comme un bloc de plomb. --Que dis-tu? tue un homme! ou? Demanda Pardoes. Tu ne plaisantes pas dans un pareil instant, n'est-ce pas? --Il est tombe la-bas, a une cinquantaine de pas d'ici, au milieu de ces hautes herbes. --Eh bien, conduis-nous; nous irons voir si tu n'as pas reve. Arrives a l'endroit designe, ils remarquerent qu'en effet quelqu'un devait etre tombe la; car une humidite qui etait sans doute du sang brillait sur le sol. Le Bruxellois courut a la tente, revint avec une branche de pin qui flambait et eclaira le terrain. --C'est du sang, en effet, dit-il. Tenez, suivez la trace avec moi; mais dirigez vos yeux de tous cotes et tenez vos fusils prets.... Voyez, ils etaient trois, et deux ont soutenu le blesse. Le sang est repandu a cote des traces de pas; la balle a donc porte dans le bras; car si Donat eut touche le bandit au corps ou aux jambes, le sang coulerait dans l'empreinte des pieds ou immediatement derriere. --Il n'est pas mort, le pauvre homme? Demanda Kwik avec une grande joie. --Non, puisqu'il a encore su courir. --Dieu soit loue! Si j'avais assassine un homme, je n'aurais plus un instant de repos. --Tu crains que le fantome du mort ne vienne te tirer la nuit par les pieds, n'est-ce pas? dit le matelot en ricanant. --Oui, je le sais bien, tu ne crois a rien, vilain heretique que tu es, repliqua Donat. Ce serait peut-etre la premiere fois que des esprits reviennent? Le grand-pere de ma tante a vu l'esprit du fossoyeur dans le cimetiere de Natten-Haesdonck. --Il est inutile que nous allions plus loin, interrompit le Bruxellois en se retournant. Les scelerats se sont enfuis dans le bois avec leur compagnon blesse, et ils sont probablement deja tres-loin. Retournons a notre tente; je vous expliquerai en route mes soupcons concernant la ruse qu'ils avaient employee pour nous surprendre.--Dis-moi, Kwik, ces voleurs avaient-ils des fusils? --Il y en avait deux qui avaient des fusils, et ils ont tire chacun une fois sur moi, si bien qu'une balle a meme traverse mon toupet. --Voyez-vous bien! murmura Pardoes. Ils etaient quatre avec celui qui a lache le premier coup de pistolet; deux seulement avaient des fusils. Ce sont les memes hommes que nous avons vus cette apres-midi appuyes contre les arbres. Ils ont suivi de loin nos traces pour nous surprendre dans notre tente. --Ces hommes doivent etre bien temeraires remarqua Creps. Ils savent que nous leur sommes superieurs en nombre, que nous avons des armes, et cependant ils ne craignent pas de nous attaquer. --Oui, mais vous ne connaissez pas la ruse, repondit le Bruxellois, et, moi-meme, j'ai ete assez stupide pour m'y laisser prendre, quoique j'en eusse souvent entendu parler. Celui qui a tire le premier coup de pistolet tout pres de la tente ne voulait que nous donner le change et nous attirer derriere lui, loin de notre campement. Heureusement, j'ai laisse Donat en faction; autrement les camarades du premier auraient, pendant notre absence, pille notre tente. C'est un tour des chercheurs d'or pauvres et affames, qui tachent de se procurer ainsi des provisions, des instruments et des couvertures. Messieurs, je felicite notre ami Kwik au nom de nous tous. Il s'est comporte comme une bonne et courageuse sentinelle. --Cela prouve qu'il ne faut pas beaucoup d'esprit pour faire un coup heureux, grommela le matelot, qui semblait jaloux de cette louange. --Cela pourrait bien prouver aussi qu'il n'est pas necessaire de tuer un tas de gens en paroles, pour defendre courageusement sa vie au moment du danger, begaya Kwik. --Tu es un poltron; ose dire que ce n'est pas vrai? --Oui, oui, c'est vrai; j'aimerais mieux vivre en paix avec les hommes et les betes; mais de _moi, toi_ et _lui,_ je sais, pardieu bien, quel est mon meilleur ami. Dans tous les cas, a l'oeuvre on connait l'artisan, dit le proverbe. Ils etaient revenus a la tente. Donat prit la poele et continua a faire des crepes, pendant que les autres buvaient le cafe dans des ecuelles de fer-blanc et y trempaient un peu de biscuit qui leur restait. Kwik grommelait a part lui d'un air mecontent, tout en faisant sa cuisine. Il reflechissait qu'un double danger l'avait menace: tuer un chretien comme un chien, ou bien recevoir une balle dans la tete. Le premier lui faisait horreur, et le second lui plaisait encore moins. Les crepes, quoique leur parfum fut toujours aussi bon, ne le tentaient plus; il devint melancolique et murmura, sans quitter de l'oeil la pate rissolante: --Infernale friture! Venir de plusieurs milliers de lieues pour manger des gateaux poivres avec des balles et beurres avec du sang humain! Donat! Donat! mon garcon, tu es un vilain ane! Que viens-tu faire ici? Natten-Haesdonck est un paradis terrestre en comparaison de ce repaire de bandits. Enfin le souper fut pret: chacun en prit sa part. Le baron, qui etait en faction, fut releve pendant quelques minutes par Jean Creps. Quand on alla le coucher sous la voile, le Bruxellois dit: --Tachez de bien vous reposer, mes amis, car demain, a la pointe du jour, nous devons etre sur pied. Les scelerats qui nous ont attaques ne sont plus a craindre, ils ne reviendront pas. S'il ne survient pas d'autres dangers, nous ne serons pas inquietes de toute la nuit. Vous connaissez vos tours de faction. Apres le baron, c'est Roozeman; apres Roozeman, l'Ostendais, et ainsi d'heure en heure. Le baron donnera sa montre a son successeur. Faites bien attention de ne pas faire de bruit, et n'eveillez que le camarade qui doit monter la garde. Regardez sans cesse de tous cotes et ouvrez les oreilles autant que possible. Si vous remarquez quelque chose, tirez un coup de fusil, et chacun de nous sautera sur ses pieds, pret a se defendre. Qu'on se taise maintenant! Bonne nuit, dormez bien. Malgre les emotions de cette journee, les chercheurs d'or cederent bientot a la fatigue et s'endormirent si bien, que leurs ronflements faisaient ressembler la tente a une taniere pleine de grognements d'ours. Donat seul se tournait et se retournait dans ses couvertures, etendait les jambes, les retirait et se couchait sur le cote ou sur le dos; mais il ne put s'endormir. Apres une heure et demie de penible insomnie, il entendit eternuer deux fois Jean Creps qui etait couche tout pres de lui. --Ah! monsieur Jean, etes-vous eveille? Murmura Kwik d'un ton plaintif. --Qu'as-tu Donat? es-tu malade? Demanda Creps a moitie endormi. --Je ne puis fermer l'oeil. --Bah! il faut dormir. --Je ne puis, Jean. --Cela ne fait rien. --Mais je ne puis pas, vous dis-je. --Il faut essayer, cela ira bien. --Toutes mes cotes sont brisees; je fretille ici comme une anguille sur le gril. --C'est une idee, Donat. --Oui, monsieur Jean, c'est une idee, une vilaine idee. --Allons, abrege. A quoi penses-tu? --Je pense et je repense ainsi en moi-meme: Dormir n'est rien, si je savais que je m'eveillerai encore vivant.... --Laisse-moi tranquille, tu m'ennuies, Donat. --Eh bien, dit Kwik en soupirant, si cela ne se peut pas autrement, encore un _Pater_ ou deux pour ma pauvre petite ame.... Et puis ronflons a la grace de Dieu! XVIII LA PEPITE Le lendemain, au lever du soleil, apres avoir pris du cafe et mange des galettes avec du lard, les chercheurs d'or s'etaient remis en route. La plus grande partie du jour s'etait ecoulee sans qu'ils eussent rencontre quelque chose de particulier. Leur route les conduisait a travers une suite de vallons et de montagnes, tantot s'ecartant pour faire place a une vaste plaine, tantot se rapprochant pour former un defile dont les parois rocheuses semblaient pres de s'ecrouler sur les voyageurs. Dans l'apres-midi, pendant que ses compagnons, apres avoir depose leurs havre-sacs, s'etaient couches sur le sol pour prendre du repos, Donat etait alle a une petite chute d'eau qui tombait en murmurant sur des blocs de rocher, a une centaine de pas de distance. Il avait soif et voulait boire. En se penchant au-dessus du ruisseau, clair comme le cristal, il vit briller quelque chose dans l'eau. C'etait un caillou gros comme le poing et qui paraissait fendu au milieu. Le coeur du jeune paysan se mit a battre violemment; il etait pale et resta dans une immobilite complete a contempler l'objet etincelant, comme si un spectacle merveilleux l'avait frappe de stupeur. Toutefois, il saisit le caillou, l'examina de tous ses yeux, le baisa avec transport, puis courut a travers les seneves vers ses compagnons, en poussant des cris de joie et faisant toute sorte de gestes et de cabrioles. --Messieurs, leur cria-t-il de loin, remerciez Dieu, j'ai trouve le tresor! De l'or! de l'or! Un bloc de dix livres au moins! assez pour acheter un cha...! Il trebucha, et tomba la face contre terre. --De l'or! dix livres! Est-ce bien possible? demanda Victor. --Certes, c'est possible, repondit le Bruxellois; c'est ainsi qu'on trouve parfois les plus grosses pepites. Si Kwik avait decouvert un riche placer! --Aux innocents les mains pleines, dit en riant le matelot. --Depeche-toi, depeche-toi, petit Kwik cheri, s'ecria Jean Creps avec une joyeuse impatience. Tous les autres etendirent, en signe d'interet, les mains vers lui. Donat accourut tout hors d'haleine et begaya: --Voyez, voyez quel gros bloc! Et lourd, lourd! plus lourd que du plomb! A ces mots, il donna le caillou d'or au Bruxellois, qui, apres l'avoir examine, le lanca de toute sa force dans la plaine en poussant un cri de desappointement. --Puisses-tu avoir la crampe, triple imbecile! dit-il a Kwik, qui le regarda d'un air stupefait et deconcerte, et murmura presque en pleurant: --N'etait-ce pas de l'or? --De l'or? C'etait une pierre de soufre, de l'espece qu'on appelle _pyrite,_ et elle ne contient que du fer et du soufre. --Tu ne dois pas etre si fache contre moi pour cela, dit Donat pendant qu'ils reprenaient leurs havre-sacs pour continuer leur voyage. J'y perds autant que toi. Il y en a certainement plus d'un qui s'y est trompe. Pourquoi aurait-on invente le proverbe: _Tout ce qui brille n'est pas or?_ Allons, allons, nous ne sommes pas plus pauvres qu'auparavant. S'il n'y a pas ici de morceaux d'or, nous en chercherons plus loin. Pardieu! monsieur Victor, c'est bien dommage: tout en courant, je voyais le garde champetre de Natten-Haesdonck, avec son Anneken, me tendre les bras en riant, precisement au moment ou je tombai la-bas le nez dans le sable. Enfin! la scelerate de pierre est perdue, mais nous emportons au moins l'espoir sur notre dos, je veux dire dans notre coeur. Bientot, l'amere deception se changea en gaiete, et maintes saillies grossieres ou spirituelles sur la naivete de Donat preterent a rire aux amis. Ils etaient deja a plus de quatre milles de la chute d'eau ou ils s'etaient reposes et longeaient une foret de broussailles epineuses qui ne paraissaient pas assez hautes pour cacher un homme debout. Tout a coup, le matelot s'arreta et braqua son fusil comme quelqu'un qui veut tirer. --Que vois-tu? demanderent les autres surpris. --La, une tete humaine; quelqu'un qui nous epie et se cache dans les broussailles! --Ou? Nous ne voyons rien. Pour toute reponse, le matelot ajusta et envoya une balle dans les arbrisseaux. Un cri de douleur retentit, et immediatement apres, du sein du fourre, s'eleva une voix plaintive, faible et douce comme si l'on eut touche une femme ou un enfant. --Ciel! tu as fait un malheur! s'ecria Victor emu jusqu'au fond du coeur par le son de cette voix.--Allons, allons, mes amis, courons au secours de la pauvre victime. Comme Victor, Creps et Donat entraient dans les broussailles malgre les observations du Bruxellois, ce dernier et le baron suivirent leur exemple. Le matelot, probablement effraye par l'idee qu'il pouvait avoir assassine un innocent, jura qu'ils commettaient une imprudence et resta Dans la vallee. Les autres trouverent, dans une petite clairiere, entre les broussailles, le corps d'un homme dont la balle avait perce la tete. Sur ce corps etait penche un jeune homme, un enfant de treize a quatorze ans. Il embrassait le mort, versait des larmes sur son visage defigure, et il etait tellement egare par le desespoir et la douleur, qu'il ne remarqua pas d'abord la presence des etrangers. On pouvait voir a leurs costumes que ces gens etaient des Mexicains, et, comme le jeune homme repetait toujours d'un ton dechirant: _Pobre padre!_ on sut qu'il pleurait sur le cadavre de son pere. Le baron, qui connaissait un peu l'espagnol, lui demanda comment il se faisait qu'ils voyageassent seuls ainsi et sans armes dans cette contree dangereuse. Le baron ne saisit pas tres-bien les paroles breves et entrecoupees que le jeune Mexicain lui repondit; cependant, il crut comprendre que ces malheureux avaient ete attaques et pilles et qu'ils avaient perdu leurs compagnons dans leur fuite. L'enfant etait presque fou de douleur et de rage contre les assassins de son pere, qu'il regardait comme de vrais detrousseurs de grands chemins; car il parlait avec une grande volubilite et des gestes violents, en montrant du doigt le ciel, et son oeil flamboyant et plein de menaces s'arretait alternativement sur le corps inanime et sur les assistants qu'il chargeait de maledictions. --Que dit-il? demanda le Bruxellois. --Il appelle sur nous la vengeance du ciel et nous assure que l'esprit de son pere nous poursuivra et ne nous laissera pas de repos jusque sur notre lit de mort. --Que Dieu nous protege! soupira Donat en faisant un signe de croix. Ceci nous manquait encore. Nous avons deja a craindre les hommes et les betes feroces, voila que les esprits se mettent aussi de la partie. Dormez donc tranquille avec une aussi terrible malediction sur la tete! Pendant que Kwik se livrait a ces reflexions, les autres avaient pris une decision sur ce qu'il y avait a faire. Ils oterent leurs havre-sacs et prirent leurs pioches. --Ne reste pas la si consterne, Kwik, dit le bruxellois. Prends ta beche, nous enterrerons le malheureux Mexicain. Le jeune Mexicain etait accroupi et suivait d'un oeil vitreux et immobile le travail de ceux qu'il considerait comme des bandits. Les larmes coulaient a flots sur ses joues, et sa soif de la vengeance semblait un peu calmee. Peut-etre le soin des etrangers de ne pas laisser son pere sans sepulture le faisait-il douter que ce fussent bien des ennemis qui l'entouraient et qui s'efforcaient de le consoler d'un ton compatissant. Donat detournait les yeux avec horreur du visage contracte du mort; mais, malgre tous ses efforts, il se sentait attire comme par un aimant, et, chaque fois, il y jetait les yeux avec un nouvel effroi. Lorsqu'il lui fallut aider a deposer le cadavre dans la fosse, il fremit de la tete aux pieds, ses cheveux se dresserent sur sa tete et il frissonna jusqu'a la moelle des os. Vaincu par son emotion, il se laissa tomber a genoux pres de la tombe et se mit a prier, pendant que les autres couvraient le corps de terre et de pierre. Lorsque la fosse fut tout a fait comblee, le Bruxellois demanda: --Ah ca! camarades, qu'allons-nous faire de cet enfant! --Ce que nous allons en faire? repondit Victor. Nous l'emmenerons aux placers, nous en aurons bien soin et nous lui procurerons, a notre arrivee dans un endroit habite, les moyens de regagner sa demeure. --Ce sera une grande charge, messieurs. --Qu'est-ce que cela fait? Apres avoir tue le pere, nous ne serons pas assez cruels pour laisser ce pauvre enfant dans le desert en pature aux betes feroces. Dusse-je, avec l'aide de mes amis, le porter sur les epaules; il viendra avec nous jusqu'a ce que nous l'ayons mis en surete. --C'est facheux, mais tu as raison. Baron, fais-lui comprendre qu'il doit nous suivre. Le jeune Mexicain se leva et obeit passivement. Il marchait la tete baissee et semblait devenu indifferent a son sort. Cependant, lorsqu'il atteignit la plaine, il releva le front, montra du doit le matelot et cria en espagnol quelques mots qui firent supposer qu'il reconnaissait le meurtrier de son pere. Mais, comme s'il se fut calme tout a coup, il baissa vers la terre son regard flamboyant et suivit ses guides en apparence avec la meme soumission. --Venez, venez, messieurs, dit le Bruxellois, ne vous embarrassez pas plus longtemps de ce garcon. Nous avons perdu beaucoup de temps et il faut le rattraper! Ils allaient continuer leur route et avaient deja fait une centaine de pas, lorsque le jeune Mexicain sauta dans les broussailles en poussant un cri de triomphe et, sans que personne eut rien remarque, disparut avec un _navaja_ ou poignard de poche a la main. En outre, l'attention fut detournee du fuyard par un cri de douleur qui echappa au meme instant au matelot. L'Ostendais tenait la main a son cote et disait qu'il avait recu un coup de poignard. On l'aida a oter ses habits et chacun tremblait de crainte qu'il n'eut ete frappe mortellement par le fils de sa victime. Lorsqu'on eut mis son flanc a decouvert, on constata avec joie que le poignard avait porte sur l'unique dollar que le matelot portait encore dans sa ceinture de cuir, et n'avait fait que l'egratigner un peu en glissant. Il reconnut lui-meme que cela ne valait pas la peine d'y songer et n'etait pas assez grave pour arreter sa marche une seule minute. On reprit les sacs. On parla encore quelques instants de l'evenement; mais les esprits s'assombrirent peu a peu sous l'obsession de tristes pensees, et la petite troupe continua silencieusement sa route par monts et par vaux. Donat Kwik hochait constamment la tete en marchant: --L'esprit nous poursuivra et ne nous laissera pas de repos jusque sur notre lit de mort. On devrait mettre aux petites-maisons le premier qui voudra venir encore dans ce maudit pays. Les hommes sont des hommes; mais les esprits, que peut-on faire contre eux? Bien, bien, ca va de mieux en mieux; je ne m'etonnerais pas si aujourd'hui ou demain nous rencontrions Lucifer en personne. En effet, il nous manque encore le diable pour que la collection soit complete. Si reellement je trouve un boisseau ou seulement un petit muids d'or, je ne l'aurai pas vole, pardieu! Ce vilain matelot avec son coup de feu... Nous voila en guerre avec l'autre monde. Il y a de quoi ne plus fermer l'oeil de toute sa vie! XIX LE FANTOME Une heure ou deux plus tard, pendant qu'ils passaient en silence non loin d'une foret de broussailles, le Bruxellois s'arreta tout a coup et regarda a terre avec surprise. Il semblait en effet que les plantes autour d'eux avaient ete pietinees d'une maniere particuliere, et la terre portait les traces profondes de pieds de chevaux. Il est arrive quelque chose ici, murmura Pardoes en faisant quelques pas de cote. Tenez... voici la place. Une bourre de fusil! On a tire. Tous ces pas de chevaux entremeles... On aura peut-etre joue du lasso. --Pouah! s'ecria Donat Kwik, voila une mare de sang comme si l'on avait abattu un boeuf. --Diantre! nous sommes dans un mauvais chemin, messieurs, dit le Bruxellois. Il me semble que nous ferions mieux de nous eloigner de quelques milles vers le nord. Peut-etre atteindrons-nous ainsi une contree moins dangereuse. Venez, nous passerons au pied de cette colline, a cote des arbustes, jusqu'a ce que nous puissions reprendre notre premiere direction vers l'est. Ils quitterent la plaine par le cote gauche. Kwik les suivit en murmurant et en maudissant entre ses dents ce pays ou l'on rencontrait presque a chaque pas une horreur. A peine eurent-ils marche une demi-heure que Donat, effraye, s'ecria: --Au secours! au secours! une bete feroce, un lion, un ours: --Ou? ou? s'ecrierent les autres en levant leurs fusils. --La-bas entre les branches. Un four, messieurs, une gueule et des yeux, des yeux!... --Nous ne voyons rien. --Etes-vous donc aveugles? Ne remarquez-vous pas la, au-dessus de ces broussailles, ces deux cornes qui montent et qui descendent? A moi! il vient! il vient! --Ah! ah! tete sans cervelle! dit le Bruxellois en riant, c'est une couple d'oreilles d'ane que tu vois. Tenez-vous tranquilles, mes amis; c'est peut-etre le ciel qui nous envoie un secours precieux. Ce mulet appartient probablement aux gens qui ont ete attaques a l'endroit ou nous avons trouve du sang. Le pauvre animal a fui le combat et erre sans maitre dans le bois. Restez tranquilles pendant quelques minutes; l'apparition de l'animal pourrait bien cacher quelque ruse. --Un bon camarade pour toi, Donat, grommela le matelot; vous serez deux desormais. Il semblait que Donat le comprit egalement ainsi; car il courut tout joyeux vers les broussailles, pendant que les autres le suivaient du regard. Une ou deux minutes apres, il reparut dans la plaine tenant sous son bras le licou d'un mulet qui se laissait conduire tres-docilement. Kwik etait ravi de joie et embrassait le mulet en lui adressant toutes sortes de douces paroles. Pendant que les autres venaient a sa rencontre, ils virent qu'il baisait l'animal sur le nez. C'etait un mulet vieux et enerve, qui semblait avoir a peine la force de se tenir sur ses jambes; mais le Bruxellois fit comprendre a ses camarades que ces animaux sont tres-robustes et tres-solides, et que celui-ci, malgre son age, leur rendrait encore bien des services et les allegerait probablement d'une partie de leurs lourds bagages jusqu'aux placers. L'animal portait une marque brulee sur la cuisse, et n'avait d'autre harnais qu'une corde au cou et deux paniers lies ensemble sur le dos; a la corde pendait une petite clochette dont le battant etait attache par une petite courroie pour l'empecher de sonner. Les haches, pioches, marmites et couvertures furent tirees sur-le-champ des havre-sacs et chargees sur le mulet, on lui lia egalement la grande manne sur le dos et chacun se dechargea de son bagage autant qu'il lui plut. --Donat, je te fais muletier! dit le Bruxellois avec un serieux comique. --Je le suis de naissance, repondit Kwik. Ayez confiance en moi; j'aurai soin du mulet comme de mon propre frere. --En avant, messieurs, en avant maintenant, legers de coeur et legers de corps. Tous marcherent gaiement en avant. En effet, ce n'etait pas un mince soulagement de se sentir delivres des lourds fardeaux sous lesquels ils ployaient si longtemps. Donat, en muletier fidele, marchait a cote du mulet, la main sur le cou de la bete en signe d'amitie. Deja l'evenement avait perdu de sa nouveaute et les autres continuaient silencieusement leur route, lorsque Donat n'avait pas encore fini de parler au mulet. Bien que le matelot se moquat de temps en temps de l'affection des deux amis intimes qui s'etaient retrouves si inopinement, Donat ne lui repondait pas et continuait sa conversation avec le mulet: --Courage, camarade! disait-il. Ne crois pas que tu sois tombe dans des mains etrangeres. Feu mon pere, que Dieu ait pitie de son ame! avait aussi un mulet, et c'etait moi qui devais le soigner, lui donner l'avoine, le mener a la prairie et preparer sa litiere. Nous etions si bons amis, que je partageais quelquefois ma tartine de pain de seigle avec Jean Mul, car il se nommait ainsi. Tu dois aussi m'aimer, ne fut-ce que parce que j'ai si bien soigne Jean Mul de Natten-Haesdonck. Tous les hommes sont freres et tous les mulets aussi. Tu me regardes? Je crois, pardieu, que tu me comprends! Cela t'etonne, n'est-ce pas? Qu'une personne que tu ne connais pas encore te temoigne tant d'affection; mais elle a ses raisons. Tu sauras, mon ami, que j'aime quelqu'un. C'est la fille d'un garde-champetre. J'ai ete assez puni d'avoir ose lever les yeux aussi haut; car le garde-champetre, lorsque j'allai lui demander de pouvoir me marier avec Anneken, m'a jete si violemment a la porte que je suis tombe la face dans la boue. Anneken ne me hait pourtant pas; et moi, de mon cote, je la vois toujours devant mes yeux aussi bien que je vois en ce moment tes deux longues oreilles. Vois-tu, j'etais alle un jour avec ton frere Jean Mul a Malines. En retournant, je trouve, entre Villebrock et Natten-Haesdonck, Anneken, la fille du garde champetre, en train de pleurer sur le bord du chemin. La pauvre enfant s'etait foule le pied et ne pouvait plus marcher. Je l'aidai a monter sur le dos de Jean Mul. Elle etait si contente! Nous causames ensemble pendant tout le long du chemin. Quand elle me regardait de dessus le mulet avec ses petits yeux noirs pleins d'amitie, c'etait comme si mon coeur se gonflait et devenait gros comme une tete d'enfant. J'etais heureux, heureux! Pourquoi? je ne le sais pas au juste, mais j'etais extremement heureux. Tiens, je ne puis pas t'expliquer cela ainsi, tu devrais etre un homme pour le comprendre. Il n'est donc pas etonnant que je t'aime parce que tu es un mulet, car, s'il n'y avait pas eu de mulets, je n'aurais pas fait connaissance avec Anneken... Il est vrai aussi que je ne serais pas en Californie; mais nous ne parlerons pas de cela. Anneken, Anneken au-dessus de tout... Hue! hue! tu auras bonne vie avec moi. Je t'appellerai aussi Jean Mul. Sois content! si je trouve beaucoup, beaucoup d'or, je t'emmene en Belgique. Cela t'irait joliment, hein, fripon, si tu pouvais habiter un chateau avec Anneken et moi? Hue! Jean Mul, hue! Donat aurait peut-etre continue ce gai bavardage pendant des heures entieres; mais il fut interrompu parce que ses amis s'arretaient comme s'ils ne devaient pas aller plus loin ce jour-la. --Camarades, dit le Bruxellois, je propose de poser notre tente ici. Nous sommes sur une hauteur et nous pouvons regarder au loin. Il y a de l'eau la-bas dans le ruisseau, et, un peu plus loin, il y a de l'herbe et des broussailles pour laisser paitre l'ane. Il fait encore jour et nous pourrions marcher encore une demi-heure; mais nous ne sommes pas certains de trouver un autre endroit aussi favorable. Deposez les sacs, nous passerons la nuit ici. Il deboucla les sangles du mulet et le dechargea de son fardeau, puis il detacha le battant de la petite clochette et donna deux ou trois coups de pied dans les jambes du pauvre animal, qui bondit en avant et se dirigea avec une grande rapidite vers le taillis. --Mon Dieu! Jean Mul! Jean Mul! cria Donat. Il s'egarera! Mais le Bruxellois le retint et dit: --Ne crains rien, Donat. On n'agit jamais autrement ici avec les mulets. Il mangera et dormira tres-paisiblement pendant la nuit. Demain matin, nous le retrouverons. La clochette nous dira ou il est. Il ne s'eloignera pas; il est habitue a cela. On alla dans le fourre couper le bois necessaire pour dresser la tente. Jean Creps, qui devait etre le cuisinier et qui etait occupe a faire du feu, dit a Kwik: --Tiens, prends la marmite, Donat, et cours au bas de la colline chercher de l'eau; le cafe sera d'autant plus vite fait. Kwik prit la marmite et s'eloigna dans la direction designee. --Ca, mes amis, un peu de hate a l'ouvrage, cria le Bruxellois. La nuit passee, nous n'avons dormi ni trop bien ni surtout trop longtemps. Reposons-nous une bonne fois, afin de pouvoir nous mettre en route de tres-bonne heure. Si nous ne sommes point paresseux, nous atteindrons bientot les mines de Yuba. --Bientot? Quand donc? demanda le matelot. --Encore trois ou quatre jours et nous y sommes. La, nous nous reposerons un peu et nous renouvellerons nos provisions dans les _stores_ ou boutiques, pour aller plus loin au placer ignore. --Mais que vend-on dans les _stores?_ --Tout ce dont les chercheurs d'or peuvent avoir besoin: de la farine, du lard, du jambon, du sucre, du cafe, de l'eau-de-vie. --Drole d'idee d'etablir une boutique a l'endroit meme ou les autres cherchent et trouvent de l'or! dit Victor. --Oui, ami Roozeman, et ce sont certes les plus malins, dit Pardoes. Ils vendent une once d'or des choses qui ne valent pas un dollar, et tandis que beaucoup de mineurs s'en retournent aussi pauvres qu'ils sont venus, les boutiquiers ne quittent jamais les placers sans avoir amasse une jolie fortune. --Ce sont sans doute des Mexicains? --Non, des gens de tous pays: des Francais, des Americains du Nord, des Espagnols, des Allemands, et aussi des Mexicains. --Et comment defendent-ils leurs marchandises contre les voleurs et les brigands? --Vous ne connaissez pas les affaires de la-bas. Les _stores_ se trouvent ou les chercheurs d'or sont en grand nombre. On n'y fait pas grande attention a un coup de poignard au de revolver; mais, des qu'un voleur est pris, on le pend sans... Il fut interrompu dans son explication par l'arrivee de Donat, qui faillit laisser tomber sa marmite, et begaya les joues pales et les bras leves: --Que Dieu me protege! J'ai vu la quelque chose de si laid, de si horrible, que j'ai presque perdu la tete de peur. Je crois qu'il y a de la sorcellerie dans ce pays, et que le diable... --Vas-tu dire ce que tu as vu, bavard! Grommela Pardoes avec impatience. --Ouf! laisse-moi reprendre haleine. La-bas, derriere la montagne, pres de l'eau, est pendu un homme dont les jambes fretillent encore. Il crierait a coup sur; mais il ne peut pas, car il est pendu par un noeud coulant a une corde! --Allons, venez, il faut voir ce que c'est. Donat les conduisit au bas de la montagne et leur montra, en effet, un homme pendu a la plus grosse branche d'un arbre. Le vent qui soufflait a travers l'etroit defile faisait tourner le cadavre au bout de la corde; ce mouvement avait fait croire a Kwik que le pendu pouvait encore etre vivant. Victor, s'avancant plus pres de l'arbre, remarqua qu'on avait cloue un plat en fer-blanc contre le tronc. Donat s'arreta en tremblant et n'osa pas s'approcher du cadavre; cependant, les railleries du matelot le deciderent a suivre les autres. Sur le plat en fer-blanc, on avait grave des caracteres avec une pointe en fer, Victor les lut et dit: --C'est de l'anglais; cela signifie: _Respectez la loi de Lynch. Jacques Kalef a assassine ici son ami intime pour lui voler son or_. --Voyez, a cote de l'arbre, il y a une petite croix de bois dans la terre, dit le baron; c'est la tombe de la victime. --Bah! ce sont des choses qui ne nous regardent pas, dit le Bruxellois en se retournant. Ne perdons pas un temps precieux a regarder le scelerat. Venez, retournons a la tente. --Ciel! allez-vous laisser cet homme pendu la? murmura Kwik avec degout. --Il y pend assurement depuis six semaines. --Et vous ne l'enterrerez pas? C'est peut-etre un chretien comme nous! --Laisse-moi tranquille, Donat. Serais-tu assez stupide pour mettre la main a cette charogne? --Mais ... mais l'esprit de cet homme reviendra et errera aussi longtemps que ses restes ne seront pas enterres. Pour toute reponse il n'obtint qu'un eclat de rire. Chemin faisant, Victor s'efforca de lui faire comprendre qu'il devait mettre des bornes a sa compassion. Le pendu etait un horrible assassin et avait bien merite sa punition. Mais Kwik ne se laissait pas rassurer; il detournait la tete avec angoisse, comme s'il craignait d'etre poursuivi par le pendu; il poussa un soupir profond et murmura d'une voix presque inintelligible: --Je prefere encore coucher dans le cimetiere de Natten-Haesdonck, quoiqu'il n'y fasse, pardieu, pas bon a minuit... Allons, allons, mon cher petit Donat, roule-toi bien dans tes couvertures, mets-toi sur la terre molle et reve d'Anneken et de l'or, jusqu'a ce qu'un fantome vienne te tordre le cou. Quel pays, bon Dieu, quel horrible pays! Le cafe et les crepes furent bientot prets. On soupa. Victor fut mis en sentinelle et les autres se glisserent sous la tente pour se coucher. Donat se demenait plus fievreusement encore que la veille. Il tenait ses yeux fermes; car, aussitot qu'il les ouvrait, l'obscurite prenait pour lui toutes sortes de formes effroyables. Il voyait le cadavre du Mexicain, le cadavre du pendu et le cadavre de la victime passer et repasser devant ses yeux en le menacant. Mais ce qui le frappait d'une terreur encore plus profonde, c'etait la pensee qu'il allait etre appele vers le milieu de la nuit pour relever la sentinelle. Il allait donc se trouver seul aussi dans les tenebres! Ses camarades sous la tente ronflaient sourdement et semblaient plonges dans un sommeil bienfaisant; il enviait cette tranquillite d'esprit et se disait en lui-meme qu'il eut donne un morceau d'or aussi gros qu'une pomme pour pouvoir oublier comme eux qu'il y a des esprits qui reviennent. Il se mit a prier ardemment, et, soit que sa priere diminuat son effroi en occupant son esprit, soit qu'il succombat aux fatigues du voyage, il tomba enfin dans un leger assoupissement qui finit par devenir un vrai sommeil. Vers le milieu de la nuit, il sentit que quelqu'un lui tirait les jambes et lui pincait les mollets. Il sauta debout et dit en soupirant, les cheveux herisses sur la tete: --O mon Dieu! secourez-moi! un fantome! Un fantome! --Tais-toi, ane que tu es! grogna le matelot; tu dois monter la garde: il est onze heures. --Oui, murmura Kwik en sortant de la tente, c'est ainsi qu'un malheureux tombe d'un trou dans un autre. --Voici la montre, dit l'Ostendais en la lui mettant dans la main. A minuit tu eveilleras le baron pour te relever. --N'as-tu rien vu dans l'obscurite? Demanda Kwik avec anxiete. --Si, Donat, quelque chose de tres-vilain, mon garcon; fais attention, ca ne sent pas bon, la dehors. --Qu'as-tu vu? Pour l'amour de Dieu, ne me trompe pas! --Ce que j'ai vu? un fantome, un esprit avec un drap blanc sur le dos! dit le matelot d'une voix creuse. Il m'a parle!... --Allons, allons, est-ce vrai? Et qu'a-t-il dit? --"N'y a-t-il pas parmi vous un imbecile qui se nomme Kwik? a-t-il demande.--Oui, ai-je repondu, il montera la garde vers le milieu de la nuit.--Eh bien! a dit le fantome, c'est justement une bonne heure pour tordre le cou a ce peureux avaleur de bourdes." Dors bien, a demain, Donat! Lorsque le pauvre Kwik se vit seul dans l'obscurite, la peur le fit chanceler sur ses jambes. Il avait envie de tenir ses yeux fermes; mais parmi toutes ses faiblesses il avait pourtant beaucoup de bonnes qualites, et une de celles-ci etait qu'il voulait remplir fidelement et serieusement la fonction qu'il avait acceptee. Malgre son emotion, il se rappela qu'il etait la pour veiller sur la vie de ses camarades et surtout sur Roozeman. Il regarda donc de tous cotes, mais une sueur froide mouillait son front et il etait tourmente par mille folles visions. Arbres, rochers, nuages, tout prenait a ses yeux une forme effroyable. Jusqu'alors, il se sentait cependant assez courageux pour ne pas quitter son poste; mais sa terreur augmentait a mesure qu'approchait l'heure fatale de minuit, l'heure a laquelle, d'apres les recits de son enfance, les esprits et les fantomes errent et cherchent vengeance. Tout a coup il poussa un cri etouffe et ses cheveux se herisserent sur sa tete comme une brosse. Il vit ou crut voir que, dans le lointain, une ombre humaine, avec un drap blanc sur la tete, etait sortie de terre. Il recula jusque pres du feu, et dut s'appuyer au piquet pour ne pas tomber. La, une idee de salut surgit dans son esprit. Il tira la montre de sa poche, l'ouvrit, se pencha sur la flamme, et, avec ses doigts tremblants, avanca l'aiguille de pres de trois quarts d'heure. Alors il se glissa sous la tente, tira quelqu'un par les jambes et dit: --Baron, baron, reveillez-vous! _Douze heures. C'est pour vous faction,_ minuit. --Quoi, minuit? murmura le Francais en sortant de la tente; il n'y a pas une demi-heure que je t'ai entendu relever. --Allons, allons, baragouina Donat dans son mauvais francais, _quand dormir, pour savoir si douze heures ou pas. Tiens, la horloge marque juste cela!_ Le baron prit la montre et se mit en faction. Donat s'entortilla dans sa couverture, se coucha, fit le signe de la croix et murmura entre ses dents: --Ce n'est pas loyal, je le sais; mais je le lui revaudrai, dusse-je monter dix fois la garde pour lui un autre jour. Je n'ai pas peur, je suis assez courageux; mais me battre contre des fantomes!... Aie! Aie! Dors bien, Donat! Et il laissa tomber avec decouragement sa tete sur son havre-sac. XX LE BLESSE Lorsque les chercheurs d'or s'eveillerent le lendemain matin et qu'ils regarderent la montre, ils ne furent pas peu etonnes que le soleil se levat une heure plus tard que les autres jours. On fit a ce sujet toutes sortes de suppositions, et le matelot pretendait meme que cela devait provenir d'un tremblement de terre qui avait fait sortir le globe terrestre de son pivot. Donat baissait les yeux et feignait d'avoir un rhume de cerveau qui le faisait eternuer sans cesse. Le baron l'observait avec mefiance; mais le naif garcon avait une mine si innocente, que le soupcon du baron s'evanouit tout a fait. Pendant qu'ils etaient assis pour prendre le cafe, Jean Creps dit en se frottant les mains: --Aujourd'hui, nous ferons encore beaucoup de chemin. Nous avons bien dormi, n'est-ce pas, Kwik? --Oui, oui, grommela Donat, cela va bien! Toute la nuit j'ai ete tiraille en tous sens par quatre ou cinq fantomes. --Il faut maitriser ton imagination, ami Kwik, dit Victor en riant. Dieu nous a proteges jusqu'ici; il est a croire qu'il continuera a veiller sur nous. --Ainsi, vous nommez cela proteger, monsieur Roozeman! Je suis curieux de savoir ce qu'il y aura de neuf aujourd'hui. Un dragon a sept tetes, le diable en personne ou une douzaine d'anthropophages? --Allons, allons, ne perdons pas trop de temps, camarades! s'ecria le Bruxellois. Ramassez les havre-sacs! Donat, va chercher le mulet, il est la-bas pres de ce sapin! Quelques minutes apres, ils etaient en route. Donat voulait absolument porter le sac et le fusil du baron; mais le Francais, qui ne comprenait pas la cause de cette obligeance subite, repoussa son offre par un refus hautain et une froide raillerie. Kwik eut bien voulu rendre au baron, par d'autres services, les trois quarts d'heure qu'il lui avait voles; mais, repousse avec si peu d'amitie, il etait retourne pres du mulet et marchait a moitie decourage. Il raconta a voix basse a la bete comment il avait passe cette triste nuit et quelles choses horribles il avait vues. Il deplora son depart de Natten-Haesdonck, et parla avec tant d'enthousiasme de son village natal, de ses grasses prairies et du repos et de la paix dont on y jouissait, sans avoir a craindre ni assassins, ni revenants, ni sauvages, que le mulet, s'il avait pu le comprendre, eut cru certainement que Natten-Haesdonck etait situe dans le paradis terrestre. Pour se consoler lui-meme, il s'efforcait d'inspirer du courage a la bete et de faire briller a ses yeux le bonheur de demeurer dans un chateau avec Anneken. Mais au milieu de ce recit attrayant, le mulet se sentit piquer par une mouche et donna par megarde un si violent coup de pied a son conducteur, que le pauvre Kwik culbuta et tomba a la renverse. Donat devait avoir la tete tres-dure; car, avant que les autres eussent eu le temps de voler a son secours, il etait sur ses pieds et avait repris sa place a cote du mulet. Ce petit incident n'avait donc pas interrompu le voyage. Donat fit un sermon sans fin au mulet, sur l'amitie, la reconnaissance et l'obeissance qu'un mulet doit a son maitre ou a son conducteur quand celui-ci le traite avec douceur. Il etait precisement en train de citer, pour servir d'exemple, toutes les bonnes qualites de Jean Mul de Natten-Haesdonck, lorsque le Bruxellois s'arreta tout a coup et cria: --Appretez les fusils! Beaucoup d'hommes devant nous! --Nous y voila encore! soupira Donat; je ne donnerais pas une pipe de tabac de notre vie. Tous s'arreterent, le fusil braque; ils virent arriver un grand nombre d'hommes; mais on ne pouvait voir a une aussi grande distance quels hommes c'etaient. Aussitot que cette troupe apercut la compagnie de Pardoes, elle s'arreta egalement et appreta les fusils. --Ah ca! camarades, murmura Donat, si nous ne pouvons faire autrement, battons-nous a la grace de Dieu; mais ils sont au moins vingt la-bas, et il y a a cote de nous une foret pour fuir. Qui aime le danger y perira, dit le cure de Natten-Haesdonck. --Tais-toi, imbecile! interrompit Pardoes. Si je ne me trompe, il n'y a rien a craindre. Ces hommes-la sont charges de lourds fardeaux. Ce sont des chercheurs d'or qui reviennent des placers. Allons, amis, faisons comme eux; continuons notre chemin avec prudence. Voyez, ils nous font des signes d'amitie. En effet, les deux groupes se rapprocherent lentement, et, des qu'ils furent assures de part et d'autre que c'etaient de simples voyageurs qu'ils avaient rencontres, ils echangerent de loin quelques cris pour saluer. Pourtant chacun se tint sur ses gardes. Le Bruxellois reconnut un Francais, qu'il avait vu l'annee precedente dans les mines du Nord. Il alla a lui et causa une couple de minutes, pendant que ses camarades echangeaient quelques paroles avec les autres chercheurs d'or et tachaient d'obtenir des renseignements sur l'etat des placers. On ne leur dit pas grand chose, car ces hommes paraissaient tres-mefiants; et, lorsque Donat demanda a l'un d'eux, dans son mauvais francais:_--C'est pour vous beaucoup grand de l'or dans cette sac?_-- ils semblerent tous faches et le regarderent avec des yeux menacants. Les premiers de la troupe s'etaient deja remis en route. Le Bruxellois serra la main au Francais et lui dit adieu. Pardoes s'approcha de ses amis, qui reprirent egalement leur voyage. Ils le regarderent, esperant qu'il leur communiquerait quelque chose de ce qu'il avait appris; mais il hochait la tete avec une inquietude visible et resta muet. --As-tu de mauvaises nouvelles, Pardoes, que tu as l'air si serieux? demanda Jean Creps. --De mauvaises nouvelles, repondit-il. --Oui? encore quelque chose de nouveau? murmura Donat. Nous n'avons pas encore eu de sauvages. --Et ce sont des sauvages que nous pourrions avoir, dit Pardoes. --Eh bien, prenez-le comme vous voulez, s'ecria Kwik avec colere, je donne, pardieu! ma demission de chercheur d'or et je m'en retourne a la maison. J'ai deja perdu une demi-oreille dans ce pays ensorcele; mais je ne voudrais pas arriver a Natten-Haesdonck avec ma tete nue et chauve comme une gamelle. --Tais-toi donc, Donat, et ecoute si tu veux. Voici, messieurs, ce que le Francais m'a dit. Entre nous et les placers du Yuba, une nombreuse bande de sauvages californiens s'est montree. On a recu la nouvelle, dans les _stores_, qu'elle a attaque, il y a quatre jours, une compagnie de voyageurs. Les hommes qui viennent de passer ont vu les Californiens de tres-loin. Le Francais m'a conseille de faire un detour pendant une heure ou deux vers l'ouest pour eviter ainsi la rencontre des sauvages. Nous commencerons a suivre ce conseil au pied de cette montagne. Faites attention et tenez-vous toujours prets a la defense. Apres qu'ils eurent pris leur direction vers l'ouest et qu'ils furent remis a peu pres de l'impression de cette mauvaise nouvelle, le Bruxellois reprit: --Hors cela, camarades, il y a de bonnes nouvelles des mines. On a decouvert plus haut, vers la source du Yuba, de nouveaux placers, qui sont plus riches que ceux qu'on avait trouves jusqu'ici. Le Francais, a qui j'ai rendu quelques services l'annee passee, m'a donne des explications precises; et, comme les nouveaux placers sont sur notre route, je suis d'avis que nous ferions bien d'y tenter la fortune pendant quelques jours. Il y a des _stores_ a quelques milles de la; vous pourrez vous y reposer et apprendre dans l'entre-temps le metier de chercheurs d'or. Le premier venu n'est pas des le commencement un chercheur d'or. Donat n'ecoutait pas ces explications; il marchait en grommelant a cote du mulet et jetait sans cesse derriere lui des regards inquiets, tourmente qu'il etait par la crainte de voir apparaitre des sauvages. Il etait evident pour lui que, dans ce pays maudit de Californie, on doit toujours s'attendre au pis, pour ne pas rester au-dessous de l'effroyable realite. De temps en temps, il portait la main a sa tete et se tirait les cheveux pour etre convaincu qu'il n'etait pas encore chauve. Tout a coup un cri aigu lui echappa et il dit en palissant: --O mon Dieu! les voila! les voila! Un bruit etrange s'etait fait entendre au loin dans les broussailles, et les compagnons, egalement surpris, s'arreterent, l'oreille au guet. C'etait une voix qui se lamentait et appelait du secours; d'abord ils ne distinguerent pas en quelle langue s'exprimaient ces plaintes; mais ensuite ils entendirent distinctement prononcer le mot _God!_ (Dieu!) --Est-ce possible? s'ecria Victor. Un Flamand dans ce pays? Venez, venez, allons voir. C'est probablement un malheureux compatriote. --Restons ensemble, dit le Bruxellois. La main aux fusils; car tout peut cacher une ruse. Donat, tache de nous suivre dans les broussailles. Guide par le cri d'angoisse, ils trouverent un jeune homme assis contre un arbre. Il etait pale, ses joues etaient creuses, et un de ses pieds etait entoure de lambeaux qu'il avait dechires de ses habits. Ses premieres paroles prouverent qu'il etait Anglais, ce qui avait cause l'erreur de Victor, parce que le mot "Dieu" est le meme en anglais qu'en flamand. Il raconta que lui et ses compagnons avaient ete attaques par des bandits et qu'il avait recu une balle dans le pied. Sa blessure s'etait enflammee; son pied s'etait enfle douloureusement; il ne pouvait marcher et avait rampe depuis quatre jours dans le bois, vivant de plantes et de racines dans l'attente d'une mort affreuse. Il suppliait les etrangers a mains jointes, pour l'amour de Dieu, de ne pas le laisser dans le desert. Son pere tenait un grand _store_ ou boutique dans les placers de la riviere de la Plume et les recompenserait genereusement. Victor et Jean parlerent de placer le jeune homme sur l'ane; mais le matelot jura que l'humanite etait une sottise en Californie et qu'il n'avait pas envie de reprendre la charge d'un ane pour les beaux yeux de cet Anglais. Comme le debat s'echauffait entre Roozeman et l'Ostendais, le Bruxellois dit: --Venez un peu a l'ecart avec moi, messieurs; l'affaire est assez importante pour etre discutee. Quand on l'eut suivi a une vingtaine de pas, il reprit: --Mes amis, nous avons eu le bonheur de trouver un mulet, c'est un secours precieux, et il nous permettait de marcher rapidement et a grandes journees vers le but apres lequel nous soupirons tous. Le mulet est vieux et faible. Si nous allons nous charger de ce blesse, nous devrons de nouveau porter sur notre dos les instruments et la claie, et nous en serons beaucoup retardes. Quant a la recompense qu'il nous promet, ne vous y fiez pas; une fois en surete, il nous dira: "Je vous remercie et bonjour." --Mais laisserons-nous donc mourir impitoyablement dans ce desert un chretien, notre prochain? Allez, continuez votre chemin, messieurs. S'il le faut, je resterai seul avec ce malheureux, et le porterai, si je puis. Le blesse, qui les regardait de loin, vit bien que le jeune homme aux cheveux blonds plaidait en sa faveur. Aussi tendait-il vers lui des mains suppliantes et son regard etait plein d'eloquence. --Eh bien, je m'oppose positivement au projet ridicule de Roozeman, dit le matelot. Porte les instruments qui veut; moi, je ne me charge plus de rien. --Soit! alors nous porterons tout, n'est-ce pas, Jean? --Certes; une pareille insensibilite est horrible. --Et toi, Donat? --Moi, pour sauver la vie a un homme, je porte la claie et les haches jusqu'a l'autre bout du monde. Cela nous rendra Dieu favorable, et peut-etre, pour nous recompenser, eloignera-t-il de nous les sauvages. --Qu'en dis-tu, baron? demanda Pardoes. --Je pense, repondit le baron, que la vie d'un homme ne vaut pas la peine de faire tant d'embarras; mais, soit, le malheureux est encore jeune; je veux bien porter ma part des instruments. Victor et ses amis avaient deja decharge en grande partie le mulet; ils souleverent prudemment le blesse et le placerent sur la bete. Le pauvre jeune homme remercia Victor les larmes aux yeux et lui jura chaleureusement de garder jusqu'au bord de la tombe le souvenir de sa generosite. Selon leur promesse, Roozeman et Creps prirent la plus grande partie des instruments sur leur dos, et on lia le panier sur celui de Donat. Le voyage fut repris. En route, l'Anglais raconta comment ce malheur lui etait arrive: --Mon nom est John Miller; nous sommes de Kilkenny, en Irlande, dit-il. Je devais me rendre a Sacramento, afin d'y acheter une provision de farine pour mon pere. Comme on ne pouvait se procurer assez de mulets a la riviere de la Plume, je suis alle aux placers du Yuba, et j'y ai trouve apres quelques jours d'attente, les muletiers dont j'avais besoin. Nous descendimes avec rapidite des montagnes, car nos mulets etaient bons. Nous ne rencontrames rien de particulier dans notre voyage, jusqu'au troisieme jour. Quelques heures avant midi, nous vimes, au pied de la montagne qui dominait notre route, un homme accroupi et courbe, comme quelqu'un qui est tres-fatigue. Comme il etait seul et n'avait pas d'autres armes qu'un revolver, il ne nous inspira pas de mefiance. Il repondit a nos demandes qu'il etait parti de San-Francisco pour aller aux mines du Nord, qu'il s'etait egare, et qu'il mourait de faim, faute de provisions. Nous lui donnames quelques biscuits et un bon morceau de viande salee. Cet homme avait de grosses moustaches rousses et les yeux singulierement petits... --Etait-ce un Francais? demanda Victor etonne. --Oui, c'etait un Francais; il y en avait deux parmi nous qui savaient causer avec lui. --La moustache rousse du _Jonas_! Murmura Victor; Donat ne s'est pas trompe! --Je n'aurais pas regarde si exactement son visage, continua le blesse, mais il me sembla qu'il nous examinait tous un a un de la tete aux pieds, et comptait nos armes. Il s'etait leve et avait poursuivi son chemin; nous avions, apres lui avoir montre la bonne route, repris notre marche dans une direction opposee. Pousse par la defiance, je fis arreter un instant mes compagnons et je grimpai sur une montagne pour observer l'inconnu. Il avait disparu et ne pouvait s'etre cache nulle part dans cette plaine, sinon dans les broussailles ou dans le bois. Nous craignions une attaque des brigands qui rodent maintenant en tres grand nombre; mais comme, apres avoir marche avec rapidite pendant une heure et demie, nous n'avions rien rencontre, nous nous arretames pour faire manger les betes et pour preparer notre propre diner. A peine fumes-nous remontes sur nos mulets et prets a donner le signal du depart, que plusieurs hommes parurent sur une montagne au-dessus de nous et nous envoyerent quatre ou cinq balles. Nous nous mimes sur la defensive et nous dechargeames egalement nos fusils. Mais une dizaine de brigands fondirent sur nous du haut de la montagne, avant que nous eussions eu le temps de recharger nos armes. Un des notres cria: "Fuyez! fuyez!" et je vis mes compagnons eperonner violemment leurs mulets et chercher leur salut dans la rapidite de leurs montures. Je voulus faire comme eux; mais le meme homme aux moustaches rousses et aux petits yeux m'ajusta et me tira une balle a travers le pied. Mon mulet fit un ecart, me desarconna et suivit les autres. Les voleurs poursuivirent mes camarades; j'entendis longtemps encore les coups de fusil qui retentissaient dans le bois. J'etais couche la depuis quatre jours; mon pied s'est enflamme. Je ne pouvais pas me mouvoir, et je prevoyais une mort terrible, lorsque Dieu m'exauca et m'envoya un secours et un salut inattendus. Victor et Jean causerent longtemps ensemble du role que la moustache rousse du _Jonas_ avait joue dans cette histoire, et Jean Creps assura qu'il enverrait une balle dans le ventre du scelerat la premiere fois qu'il le rencontrerait. Les Flamands atteignirent enfin l'endroit ou ils devaient passer la nuit. Pendant qu'on preparait le souper, Victor ota les langes du pied du jeune Anglais, lava avec beaucoup de soin la blessure enflammee et enveloppa son pied d'un linge propre. Ce pansement allegea si completement les souffrances du malheureux, qu'il prit les mains de Roozeman et les arrosa de larmes de reconnaissance. Donat ceda sa couverture au blesse, et, quoique celui-ci refusat, Kwik resta inebranlable dans sa resolution et coucha sur la terre nue. Cette nuit-la, tous dormirent en repos sous la garde de leur sentinelle. Donat, tout content de lui et joyeux d'avoir pu faire une bonne action, ne reva pas et dormit d'un sommeil si profond, qu'il fallut le secouer pendant plusieurs minutes lorsque vint son tour de monter la garde. XXI LES VAQUEROS La presence de l'Irlandais blesse semblait leur porter bonheur, car ils poursuivirent leur voyage pendant un jour et demi sans rencontrer rien qui fut de nature a les inquieter. La certitude de n'avoir plus a passer que deux nuits dans les montagnes avant d'atteindre les placers du Yuba, les rejouissait et leur rendait le coeur leger. On se moqua de la peur que Donat avait eue pendant la route, et on s'efforca de lui faire comprendre que, s'ils avaient rencontre jusque-la beaucoup d'apparences de malheur, du moins ils approchaient du terme de leur voyage sans avoir souffert de dommage reel. Kwik hochait la tete en signe de doute et repondait qu'on ne peut vendre la peau de l'ours avant de l'avoir pris, et qu'on ne peut pas feter la moisson avant que le grain soit dans la grange. Dans la matinee, ils traverserent une vaste plaine et regarderent sans y faire beaucoup d'attention quelques rochers isoles au milieu de la vallee et paraissant sortir de terre. Lorsqu'ils en etaient encore eloignes de deux cents pas, le Bruxellois s'arreta tout a coup et dit d'une voix etouffee: --Arretez, mes amis; il y a une embuche derriere ces montagnes! Et, etendant le doigt, il ajouta: --La-bas, au-dessus des rochers, des chapeaux qui se remuent. Ces chapeaux sont des _sombreros_ mexicains. Ceux qui sont derriere les rochers pour nous attaquer a notre passage et qui se croient bien caches, sont sans doute des _salteadores_. Tenez-vous prets, messieurs, et faites feu a la premiere apparition des voleurs! Pendant qu'il parlait encore, les chapeaux s'eleverent et trois balles sifflerent au-dessus de la tete des Flamands. Ceux-ci lacherent tous ensemble leurs coups de fusil sur les ennemis; mais alors apparurent a cote des rochers quatre ou cinq hommes a cheval qui, pour ne pas laisser aux chercheurs d'or le temps de recharger leurs armes, coururent sur eux au grand galop de leurs chevaux et avec des cris de triomphe. --Les revolvers! cria le Bruxellois. Ce sont des _vaqueros!_ jeteurs de noeuds coulants! Prenez-garde au _lasso_! Donat fit le signe de la croix en soupirant d'un ton plaintif: --O bon Dieu! prenez ma petite ame en pitie! Mais il n'eut pas le temps d'achever cette courte priere. Les _lassos_ fendirent l'air en sifflant et les coups de revolver repetes avec rapidite retentirent dans la vallee. Pour ne pas etre ecrases par les chevaux, les chercheurs d'or s'etaient separes chacun dans une direction differente. Un _lasso_ cingla Roozeman par la taille et lui serra les bras contre le corps. Le cavalier a la selle duquel etait attache le terrible noeud coulant, donna de l'eperon a son cheval, renversa le malheureux Flamand et le traina sur le sol dans sa course rapide. Donat Kwik, qui tirait de maniere a vendre cherement sa vie, fut le seul a remarquer la position critique de Victor. Il poussa un cri de desespoir et courut avec une vitesse etonnante au secours de son ami. Dans sa course, il jeta son revolver decharge, tira son long couteau catalan de sa ceinture et atteignit le Mexicain juste au moment ou celui-ci allait s'elancer d'une hauteur et briser infailliblement la tete de sa victime... Kwik enfonca si violemment son couteau dans le flanc du cheval, que le pauvre animal, frappe mortellement, s'abattit. Le _vaquero_, qui avait saute de sa selle et etait tombe sur ses genoux, tira un poignard, en porta un coup a Donat et le blessa malheureusement; mais le Flamand, exaspere, prit le _vaquero_ par les cheveux, le renversa en arriere et lui plongea son couteau jusqu'au manche dans la poitrine. Alors il s'elanca vers Roozeman, coupa le _lasso_, et courut sans rien dire a l'endroit du combat. Il hurlait de rage, le sang lui coulait de la figure et il agitait son terrible couteau au-dessus de sa tete. Lorsqu'il eut rejoint ses autres amis, il vit fuir les Mexicains dans la direction des roches solitaires. Sans se detourner, il courut seul derriere eux, quoique le Bruxellois lui criat sur tous les tons de s'arreter. Kwik reconnut bientot l'inutilite de cette poursuite et revint sur ses pas. Victor courut a sa rencontre en l'appelant son sauveur, le serra dans ses bras et montra une profonde inquietude a la vue du sang qui coulait sur la joue du pauvre garcon. Celui-ci le tranquillisa: le _vaquero_ avait voulu lui percer la poitrine d'un coup de poignard, mais l'arme, detournee, avait seulement touche le crane de Donat et lui avait fait une blessure assez large au-dessus de l'oreille. Jean Creps, le Bruxellois et le Francais lui prirent aussi la main et le comblerent de louanges sur son courage dans le combat. Le jeune homme, emu, repoussa ces eloges et dit: --Bah! je ne suis pas un plus grand heros qu'hier; le sang humain m'inspire toujours de l'effroi et du degout. Mais M. Victor etait en danger de mort, cela m'a rendu fou; je ne savais plus ce que je faisais. Que Dieu me pardonne ces paroles coupables, mais si j'avais du tuer cent Mexicains pour sauver M. Roozeman, il me semble que je l'eusse fait. --Maintenant, tu as tue un chretien, murmura le matelot. Le revenant... --Revenir! ce vilain Mexicain? s'ecria Donat avec un nouvel acces de fureur. Il a voulu assassiner M. Victor; il peut revenir tant qu'il voudra, je percerai aussi son spectre de mon couteau. Pendant ce temps, les autres se racontaient egalement ce qui leur etait arrive. Le Francais avait ete pris egalement par le _lasso_ et entraine a quelques pas; mais Jean Creps s'etait jete en avant et avait coupe la corde. Le Bruxellois avait perce de son couteau la cuisse d'un des ennemis; un autre devait avoir recu une balle dans le corps, car on l'avait vu tomber de son cheval, et c'etaient ses cris de detresse et sa fuite qui avaient fait quitter le champ de bataille a ses camarades. --C'est moi, s'ecria le matelot, qui ai envoye une balle dans la poitrine du gredin! --Ah ca! ou etais-tu donc? Je ne t'ai pas apercu un seul instant dans la lutte? demanda Creps. --Et nous non plus, affirmerent les autres. --Vous ne pensez a rien, repondit l'Ostendais. Pour ne pas laisser tordre le cou a notre pauvre blesse, j'ai lie la corde du mulet a ma ceinture, afin d'empecher la bete de fuir. Protege contre le _lasso_, j'ai pu charger a plusieurs reprises mon fusil et toucher avec certitude ces scelerats. C'est une balle de mon fusil que le _vaquero_ emporte dans sa poitrine. Sans ma presence d'esprit, nous serions peut-etre tous morts en ce moment. --Tiens, ce n'est pas une mauvaise idee, dit Kwik en riant. Des que nous serons encore attaques, j'irai aussi me placer derriere le mulet. Profondement humilie par cette raillerie, le matelot fit un bond en arriere, agita son couteau et fit mine d'en percer Donat; mais Jean Creps lui prit la main et grommela, pendant qu'il lui serrait le poignet a le broyer: --Sur ta vie, ne touche pas a un cheveu de sa tete! Encore un mouvement, et je te brule la cervelle. Pardoes et Victor s'elancerent entre eux. Donat demanda humblement pardon au matelot, pretendit n'avoir pas eu la moindre intention de l'insulter, et proclama tout haut qu'ils devaient a l'habilete et au courage de l'Ostendais la fuite precipitee des ennemis. Cela calma le matelot, et il serra meme la main de celui qu'un instant auparavant il voulait egorger. On examina les blessures de Donat et du baron; car ce dernier, pendant qu'on le trainait par terre, avait eu la peau tout ecorchee. Il se trouva que personne n'etait gravement blesse et qu'on pouvait se remettre immediatement en route. Le matelot voulut aller a la recherche du _vaquero_ tue et de son cheval, sans doute pour voir s'il n'y avait pas quelques objets de valeur a prendre, mais Pardoes le retint et lui dit: --Non, laisse-le.--En avant, messieurs! Ne perdons pas de temps. On n'est pas en surete dans cette plaine. Les Mexicains sont vindicatifs, et je ne serais pas etonne si les brigands revenaient en plus grand nombre. Nous devons nous hater pour gagner ces hauteurs la-bas, ou les chevaux ne peuvent nous atteindre. Lorsqu'ils eurent fait un bout de chemin, le matelot demanda: --Il y a une chose que je ne comprends pas: nous avons vu premierement quatre ou cinq chapeaux de paille au-dessus des rochers et les cavaliers qui nous attaquaient etaient nu-tete. Ou sont donc restes les hommes a chapeaux? Il y a la-dessous quelque piege qui me fait prevoir d'autres dangers. --Tu te trompes, repondit le Bruxellois. C'est une ruse dont j'ai souvent entendu parler dans les placers. Ces _vaqueros_ se fient plus a leurs _lassos_ qu'a des armes a feu, car leur coup est toujours rendu incertain par le mouvement du cheval. Ils ne craignent pas beaucoup le revolver; mais les fusils leur font peur, parce qu'une balle bien ajustee a trop de prise sur eux et sur leurs chevaux. Ils nous avaient vu arriver, sans doute; aussi longtemps que nos fusils etaient charges, ils n'auraient ose nous attaquer. Quel moyen de nous faire decharger nos armes? Il est simple. Ils ont place sur des batons leurs _sombreros_ ou chapeaux, et assurement aussi leurs vestes, et les ont fait mouvoir a nos regards; en outre, ils ont tire deux ou trois coups de pistolet, et nous, trompes par ces apparences, nous avons fait feu tous ensemble sur nos ennemis supposes. Il n'y a pas autre chose sous l'apparition des _sombreros_. Donat marchait a cote du mulet et tournait et retournait dans ses mains une chose qu'il avait ramassee sur le lieu du combat. C'etait une corde en cuir faite de trois petites lanieres tressees, longue de plus de vingt pieds, et portant un noeud coulant a l'un de ses bouts. Depuis leur derniere reconciliation, le matelot semblait enclin a temoigner de l'amitie a Donat: il se placa a cote de lui et lui dit: --Ce que tu tiens la a la main, c'est un _lasso_, Kwik. --Je le sais, repondit Donat; mais je me creuse la tete pour comprendre comment on peut pecher un homme avec cela. Ces gaillards-la doivent etre singulierement exerces a jeter le _lasso_. --En effet, Donat, ils s'en servent avec adresse, mais ce n'est pas sans peine qu'ils l'acquierent. J'ai fait naufrage, pendant un voyage, sur les cotes du Mexique, et j'ai eu l'occasion de voir de pres les _vaqueros_. C'est bizarre: a peine les enfants de ces gens marchent-ils seuls, qu'ils jouent avec le _lasso_. D'abord ils prennent des chats ou des chiens; puis des mulets, et enfin des boeufs et des chevaux; car le _lasso_ n'est proprement invente que pour prendre les boeufs et les chevaux. En causant ainsi, les chercheurs d'or continuerent leur route. Victor s'etait place de l'autre cote du mulet et causait avec John Miller, dont le pied s'etait considerablement degonfle et dont les douleurs etaient beaucoup allegees par les soins fraternels de son protecteur. L'Anglais temoignait une profonde reconnaissance et priait Dieu de lui donner un jour l'occasion de payer les bienfaits recus. Jean Creps et le Bruxellois parlaient des mines qu'ils allaient atteindre probablement le surlendemain, et de leurs plans pour commencer leur travail dans les placers avec le plus de chances de reussite. Vers le soir, ils apercurent dans le lointain trois ou quatre tentes et autant de grands feux. Ils s'arreterent pour reconnaitre s'ils avaient des amis ou des ennemis devant eux. --Ce sont des muletiers, dit le Bruxellois, qui portent une provision de farine de Sacramento aux placers. Je vois la charge des betes de somme rangee a cote des tentes; en outre, j'entends les clochettes des mulets. Avancons donc hardiment, nous n'avons rien a craindre. Les muletiers, en voyant cette troupe d'hommes apparaitre au loin, prirent leurs fusils et se mirent sur la defensive; mais ils reconnurent que c'etaient de paisibles chercheurs d'or et les saluerent amicalement. John Miller reconnut le chef des muletiers, qui avait transporte plus d'une fois de la farine et d'autres provisions pour son pere. Comme ce chef s'etonnait de le voir ainsi blesse dans ces montagnes, le jeune Anglais raconta, avec une reconnaissance enthousiaste, comment ses compagnons etrangers l'avaient ramasse presque mourant dans un bois et lui avaient donne leur unique bete de somme pour le sauver. La-dessus, les Flamands furent invites a passer la nuit dans cet endroit. Les muletiers preparerent en leur honneur tout ce qu'il y avait de meilleur dans leurs provisions. On mangea bien et on but surtout gaiement, car ils avaient quelques bouteilles de _rofino_ ou eau-de-vie de Catalogne, dont ils firent avec de l'eau chaude une sorte de _grog_, qui reconforta merveilleusement les chercheurs d'or epuises, et leur versa une nouvelle ardeur dans les veines. Ce qui les rejouit le plus, ce fut la certitude qu'ils atteindraient le lendemain, dans l'apres-midi, les premiers placers du Yuba. On decida que John Miller resterait avec les muletiers, puisque ceux-ci acceptaient la charge de le transporter en peu de jours a la riviere de la Plume. Il voulut donner de l'argent a ses sauveurs, et, comme ils le refuserent, il leur fit accepter une nouvelle provision de farine et de lard sale. Cela pouvait leur etre bien necessaire, pensait-il, car tout etait incroyablement cher dans les mines depuis la nouvelle affluence de chercheurs d'or. Les Flamands furent libres de suivre leurs nouveaux amis; cependant, ils ne le jugerent pas a propos, vu que les mulets, pesamment charges, ne pouvaient marcher que tres-lentement. Le Bruxellois ne voulut pas entendre parler de retards; il fut donc convenu qu'il partirait avec ses compagnons au lever du soleil. Apres que John Miller eut encore remercie chaleureusement ses sauveurs, et serre Roozeman, Creps et Kwik dans ses bras, tous se glisserent sous la tente et dormirent d'un sommeil tranquille. FIN L'episode qui termine _Le Pays de l'or_ a pour titre: _Le Chemin de la Fortune_. TABLE I. Le Bureau II. Le Depart III. Sur l'Escaut IV. En mer V. La Fosse aux lions VI. L'Equateur VII. Les Requins VIII. La Rebellion IX. L'Arrivee X. San-Francisco XI. Les Lettres XII. La Maison de jeu XIII. Les Armes XIV. Les Sauvages XV. La Banqueroute XVI. Les Chercheurs d'or XVII. Les Bandits XVIII. La Pepite XIX. Le Fantome XX. Le Blesse XXI. Les vaqueros End of the Project Gutenberg EBook of Le Pays de l'or, by Henri Conscience *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE PAYS DE L'OR *** ***** This file should be named 10384.txt or 10384.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/0/3/8/10384/ Produced by Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000, are filed in directories based on their release date. If you want to download any of these eBooks directly, rather than using the regular search system you may utilize the following addresses and just download by the etext year. http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext06 (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are filed in a different way. The year of a release date is no longer part of the directory path. The path is based on the etext number (which is identical to the filename). The path to the file is made up of single digits corresponding to all but the last digit in the filename. For example an eBook of filename 10234 would be found at: http://www.gutenberg.net/1/0/2/3/10234 or filename 24689 would be found at: http://www.gutenberg.net/2/4/6/8/24689 An alternative method of locating eBooks: http://www.gutenberg.net/GUTINDEX.ALL